[[Chapitre extrait de Boomerang, récit d’une enfance, à paraître prochainement.]]
Le piéton
qui, des Halles, pour se rendre place de la République
emprunte la rue Turbigo, risque fort, s’il est étranger,
provincial ou même simplement natif de quelque arrondissement
plus distingué ou, comme on dit aujourd’hui, résidentiel,
de ne guère éprouver d’autre sentiment que l’ennui
qui se dégage de la morne géométrie de tant
d’immeubles utilitaires qui, très évidemment, ne sont
même pas dus à l’obsession régulatrice
d’Haussmann mais tout au plus à ses plus bas collaborateurs
secondés, quant à l’insignifiance du résultat,
par les préoccupations exclusivement lucratives des
spéculateurs de l’époque. Et il lui faudrait, à
ce piéton, une grâce toute particulière pour
qu’arrivé, par exemple, au croisement de la rue Réaumur,
il s’avise qu’il atteint l’un des lieux les plus augustes de la
ville, avec, sur sa gauche, moins désenchantées par la
suie et la crasse du temps présent que par leur vétusté
même, voudrait-on dire, familièrement maintenues terre à
terre dans l’espèce de bonhomie campagnarde qu’elles ont
gardée à travers les siècles, les architectures
romano-gothiques de l’abbaye de Saint-Martin, aujourd’hui
dégradées à la fonction administrative de servir
d’abri et de cadre au conservatoire des Arts-et-Métiers ; et,
sur sa droite — mais pour s’en rendre compte, encore faudrait-il
qu’il eût l’idée de tourner la tête — tout
au bout de l’étroite et sombre tranchée de la rue
Beaubourg, immense, la silhouette de Notre-Dame.
Natif d’un quartier
résidentiel je ne l’étais, ni davantage provincial ou
étranger, et cependant la vérité m’oblige à
confesser qu’aussi pedzouille que si j’avais été
l’un ou l’autre, il ne m’arriva jamais de prendre conscience de
tant de convergents témoignages au long de tous les mois qu’il
me fallut quotidiennement passer par ce même carrefour lorsque,
ayant cessé d’être élève rue
Etienne-Marcel, j’eus à faire, une année durant,
premier apprentissage en somme de l’étranger, ce stage en
Barbarie que fut pour moi l’appartenance au cours complémentaire
de ma seconde école, celle de la rue Montgolfier.
Dans cette nouvelle maison,
en effet, je ne dirai pas que je fus malheureux, mais je ne m’y
suis jamais senti chez moi.
Déjà
la situation du bâtiment, immédiatement derrière
le bloc rébarbatif de l’Ecole centrale et où ne
menaient que des rues mortes d’ennui, rue Vaucanson, rue
Montgolfier, ajoutait à la monotonie de la vie scolaire un
irrémissible surcroît d’anonymat. C’est seulement
après-coup, d’ailleurs, que je devais prendre conscience du
caractère désespérément impersonnel de
cette espèce de lieu d’exil. Sur le moment, j’en acceptai
la servitude comme toute naturelle, approuvant même au fond de
moi que mon père, décidément fidèle à
sa méthode, eût, cette fois encore, grâce à
un arrangement à l’amiable, fait en sorte que je pusse
échapper à la filière normale et donc changer
d’école. Motif ? J’en suis confus pour ma chère
maison de la rue Etienne-Marcel, mais c’est, une fois de plus, à
cause de la réputation de l’un des maîtres — le
cours complémentaire étant confié à deux
instituteurs — trop justement taxé d’intempérance
et dont il était en outre établi qu’il ne savait pas
toujours, lorsqu’il avait par trop levé le coude, se retenir
— on en parlait tout bas de peur de lui faire perdre sa place —
de passer aux voies de fait vis-à-vis de tel ou tel élève
récalcitrant. En écrivant ceci, je m’avise que c’est
peut-être justement parce que l’atmosphère générale,
en ma première école, était toute chaleureuse et
humaine que certaines faiblesses y pouvaient ainsi, chez l’un ou
l’autre, sévir sans que personne voulût s’abaisser à
faire appel aux tristes règles de la morale et de
l’administration. Que les gens graves s’en indignent, pour ma
part, encore aujourd’hui, la vieille maison de la tour de
Jean-sans-Peur reste mon école et, dans mon souvenir, combien
je l’aime mieux, même avec le défaut que j’ai dit,
que le sérieux sans défaillance, et sans chaleur, de
l’établissement qui venait de me faire la faveur de
m’accueillir.
