La Presse Anarchiste

Quand la justice ne change pas de camp

 

C’est
Simone Weil qui, dans l’une des pages les plus passionnément
inter­ro­ga­tives qu’elles nous ait lais­sées, a dit, évoquant
le dan­ger mor­tel qui a tou­jours mena­cé les meilleures causes
dès qu’ayant triom­phé elles accèdent au
pou­voir : alors la jus­tice change de camp. Mais l’autre justice,
l’institutionnelle, ensemble des lois et tri­bu­naux inventés
pour nous don­ner l’illusion que le juste, plus ou moins, règne
au pays des hommes, ne connaît pas ce dan­ger-là. À
telles enseignes que, quels que soient les chan­ge­ments qui
inter­viennent dans les rap­ports de force, elle tend imman­qua­ble­ment à
per­sé­vé­rer dans son non-être. La tête de
Louis XVI — bien absur­de­ment sacri­fiée d’ailleurs — ne
sauve pas pour autant un Sade de l’incarcération à
vie.

Plus
que toute autre, la jus­tice mili­taire fran­çaise semble s’être
actuel­le­ment don­né pour règle de démontrer
qu’elle, en tout cas, ne change pas de camp.

En
vain l’inutile, l’abominable guerre d’Algérie a‑t-elle
ces­sé de nous impo­ser son cau­che­mar, cela n’empêche en
rien les déci­sions de « justice»de main­te­nir, les
uns diront pour d’autant plus imper­ti­nem­ment nar­guer le pou­voir qui
a fait la paix, d’autres pour mieux illus­trer au contraire que
l’armée conti­nue d’agir avec sa tolé­rance, l’esprit
« Algé­rie fran­çaise » que l’on aurait
cepen­dant pu croire enfin liquidé.

Par­mi
trop d’exemples d’un si déplo­rable état de chose,
trois nous ont paru, par leur seule confron­ta­tion, particulièrement
propres à en faire écla­ter le scan­dale : la condamnation
à dix ans de pri­son ferme de notre ami et cama­rade Michel
Bou­jut, « cou­pable » (nos lec­teurs se sou­vien­dront de son
« Adieu aux armes » paru dans notre n°28) de s’être
déci­dé dans le sens de la paix seule­ment un peu plus
tôt que le gou­ver­ne­ment, et celle — mais à deux mois
de pri­son avec sur­sis ! — par le même tri­bu­nal sié­geant
à Bor­deaux, d’un autre déser­teur qui, lui, n’avait
pas déser­té pour ne pas tuer… mais pour rejoindre
l’OAS ; enfin, troi­sième condam­na­tion, mais cette fois-ci
condam­na­tion à mort, le juge­ment, tou­jours valable,
qui frappe Noël Favre­lière pour avoir osé
sous­traire, un pri­son­nier à l’assassinat.

Puissent
les trois textes qui suivent, et dont on nous accor­de­ra qu’ils
rendent super­flu tout autre com­men­taire, contri­buer par leur
rap­pro­che­ment à faire que l’amnistie — la vraie — soit
enfin, soit bien­tôt une réalité.

I

Le
prix de l’honneur : dix ans de pri­son ferme

Tri­bu­nal
per­ma­nent des Forces Armées

*

N°148
de la série annuelle

*


3158 de la série générale

*

Date :
12 mai 1962

*

Juge­ment
exé­cu­tion de condamnation

*

Condam­na­tion
anté­rieure néant

RÉPUBLIQUE
FRANÇAISE

JUGEMENT
PAR DÉFAUT

AU
NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

Le
Tri­bu­nal Per­ma­nent des Forces Armées de Bor­deaux a ren­du le
juge­ment suivant :

Aujourd’hui
… mil neuf cent soixante-deux, le … Tri­bu­nal Per­ma­nent des F.
Armées de Bor­deaux, ouï le Com­mis­saire du Gouvernement
dans ses condi­tions et conclu­sions a décla­ré le soldat
de 2e classe BOUJUT, Michel, Mau­rice, Pierre absent et défaillant,
du Centre d’Instruction du 16e Régiment
d’Infanterie de Marine de La Bra­conne (Cha­rente) au moment des
faits, actuel­le­ment affec­té à la Compagnie
Admi­nis­tra­tive Régio­nale n°4 à Bor­deaux, COUPABLE
DE DÉSERTION A L’ÉTRANGER EN TEMPS DE PAIX — AVEC
EMPORT D’EFFETS MILITAIRES.

