Il y a un enseignement
monarchique, j’entends un enseignement qui a pour objet de séparer
ceux qui sauront et gouverneront de ceux qui ignoreront et obéiront.
Je revois par l’imagination notre professeur de mathématiques,
qui, certes, ne manquait pas de connaissances, je le revois écrasant
de son ironie un peu lourde un de nos camarades, qui était
aussi myope qu’on peut l’être. Cet enfant ne voyait les choses
qu’au bout de son nez. Aussi promenait-il son nez d’un bout de la
ligne à l’autre, afin de s’en donner une perception exacte ;
quant à voir le triangle tout entier d’un seul regard, il n’y
pouvait point songer. Je suppose qu’il aurait fallu l’exercer sur de
toutes petites figures, pas plus larges que bout de son nez ;
ainsi, découvrant le triangle tout entier, il aurait pu y
saisir des rapports, et raisonner après cela aussi bien qu’un
autre.
Mais il s’agissait bien de cela.
On le pressait. Il courait d’un sommet du triangle à l’autre,
parlait pour remplir le temps, disait A pour B, droite pour angle, ce
qui faisait des discours parfaitement ridicules, et nous avions des
rires d’esclaves. Cet enfant fut ainsi condamné publiquement à
n’être qu’un sot, parce qu’il était myope.
Cet écrasement des faibles
exprime tout un système politique dans lequel nous sommes
encore à moitié empêtrés. Il semble que le
professeur ait pour tâche de choisir, dans la foule, une élite,
et, de décourager et rabattre les autres. Et nous nous croyons
bons démocrates, parce que nous choisissons, sans avoir égard
à la naissance, ni à la richesse. Comptez que toute
monarchie et toute tyrannie a toujours procédé ainsi,
choisissant un Colbert ou un Racine, et écrasant ainsi le
peuple par le meilleur de ses propres forces.
Que faisons-nous maintenant ?
Nous choisissons quelques génies et un certain nombre de
talents supérieurs ; nous les décrassons, nous les
estampillons, nous les marions confortablement, et nous faisons d’eux
une aristocratie d’esprit qui s’allie à l’autre, et gouverne
tyranniquement au nom de l’égalité, admirable égalité,
qui donne tout à ceux qui ont déjà beaucoup !
Selon mon idée, il faudrait
agir tout à fait autrement. Instruire le peuple tout entier ;
se plier à la myopie, à la lourdeur d’esprit,
aiguillonner la paresse, éveiller à tout prix ceux qui
dorment, et montrer plus de joie pour un petit paysan un peu
débarbouillé que, pour un élégant
mathématicien qui s’élève d’un vol sûr
jusqu’aux sommets de l’École Polytechnique. D’après
cela, tout l’effort des pouvoirs publics devrait s’employer à
éclairer les masses par le dessous et par le dedans, au lieu
de faire briller quelquess pics superbes, quelques rois nés
du peuple, et qui donnent un air de justice à l’inégalité.
Mais qui pense à ces choses ? Même les socialistes
ne s’en font pas une idée nette ; je les vois empoisonnés
de tyrannie et réclamant de bons rois. Il n’y a point bons
rois !
(Les
Cent un Propos d’Alain, 4e série, XII).