La Presse Anarchiste

Albert Camus tel que je l’ai connu

[[Ce texte a paru en tra­duc­tion hon­groise dans Iro­dal­mi ujcag, numé­ro de jan­vier 1963.]]

On
rehausse la Mai­son Gal­li­mard. Le petit bureau man­sar­dé a
main­te­nant dis­pa­ru où Albert Camus m’accueillait naguère,
l’œil inter­ro­ga­teur, un sou­rire dou­ce­ment iro­nique au coin de la
lèvre.

Certes,
il savait qu’en sa pré­sence nul com­plexe ne me tourmentait,
et s’il sou­riait avec iro­nie c’est qu’il me soupçonnait
volon­tiers d’une cer­taine naï­ve­té juvé­nile (en
dépit de mes nom­breux hivers) et se deman­dait de quelle
affaire archi­dé­bat­tue j’étais venu l’entretenir…
Si d’aventure je lui appor­tais quelque sug­ges­tion inat­ten­due ou si
l’objet qui m’amenait à sol­li­ci­ter son audience revêtait
quelque carac­tère d’urgence ou de nou­veau­té, sa
natu­relle gen­tillesse bien vite se mani­fes­tait et il cor­ri­geait, par
un geste d’affectueuse cor­dia­li­té, le court malaise qu’avait
pu entraî­ner chez l’intrus le ton de l’accueil ini­tial. Tel
était le fond de sa nature. Sur­char­gé de besogne,
tiraillé en tous sens par d’impérieux devoirs,
sol­li­ci­té de tous côtés pour rehaus­ser de
sa pré­sence ou, à défaut, d’une déclaration
écrite, telle mani­fes­ta­tion publique, telle entreprise
favo­rable au pro­grès de la liber­té humaine qui était
sa pré­oc­cu­pa­tion majeure, Albert Camus trou­vait quand même
le loi­sir de rece­voir et d’écouter la mul­ti­tude de
sol­li­ci­teurs que son renom atti­rait rue Sébastien-Bottin.

Ain­si,
au cours des dix der­nières années de sa vie, j’ai eu
l’inappréciable faveur de le ren­con­trer, d’échanger
avec lui des opi­nions sur les pro­blèmes humains, de l’entendre
 — avec quel émoi de l’esprit — me dire son avis sur
l’événement du jour, sur l’action de tel homme
d’Etat, les ambi­tions de tel grou­pe­ment poli­tique ou finan­cier, les
mérites éven­tuels de tel mou­ve­ment social ou spirituel.
Sa conver­sa­tion, tout à la fois sérieuse et enjouée,
son lan­gage volon­tai­re­ment rame­né aux règles les plus
simples créaient autour de lui une ambiance d’amitié
cha­leu­reuse à laquelle per­sonne ne pou­vait demeurer
insen­sible. C’est dire que son image et les sou­ve­nirs qu’il me
laisse sont gra­vés en moi pour l’éternité.

*
* * *

Par­mi
les évé­ne­ments qui jalonnent l’histoire des trente
der­nières années, trop nom­breux, hélas ! furent
ceux qui engen­drèrent dans un esprit tel que le sien les plus
dou­lou­reuses pré­oc­cu­pa­tions ; guerre d’Espagne, crimes
sta­li­niens, guerre de 1939 – 1945 et Résis­tance, mas­sacres de
Ber­lin, de Buda­pest, guerre d’Algérie, etc., toutes ces
catas­trophes en chaîne devaient le mar­quer dès le terme
de son ado­les­cence et l’obséder sans trêve au cours de
sa vie. Aus­si son œuvre écrite en est-elle profondément
impré­gnée, ain­si que tous les actes qu’il se fit un
devoir d’accomplir au pro­fit de ce qu’il croyait légitimement
être la voie du salut pour l’homme, son semblable.

Lorsque,
en 1953, Jean Paul Sam­son prit à Zurich l’initiative de la
créa­tion de « Témoins », revue
lit­té­raire indé­pen­dante, anti­dog­ma­tique, voire
liber­taire, Albert Camus, mis en pré­sence de l’un des
pre­miers exem­plaires s’empressa d’apporter son concours à
cette œuvre nais­sante. Au signa­taire de ces lignes, gérant du
pério­dique, il fit connaître son adhé­sion. Une
col­la­bo­ra­tion féconde, des col­loques et des discussions
s’ensuivirent où Albert Camus nous appor­tait le soutien
d’une pen­sée tou­jours vive et claire, et comme en prise
directe avec les faits.

