La Presse Anarchiste

Pris sur le vif

[(

Ani­ma­teur, en son Jarnac
(Cha­rente), de la revue « la Tour de feu », l’ami Boujut,
indé­pen­dam­ment d’une œuvre poé­tique déjà
abon­dante, est aus­si l’auteur d’un récit autobiographique,
« Le ton­ne­lier-poète » (par lui défi­ni « roman
quo­ti­dien »). C’est à ce livre encore inédit que
nous nous fai­sons un plai­sir d’emprunter les deux passages
sui­vants, dont les titres, ajou­tés par nous, ne sont là
que pour la com­mo­di­té du lecteur.

)]

His­toire de Soubise

 — En
retard encore une fois, dit maman.

 — Tu
nous dois cent francs, mon vieux, me dit Michel. Et puis donne-les
tout de suite. Pas de pitié.

 — Et à
quoi penses-tu les yeux per­dus ? N’as-tu pas assez réfléchi
dans ton cher bureau toute la mati­née ? dit ma Simone.

Je sors les cent francs de
mon por­te­feuille. C’est le tarif quand j’arrive en retard pour
man­ger. J’accepte la péna­li­té sans rechigner.

On me rem­plit mon assiette.

 — Peut-être
mon­sieur vou­lait-il jeû­ner aujourd’hui !

(Car je jeûne en effet
de temps en temps, une grande jour­née chaque mois. C’est
très sain. Et je connais une joie mer­veilleuse le ventre
creux.)

Mais non, il n’est pas
ques­tion de jeû­ner aujourd’hui ! Tous les plats me sou­rient et
mon gosier se réjouit déjà à la seule vue
de la bonne bou­teille de vin rouge qui vient de chez Robert
Hil­lai­ret, le pay­san de Saint-Simon, l’ami des poètes de la
Tour de Feu.

A quoi je pense ?

Je ne pense à rien,
c’est dire à tout.

Je pense
à Hil­lai­ret à cause du vin, je pense à Miatlev
et à son séjour à Saint-Simon à cause
d’Hillairet. Mais pour­quoi tel sou­ve­nir de cap­ti­vi­té me
revient-il main­te­nant plu­tôt qu’un autre ? Pour­quoi la
cap­ti­vi­té me parait-elle avec l’éloignement une fort
belle époque de ma vie ? Je réponds :

 — Je
pense à la cap­ti­vi­té. Ah, c’était le bon
temps ! Les copains ne m’engueulaient pas quand j’arrivais en
retard. Ils disaient : alors quelles nou­velles ? Tiens assieds-toi, on
a gar­dé ta part au chaud. Car j’allais tous les jours en
ville ou dans un autre camp de pri­son­niers et je ras­sem­blais toutes
les nou­velles du jour. Mais je ne don­nais que les bonnes, je gardais
les mau­vaises pour moi. J’étais le por­teur de bonnes
nouvelles.

 — Fal­lait y res­ter dans
cette admi­rable cap­ti­vi­té ! dit Simone.

 — Il est fou ! dit Michel.

 — C’est joli de parler
comme ça à son père ! dit maman.

Et je
conti­nue à pen­ser à ces quatre années de
cap­ti­vi­té pas­sées en Autriche, à cette
expé­rience de vivante cama­ra­de­rie, de poé­sie vécue
et de fata­li­té vain­cue. Ce der­nier trait peut s’exprimer
ain­si : durant l’esclavage hit­lé­rien, je me sen­tais maître
de moi, maître de mon ave­nir ; j’avais une formidable
confiance en mon des­tin. Bien rares furent les ins­tants où je
m’abandonnais au décou­ra­ge­ment ou au désespoir.
J’étais un vivant debout dans la nuit, un vivant por­teur de
lumière. J’avais une joie maligne à déjouer
toutes les dif­fi­cul­tés, tous les sou­cis qui nous assaillaient,
mes cama­rades et moi. De plus, au moindre décou­ra­ge­ment, il me
suf­fi­sait d’écrire un poème pour me remettre sur
pied, pour retrou­ver ma joie et mon accord pro­fond avec l’univers.
Un homme joyeux peut tout résoudre avec une facilité
qui semble mira­cu­leuse à ceux qui ignorent ce pou­voir de la
joie inté­rieure. Mais ce pou­voir a des limites, tout au moins
les ai-je connues. L’histoire de mon cama­rade Sou­bise me rappelle
brus­que­ment à un peu d’humilité.

