La Presse Anarchiste

Pour l’anarchisme

 

Pré­sen­ta­tion

Le
mou­ve­ment anar­chiste a aujourd’hui cent ans, si on le fait naître
au moment où les bakou­ni­nistes entrèrent dans
l’Association inter­na­tio­nale des tra­vailleurs ; depuis lors il s’est
éten­du à plu­sieurs pays du monde, res­tant un mouvement
mino­ri­taire et mécon­nu, mais vivace. Une cer­taine force se
dégage de son his­toire, mais en même temps de la
fai­blesse — en par­ti­cu­lier dans le domaine de la chose écrite.
La lit­té­ra­ture anar­chiste ancienne pèse de tout son
poids sur le mou­ve­ment actuel, et nous avons de la peine à en
créer une nou­velle. Si les écrits de nos prédécesseurs
sont nom­breux, la plu­part sont aujourd’hui épuisés,
et le reste est sou­vent désuet.

Le
texte qu’on va lire pro­pose une pré­sen­ta­tion nou­velle de
l’anarchisme. Ecrit en Angle­terre au prin­temps 1969, il s’adresse
éga­le­ment au lec­teur de langue fran­çaise — car il y a
actuel­le­ment en Grande-Bre­tagne et en Europe un renou­veau d’intérêt
pour la pen­sée liber­taire qui, aban­don­nant les anciennes
dis­sen­sions, pose les bases d’une dis­cus­sion pra­tique pour
l’avenir.

Les
opi­nions expo­sées ici sont natu­rel­le­ment per­son­nelles ; en
effet, un des traits carac­té­ris­tiques de l’anarchisme, c’est
qu’il repose sur le juge­ment indi­vi­duel ; mais elles ne manqueront
pas de tenir compte de théo­ries plus générales
sur l’anarchisme et de les pré­sen­ter impar­tia­le­ment. La
langue choi­sie est volon­tai­re­ment simple, et évite les
réfé­rences fré­quentes à des écrivains
ou à des évé­ne­ments pas­sés ; ain­si ce
texte sera com­pris même par le lec­teur peu intro­duit dans le
sujet. Il s’inspire d’écrits anté­rieurs et ne
pré­tend pas à l’originalité, pas plus qu’il
ne pré­tend être défi­ni­tif : on ne peut pas tout
dire sur l’anarchisme en qua­rante-huit pages, et ce résumé
sera sans doute bien­tôt rem­pla­cé, comme ceux qui l’ont
précédé.

Sur­tout,
je ne vou­drais pas qu’on me prenne pour une auto­ri­té en la
matière, car un autre trait carac­té­ris­tique de
l’anarchisme, c’est qu’il ne se résume pas aux théories
de quelques maîtres à pen­ser. Si mes lec­teurs ne
trouvent pas à me cri­ti­quer, c’est que j’ai échoué.
Le texte qu’on va lire est un expo­sé per­son­nel sur
l’anarchisme, qui voit le jour après quinze ans de lectures
et de dis­cus­sions à ce sujet, et après dix ans
d’activité dans le mou­ve­ment et la presse anarchistes.

N.
W.

Que
croient les anarchistes

Les
pre­miers que l’on sur­nom­ma anar­chistes le furent par insulte au
cours des révo­lu­tions anglaise et fran­çaise des XVIIe
et XVIIIe siècles, pour lais­ser entendre qu’ils voulaient
l’anarchie, c’est-à-dire le chaos ou la confu­sion. Mais,
depuis les années 1840, furent anar­chistes ceux qui
acce­ptèrent ce nom comme sym­bole pour mon­trer qu’ils
vou­laient l’anarchie, c’est-à-dire l’absence de
gou­ver­ne­ment. Le mot grec anar­khia, comme le mot français
anar­chie, a les deux sens ; ceux qui ne sont pas anarchistes
sou­tiennent que tous deux reviennent au même, mais les
anar­chistes tiennent à faire la dis­tinc­tion. Depuis plus d’un
siècle, sont anar­chistes ceux qui croient non seule­ment que
l’absence de gou­ver­ne­ment ne signi­fie pas for­cé­ment chaos et
confu­sion, mais encore qu’une socié­té sans
gou­ver­ne­ment sera vrai­ment meilleure que celle où nous vivons.

L’anarchie
est l’élaboration poli­tique de la réaction
psy­cho­lo­gique contre l’autorité qui appa­raît dans les
groupes humains. Cha­cun connaît les anar­chistes ins­tinc­tifs qui
refusent de croire ou de faire ce qu’on leur dit précisément
parce qu’on le leur a ordon­né. Au cours de l’histoire,
cette ten­dance se ren­contre chez les indi­vi­dus et les groupes se
révol­tant contre ceux qui les gou­vernent. L’idée
théo­rique de l’anarchie est éga­le­ment très
vieille ; en effet, on peut trou­ver la des­crip­tion d’un âge
d’or révo­lu, sans gou­ver­ne­ment, dans la pen­sée de la
Chine et de l’Inde anciennes, de l’Égypte, de la
Méso­po­ta­mie, de la Grèce et de Rome, et de même
d’innombrables écri­vains poli­tiques et reli­gieux ain­si que
des com­mu­nau­tés rêvent d’une uto­pie sans gouvernement.
Mais l’application de l’anarchie à la situa­tion présente
et plus récente, c’est seule­ment dans le mouvement
anar­chiste du siècle der­nier que l’on trouve l’exigence
d’une socié­té sans gou­ver­ne­ment ici et maintenant.