Cette
année de mon passage rue Montgolfier avait commencé
plutôt mal. Le premier devoir de français, une rédaction
que l’on nous avait donnée à faire, devait être
un récit de nos vacances. Or, le hasard avait voulu que
cette année-là mes parents, ne pouvant évidemment
pas se douter que j’aurais tout le temps de connaître le pays
par la suite, et comment ! m’avaient emmené en Suisse. A
l’âge que j’avais, tout un voyage et toute une révélation
d’«exotisme ». Aussi bien les orphéons dominicaux
qui encombraient, le jour de notre arrivée par Neuchâtel
— un dimanche — les wagons curieusement disposés avec
leurs bancs miniatures de part et d’autre d’une longue travée
médiane, que le dédale des rues bernoises égayées
par leurs drôles de fontaines joujoux, puis l’écrasante
proximité de la haute montagne lorsque nous avions séjourné,
par une chaleur étouffante, en un petit village riverain de
l’inévitable lac des Quatre-Cantons, tout cela m’avait
laissé dans la tête un bric-à-brac d’images
propre — dame, j’avais douze ans seulement et, à douze
ans, c’est bien peu que comptent les monuments historiques et les
beautés de la nature — à donner l’impression, mis
par écrit, d’une collection de curiosités plutôt
que le sentiment de la découverte d’un autre coin du monde.
J’ai donc tout lieu de penser que mon topo ne brillait pas par
excès d’originalité et que le père Hannotel,
notre maître pour le français et matières
assimilées, eut parfaitement raison de ne le point honorer de
la meilleure note, mais de l’incorporer au groupe de copies
classées ex aequo au second rang. Pourquoi me suis-je
cependant intérieurement regimbé contre une
appréciation probablement si sage ? Ce n’était pas, je
puis l’affirmer, vanité de bon élève jusque-là
trop habitué à la petite et pourtant insidieuse
flatterie des succès scolaires. Après tout, il y avait
peut-être un peu de vanité quand même ; mais ce
n’était pas l’essentiel. A vrai dire, ce fut beaucoup plus
complexe. Car j’eus aussitôt la conviction — née
d’ailleurs du commentaire énoncé par le maître
lorsqu’il nous rendit nos travaux — qu’avait joué là,
chez notre censeur, un souci, au demeurant extrêmement
défendable, de justice, dirais-je, redistributive, en ce sens
qu’il avait délibérément tendu à
défavoriser — les favorisés à qui la chance
avait permis de connaître des vacances plus intéressantes,
et aussi plus coûteuses que n’en avaient eu les autres. Rien,
en somme, de plus logiquement équitable. Et pourtant je fus
choqué. Ce n’était pas de ma faute, me disais-je, si
j’avais eu cette chance. Quelque chose me soufflait que cette
justice sourcilleuse était peut-être une forme
particulièrement perfide, parce qu’en apparence si
justifiée, de l’injustice. Sur le moment, je ne me formulais
pas, ai-je besoin de l’écrire ? si clairement ma pensée.
Mais par la suite je me suis dit souvent que le petit mouvement
rebelle que j’éprouvai alors exprimait déjà ma
méfiance, qui ne devait que grandir et que j’ai gardée
tout entière, envers un certain culte de l’égalité.
Pas question, bien entendu, de prendre la défense de
l’inégalité des conditions, cette source, c’est
entendu aussi, des pires injustices. Mais la vérité
oblige à dire que certaine obsession du juste est loin d’être
toujours aussi pure qu’elle se donne. Parmi les esprits qui rêvent
d’un monde enfin meilleur, il est facile de reconnaître deux
grandes familles, très distinctes. Il y a ceux, d’abord, qui
procèdent, pourrait-on avancer, de Rousseau, les absolutistes
de l’égalité, chez qui la chasse aux passe-droit
l’emporte, et de loin, sur l’amour spontané de la vie
libre, gens qui, le plus souvent, quand ils apprennent que Pierre ou
Paul a sujet d’être content, se sentent tout de suite
alertés, prêts à découvrir un scandale.
