La Presse Anarchiste

L’anarchie au théâtre

Il y a quinze jours, le Théâtre-Libre don­nait sa
huitième soirée de l’année. Au pro­gramme, deux
pièces : Grand-papa, de M. Claude Berton ; Si
c’était
…, de M. Paul Lheureux. 

De cette dernière, pas grand’chose à dire :
toute la presse ne s’est-elle pas accordée à en louer
l’esprit, les ten­dances ? Pensez donc, il s’agit d’un
chif­fon­nier anar­chiste, aigri par le mal­heur, qui médite les
plus mau­vais coups, et se trou­ve, à la fin, transformé
en un doux agneau par la vis­ite d’un être mystérieux
en lequel il croit recon­naître le Christ !… 

Mys­ti­cisme et apho­rismes émol­lients panachés, cela est
dans le goût du jour. Cela devait avoir du succès. 

Dans Grand-papa, au con­traire, pas la moin­dre illusion
mys­tique : le réal­isme le plus plat. 

Un des per­son­nages de la pièce y débite bien les lieux
com­muns de la morale bour­geoise courante ; mais, sans phrases,
sans grands mots, une sim­ple rac­crocheuse, des plus grues, rive le
clou du moraliste. 

Parce que l’auteur s’est con­tenté de met­tre, sous les yeux
du pub­lic, les saletés de la vie, a eu le toupet de plac­er son
action au milieu du monde bour­geois, touchant le monde offi­ciel, les
cri­tiques « influ­ents » ont cat­a­logué sa
pièce du « genre rosse » ! Il est
vrai que c’est tou­jours rosse de met­tre le nez des gens dans leurs
ordures. 

Un bour­geois, alors qu’il était étu­di­ant et
n’éprouvait pas encore le besoin de prêch­er la morale,
vivait avec une jeune fille qu’il s’empressa de lâcher,
sans tam­bour ni trompette, quand il apprit qu’elle allait le rendre
père. 

La fille enceinte don­na le jour à une fille qui se fit,
lorsqu’elle fut en âge, cour­tisane comme sa mère.
Elle-même devint mère d’une fille destinée
égale­ment à faire le trot­toir. C’est cette dernière
que nous trou­vons au début de la pièce. Sa mère
est morte, elle vit avec sa grand’mère, la maîtresse
de l’étudiant. 

Grandie dans ce milieu, la petite n’a trou­vé rien de mieux
que de con­tin­uer la vie de ses ascen­dantes, et nous la voyons, au
pre­mier acte, ramenant un miché qu’elle a cueil­li au
Moulin-Rouge, où elle « travaille »
d’ordinaire.

Sa con­quête est un vieux mon­sieur décoré, qui, au
sor­tir d’un ban­quet d’hommes sérieux, où l’on a
prêché en faveur de la morale et forte­ment bu aus­si, a
trou­vé bon d’aller ter­min­er sa soirée dans un endroit
plus agréable. 

Mais pen­dant que la fille se désha­bille, l’homme inspecte la
cham­bre, une pho­togra­phie accrochée à la cheminée
attire son atten­tion, il s’y recon­naît au temps de sa
jeunesse. Il inter­roge et apprend qu’il est chez sa petite-fille ;
l’émotion, la bois­son lui font un tel effet qu’il en tombe
mort. 

Certes, le sujet n’est pas neuf. Nous avons lu cela sous diverses
formes dans les sup­plé­ments lit­téraires. Il y avait des
vari­a­tions : au lieu du grand-père, c’était le
père ou toute autre com­pli­ca­tion, mais le fond en était
le même. Le cas ne s’est peut-être pas présenté,
mais il est fort pos­si­ble ; là n’est pas le mérite
de la pièce. 

Ce qui nous y a intéressé, c’est le dia­logue du
beau-frère du mort avec la jeune pécher­esse. Pour
éviter le scan­dale, la famille a dû s’aboucher avec la
grand’mère prox­énète. Celle-ci en a même
prof­ité pour faire chanter ceux qu’elle tient par la crainte
du scandale. 

Quoi qu’il en soit, ceux de la famille du mort ne sont pas trop
sat­is­faits de savoir qu’une sim­ple retapeuse peut se van­ter de
par­en­té avec eux. Le beau-frère vient pro­pos­er à
la jeune fille « de lui faire un sort » pourvu
qu’elle soit raisonnable, qu’elle con­sente à aban­don­ner sa
vie de pat­a­chon. La jeune grue l’écoute, croy­ant qu’il va
lui offrir de l’entretenir, mais lorsqu’elle a com­pris qu’en
échange de la vie facile qu’elle mène, il lui offre
la mis­ère et du tra­vail, toute bêtasse qu’elle est, en
peu de mots, par de sim­ples réflex­ions, elle démon­tre à
ce prêcheur de ver­tu qu’il est bien facile de faire de la
morale lorsqu’on a le gous­set bien gar­ni, mais que c’est plus
dif­fi­cile à met­tre en pra­tique lorsqu’on crève de
faim. 

Dans le tableau précé­dent, le même moraliste,
qui, au fond, est peut-être sincère, n’est ni
meilleur, ni pire que ses con­génères, nous a, dans une
con­ver­sa­tion avec sa soeur, l’épouse du mort, expliqué
ses idées sur la façon d’entendre les rap­ports de
patron à ouvri­ers. Le car­ac­tère de l’homme n’a
rien. d’ex­agéré et, là encore, il y a des perles
à retenir.

O

L’Oeuvre a don­né aus­si sa huitième soirée.
C’était une pièce d’Ibsen : Brandt.

On sait qu’une pièce de cet auteur n’est jamais banale ;
dans Brandt, il y a, à côté de côtés
obscurs et enchevêtrés, des beautés de pensée
incom­pa­ra­bles. On dirait même que c’est de cette pièce
qu’Ibsen a tiré tous ses autres drames. Mais, selon nous,
voilà déjà beau­coup d’Ibsen que l’on nous
donne, et la jeune lit­téra­ture est-elle donc déjà
si épuisée que l’Oeuvre n’ait encore rien pu nous
don­ner d’auteurs nouveaux ?

Vin­dex


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