En
consé­quence le dit Tri­bu­nal l’a condam­né par défaut
à la majo­ri­té de la peine de DIX ANS D’EMPRISONNEMENT
et a ordon­né LA MISE SOUS SÉQUESTRE DE SES BIENS par
appli­ca­tion des articles 120, 195, 198 du Code de Jus­tice Militaire
et 633 du Code de Pro­cé­dure Pénale.

Et
vu les articles 95 du Code de Jus­tice Mili­taire et 749 du Code de
Pro­cé­dure Pénale, le Tri­bu­nal condamne le dit BOUJUT,
Michel, Mau­rice, Pierre, à rem­bour­ser sur ses biens présents
et à venir, au pro­fit du Tré­sor Public, le mon­tant des
frais du pro­cès. Contrainte par corps fixée au minimum.

SIGNALEMENT
du sol­dat de 2e classe BOUJUT, Michel, Mau­rice, Pierre, fils de
Pierre et de Hubert, Simone, Georgette,


le 13 mai 1940 à Jar­nac, arron­dis­se­ment de Cognac, département
de la Cha­rente, taille d’un mètre 800 millimètres,
pro­fes­sion de comp­table, che­veux châ­tains, yeux bleus, front
nor­mal, nez rec­ti­ligne, visage allongé.

Ren­sei­gne­ments
phy­sio­no­miques complémentaires…

Marques
particulières…


d’incorporation au Corps : 9 0 8 1, numé­ro matri­cule au
recru­te­ment 60.160.00401.

Le
pré­sent juge­ment a été mis à l’ordre du
jour, affi­ché et signi­fié confor­mé­ment à
la Loi.

Le
mon­tant des frais liqui­dés et des cen­times additionnels
s’élève à la somme de : VINGT NOUVEAUX FRANCS
CINQUANTE CENTIMES.

Vu :
Le Com­mis­saire du Gou­ver­ne­ment : Signé : Illi­sible

Pour
extrait conforme : Le Gref­fier : Signé : Illisible.

II

Aide
à l’OAS : deux mois avec sursis

« Bor­deaux,
25 octobre. — Devant le tri­bu­nal des forces armées, présidé
par M. le conseiller à la cour Demi­chel, comparaissait,
mer­cre­di matin, Lucien Cas­tillo, accu­sé de déser­tion à
l’intérieur en temps de guerre.

Lucien
Cas­tillo est né au Maroc, qu’il a dû quit­ter à
la pro­cla­ma­tion de l’indépendance.

Il
était sol­dat en Algé­rie, en gar­ni­son à
Mostaganem.

Contac­té
par un membre de l’OAS, il par­tit pour Oran où, pen­dant deux
mois, héber­gé dans une vil­la de l’organisation
clan­des­tine, il impri­ma des tracts, et inter­né au camp
d’Arcole.

Il
fut libé­ré à la suite des accords Susi­ni-FLN, et
vint en métropole.

Après
l’indépendance de l’Algérie, il se constitua
prisonnier.

Le
com­mis­saire du gou­ver­ne­ment, colo­nel Fran­chi, a deman­dé qu’il
lui soit infli­gé une peine de six mois de prison.

Me
Pierre Latour­ne­rie a pré­sen­té sa défense. C’est,
pour lui, un faible qui s’est lais­sé influen­cer. Il a cru en
l’Algérie fran­çaise. Aujourd’hui, il fait confiance
en la France.