Réaction qui peut il est vrai, procéder seulement d’un
excès de fidélité aux principes, et donc se
définir, non point impure, mais au contraire, dirais-je, trop
pure et, de ce fait, pour employer le seul mot qui convienne ici,
emmerdante, autant que peut l’être toute pensée plus
ou moins apparentée aux tics moralisateurs d’une conception
de la vie, tout au fond, protestante. — Ce disant, je ne puis
m’empêcher de repenser aux propos étonnants que,
malgré toute sa gentillesse, me tint un jour — c’était
beaucoup, beaucoup plus tard, en Suisse, pendant la seconde guerre
mondiale — l’excellent pasteur Gerber, qui publiait le courageux
petit Aufbau de Zurich, — la première fois que nous
nous rencontrâmes après que Silone eut été
coffré par la police politique pour avoir entretenu des
rapports outre-frontière avec l’opposition illégale
contre Mussolini. Le bruit — exact — s’était répandu
que le gardien de la prison, la chose, on va le voir, est toute à
son honneur, justement plongé dans la lecture de l’un des
plus beaux livres de Silone, mourait de honte d’avoir pour consigne
d’en maintenir l’auteur sous les verrous. Ledit gardien et,
faut-il ajouter, l’administration elle-même, s’étaient
donc ingéniés à adoucir autant que possible le
régime. Tout cela, que me racontait Gerber, je le savais déjà
et m’en réjouissais de tout mon cœur. Mais mon brave homme
de pasteur, lui, trouvait : ce n’est pas juste. Il voyait là
un traitement réservé « à un écrivain »,
mais dont pour rien au monde on n’eût fait bénéficier
un simple mortel. Ce qui est assurément probable, et de plus
il est de fait que Gerber lui-même, quand très peu de
temps auparavant il lui avait fallu connaître, pour ses
articles antimilitaristes, l’hospitalité d’une cellule,
n’avait pas eu la moindre raison de se féliciter du
comportement des geôliers. Mais là n’était
point, en aucune mesure, la cause de sa protestation. L’obsession
du juste, disais-je, n’est pas toujours pure, et il n’est que
trop certain qu’elle traduit souvent le ressentiment bien plutôt
que l’amour vrai de la justice. Mais le pasteur dont je rapporte
ici l’attitude était quant à lui trop foncièrement
chrétien pour qu’il fût permis de lui imputer ce genre
de bassesse. Chez lui, c’était naïve rigueur. Si naïve
qu’il eût trouvé juste, en effet, et comme on dit en
Suisse « en ordre » que notre grand bonhomme d’ami fût
en butte aux mêmes désagréments que quiconque. Au
lieu d’être d’abord tout bonnement content qu’il n’en
fût rien, et ensuite de proclamer : « C’est tout le monde
qu’il faudrait traiter ainsi ». J’ai peut-être tort,
mais tel que je suis fait j’aime mieux l’autre famille des
esprits tournés vers l’avènement d’un plus humain
avenir : ceux qui ont toujours un premier mouvement de recul devant
tout ce qui sent le contrôle tatillon des collectivités,
comités de salut public, démocraties populaires et tout
le bataclan, mais au contraire mettent l’accent sur la liberté.
Et l’amour. Les premiers, les égalitaires, ne feront jamais
que des citoyens. Les seconds, de nous tous, pourraient faire des
princes.