Sou­bise croyait à mon
pou­voir et il croyait ce pou­voir si éten­du qu’il en était
arri­vé à me craindre infiniment.

A quoi je pense ?
deman­dez-vous. Je pense à Sou­bise main­te­nant tout en écrasant
mes hari­cots, en décou­pant un mor­ceau de viande, en mâchant
le pain avec mes sou­ve­nirs. Je pense à Sou­bise, à tous
les détails de cette curieuse his­toire qui éclai­rant un
homme un peu fou, m’éclaire éga­le­ment d’une lumière
dont je ne par­viens plus aujourd’hui à retrou­ver la vraie
couleur.

Je pense
à Sou­bise et ce n’est pas la pre­mière fois et souvent
avant de m’endormir j’essaie d’évoquer les détails
de cette curieuse ami­tié inverse. Mais je ne peux noter
que ce que la mémoire et la vani­té ont bien vou­lu me
rendre.

Il est plus facile d’avoir
à faire à une canaille, à un fourbe, à un
cri­mi­nel même, qu’à un simple d’esprit. La
com­mu­ni­ca­tion est au moins pos­sible. On est de la même espèce.
Alors qu’avec les fous, on ren­contre une caté­go­rie d’êtres
abso­lu­ment étanches à la logique courante,
imper­méables au rai­son­ne­ment et par­fois à l’amour.

 — Je vous dis que c’est
un type dan­ge­reux. Il a tous les droits et tous les pou­voirs. Il vous
mène tous par le bout du nez. Même les sentinelles
doivent lui obéir ! Il n’y a que moi qui lui résiste.
Et c’est pour ça qu’il m’en veut et qu’il arri­ve­ra à
me faire par­tir d’ici. Vous verrez…

 — Je ne sais si c’est le
cidre ou les beaux yeux de ta patronne qui te tournent la tête,
mais je crois que tu deviens com­plè­te­ment cin­glé, mon
pauvre Soubise !

 — Vous ver­rez, vous
ver­rez. Je ne sais pas encore ce qu’il mani­gance exac­te­ment, mais
je vous mets en garde contre lui. Tenez…

 — Ça va, fous-nous
la paix avec tes idées. Tu penses trop et ça ne tourne
pas rond là-dedans. Allez, laisse-nous jouer.

Le « type
dan­ge­reux », c’est moi (aux yeux de Sou­bise) et la scène
se passe durant un de ces soirs ano­nymes de la cap­ti­vi­té dans
un petit kom­man­do affec­té à la culture. Les prisonniers
après la jour­née de tra­vail dans les champs sont
heu­reux de se retrou­ver autour de la table et de continuer
l’éternelle par­tie de belotte ou de bridge. (Elle ne cessera
qu’avec la cap­ti­vi­té et pour cer­tains qu’avec la vie!).
Mes cama­rades ne s’intéressent pas aux his­toires de Soubise
et ils n’écoutent pas ses accu­sa­tions contre moi. Je suis
l’«homme de confiance » qu’ils ont élu et ils
ont confiance en moi.

 — T’inquiète pas,
mon vieux, disent-ils, t’inquiète pas de lui. C’est un
fou.

Et pour eux, par ce mot,
tout est résolu.

Je sais qu’ils m’aiment
bien. Je suis le défen­seur devant la sen­ti­nelle, chef du
kom­man­do, et devant les patrons-pay­sans trop exi­geants. Je suis aussi
le confi­dent. Je connais les joies et les ennuis de cha­cun. Je donne
des conseils, j’arrange les « his­toires » et puis
sur­tout, chaque soir, j’écoute la radio anglaise et
j’apporte les der­nières nou­velles. Je suis l’image de leur
sécu­ri­té, la cer­ti­tude vivante de leur retour. Ils
s’appuient sur moi. Pour­quoi ? Ils n’en savent rien ni moi non
plus. Sans doute mon atti­tude tou­jours joyeuse et ami­cale, la
tran­quilli­té, la paix, la fra­ter­ni­té que j’ai su
main­te­nir entre nous, sont de grandes forces et j’en suis en partie
res­pon­sable. Sans se l’avouer peut-être, ils m’en sont
recon­nais­sants. Ils m’aiment exac­te­ment pour les mêmes
rai­sons qui poussent Sou­bise à me craindre et à me
haïr.