Le
tri­bu­nal a condam­né Cas­tillo, à deux mois de prison
avec sursis. »

(Sud-Ouest,
Bor­deaux)

III

Refus
d’assassinat : la mort

Pour
Noël Favrelière

Par
Pierre Vidal-Naquet

C’était
le dimanche 26 août 1956, et la France ter­mi­nait ses vacances.
L’hiver avait été agi­té — modérément
 — par la dis­so­lu­tion de l’Assemblée natio­nale, les
élec­tions s’étaient faites, en par­tie du moins, sur
le pro­blème algé­rien sans que la gra­vi­té en soit
d’ailleurs réel­le­ment mesu­rée. Le prin­temps avait été
trou­blé par les mani­fes­ta­tions des rap­pe­lés dans les
gares et autour des embar­ca­dères ; des légendes
carac­té­ris­tiques s’étaient même répandues,
dont plus d’un sol­dat s’est fait par la suite l’écho : on
par­lait d’un maquis de quinze cents réfrac­taires en
Auvergne ; mais tout s’était cal­mé ; M. Robert Lacoste
régnait au Palais d’été, délégataire
des « pou­voirs spé­ciaux » que lui avait consentis,
le 12 mars, une Assem­blée presque unanime.

Pou­voirs
spé­ciaux ?
On serait ten­té de rap­pro­cher cette
expres­sion des « pro­cé­dés spéciaux »
qui sont en hon­neur dans plus d’une police de notre planète.
Sans doute l’«ordre de tor­tu­rer », dont a parlé
le capi­taine Joseph Estoup au pro­cès du lieu­te­nant Godot,
n’avait pas encore été don­né au niveau du
pou­voir cen­tral, celui d’Alger et celui de Paris, mais déjà
le 2 mars 1955 l’inspecteur géné­ral de
l’administration Wuillaume recom­man­dait la légalisation
offi­cieuse, si l’on peut dire, du tuyau d’eau et de
l’électricité, et le 13 décembre 1955, dans
son rap­port au gou­ver­ne­ment, M. Jean Mai­rey, direc­teur général
de la sûre­té natio­nale, consta­tait la généralisation
de la pra­tique de la tor­ture tant chez cer­tains cadres de la police
que dans cer­taines uni­tés de l’armée.

Pou­voirs
spé­ciaux ?
Ne signi­fiaient-ils pas en réalité
la démis­sion du pou­voir civil ? Déjà, dans le
bled, sont valables les ques­tions que devait poser beau­coup plus
tard, en octobre 1957, le gou­ver­neur général
Dela­vi­gnette, membre de la « com­mis­sion de sauvegarde » :
« À‑t-on suf­fi­sam­ment mesu­ré les conséquences
de la carence du pou­voir civil abou­tis­sant pra­ti­que­ment à
remettre d’énormes res­pon­sa­bi­li­tés entre les mains de
simples capo­raux-chefs ou sergents ? »

Noël
Favre­lière était rap­pe­lé, ser­gent au 8e RPC, et
avait vingt-deux ans. Ce jeune peintre, qui pour gagner sa vie
des­si­nait des tis­sus à Paris, n’avait pas d’idées
poli­tiques extrê­me­ment pré­cises, mais il ne croyait pas
à la paci­fi­ca­tion. « J’avais fait mon ser­vice militaire
en Algé­rie«, écrit-il dans un livre « amer
et poignant»(Jules Moch), qui fut publié — et saisi —
en 1960 [[Noël Favre­lière, le Désert à
l’aube,
Edi­tions de minuit.]], « et j’en étais
par­ti une semaine avant qu’éclate la révo­lu­tion. Je
savais donc un peu ce qui s’y passait…»

Noël
Favre­lière ne songe cepen­dant pas à se dérober
au rap­pel et reprend même l’entraînement parachutiste.
Quelle « énorme res­pon­sa­bi­li­té » lui est donc
confiée, ce 26 août 1956 pour que sou­dain il change
d’avis, déserte en com­pa­gnie d’un musul­man et gagne, après
de mul­tiples aven­tures, la Tuni­sie puis les États-Unis ? Rien
de bien grave en appa­rence : on lui confie la garde de deux
pri­son­niers de l’ALN. « Ceux-là, dit son capi­taine, ils
sont bons pour la cor­vée de bois. » « Parlait-il
sérieu­se­ment ? Je n’osai le lui deman­der. » Il parlait
sérieu­se­ment et la « cor­vée de bois » était
d’un type spé­cial. Le pre­mier pri­son­nier fut en effet
conduit à un héli­co­ptère ; juste avant que le
pri­son­nier ne monte le capi­taine lui arra­cha son tur­ban en disant :
« Où tu vas, tu n’en auras pas besoin. »

Il
n’était pas alors excep­tion­nel que des pri­son­niers soient
jetés du haut d’un héli­co­ptère, et tel colonel
s’était même fait une spé­cia­li­té de
rapa­trier de cette sin­gu­lière façon les sus­pects en les
jetant au-des­sus de leur douar d’origine.