Pauvre
monsieur Hannotel, il ne s’est jamais douté du cas de
conscience provoqué dans ma petite tête par sa très
innocente appréciation de mon premier pensum. C’était
un homme mince, assez grand, brun au possible, avec de gros sourcils
touffus, très simple et franc d’allure. Avec lui, le travail
n’était jamais ennuyeux, ou plutôt si, on s’ennuyait
quand même, parce que le programme était vraiment trop
chargé, encombré de choses sans intérêt,
mais lui, toujours, savait rester vivant et de bonne humeur. C’était
heureux, car en plus des longues heures de classe je restais, avec
quelques autres, sous son égide pour le si commode bienfait —
au fait, cela aussi était un privilège — des
répétitions au cours desquelles il s’employait à
nous faciliter la confection de nos innombrables devoirs. J’ignore
si, depuis, les choses ont un peu changé ou si les enfants ont
encore autant de travail à la maison. A l’époque, en
tout cas, c’était insensé. Je devais être
couché à dix heures. Heureux les jours où je
pouvais finir d’apprendre mes leçons un quart d’heure,
vingt minutes avant l’inéluctable obligation de me mettre au
lit. Je me vois encore un livre à la main dans la salle à
manger, répétant tout haut mon pensum les yeux fixés
sur la pendule dorée aux griffons Empire, tout en exécutant,
debout sur un pouf qui me servait de traîneau, d’interminables
glissades. Oui, heureux les jours où ce genre d’exercice
pouvait s’achever avant dix heures tapant et où il m’était
permis de lire un peu pour mon plaisir. Et ce n’était pas du
tout la conséquence du seul programme de cette année-là.
Déjà l’année précédente, il en
allait exactement de même. Dès la douche du matin — la
vogue était aux ablutions d’eau froide et la journée,
immanquablement, commençait par le brutal coup de fouet du jet
glacé, plus tard humainement remplacé par l’éponge
— dès la douche du matin, donc, sous le giclement de l’eau,
combien de fois ne me suis-je pas surpris à calculer avarement
le pauvre lambeau de temps libre dont, avant d’aller dormir, je
pourrais disputer l’aubaine à toutes les corvées du
jour, pour continuer, au compte-gouttes, le livre commencé.
Cela dit sans pour autant m’emballer pour les panacées de la
pédagogie moderne rêvant d’épargner à
l’enfance toute astreinte, tout effort ; j’ai eu trop souvent
l’occasion de constater par la suite, du temps où je donnais
des leçons, par le contact avec mes élèves de
Suisse allemande ou d’Amérique, l’état d’ignorance
crasse et, surtout, de profonde incuriosité où les gens
peuvent être réduits par un enseignement avant tout
soucieux de faire la part du jeu et des loisirs. L’infantilisme,
l’un des maux majeurs de notre civilisation de masse, ne peut qu’en
être aggravé. Le peu de chose que nous savons vraiment,
ce qui s’appelle savoir, c’est dans l’enfance que nous l’avons
appris. Le reste, entre autres ce qu’on appelle la haute culture,
demeure seulement, à y regarder de près, un vernis
facilement écaillé. Là-dessus, je ne serais pas
loin de donner raison, une fois de plus contre l’impossible
Rousseau, et donc aussi contre ses épigones modernes, aux
jésuites, à leur pessimisme foncier qui les fait ne
guère se préoccuper de ménager l’enfance.
Entre dix et treize ou quatorze ans, la faculté d’assimilation
est si grande que c’est un crime de ne pas en profiter, quitte à
priver l’enfant, presque, de son enfance. Il aura tout le temps,
dans la vie dite sérieuse, de se parfaire en absence au monde
et à lui-même — l’idéal, en somme, de la
plupart, mais contre l’abrutissante tyrannie duquel ce qui lui
restera, même fragmentairement, de ses petites classes pourra,
malgré tout, le défendre un peu.
Alors que, rue
Etienne-Marcel, quand un maître donnait des répétitions,
il le faisait, la classe terminée, dans sa classe, le
rigorisme administratif de la rue Montgolfier ne connaissait pas
cette tolérance. Aussi M. Hannotel avait-il loué dans
le voisinage, exactement rue Meslay, une mansarde où
s’accomplissait sous sa direction notre travail post-scolaire.
