La Presse Anarchiste

Le salaire de la honte

 

Ce
salaire, ce n’est plus — bon pour les temps naïfs ! — les
trente deniers de Judas. Notre époque fait beau­coup mieux : la
honte, de nos jours, trouve sa récom­pense dans ce qu’il faut
bien appe­ler sa vir­tuo­si­té, dans l’impudence qu’elle aura
mise à battre ses propres records.

On
n’a pas oublié : lorsque, il y a quelque dix ans David
Rous­set eut entre­pris de dénon­cer la sur­vie, après les
camps alle­mands, de l’horreur concen­tra­tion­naire en Rus­sie, le
tor­chon qui s’appelle — bien enten­du — « Les Lettres
fran­çaises » (sic) l’accusa de n’avoir lancé
sa cam­pagne que dans le seul inté­rêt de la « réaction
capi­ta­liste ». Et lors du pro­cès qui oppo­sa à
l’époque David Rous­set au tor­chon ci-des­sus nommé,
l’un des rédac­teurs dudit, le minus Pierre Daix, s’avisa
même de faire vendre dans la rue, par d’anciens déportés
des camps d’Allemagne affu­blés pour la cir­cons­tance de leur
vieil uni­forme de déte­nus, un opus­cule de son cru intitulé
« Pour­quoi David Rous­set a‑t-il inven­té les camps
soviétiques ? »

Pour­quoi,
en effet ? Comme si la cause n’était pas enten­due d’avance.
Ah, je les entends encore, tous les hommes de « gauche »
qui, un Albert Béguin le pre­mier, vous disaient, avec l’air
de gens à qui on ne la fait pas : « Voyons, c’est cousu
de fil blanc puisque David Rous­set publie tout cela dans le journal
le plus réac­tion­naire : le Figa­ro ». Parce que ce qui
comp­tait, ce n’était évi­dem­ment point de savoir si
les révé­la­tions de Rous­set étaient exactes, mais
la cou­leur de la feuille où il en don­nait connaissance.
Cou­leur appa­rem­ment signi­fi­ca­tive à ce point que, pour
sim­pli­fier, on ne par­lait que du « Figa­ro » et non pas, ce
qui était cepen­dant la véri­té, et une vérité
qui était plus qu’une nuance ! du « Figa­ro littéraire ».
(Per­son­nel­le­ment, Rous­set doit être d’ailleurs tout à
fait insen­sible, trop peut-être, pour­vu qu’on le laisse libre
de dire ce qu’il veut, aux prises de posi­tion ou soi-disant telles
des mar­chands de papier qui accueillent ses articles. Pour ma part,
le « Figa­ro lit­té­raire », ça ne me gênait
pas ; je n’en dirais pas autant de l’indifférence avec
laquelle il donne actuel­le­ment son repor­tage sur Cuba dans « Le
Nou­veau Candide»…)

Seule­ment,
voi­là, c’est embê­tant, même un Etat aus­si bien
orga­ni­sé et… poli­cé (c’est le cas de le dire!) que
la Rus­sie n’est pas à l’abri des chan­ge­ments que peuvent
appor­ter avec eux et la mort d’un dic­ta­teur et le temps qui passe.
Et c’est ain­si que la revue « Novy Mir » (auto­ri­sée
pour ce faire par un vote en bonne et due forme du Comité
cen­tral ou du Polit­bu­ro, qui se fichent pas mal de la vérité
mais doivent avoir leurs rai­sons tac­tiques) a récemment
publié, œuvre de l’ancien déte­nu des camps
sta­li­niens Sol­jé­nit­syne, « Une jour­née d’Ivan
Denis­so­vitch », récit d’un jour de détention
vécu dans un de ces camps de concen­tra­tion russes prétendument
inventés.

N’importe
qui se serait dit : bon, la seule atti­tude à adop­ter, pour le
Pierre Daix en ques­tion, les « Lettres françaises »
(sic) et les notoires sta­li­niens en sur­sis du carrefour
Châ­teau­dun, c’est de faire le mince, de la boucler.

C’est
bien mal les connaître.

Le
récit de Sol­je­nit­syne va paraître en volume, en
fran­çais. Or, savez-vous qui est char­gé d’en écrire
la pré­face ? Vous ne devi­nez pas ? Pierre Daix en per­sonne, le
per­son­nage, ou enfin le porte-plume qui eut la consigne de démontrer
que les camps du bien-aimé Sta­line n’avaient jamais existé.

Comme
l’écrivait ces jours-ci l’un des prin­ci­paux témoins
du pro­cès David Rous­set-Lettres fran­çaises, on croit,
lisant cela, faire un mau­vais rêve.

Certes,
mais ce mau­vais rêve n’est qu’un échan­tillon de plus
de notre contem­po­raine réalité.

Ne
croyons pas, d’ailleurs, que cette vir­tuo­si­té dans
l’abjection atteigne ici son som­met au point d’y trou­ver déjà
tout son accom­plis­se­ment, tout son salaire. Le record, depuis, a
encore été bat­tu. Dans une lettre dernièrement
adres­sée au « Figa­ro lit­té­raire », le Pierre
Daix, aux anciens témoins de David Rous­set, ces traîtres,
ces rené­gats qui osèrent à l’époque où
ce n’était pas encore per­mis par les geô­liers, parler
de leur cal­vaire dans les camps du monde dit socia­liste, a le front
d’opposer les innom­brables mal­heu­reux qui y ont trou­vé la
mort, les sacri­fiés qui, ne rou­git pas d’énoncer
notre sinistre sous-homme, sont, eux, « nos camarades ».

Des
cadavres, les nazis ne fai­saient encore que du savon. Les domestiques
de l’autre tota­li­ta­risme sont bou­gre­ment plus à la page : les
cadavres, leurs cadavres, ils les reven­diquent, ils les
enrôlent.

Vous
vous rap­pe­lez le cri infâme de la pre­mière tuerie
mon­diale : debout les morts !

Ah !
qu’il est donc démodé.

Aujourd’hui,
c’est : à genoux les morts !

Dans
la bouche des bour­reaux, le der­nier salaire de la honte.

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