Sou­bise tient mon pouvoir
pour démo­niaque et il est per­pé­tuel­le­ment en garde
contre moi. Aus­si mes cama­rades ne com­prennent pas que, malgré
sa hargne, je sois tou­jours empli de sol­li­ci­tude et d’attentions
ami­cales à son égard. C’est un fait, je veux le
vaincre, je veux le convaincre de mon amour tout simple, sans
inten­tion secrète ou nui­sible. Je veux l’amener à la
rai­son. (Mais y a‑t-il un salut pos­sible par la seule raison?)

 — Laisse-le tom­ber, disent
les copains.

Je ne puis ! J’ai toujours
été han­té par l’extraordinaire para­bole du
Christ, celle qui heurte le plus la morale cou­rante, celle de la
bre­bis per­due, la bre­bis galeuse qui doit le plus sol­li­ci­ter notre
amour et nos soins fra­ter­nels. Non qu’elle en soit la plus digne,
mais parce qu’elle en a le plus besoin. Et je sais bien que cela
irrite les bonnes bre­bis, les braves types, les bons fils de voir
tant d’attentions inutiles réser­vées aux crapules,
aux fous, aux enfants pro­digues. Pour­tant c’est le malade qu’il
faut gué­rir, c’est la brute qu’il faut trans­for­mer, c’est
avec le plus violent qu’il faut être le plus patient et le
plus doux.

J’offre à Soubise
mon tabac. Je par­tage avec lui mes colis… Mais Sou­bise ne veut pas
s’abandonner. Il pré­fé­re­rait des vache­ries à
mes gen­tillesses. Il est trou­blé par mon atti­tude et, comme il
ne la com­prend pas, il y voit une « com­bine », une
hypo­cri­sie, une volon­té secrète de lui faire du mal.

Sans
doute mon sen­ti­ment vis-à-vis de lui est bien d’origine
évan­gé­lique. J’y ajoute le goût de la lutte, le
désir de vaincre un refus, de sur­mon­ter une nature rebelle à
l’amour et de me prou­ver ma puis­sance sur autrui. Et puis, je ne
peux pas vivre dans l’hostilité. Qu’un seul soit contre
moi et il n’y a plus de joie au monde. Aus­si je n’aurai pas de
paix tant que l’harmonie ne sera pas retrou­vée. Je dis bien
har­mo­nie : il ne s’agit pas que tous ceux qui m’entourent me
res­semblent, mais que, cha­cun res­tant bien soi, les différences
soient accep­tées, soient joyeu­se­ment assu­mées. Un monde
d’hommes libres et fra­ter­nels, voi­là ce qui doit régner
autour de moi. C’est à ce monde que je vou­lais faire accéder
Soubise…

… Mais je n’y suis pas
parvenu !

Et c’est parce que cette
« his­toire de Sou­bise » fut un échec qu’elle me
revient à l’esprit et quelle est sou­vent en moi quand on me
demande : A quoi penses-tu ?

Un échec ! Amitié,
gen­tillesses, rai­son­ne­ments, engueu­lades même, rien n’y fit !
Sou­bise avait peur de moi, peur de mon pou­voir, et toutes mes
ten­ta­tives se heur­taient à un mur infran­chis­sable derrière
lequel il tremblait.

Si j’allais le voir dans
la ferme où il tra­vaillait, c’était pour lui faire
tort aux yeux de sa patronne, une aimable et grasse Autri­chienne dont
il aurait bien vou­lu occu­per le lit. Mais si je n’y allais pas,
c’est parce que, bien sûr, je m’occupais des autres plus
que de lui et que je lui en voulais !

Il n’y avait rien à
faire. C’était un échec. J’en vins à ne plus
lui adres­ser la parole. Mais il m’observait inten­sé­ment et
il m’arrivait d’avoir peur de celui qui avait peur de moi. Je ne
sais com­ment la situa­tion se serait dénouée, si je
n’avais été brus­que­ment rap­pe­lé au stalag,
c’est-à-dire au camp cen­tral de la région, et sans
motif. Je par­tis le len­de­main matin avec une sen­ti­nelle. Je pensais
avec tous mes cama­rades que ce rap­pel était assez inquiétant
pour moi et qu’il y avait sans doute une puni­tion au bout. Nous
étions tous tristes. Quatre années de vie com­mune, de
vie éga­li­taire, cela ne se ter­mine pas sans un ser­re­ment de
cœur. Oui, nous avions les larmes aux yeux en nous embras­sant pour
la sépa­ra­tion. C’est alors que Sou­bise est venu vers moi. Il
m’a ser­ré les mains avec effu­sion en disant :

 — Ça alors ! ça
alors !