Image difficile à retrouver, celle de cette pièce
exiguë où, assis à une dizaine serrés les
uns contre les autres autour d’une table ronde, nous noircissions
du papier sous la lumière crue d’une ampoule accrochée
au plafond. Séances qui n’ont guère laissé de
trace profonde dans ma mémoire, et cependant tout à
fait les taire serait abandonner au néant le surcroît
d’intimité avec la réalité urbaine, avec
Paris, dont, sans que je m’en rendisse compte, elles auront été
l’occasion. Chose peu facile à exprimer. Comment faire
comprendre ce sentiment de dépaysement, presque d’exotisme
que peut éprouver un gosse parisien du seul fait de prendre,
ne fût-ce qu’à peine deux heures par jour, racine dans
une rue jusqu’alors inconnue, mystérieuse à force de
banalité dans la permanence d’ombre que lui conférait
le moment tardif où nous nous y rendions. Je ne sais pas si
c’est cette banalité du mystère ou ce mystère
dans le banal qui m’a incité plus tard, écrivant
certain récit, à faire perdre à mon héros
son innocence précisément rue Meslay. Mais ce que je
sais bien, c’est que, franchie la zone mal famée de la
toujours si obscure rue du Vertbois, certain passage couvert dont il
nous fallait grimper les marches avant de déboucher dans
l’étroite tranchée de « notre » rue jouait
— ténébreux au possible et tout empli de l’écho
de nos gros souliers — le rôle, dirais-je aujourd’hui,
d’une sorte d’initiation au monde d’outre-monde que resta
toujours un peu pour moi le « pays » mal connu dont, soir
après soir, nous nous trouvions être un peu les
habitants.
Pays est bien le mot, tel
que Proust l’a si prestigieusement employé dans ses pages
sur les « noms de pays », sans qu’il se soit avisé,
malheureusement, qu’il aurait pu, et même dû, lui
Parisien — mais il est vrai trop prisonnier de son Paris à
grosses fortunes — en écrire d’au moins aussi belles sur
les noms de rues et de quartiers.
L’humble
vérité, toutefois, m’oblige à reconnaître
qu’aucun nom de rue ne prête sa magie à trois des
autres rares souvenirs que j’ai gardés de mon temps
Montgolfier. Car la rue qu’ils ont pour cadre, rue sur laquelle
s’ouvrait la porte de l’école, c’est seulement beaucoup
plus tard que, par la lecture d’un plan, je me suis avisé de
son nom — très exactement rue Ferdinand-Berthoud —
appellation vraiment trop dénuée de prestige pour
qu’elle pût leur conférer, m’eût-elle même
alors été familière, le moindre halo sonore.
Pour le premier d’entre
eux, d’ailleurs, incident est beaucoup dire, encore que l’anecdote,
peut-être par ce qu’elle avait de complimenteur, mais
davantage à cause de la seule gentillesse du propos, me soit
assez souvent revenue à l’esprit, à chaque fois pour
mon amusement. J’approchais de la porte de l’école, sans
doute déjà un peu en retard car il n’y avait pas
comme d’habitude de bandes d’élèves traînant
à attendre l’heure sur les trottoirs et la chaussée,
lorsqu’un autre élève de ma classe, brave petit
copain très fils d’ouvrier, lui-même également
peu en avance, me rejoignit et, après avoir jeté sur
mon visage un coup d’œil légèrement appuyé,
me dit en souriant (je lui avais apparemment parlé un jour du
premier métier de mon père): « Ça se voit
que ton père est sculpteur, il t’a bien balancé. »
Je supplie le lecteur aujourd’hui saturé de tant de
confessions d’amitiés particulières de ne pas se
laisser aller à des suppositions devenues, par les temps qui
courent, banales à dormir debout et qui, dans l’occurrence,
n’auraient rien à voir avec la vérité. Je m’en
excuserais presque : pas pour un sou, dans la phrase que je venais
d’entendre, du moindre prétexte à littérature
néo-gidienne. Mon jeune interlocuteur l’avait prononcée
comme il m’aurait dit : « Tiens, tu as une jolie cravate. »
Que voulez-vous, il arrive que même un enfant de Paris parle
sans arrière-pensée.
Quant aux deux autres
souvenirs liés au cadre de la même rue, ils sont
beaucoup plus prosaïques.