Quand
Noël Favre­lière com­prit ou crut com­prendre ce qui était
arri­vé au pre­mier pri­son­nier, il délia le second et
par­tit avec lui.

Une
fois en sécu­ri­té (une sécu­ri­té relative,
puisqu’il faillit, à Tunis, être vic­time d’un
atten­tat de la « Main rouge »), Noël Favrelière
écri­vit à son père : « Quoi que l’avenir
me réserve, je ne regret­te­rai pas ce que j’ai fait, car je
ne me suis jamais sen­ti aus­si en paix avec moi-même et aussi
libre. Jean Jau­rès disait : “L’homme libre, c’est celui
qui va jusqu’au bout de ses convic­tions.” Je suis allé
jusqu’au bout, et je suis déci­dé à y rester.
On y dort bien… Après ça, quoi qu’on me dise ou
quoi qu’on me fasse, rien ne pour­rait enta­mer ma joie, la joie de
te savoir à mon côté et aus­si celle que procure
la cer­ti­tude d’avoir rai­son. Et parce que nous avons rai­son, dans
les temps à venir nous aurons rai­son. » Noël
Favre­lière aura un jour rai­son, mais pour l’instant il est
seul.

Pour
avoir déser­té en empor­tant ses armes et libéré
un pri­son­nier ; pour avoir accom­pli ces actes qui sont effectivement
des crimes aux yeux du code de jus­tice mili­taire de toutes les
nations, mais qui sont aus­si des actes de jus­tice et d’humanité,
Noël Favre­lière a été condam­né à
mort — par contu­mace — par le tri­bu­nal mili­taire de Constantine.
Bien qu’il se soit décla­ré prêt, comme les
réfrac­taires grou­pés au sein du « Comi­té de
coor­di­na­tion des réfrac­taires à la guerre d’Algérie »,
à accom­plir le reli­quat de ses obli­ga­tions mili­taires, il ne
béné­fi­cie d’aucune amnis­tie, les gen­darmes le
recherchent régu­liè­re­ment chez ses parents pour lui
faire « pur­ger sa contu­mace» ; Noël Favrelière
est un de ces « oubliés » de la guerre d’Algérie
dont par­lait ici même Laurent Schwartz. Devrons-nous dire un
jour un des laissés-pour-compte ?

Dans
un mes­sage adres­sé aux signa­taires d’un appel, un temps
fameux, sur le droit à l’insoumission, son père
écrit : « Pour­quoi ne créez-vous pas un comité
pour le retour de Noël Favre­lière et de ceux qui, comme
lui, res­tent exi­lés parce que l’amnistie générale
ne les concerne pas ? Je crois qu’il est de votre devoir de créer
ce comi­té, car vous êtes, tout autant que moi peut-être,
res­pon­sables de l’éducation de mon fils. » Mais
n’est-ce pas, inver­se­ment, des actes comme ceux de Noël
Favre­lière qui ont créé l’émotion que
l’on sait à l’automne 1960 et édu­qué, les
édu­ca­teurs ? Est-ce trop espé­rer —indé­pen­dam­ment
de la créa­tion d’un tel comi­té [[Qui
du reste existe : Comi­té de soli­da­ri­té aux vic­times de
la répres­sion, Albert Roux, 30, rue Lecourbe, CCP 74 14 99
Paris. (T.)]] — que de croire que cet appel touchera
d’autres Fran­çais que ceux qui appar­tiennent au milieu somme
toute bien res­treint des « intel­lec­tuels de gauche » ?
Est-ce trop exi­ger que de deman­der que Noël Favrelière
soit réha­bi­li­té et béné­fi­cie, puisque
c’est la solu­tion juri­dique la plus rapide et la plus facile, d’une
amnis­tie pleine et entière avant les hommes de l’OAS,
puisqu’en tout en état de cause et dans le meilleur des cas
il en aura béné­fi­cié après les
tor­tion­naires et les assassins

(Le
Monde,
12 sept. 1962)

 

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