La Presse Anarchiste

Lectures

 

Ce
beau livre, admirable d’écriture, de puis­sance méditative
et de force dans le réc­it, a été, nous explique
l’auteur, écrit de mars 45 au mois d’août 46, mais
en dépit du sou­tien ent­hou­si­aste et frater­nel que lui
apportèrent des hommes tels qu’Henry Poulaille, Charles
Vil­drac, Blaise Cen­drars et Roger Mar­tin du Gard, il fut, à
l’époque, suc­ces­sive­ment refusé par tous les éditeurs
pressen­tis, pour « manque d’opportunité ».
Évidem­ment : au lende­main de la Libéra­tion, il eût
fal­lu aux marchands de papi­er, qu’ils fussent gag­nés de
bonne foi à la mytholo­gie de la Résis­tance ou au
con­traire soucieux de faire oubli­er leurs com­plai­sances envers Vichy
et l’ancien occu­pant, une dose de courage bien rare dans le métier,
pour oser offrir au pub­lic — bien qu’il ne s’agit pas du tout
d’un débu­tant : Ludovic Massé avait déjà
depuis longtemps fait ses preuves — l’œuvre d’un écrivain
qui n’a pas seule­ment le tal­ent le plus vigoureux, mais aus­si la
ferme et con­stante volon­té de ne jamais hurler avec les loups.
Car le sens de l’ouvrage, ce refus que dit son titre, c’est
la fin de non-recevoir invari­able­ment opposée à tous
les aveu­gle­ments col­lec­tifs. Pas du tout au nom d’un au-dessus de
la mêlée où se traduirait on ne sait quel
paci­fisme abstrait et sen­ti­men­tal. Rien du « bêlant »
chez Ludovic Massé. Trévil­lard, le per­son­nage central
du livre, au lende­main de la mort au com­bat de son fils maquis­ard, en
une des heures les plus trag­iques qu’il lui faut encore vivre (on
va, ce matin-là, fusiller, avec d’autres mili­ciens, le
mal­heureux égaré qui aurait dû être son
gen­dre) trou­ve le courage de rédi­ger mal­gré tout
quelques pages de son jour­nal et, de son état d’âme,
le texte, comme en écho à l’impérissable titre
du livre majeur de Mar­cel Mar­tinet, donne cette déf­i­ni­tion, on
le sent pro­fondé­ment méditée parce que
pro­fondé­ment vécue : « Une sérénité
farouche­ment dis­putée, chaque jour, au temps maudit. »
Telle, devine-t-on, peut égale­ment se définir la vie
intérieure de Ludovic Massé lui-même tout au long
des années noires — et je ne crois pas avoir besoin
d’insister auprès de ceux qui sont quelque peu au courant de
mes pro­pres posi­tions pour qu’ils entrevoient sans peine à
quel point, en dépit d’un sort (faut-il dire heureusement?)
pro­tégé par l’exil, le respon­s­able de cette trop
brève note cri­tique a pu, dans les mots à l’instant
cités, trou­ver l’expression d’une poignante affinité
de des­tins. Com­bi­en proche, aus­si l’âpre inter­ro­ga­tion sur
lui-même de Trévil­lard le soli­taire, lorsque, à
pro­pos de soi, il demande : « Ne péchait-il pas par
sécher­esse de cœur, intolérance ou orgueil ? Ah ça !
toute sa vie il l’aurait donc passée à pro­test­er, à
réfuter les sen­ti­ments unanimes ? D’où lui venait ce
trag­ique priv­ilège ? D’un esprit mieux fait, ou perverti ?
D’un cœur plus ferme, ou plus lâche ? » — Mais
j’abuserais le lecteur et m’abuserais moi-même à
pré­ten­dre pouss­er trop loin l’apparentement. Comme j’ai
cru devoir déjà l’expliquer par let­tre à
l’auteur du livre, je n’ai pas, hélas, toute la cohérence
de son héros, même si ma vie peut don­ner à
croire qu’elle fut elle aus­si vécue sous le signe du refus
qu’il nous donne en exem­ple. Au fond, c’est une ques­tion de plus
ou moins rigoureux abso­lutisme dans la pen­sée. Parce qu’il
sait, bien sûr, que la défaite de l’abominable nazisme
ne mar­quera pas pour autant l’avènement de la justice
ici-bas, le Trévil­lard du roman ne peut s’empêcher de
se dire que le jeu n’en vaut pas la chan­delle. Et certes, c’est
vrai au point de vue de nos idéaux. Mais au point de vue de la
vie ? Dieu sait si nous avons tout lieu aujourd’hui dans la fausse
paix de la guerre froide et sous le régime de plus en plus
dic­ta­to­r­i­al que notre peu­ple « libéré »
accepte par autodémis­sion, de méditer sur les
lende­mains qui déchantent. Mais quelque navrant que soit ce
désen­chante­ment, il n’en est pas moins, com­paré à
l’horreur de l’hitlérisme, non seule­ment pour nous
« ex-colonisés », mais aus­si pour l’Allemagne
ex-colonisatrice, un moin­dre mal, auquel assuré­ment il n’est
point ques­tion de se résign­er à jamais, encore que si
l’on se sent morale­ment sol­idaire d’un Trévillard
s’abstenant de con­tribuer active­ment au tri­om­phe de ce boiteux
com­pro­mis, il peut paraître qu’une sorte, précisément,
d’absolutisme, de max­i­mal­isme l’égare lorsqu’il joint à
son absten­tion de fait — si com­préhen­si­ble, on l’imagine
pour celui qui écrit ces lignes — égale­ment le refus
d’au moins aspir­er à l’écroulement du pire.

J.
P. S.


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