Juste en face de l’école,
il y avait, contre le mur de Centrale, un urinoir, particulièrement
odorant pendant les grosses chaleurs. Certain début
d’après-midi, alors que nous attendions par groupes, un peu
avant une heure, l’ouverture de la porte de l’école, un
usager de l’édicule sortit en se reboutonnant. « Celui-là,
fit l’un de nous, qui paraissait renseigné, on peut dire que
c’est une manie : tous les jours à la même heure qu’il
vient se taper. » Mon regard suivit l’homme qui s’éloignait
— peut-être avait-il entendu ? Un minable visage blême
d’employé quelconque condamné à respirer du
matin au soir le même air renfermé. Même sans la
remarque que nous venions d’entendre, on comprenait qu’il était
un de ces pauvres types, un de ces en marge comme l’immense ville
n’en fabrique que trop. C’était sale, oui, mais triste au
possible et la vague angoisse que j’éprouvais aurait pu se
traduire : « Ah, le destin des gens…»
La
dernière image a pour elle de ne point manquer de comique. Il
faut dire que nous avions, venant deux ou trois fois par semaine nous
casser les oreilles de son accent hurleur, un professeur d’allemand
— dame, toujours cette idée qu’il fallait battre sur leur
propre terrain les sujets du roi de Prusse. C’était le père
Stein, que j’eus à subir également plus tard, au
collège, où il était professeur attitré.
Je crois bien que Hansi lui-même n’aurait pas enfanté
caricature plus réussie de l’Allemand tel que le voient ceux
qui, par la suite, devaient inventer le mot boche. Grand juif maigre
de l’Erzgebirge, donc, à l’origine, Autrichien de ce pays
des Sudètes devenu de nos jours tragiquement célèbre,
le père Stein avait, de tant de fils par le sang ou l’esprit
de la nation germanique, ce trait si répandu chez eux d’être
furieusement — antiallemand. Je me rappelle encore la fois que,
bien plus tard, pendant la première guerre, mon ami Robert en
permission et moi rencontrâmes en Sorbonne notre vieux père
Stein. Bien sûr, salutations, poignées de mains et, de
sa part, grandes phrases patriotiques. Robert, lui aussi fils du
peuple d’Abraham, mais internationaliste à tous crins, tenta
bien de le calmer un peu en lui disant qu’il bénéficiait
du moins de cette chance d’avoir, dans le secteur d’où il
venait, comme vis-à-vis des Bavarois. Le Stein ne voulut rien
entendre et lorsque dans la foule — il devait y avoir eu une grande
conférence, ou encore, ce qui eût mieux expliqué
la présence en Sorbonne de notre ancien prof, des examens —
nous nous séparâmes, l’immense vieux type, de la voix
de stentor que nous lui avions toujours connue, lança un
« méviez-fous tes Poches ! » qui, par ces temps
d’épopée, fit littéralement sensation. En
classe, il n’en finissait pas d’écumer contre la traîtrise
prussienne : visite officielle de Bismarck à Vienne juste avant
Sadowa, et à Paris juste avant Sedan ! Le haut-fait dont il ne
dut jamais cesser jusqu’à sa mort de se faire gloire,
c’était sa tentative, en 70, avec d’autres volontaires, de
venir s’engager dans l’armée française — bon
mouvement qui avait dû rudement lui faciliter plus tard sa
naturalisation sans cependant l’exposer à d’autre
inconvénient que d’être, avec ses compagnons,
intercepté par les troupes allemandes, qui leur avaient
gentiment sauvé la vie en les faisant prisonniers. Il n’était
pas mauvais enseignant, bien que ce que je pus apprendre chez lui ne
fût guère lourd, mais, dans l’ensemble, la France ne
brille pas fort en ce qui concerne l’étude des langues
étrangères, et relativement à ce qu’obtenaient
ses collègues, le père Stein pouvait se dire qu’il
arrivait quand même à certains résultats.