Il
nous fit un jour la joie de nous réunir dans le cabi­net de
tra­vail-biblio­­thèque de son appar­te­ment, rue Madame, pour
mettre au point le pro­gramme de « Témoins » et
prendre contact avec ses prin­ci­paux ani­ma­teurs. Indépendamment
de Jean Paul Sam­son, il y avait là quelques têtes
che­vron­nées : Pierre Monatte, André Prud­hom­meaux, Gaston
Leval, Rai­ner Bie­mel (alias Jean Rou­nault) et un jeune disciple
de Monatte, Gil­bert Walu­sins­ki. Bien que cha­cun de nous le sût
doué de ce qu’il est conve­nu d’appeler le génie
rien dans l’attitude de Camus ne le dif­fé­ren­ciait des
membres de cette assem­blée, et son absence totale de
pré­ten­tion nous confir­mait à tous que l’homme
véri­ta­ble­ment grand est celui qui, cepen­dant conscient de son
évi­dente supé­rio­ri­té intel­lec­tuelle, témoigne
en toutes cir­cons­tances de modes­tie, d’effacement, de cordialité,
même et sur­tout en pré­sence des plus humbles.

De
sa col­la­bo­ra­tion, à « Témoins », il nous
reste le sou­ve­nir d’un cer­tain nombre d’entrevues auxquelles
par­ti­ci­pèrent, outre les amis déjà mentionnés,
l’écrivain Georges Navel, la phi­lo­sophe Jeanne Hersch, le
jeune peintre et poète J.-J. Mor­van, le doc­teur Daniel
Mar­ti­net. Sur l’initiative de Camus, nous nous réunîmes
un jour chez Rirette Maî­tre­jean. Il obser­vait à l’égard
de cette mili­tante de la « belle époque » (qui
diri­gea « l’Anarchie » avec Vic­tor Serge Kibalt­chiche au
moment de l’affaire Bon­not), une déférence
par­ti­cu­liè­re­ment cha­leu­reuse. Il avait tra­vaillé avec
elle à « Paris-Soir », en 1939 à Paris, puis
en 1940 à Lyon où le jour­nal s’était replié
lors de l’avance alle­mande. Ils nous contèrent com­ment ils
purent ensemble quit­ter Paris en voi­ture pour atteindre
Cler­mont-Fer­rand où ils demeu­rèrent quelque temps,
fai­sant popote avec cer­tains rédac­teurs du jour­nal, escaladant
le Puy de Dôme décou­vrant quelque auberge auver­gnate où
la chère était « d’avant-guerre ». Puis ce
fut le départ pour Lyon où Albert Camus devait se
rema­rier quelques mois plus tard. De la période de
clan­des­ti­ni­té qui s’ensuivit, Camus ne par­lait qu’avec
réti­cence. Les temps de « Com­bat » étaient
bien révo­lus, nous plon­gions de plus en plus dans l’absurde,
et le 13 mai n’était pas loin…

Lorsque
au hasard d’un entre­tien, nous évo­quions certaines
phy­sio­no­mies du pas­sé, il m’étonnait tou­jours par la
connais­sance qu’il pos­sé­dait de l’histoire sociale et des
hommes qui l’illustrèrent. Prou­dhon, Bakou­nine lui étaient
fami­liers. Il citait quel­que­fois Alexis de Toc­que­ville, précisant
à quel degré cet aris­to­crate roya­liste avait eu la
pres­cience des inci­dences qu’entraînerait au XXe siècle
la trans­mu­ta­tion des classes moyennes en classes privilégiées
au cours du XIXe. Il eût faci­le­ment décrit Jaurès
comme s’il l’avait inti­me­ment fré­quen­té. Et j’avais
par­fois la sur­prise de l’entendre pro­non­cer le nom d’un inconnu,
comme par exemple Eugène Four­nière, mili­tant du
syn­di­ca­lisme et de la coopé­ra­tion, qui fut député
socia­liste de 1898 à 1902…

Dire
sa sévé­ri­té à l’égard des hommes
poli­tiques d’aujourd’hui pour­rait faire l’objet d’un long
cha­pitre. Mais j’ai l’impression que le moment n’est pas
opportun…

