La Presse Anarchiste

Lectures

Avec
ce roman, publié dans la nou­velle col­lec­tion roma­nesque de
Cas­ter­man, Mme Jeanne Cres­sanges nous donne son deuxième livre
[[Le pre­mier roman, « La Femme et le Manus­crit », parut
chez Gras­set en 1960.]]. Œuvre ori­gi­nale par son sujet tout ensemble
inha­bi­tuel et vrai­sem­blable : il s’agit d’une his­toire de réfugiés
eur­asiens et de pay­sans fran­çais qui, dans l’incompréhension
et l’amertume, vivent côte à côte à
Mal­terre, bourg de l’Allier. Pro­blème raciste qui n’a
besoin ni d’armes ni de pro­pa­gande pour être violent et bête.

À
Mal­terre, donc, les Blancs méprisent les Jaunes et les
tiennent à l’écart ; ces der­niers, protégés
pas­si­ve­ment par la loi, s’isolent dans des corons où ils
végètent, se rap­pe­lant indé­fi­ni­ment leur vie
indo­chi­noise. Certes, ils ne font aucun effort pour travailler,
essayer de s’adapter au milieu qui les entoure, sauf quelques
jeunes femmes vivant, bien sûr, des charmes exo­tiques de leur
corps, mais les autoch­tones aggravent encore par leur maladif
com­plexe de supé­rio­ri­té cette situa­tion exceptionnelle
et difficile.

C’est
dans un tel milieu, très sen­si­bi­li­sé, qu’arrive un
ins­ti­tu­teur qui a choi­si de reve­nir à Mal­terre où,
pen­dant la der­nière guerre, il fut, encore tout enfant,
recueilli et éle­vé par une vieille pay­sanne, la Mée,
qui avait un fils, Paul lequel fut tou­jours jaloux de ce frère
adop­tif sin­gu­lier et secret. Cet ins­ti­tu­teur com­prend vite qu’il ne
peut plus y avoir la moindre com­mu­ni­ca­tion entre lui et ses anciens
com­pa­gnons du vil­lage. Tous les pay­sans sont seule­ment occupés
à leurs sem­pi­ter­nels tra­vaux et pré­oc­cu­pés par
les Eur­asiens qu’ils détestent, se sen­tant impuissants
devant ces êtres « à part », inca­pables de
péné­trer ce monde magique, tel­le­ment différent
de leur propre monde cupide et hypocrite.

Alors
l’instituteur, Jacques un peu par pro­vo­ca­tion et curiosité,
beau­coup par géné­ro­si­té et sym­pa­thie, et surtout
par amour pour Flore, jeune et belle Eur­asienne, fille d’un Jaune
sur­pre­nant, à la fois plein de son pas­sé sei­gneu­rial et
atten­tif au monde des Blancs (dont il devine la puis­sance et la
richesse), fré­quen­te­ra tou­jours davan­tage la cité des
réfu­giés. Il sou­haite rap­pro­cher ceux-ci des
pay­sans, arri­ver à bri­ser les bar­rières qui les
séparent les uns des autres, et for­mer avec Flore, mystérieuse
et fuyante, le pre­mier couple qui ser­vi­rait d’exemple et de pont.
S’il échoue, s’il meurt, c’est peut-être parce
qu’il fit preuve de trop d’impatience, d’entêtement et
d’illusoire idéa­lisme. Pour réus­sir, il lui eût
sûre­ment fal­lu plus de sou­plesse et de simplicité.

Mme
Jeanne Cres­sanges nous conte cette dra­ma­tique his­toire avec beaucoup
d’art, sachant doser réa­lisme et poé­sie. Tout est
décrit de l’intérieur des per­son­nages, la déformation
de la réa­li­té qui en résulte dévoi­lant du
même coup les carac­tères et les sensibilités.
Ain­si, la roman­cière évite toute démonstration
abs­traite, ren­dant au contraire le moindre fait vivant, la moindre
pen­sée concrète. Sa phrase, tan­tôt courte tantôt
longue, épouse très intel­li­gem­ment le rythme de
l’histoire qui, mal­gré son grave sujet, n’échappe
pas aux petites choses de l’existence, donc à sa vérité.
Un très beau roman qui se lit avec atten­tion, sym­pa­thie et
plaisir.

Georges
Belle

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