Et j’ai com­pris que
j’allais lui man­quer ter­ri­ble­ment, d’autant plus que ce départ
pré­ci­pi­té était la preuve de ma fai­blesse. Ainsi
mon pou­voir n’était pas aus­si grand qu’il l’avait cru et
craint, puisqu’il suf­fi­sait d’un ordre du sta­lag pour me faire
par­tir comme les autres. Ain­si j’étais un homme faible comme
lui. Ain­si je pou­vais être son frère. Ain­si Soubise
pou­vait m’aimer. Mais il était trop tard.

 — Adieu Sou­bise, et
sou­viens-toi que je ne t’ai jamais vou­lu de mal !

Qu’est-il adve­nu de
Sou­bise à son retour de cap­ti­vi­té ? Pense-t-il encore à
moi de temps en temps ? Mon départ l’a‑t-il sau­vé ? Je
ne le sau­rai jamais et j’y pen­se­rai toujours.

* * *

D’un octo­gé­naire,
d’un fre­lu­quet et du plus mira­cu­leux des lecteurs

J’entends un pas léger
et tâton­nant que je ne recon­nais pas. Je lève les yeux :
c’est un vieux pro­fes­seur retrai­té qui habite à
Jar­nac et dont j’ai oublié le nom. Il est entré dans
le maga­sin et s’approche de mon bureau. Je me lève et lui
ouvre la porte. Salutations.

 — Asseyez-vous,
monsieur.

 — Ma
visite vous étonne sans doute !

(Il est
vrai ! Je ne le connais que de vue et comme un vieil ori­gi­nal assez
pète-sec. Lors d’une réunion orga­ni­sée voici
quelques années par le Mou­ve­ment des citoyens du monde et de
Gar­ry Davis, il avait pro­tes­té contre notre huma­ni­ta­risme, et
je l’avais pris pour un patriote entê­té et quelque peu
buté!)

 — Voi­ci donc la rai­son et
le but de cette visite. Ce qui me vaut le plai­sir de vous voir et la
crainte de vous déranger…

Et, selon ce mouvement
carac­té­ris­tique des vieilles per­sonnes qui aiment bien
s’entendre par­ler, il m’explique lon­gue­ment qu’il a toujours
aimé la poé­sie, qu’il en a sou­vent récité
en public, que sa mémoire est encore pleine de belles strophes
roman­tiques — il m’en égrène quelques fragments
avec flamme et atten­dris­se­ment — mais qu’il a atten­du l’âge
de 83 ans pour écrire son pre­mier poème au cours d’une
récente mala­die dont il ne m’épargne aucun détail.
Bref il vou­drait connaître mon opi­nion au sujet de ce poème
et me deman­der quelques conseils en vue de sa publi­ca­tion dans une
revue.

Ses « Nuits de
décembre », comme il les a inti­tu­lées en souvenir
de Mus­set qu’il admire et de la période même de sa
mala­die, forment un long poème clas­sique. Strophes et
alexan­drins débitent régu­liè­re­ment, monotonement
les idées phi­lo­so­phiques d’un esprit posi­ti­viste à la
fois athée, jaco­bin et huma­ni­taire comme on l’était
en 1900. Beau­coup d’idées et peu d’images. Une vieille
musique usée, connue, banale ; somme toute, bien sympathique.

Avec le poème lui est
venue la déman­geai­son de la publication.

 — J’ai bien pensé
à la Tour de Feu, me dit-il. Mais voi­là, je préfère
être publié hors de Jar­nac. Alors comme j’ai entendu
par­ler de vous tout der­niè­re­ment lors d’une émission
radio­pho­nique consa­crée à une revue bor­de­laise qui
s’intitule, sauf erreur, « La Boîte à clous »,
j’ai sup­po­sé que vous étiez en rap­port avec cette
revue et que vous vou­driez bien avoir l’amabilité de me
recom­man­der auprès d’elle, car sa concep­tion de la poésie
me plaît.