Rete­nons
plu­tôt les heures où l’alacrité de son
carac­tère pro­cu­rait à nos entre­vues la précieuse
détente dont nous avions besoin. Son goût bien connu
pour le théâtre le condui­sait à s’entourer de
jeunes comé­diens dont il savait avec sûreté
appré­cier le talent et qui consti­tuaient pour lui une joyeuse
com­pa­gnie. Au moment où il pré­pa­rait la mise en scène
du « Requiem pour une nonne », le comé­dien Jacques
Gri­pel, qu’il avait pris comme assis­tant, me condui­sit auprès
de lui, à l’Ile-sur-la-Sorgue. Nous le trou­vâmes dans
une grande mai­son cam­pa­gnarde entou­rée d’un vaste jar­din où
s’ébattaient ses deux enfants. Son accueil fut, comme
tou­jours, aus­si fra­ter­nel que pos­sible et nous parlâmes
lon­gue­ment de l’œuvre de Faulk­ner dont il parachevait
l’adaptation, et qui devait ensuite tenir si long­temps l’affiche.
Sous les hautes fron­dai­sons qui ombra­geaient l’immeuble, les
cigales cou­vraient de leur cra­què­te­ment tous les bruits
d’alentour et une lourde cha­leur méditerranéenne
s’appesantissait sur le pays. Dans la grande mai­son, cepen­dant, le
car­re­lage aux tons anciens et les volets à demi clos
main­te­naient une agréable fraî­cheur. Nous trinquâmes
au suc­cès du « Requiem ». En short et chemise
Lacoste, Camus sem­blait être là dans le seul élément
qui lui convînt. Plus tard, lorsqu’il fut invi­té à
Stock­holm pour rece­voir le prix Nobel et que les pho­to­gra­phies nous
le repré­sen­taient en habit de soi­rée, je pen­sai non
sans iro­nie à la tenue cam­pa­gnarde où il se sen­tait si
à l’aise…

*
* * *

J’eus
un jour l’occasion de lui pro­cu­rer un visible plai­sir : celui de lui
ména­ger une ren­contre avec Gio­van­na Ber­ne­ri, veuve d’un
révo­lu­tion­naire ita­lien dont la car­rière fut brève,
mais féconde, et que Sta­line fit assas­si­ner en Espagne en
1937. Gio­van­na me ren­dait visite, comme à cha­cun de ses
séjours à Paris. Les cir­cons­tances me per­mirent de
rece­voir Albert Camus en même temps qu’elle. Camus, pour qui
l’Espagne était à la fois une terre d’élection
et une seconde patrie, se fit conter par Gio­van­na cer­tains détails
du séjour et de l’action de Camille Ber­ne­ri à
Bar­ce­lone. Cela nous valut un entre­tien où l’histoire de la
révo­lu­tion espa­gnole nous parut très claire, mais telle
qu’en dépit de moult ten­ta­tives, nul auteur, si bien
inten­tion­né qu’il fût, ne nous l’a encore restituée.
C’est qu’un tel évé­ne­ment ne peut jusqu’à
pré­sent être abor­dé sans par­ti pris. Il fallait
toute l’intégrité spi­ri­tuelle de Camus et toute
l’impartialité de Gio­van­na pour nous don­ner de ce que l’on
a appe­lé la guerre d’Espagne une image expri­mant avec clarté
le carac­tère des forces anta­go­nistes. Albert Camus nous
rap­pe­la du reste fort à pro­pos que, sur sa prière,
« Témoins » avait publié dans son numéro
de l’automne 1954 une lettre de Simone Weil à Bernanos
(après lec­ture des « Grands Cime­tières sous la
lune ») où l’épistolière trai­tait de
l’attitude de Dur­ru­ti à l’égard des franquistes.

Depuis
mars 1962, nous déplo­rons la dis­pa­ri­tion de Gio­van­na. Elle
avait par­ta­gé notre deuil lors de la mort d’Albert Camus et
publié dans sa revue « Volon­tà » de longues
pages sur l’écrivain et l’homme, qu’elle vénérait.
Ces deux nobles visages, main­te­nant réunis pour l’éternité,
repré­sentent à nos yeux — Gio­van­na Ber­ne­ri l’obscure,
Albert Camus l’écrivain célèbre — deux
grands moments de la conscience humaine.