Seulement, c’est son comportement de maître qui laissait à
désirer. Impossible de se représenter quelqu’un de
plus conforme à l’image que l’on pouvait se faire d’un
sous-off de l’armée impériale. Dieu sait si nombre de
nos instituteurs et, plus tard, de nos professeurs de collège
pouvaient avoir des défauts. Mais aucun, je dis aucun ne nous
traitait, comme le père Stein, en bétail de caserne. Et
cependant, il est certain que ce n’était pas un mauvais
homme. La façon dont il se laissait aller à parler de
son fils — trop peu averti des accidents de sa prononciation
française, il l’avait prénommé Yvon, ce qui
avait pour résultat, pour notre irrépressible hilarité,
qu’il ne le mentionnait jamais autrement que par la désopilante
et limonadière appellation de « mon fi-Siphon » —
témoignait assez de son généreux cœur d’enfant
du peuple élu. Mais la discipline proprement régimentaire
qu’il nous imposait nous laissait pantois. L’infortuné
avait de toute évidence le complexe d’autorité du
pays de ses origines. Et dont il devait, justement dans la rue
Ferdinand-Berthoud, nous donner inopinément la plus cocasse
démonstration. Il y avait parmi nous un grand garçon
dégingandé, un peu au-dessus de notre âge et à
qui il arrivait de temps à autre, ce pourquoi nous l’admirions
fort, de griller une cigarette. Un beau jour, à l’un de ces
moments d’avant l’école qui nous rassemblaient dans la
rue, ce camarade plus âgé, soit qu’il n’eût
vraiment pas d’allumettes soit qu’il trouvât la chose
amusante, voyant déboucher au coin de la rue le père
Stein avec, au bec, son éternel cigare, s’avisa d’aller
lui demander du feu. Ah ! Seigneur, alors que n’importe lequel de
nos maîtres français eût tout au plus refusé
et passé son chemin, l’ex-sujet de la double monarchie te
vous saisit l’insolent par le bras et l’emmena tout droit
jusqu’au bureau du directeur, lequel évidemment ne put faire
autrement que de coller une ou deux heures de retenue au coupable
pour manque de respect à supérieur hiérarchique,
mais dut à sa part soi se demander comme nous quelle mouche
avait bien pu piquer notre fournisseur en grammaire tudesque.
Maintenant que j’ai beaucoup fréquenté ses
congénères, je sais qu’il ne s’agissait pas le
moins du monde d’une « mouche », d’un passager caprice,
mais que, si frère qu’il fût par la race du frondeur
Heine et si persuadé qu’il se crût d’être un
vaillant militant de la cause « française » et
républicaine, notre professeur Unrat sans le savoir restait
indélébilement marqué par l’empreinte de cet
empire knouto-germanique auquel il était convaincu d’avoir à
jamais déclaré 1a guerre.
J’ai gardé, dois-je
dire pour la mauvaise bouche ? le second de nos maîtres
principaux, celui qui, à la différence du père
Hannotel, était chargé de nous inculquer, calcul,
sciences naturelles, etc., les connaissances relevant des disciplines
non littéraires. Il s’appelait Vandonge. D’origine
flamande comme le nom l’indique, il apportait dans notre vie
scolaire, sans jamais atteindre, il faut le reconnaître, à
la perfection dictatoriale de son collègue ex-sudète,
un esprit de lourdeur dont nous n’étions pas, à la
longue, sans horriblement souffrir. Oh ! certes, ses leçons
étaient impeccables, et il ne fait pas de doute que c’est en
grande partie grâce à lui que je passai haut la main, en
fin d’année, l’examen d’admission à mon futur
collège, Chaptal. Mais quel homme antipathique. De la même
famille spirituelle — si l’on peut dire — que cet oncle dont
j’ai déjà parlé, ou plus exactement dont,
signalant seulement en passant son existence, je n’ai pas parlé
encore, tant le personnage me reste, même aujourd’hui, sur
l’estomac. Oui, le même esprit mortel à toute
élévation en esprit. Témoin la petite scène
suivante.
Je commençais à
disposer d’un peu d’argent de poche et, certain jeudi, je n’avais
pu résister à la tentation d’acquérir sur les
quais un manuel, excellent d’ailleurs, de sciences naturelles pour
candidats au bachot. Il faut dire que les sciences naturelles,
c’était à ce moment-là ma passion. Bien sûr,
de longues parties du texte, supposant entre autres des connaissances
de chimie que je n’avais pas encore, ne pouvaient que m’échapper ;
mais combien d’autres, en revanche, m’illuminaient déjà.