Je n’avais pas entendu
par­ler de cette émis­sion radio­pho­nique. Mais je connais en
effet cette « Boîte à clous » et je crains que
le poème du vieux pro­fes­seur n’y soit guère assorti.
Qu’importe, c’est avec plai­sir que je lui donne l’adresse et
l’autorise à se recom­man­der de moi. Et puis je lui souhaite
bonne chance et bonne santé.

 — Ah, la santé,
elle est excel­lente depuis ma maladie…

Et le voi­là par­ti à
m’expliquer en long et en large les carac­té­ris­tiques de sa
san­té, les qua­li­tés de son hérédité,
la fécon­di­té de sa famille à tra­vers les siècles
sur notre bonne terre charentaise.

Heu­reu­se­ment un autre client
arrive, un client « sérieux » qui coupe net l’élan
généa­lo­gique de mon vieux poète. Celui-ci se
lève, mais, avant de prendre congé, il veut absolument
sous­crire un abon­ne­ment à la Tour de Feu, bien que sa vue très
basse ne lui per­mette plus beau­coup de lire. Il veut ain­si me
remer­cier de mon attention.

 — Tenez-moi au cou­rant de
la publi­ca­tion de votre poème, lui dis-je.

 — Bien sûr.
D’ailleurs je revien­drai vous voir bien­tôt. Cette fois
j’aurai affaire au ton­ne­lier, non plus au poète. Je vais
avoir besoin d’un petit fût pour mon vinaigre.

Le
deuxième client par­ti à son tour (ça a duré
moins long­temps), je me réjouis de la visite du vieux poète
et j’admire que le besoin de créa­tion, que la grâce
poé­tique puisse attendre 83 années avant de se
mani­fes­ter pour la pre­mière fois chez un homme. C’est un
phé­no­mène mys­té­rieux. Et je pré­tends même
qu’un pre­mier poème de vieillard est plus étonnant,
plus trou­blant qu’un pre­mier poème d’enfant, et
cer­tai­ne­ment beau­coup plus rare. Serai-je encore poète à
83 ans ?

Pour­tant j’aurais été
très embar­ras­sé si mon vieux poète avait insisté
pour que je publie son poème dans le pro­chain numé­ro de
la Tour de Feu. Bien sûr je me serais replié sur
l’argument des numé­ros spé­ciaux : la Tour de Feu ne
publiant que des numé­ros spé­ciaux dont le thème
est annon­cé à l’avance, il m’est facile de refuser
un texte en sou­li­gnant qu’in­dépendamment de sa valeur
propre, il ne cor­res­pond pas à notre pro­jet. Et je sauve ainsi
en même temps la sus­cep­ti­bi­li­té de l’auteur, son
ami­tié pour la Tour de Feu et notre répu­ta­tion de revue
qui ne publie pas n’importe quoi et à laquelle c’est une
petite gloire de col­la­bo­rer. Je ne compte plus les fois que cet
argu­ment m’a ser­vi. Mais avec mon vieux poète j’aurais eu
de la peine à l’utiliser, par­ta­gé entre mon désir
de lui faire plai­sir, de mar­quer ce pas­sage inat­ten­du et ma gêne
à publier un texte qui tout de même est assez loin de
nos pré­oc­cu­pa­tions et de notre style.

Par
contre, il y a une hui­taine, j’étais par­fai­te­ment à
mon aise pour remettre aima­ble­ment mais fer­me­ment à sa place
un jeune poète pré­ten­tieux de sa per­sonne et fanatique
de l’URSS, que sa tante, une ins­ti­tu­trice du coin, avait vou­lu me
pré­sen­ter. Il brû­lait lui aus­si d’être publié.
Sa poé­sie n’était pas clas­sique. Sans rimes mais non
pas sans rai­sons, hélas ! Elle était toute pleine
d’arguments élec­to­raux, de frag­ments d’affiches découpés
en lon­gueurs inégales, et il n’y pas­sait même pas de
souffle géné­reux et idéa­liste, mais cette sale
petite haine qui fleu­rit chez tant d’intellectuels sta­li­niens, qui
est faite d’envie, de jalou­sie par­fai­te­ment bour­geoise et qui n’a
rien à voir avec l’esprit de révolte ou de révolution
qui trans­forme l’histoire en chan­geant d’abord le cœur de
l’homme.