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* * *

On
sait quelle fut la posi­tion de Camus lors des événements
de Ber­lin-Est et de Buda­pest. À ce pro­pos, je crois utile de prélever
les lignes sui­vantes sur un manus­crit qu’il nous remit à
l’occasion d’un mee­ting orga­ni­sé à la Mutualité
en 1953 (manus­crit qui parut à l’époque dans
« Témoin »). « Il me paraît impossible
que des hommes qui se disent atta­chés à la dignité
et à l’émancipation des tra­vailleurs puissent, par
leur silence, accep­ter l’exécution d’ouvriers dont le seul
crime est de s’être dres­sés contre une situation
maté­rielle insup­por­table. Ni les uns ni les autres n’avons
pu empê­cher cette tra­gé­die, cela est vrai. Mais la
répres­sion n’est pas arrê­tée et nous pouvons
encore, par la mani­fes­ta­tion de notre opi­nion, peser, si peu que ce
soit, sur la suite. Lorsque les pre­miers signes d’antisémitisme
sont appa­rus à l’Est, c’est l’indignation spontanée
de ceux qui, à l’Ouest, n’étaient pas seule­ment des
par­ti­sans, qui, d’une cer­taine manière a démontré
aux gou­ver­ne­ments popu­laires qu’ils ne pou­vaient pas laisser
s’établir cette per­ver­sion. Et c’est pour­quoi, avec vous
tous, je m’adresse à ceux dont nous n’avons pas oublié
qu’ils furent nos cama­rades pour leur dire : quand même nous
ne sau­ve­rions qu’une vie de tra­vailleur alle­mand dans les jours qui
viennent, cette vie vau­drait la peine que nous nous soyons réunis
et elle vaut la peine que ceux au moins qui se sont tus parlent
main­te­nant et nous aident à la sau­ver. Ne préférez
pas vos rai­son­ne­ments et vos rêves à cette misère
qui crie vers nous depuis deux semaines, n’excusez pas le sang et
la dou­leur d’aujourd’hui sur la consi­dé­ra­tion d’un
ave­nir his­to­rique qui sera pri­vé de sens au moins pour ceux
qu’il aura tués. Croyez-nous, pour la der­nière fois,
quand nous vous disons qu’aucun rêve d’homme, si grand
soit-il, ne jus­ti­fie qu’on tue celui qui tra­vaille et qui est
pauvre. Per­sonne ne vous demande de rien renier de ce que vous croyez
ou vou­lez. Mais au nom même de la véri­té que vous
pré­ten­dez ser­vir, récla­mez seule­ment avec nous cette
com­mis­sion d’enquête où seront représentées
toutes les cen­trales syn­di­cales et qui ser­vi­ra du moins de médiateur
dans un drame dont l’enjeu n’est pas la société
idéale dont vous dis­pu­tez et dont vous rêvez pour un
jour encore invi­sible, mais la ter­rible mort dont les humiliés
sont mena­cés aujourd’hui même pour avoir cru, comme le
Marx dont on leur par­lait tous les jours, que l’égalité
ne pou­vait et ne devait pas se pas­ser de la liberté. »

Quand
sur­vint en 1956 le drame hon­grois, je rap­pe­lai à Camus combien
cette décla­ra­tion, appli­cable en tout point au nouvel
évé­ne­ment si com­pa­rable à l’autre, pouvait
rendre un son pro­phé­tique, Camus me répon­dit : « Eh
quoi, mon cher Proix, pen­sez-vous qu’il y ait jamais quelque chose
de nou­veau sous le soleil ?

Robert
Proix

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Pour
ain­si dire en annexe aux pré­cé­dentes pages, ne manquons
pas de signa­ler le petit volume si émou­vant inti­tu­lé A
Camus ses amis du livre
(Gal­li­mard), où les arti­sans du
livre qui ont connu Camus jour­na­liste venant tra­vailler au marbre
avec eux (entre autres Rirette Maî­tre­jean et Robert Proix) ont
tenu à dire la cama­ra­de­rie en pro­fon­deur qui s’était
éta­blie entre eux et le grand dis­pa­ru. Par­lant des déceptions
que réser­vait à Camus sa brève par­ti­ci­pa­tion à
la vie jour­na­lis­tique, Robert Proix note : « Spon­ta­né,
quel­que­fois enthou­siaste, il s’était embal­lé pour
Men­dès, il avait même publié dans l’Express
un article tout à fait « enga­gé » dont je
lui avais témoi­gné ma sur­prise… Ce fut la chute
ver­ti­cale quand il vit la direc­tion que pre­nait la politique
fran­çaise… même sous Men­dès… Il n’attendit
pas la dis­pa­ri­tion de l’Express quo­ti­dien, pour ces­ser toute
col­la­bo­ra­tion avec cette feuille comme avec d’autres. Lorsqu’il
nous rejoi­gnit à la rédac­tion de la revue Témoins,
ses facul­tés d’enthousiasme s’étaient fortement
émous­sées. Il nous dit cepen­dant son heureuse
impres­sion de notre ten­ta­tive, à laquelle il par­ti­ci­pa dans la
mesure où ses mul­tiples occu­pa­tions lui en lais­saient le
loisir. »

La Presse Anarchiste