Et vu que nous avions à faire un devoir de botanique pour
lequel je m’étais laissé aller à me donner un
mal fou, du moins m’étais-je accordé le plaisir de
l’illustrer en copiant minutieusement, y compris tous les détails
de la structure des cellules, quelques planches du précieux
petit bouquin qui faisait ma joie depuis peu. Ce devoir, nous
n’avions pas à le remettre, le père Vandonge se
contentant de venir l’examiner auprès de chacun. Le moment
venu de s’occuper de moi, il prit ma copie, resta un bon moment
silencieux, puis me la rendit et, du même ton qu’aurait pu
avoir mon fameux oncle, tout en indiquant du doigt mes beaux dessins :
« Cela, évidemment, fit-il, vous n’y comprenez rien. »
L’étonnant, c’est que je ne me sentis pas douché
pour un liard, mais que tout au contraire un flot de mépris
m’envahit pour ce cuistre. Ils ne savent pas, nos maîtres, à
quel point un gosse peut être prompt, eux qui croient nous
mesurer selon leurs barêmes, à les juger en profondeur.
Mais ce ne sont pas ses
rapports avec moi qui m’ont laissé le pire souvenir. Le père
Vandonge, au fond, moi, comme nous tous, je m’en contrefichais.
Machine à enseigner, c’est tout ce que nous lui demandions
d’être. Seulement, dans notre classe, il y avait aussi son
fils. Et cela, ce n’était pas drôle. Pas drôle
du tout. Avec les enfants des autres, le bonhomme était bien
obligé de s’imposer un minimum de décence. Mais avec
son rejeton, la voie était libre. Le petit Vandonge, c’est
vrai, tête carrée, nez camus, l’œil en dessous,
opposait, et combien on le comprend, à la folle manie
d’autorité de son paternel une résistance sourde et
butée. Armé du long bâton dont on se sert pour
les démonstrations au tableau, le père, alors, plus
semblable à un dresseur de fauves qu’à un père,
passait à la correction physique de son héritier. Les
coups pleuvaient dru, puis le coupable, le paria, devait rester
immobile, accroupi sur l’estrade et, faisait-il mine de relâcher
d’un soupçon la fixité prescrite, la baguette, à
nouveau, s’abattait sur lui. Nous tous, spectateurs involontaires
de cette sauvagerie, nous enfoncions dans un silence crispé.
« Ah ! le salaud ! », pensions-nous. Mais il faut reconnaître
que le père Vandonge arriva à ses fins. A force de
voies de fait, il réussit, l’infortuné, à
faire de son fils — entré en même temps que moi à
Chaptal mais avec qui j’eus bientôt perdu tout contact —
une parfaite bête à concours et cet automate par
excellence que peut être un élève de Saint-Cyr,
où le malheureux enfant finit par entrer. Je le sais pour
l’avoir rencontré au Luxembourg un peu avant la guerre. Le
hasard, dans une allée, nous mit si inopinément l’un
en face de l’autre qu’en dépit de ce que chacun ne pouvait
point ne pas penser de son ex-condisciple, moi (il était en
uniforme): une brute galonnée, et lui de moi : un abominable
intellectuel, nous ne pûmes éviter de nous reconnaître
et de nous serrer la main. Et même, pendant plus d’une
demi-heure, arpentâmes-nous ensemble le beau jardin, par tout
son charme et malgré nos différences insidieusement
complice de notre commune jeunesse. Calmement, sans colère —
à cet âge-là, c’est rare — nous avons fait le
point, évitant les grands mots, mais assez pour mesurer tout
l’abîme en si peu d’années creusé entre nous.
Mais aussi pour comprendre que chacun se rendait compte que l’autre
était de bonne foi. Au peu qu’il se laissa aller à me
dire de la rigueur de cette vie de prytanée qu’il croyait
avoir choisie, je me sentis même, tout au fond de moi,
bouleversé par tant de bonne volonté captive. L’adepte
d’un ordre religieux eût à peine parlé
autrement. Et lorsque quelques mois plus tard on sut l’hécatombe
de saint-cyriens fauchés dès les premiers jours de la
guerre, j’eus la certitude — que je n’ai jamais vérifiée
— que le fils Vandonge était au nombre de ces jeunes fous en
gants blancs inutilement immolés. Ah, c’est beau
l’éducation : le bâton frappeur de Vandonge père
ou un surin, impossible, en vérité, de faire entre eux
la différence.
Jean Paul Samson