 — Tous
vos mots manquent de vie, lui ai-je dit. Un mot est mort quand il
revient trop sou­vent asso­cié avec les mêmes mots.
Cher­chez des images nou­velles, de nou­veaux mariages de mots. Tout ce
que vous écri­vez, je l’ai déjà lu des
cen­taines de fois dans les jour­naux de votre par­ti. Vous sui­vez trop
les jour­na­listes, pas assez les poètes. Vous confon­dez la
poé­sie avec la poli­tique. Oui, la poé­sie est capable
d’exprimer un grand désir de jus­tice sociale, de paix
inter­na­tio­nale, et il est cer­taines époques où elle
doit des­cendre dans la rue. Mais elle n’est valable que si le poème
reste un pro­duit indi­vi­duel, irrem­pla­çable, unique et jamais
enten­du. Je regrette de vous dire que les poèmes que vous me
sou­met­tez, une machine-robot sera bien­tôt capable de les faire
mieux que vous. Qu’on puisse pen­ser à une machine
devant un poème, c’est pour moi le signe même de
l’échec du poète. Vous êtes jeune, aus­si je
vous parle sans ména­ge­ment. Croyez que c’est pour votre
bien.

L’institutrice n’avait
pas l’air très satis­faite et le jeune sta­li­nien, après
quelques argu­ments sur la poé­sie-pro­duit-social et
arme-de-com­bat pro­lé­ta­rien, vou­lut bien reconnaître
quand même l’importance du talent per­sonnel dans l’œuvre
de créa­tion. Il par­tit en me pro­met­tant de reve­nir bientôt
pour me faire signer un mani­feste pour la paix. Je ne l’ai pas
encore revu.

Mais il n’y a pas que des
poètes pour s’intéresser aux poètes. Il existe
encore quelques êtres qui aiment les poètes et qui ne
demandent rien d’autre que de les lire, qui aiment les poètes
et qui n’écrivent pas de poèmes, qui s’abonnent aux
revues de poé­sie et qui ne sont pas malades de n’y être
pas publiés. Il y en a encore quelques-uns comme ça !

J’ai ren­con­tré l’un
d’eux par hasard. C’est un véri­table ami de la poésie,
un ami dés­in­té­res­sé. Un être qui tombe en
arrêt devant une page de vers qui fré­mit. Il ne possède
d’ailleurs pour toute Bible que « Les Contemplations »,
mais il les relit plu­sieurs fois chaque année et ne se lasse
pas d’y trou­ver sa joie, son salut.

Il s’appelle Verneuil.
C’est un mar­chand d’étoffes ambu­lant. Il a deux yeux
heu­reux dans une bonne figure ronde. Der­niè­re­ment il est entré
dans mon bureau avec un de ses cama­rades qui vou­lait m’acheter une
bar­rique. Il a remar­qué mes éta­gères couvertes
de livres et pen­dant que je réglais l’affaire avec l’autre,
il a lu quelques titres sur les dos.

 — Ah, Vic­tor Hugo ! dit-il.

 — Vous aimez lire ? Ici je
n’ai guère que des poètes…

Je ne me fais pas trop
d’illusions sur l’universalité de l’audience poétique.
Je ne cherche pas à impo­ser mes goûts, à
conver­tir à tout prix à la poé­sie. Aus­si quand
on me demande un livre, je pense d’abord à une nourriture
plus gros­sière, mais géné­ra­le­ment mieux
appréciée.

 — Vou­lez-vous que je vous
prête un roman ?

Ver­neuil repousse cette
pro­po­si­tion d’une main dres­sée et presque dédaigneuse :

