La Presse Anarchiste

À Biribi

 
En avril 1891, au Kef, à la 1re com­pag­nie, il y avait un chas­seur que les gradés
se plai­saient à punir, — sans doute pour se distraire. —
Aus­si cet homme pas­sait-il les trois quarts de sa jolie vie de soldat
dans la prison ou les cel­lules. Fatigué de men­er pareille
exis­tence, com­prenant qu’on se débar­rasserait de lui à
la pre­mière occa­sion en le faisant pass­er au con­seil de
guerre, cet homme, dans son étroit cachot, songea à
s’estropier — tou­jours pour adoucir son sort — afin
qu’on l’envoyât à la sec­tion des mutilés. 

Et un jour, il se pro­cure, on ne sait com­ment, un morceau de verre et
cherche à se couper une veine. On s’en aperçoit et on
lui octroie, pour le con­sol­er, vingt-huit jours de cel­lule de
cor­rec­tion en plus. 

Quelques jours après, il essaye de se crev­er un oeil avec ses
doigts, puis il grat­te la chaux des murs avec ses ongles, com­pose une
sorte d’amalgame et se l’introduit dans l’œil qu’il désire
per­dre. Tous les matins, le médecin major Provendi­er montait
aux cel­lules lui faire un panse­ment ; et un jour que le
com­man­dant Schmitelin vis­i­tait les cel­lules, le chas­seur sup­plia le
chef de batail­lon de le faire pass­er à la sec­tion des mutilés,
car du batail­lon d’Afrique, dis­ait-il lam­en­ta­ble­ment, il n’en
sor­ti­rait jamais… 

Le com­man­dant mit le poing sous le nez du pau­vre dia­ble, mais ne le
frap­pa pas, et lui répon­dit en présence du médecin
et du fac­tion­naire : « Je te ferai pour­rir en cellule
comme un cochon et après je te ferai pass­er au con­seil de
guerre. »

– O –

Il
était, en 1890–91, une phrase que les sous-offs de la 6e
com­pag­nie (appelée à l’époque Com­pag­nie de
fer) prononçaient à chaque instant et à tout
pro­pos. — Ain­si, la fig­ure d’un indi­vidu ne reve­nait pas à
un gradé, le pas­sait à la matraque, et si l’autre
avait l’air de pro­test­er, on lui clouait le bec par ces paroles :
« Au batail­lon d’Afrique, tous les moyens de répression
sont bons, même ceux qui peu­vent entraîn­er la mort. »

Un
soir de févri­er 1892, à Souk-el-Djemâa, le
ser­gent-major Pan­ta­lac­ci et un autre sous-offici­er — tous deux
ivres — ren­traient au camp, et là, ils rencontrèrent
le chas­seur Mazade. Je ne sais pas si la vue de ce sol­dat eut le don
de les exas­pér­er, mais je sais que les deux sous-offs
tombèrent à bras rac­cour­cis sur Mazade, qui osa
se défendre. 

Les deux brutes, écumant de rage, le rouèrent de coups,
le firent entr­er dans une cel­lule et, dans l’étroit cabanon,
à la lueur du falot du capo­ral de garde, la boucherie
commença. 

Mazade, per­dant son sang de partout, tombe sans forces sur le lit de
camp ; les deux brutes avinées s’acharnent sur leur
vic­time ; l’un — le ser­gent-major — frappe avec un nerf de
bœuf, l’autre a dans la main une énorme clef et vise
par­ti­c­ulière­ment la figure. 

Le sang éclabousse les murs ; la porte en est toute
tachetée ; il y a du sang qui passe à tra­vers une
rain­ure du lit de camp et qui coule sur le parquet. 

Le
lende­main, le ser­gent major Pan­ta­lac­ci, porte huit jours de consigne
au chas­seur Mazade pour out­rages et voies de fait envers ses
supérieurs
.

Le
cap­i­taine Pel­leti­er, plus humain que ses sous-ordres, ne le fait pas
pass­er au con­seil de guerre, lorsqu’il voit avec stupéfaction
que Mazade, tout en ayant com­mis des voies de fait, a la tête
énor­mé­ment grosse, que la fig­ure n’est qu’une masse
informe et que les ecchy­moses sont nom­breuses. Il lui fait obtenir
seule­ment soix­ante jours de prison, dont vingt-huit de cellule
de cor­rec­tion, ce qui val­ut, plus tard, le pas­sage du pau­vre dia­ble à
la sec­tion de dis­ci­pline.

Le
nom­mé Jeanne, âgé d’environ quar­ante ans, père
de trois enfants, qui ne s’est pas soumis à la loi est
affec­té, en novem­bre 1892, à la 6e compagnie
du 3e batail­lon d’Afrique, au Kef. 

En
rai­son de son âge, on l’emploie à la popote des
sous-offs, et le 1er jan­vi­er 1893, le ser­gent Pianel­li se
trou­vant mécon­tent de ses ser­vices, le fait traîn­er à
la prison du camp des Oliviers et l’accompagne naturelle­ment au
nerf de bœuf, et une fois que Jeanne s’y trou­vé, le sergent
Pianel­li demande un falot pour voir clair — car il est 6 heures et
demie du soir, — ferme la porte de la prison pour ne pas être
dérangé, et, seul avec le sol­dat, qu’il a déjà
à demi assom­mé et qui gît sur le lit de camp, il
lui danse sur le ven­tre, le frappe à coups de talons et
finale­ment le roue de coups de nerf de bœuf. 

Il s’arrête lorsque Jeanne, baig­nant dans son sang, ne dit
plus rien, car il a per­du con­nais­sance, et se retire heureux d’avoir
une fois de plus fait son devoir. 

Jeanne por­ta la trace des coups reçus pen­dant, plus de quinze
jours. 

À
part les hommes de garde qui, eux, entendirent cette scène de
sauvagerie, mais ne la virent pas, il n’y eut qu’un seul témoin
qui put jouir du coup d’œil, mais qui fut profondément
indigné : c’était un capo­ral de la 6e
com­pag­nie qu’on avait mis à la boîte — pour ses
étrennes — le 1er jan­vi­er 1893.

  A. Gau­they, ex-capo­ral au 3e bat d’Af.


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