 — Non,
pas de roman, jamais de roman ! Je n’aime que la poé­sie. Les
romans ça donne de mau­vaises idées, ça trouble
l’esprit, c’est bête. Moi j’aime la poé­sie parce
que c’est vrai, parce que c’est natu­rel ! Pen­dant mon service
mili­taire, j’ai lu pour la pre­mière fois « Les
Contem­pla­tions ». J’avais trou­vé ce livre à la
biblio­thèque de la caserne. Il était encore en bon
état. J’ai pen­sé qu’il ne devait pas être
beau­coup lu, alors je l’ai gar­dé. Je conti­nue à le
relire plu­sieurs fois chaque année. C’est pas comme les
romans : quand on les a lus une fois on sait tout, on n’a plus
besoin de les relire, on peut allu­mer son feu avec, ou s’en torcher
le cul si c’est plus avan­ta­geux. Il n’y a plus rien à
prendre dedans. Tan­dis que la poé­sie ! La poé­sie, ça
n’a pas de fin ! Oui, je lis sur­tout « Les Contemplations »,
mais j’ai sou­vent feuille­té d’autres recueils de poèmes.
Tenez, je peux en prendre plu­sieurs au hasard dans votre
biblio­thèque. Voyez vous-même ! Je parie que vous ne
l’aviez pas remar­qué : il n’y a jamais le mot « fin »
à la der­nière page d’un recueil de vers. Parce qu’il
n’y a pas de fin en poé­sie, ni de com­men­ce­ment. Vous pouvez
lire n’importe où, ouvrir à n’importe quelle page,
c’est tou­jours beau, c’est tou­jours com­plet. On peut s’arrêter
quand on veut, reprendre où on veut, c’est ça qui me
plaît ! Quel­que­fois je prends un vers avant d’aller au
tra­vail ! Oui, exac­te­ment comme un autre prend son verre de vin. Et je
le garde dans ma bouche, dans ma tête pen­dant toute la journée.
Allez, croyez-moi, ça rafraî­chit mieux que tous leurs
sacrés apéritifs…

Vrai­ment
je n’avais jamais encore ren­con­tré un si bel amour de la
poé­sie. Je lui dis mon appro­ba­tion, mon admi­ra­tion et je lui
offre plu­sieurs recueils. Mais il n’en prend qu’un : « Les
Médi­ta­tions » de Lamartine.

 — Je n’en ai pas besoin
de tant que ça, dit-il. Moi, je n’ai qu’un livre et je
vous dis sin­cè­re­ment que je n’envie pas votre bibliothèque.
Ça ne sert à rien d’avoir tant de livres, parce qu’on
ne peut pas bien les connaître tous. Si on ne connaît pas
bien un seul livre à fond, on ne connaît rien !

Et Ver­neuil n’a pas envie
de dis­cu­ter davan­tage sur la poé­sie, ni de connaître les
mou­ve­ments à la mode, les écoles nou­velles, ni même
la Tour de Feu. Tout cela pour lui, c’est la poli­tique de la poésie
et ça ne l’intéresse pas plus que la poli­tique de la
France. Il est l’ami de la poé­sie, il n’est pas son
souteneur.

Après son départ,
je m’entends murmurer :

 — Comme il y a loin de la
lit­té­ra­ture à la vie ! Quel bel exemple de vie ouverte
en poésie.

Et je pense à tous
ceux qui affirment un peu par­tout que la poé­sie est appelée
à mou­rir, à dis­pa­raître de la terre avant l’homme
 ; que déjà elle n’a plus de signi­fi­ca­tion, qu’elle
abou­tit à une impasse. « On ne lit plus les poètes »,
écri­vait un de nos pes­si­mistes à la mode, un de nos
dan­dys de la fin du monde, « dans notre époque de peur,
au bord de la grande nuit qui vient, la poé­sie a per­du tout
pres­tige, la poé­sie n’a plus de pouvoir ».

Ah lit­té­ra­ture !
Com­bien tes jeux sté­riles, tes paroles inef­fi­caces me semblent
loin de l’ami Ver­neuil ! Car tous les far­ceurs qui déclarent
la poé­sie mori­bonde n’en conti­nuent pas moins à
vati­ci­ner et à écrire des poèmes, et à
intri­guer pour les faire publier. La lit­té­ra­ture n’est pas
la vie, la lit­té­ra­ture n’est pas la poé­sie. L’exemple
de Ver­neuil m’assure que la poé­sie est un besoin pour
l’homme, mais que cette faim n’est pas particulièrement
res­sen­tie par les lit­té­ra­teurs, mais que cette flamme n’est
pas spé­cia­le­ment entre­te­nue par eux et qu’un simple marchand
d’étoffes ambu­lant qui n’a lu que « Les
Contem­pla­tions » porte plus sûre­ment en lui l’avenir de
la poé­sie et la cer­ti­tude de son règne que tous les
aca­dé­mi­ciens et tous les poètes d’avant-garde réunis
en Congrès !

Pierre Bou­jut

La Presse Anarchiste