D’autre
groupes, à gauche comme à droite, veulent en théorie
se débar­ras­ser du gou­ver­ne­ment, soit lorsque l’économie
de mar­ché sera si libre qu’elle ne néces­si­te­ra plus
de contrôle, soit lorsque les indi­vi­dus seront si égaux
qu’il n’y aura plus de contrainte néces­saire ; mais les
mesures qu’ils prennent semblent ren­for­cer tou­jours plus le
gou­ver­ne­ment. Seuls les anar­chistes veulent se débar­ras­ser du
gou­ver­ne­ment en pra­tique. Cela ne veut pas dire qu’ils pensent que
tous les hommes sont natu­rel­le­ment bons, iden­tiques, per­fec­tibles, ou
quelque autre sor­nette roman­tique. Cela veut dire qu’ils estiment
que presque tous les hommes sont sociables, égaux, et capables
de vivre leur propre vie. Beau­coup de gens disent que le gouvernement
est néces­saire parce qu’il y a des gens qui ne savent pas se
conduire, mais les anar­chistes dise nt que le gou­ver­ne­ment est
nui­sible parce qu’on ne peut faire confiance à per­sonne pour
conduire les autres. Si tous les hommes sont à ce point
mau­vais qu’ils doivent être gou­ver­nés par d’autres,
disent-ils, qui est alors assez bon pour gou­ver­ner les autres ? Le
pou­voir tend à cor­rompre, et le pou­voir abso­lu corrompt
abso­lu­ment. D’autre part, les richesses de la terre sont produites
par le tra­vail de l’humanité tout entière, et tous
les hommes ont un droit égal à prendre part à ce
tra­vail et à jouir de son pro­duit. L’anarchisme est un
modèle idéal qui exige à la fois la liberté
totale et l’égalité totale.

Libé­ra­lisme
et socialisme

On
peut consi­dé­rer l’anarchisme comme un développement
soit du libé­ra­lisme, soit du socia­lisme, soit des deux. Comme
les libé­raux, les anar­chistes veulent la liber­té ; comme
les socia­listes, ils veulent l’égalité. Mais le
libé­ra­lisme seul ou le socia­lisme seul ne les satis­font pas.
La liber­té sans éga­li­té signi­fie que les pauvres
et les faibles sont moins libres que les riches et les forts, et
l’égalité sans liber­té signi­fie que nous
sommes tous esclaves ensemble. La liber­té et l’égalité
ne sont pas contra­dic­toires mais com­plé­men­taires ; à la
place de la vieille pola­ri­sa­tion liberté-égalité
 — selon laquelle plus de liber­té signi­fie­rait moins
d’égalité, et vice-ver­sa —, les anar­chistes font
remar­quer qu’en pra­tique on ne peut avoir l’une sans l’autre.
La liber­té n’est pas authen­tique si quelques-uns sont trop
pauvres ou trop faibles pour en jouir, et l’égalité
n’est pas authen­tique si quelques-uns sont gou­ver­nés par
d’autres. La contri­bu­tion déci­sive des anar­chistes à
la théo­rie poli­tique est la consta­ta­tion que liber­té et
éga­li­té sont en fin de compte la même chose.

L’anarchisme
se dif­fé­ren­cie aus­si du libé­ra­lisme et du socialisme
par sa concep­tion du pro­grès. Les libé­raux voient
l’histoire comme un dérou­le­ment linéaire allant de la
sau­va­ge­rie, de la super­sti­tion, de l’intolérance et de la
tyran­nie à la civi­li­sa­tion, à la culture, à la
tolé­rance et à l’émancipation. Il y a des
avances et des reculs, mais le véri­table progrès
de l’humanité va dans le sens d’un sombre pas­sé à
un ave­nir radieux. Les socia­listes voient l’histoire comme un
déve­lop­pe­ment dia­lec­tique depuis la sau­va­ge­rie, pas­sant par le
des­po­tisme, la féo­da­li­té et le capi­ta­lisme, jusqu’au
triomphe du pro­lé­ta­riat et à l’abolition du système
des classes. Il y a des révo­lu­tions et des réactions,
mais le vrai pro­grès de l’humanité va encore d’un
triste pas­sé à un bel avenir.

Les
anar­chistes consi­dèrent le pro­grès tout différemment ;
en fait, ils consi­dèrent sou­vent qu’il n’y a pas de
pro­grès du tout. Nous voyons l’histoire non pas comme un
dérou­le­ment linéaire ou dia­lec­tique dans une direction,
mais comme un pro­ces­sus dua­liste. L’histoire de toutes les sociétés
humaines est l’histoire d’une lutte entre gou­ver­nants et
gou­ver­nés, entre nan­tis et misé­reux, entre ceux qui
veulent com­man­der et être com­man­dés et ceux qui veulent
se libé­rer en même temps que leurs cama­rades ; les
prin­cipes d’autorité et de liber­té, de gouvernement
et de rébel­lion, d’Etat et de socié­té sont en
per­pé­tuel conflit. Cette ten­sion n’est jamais résolue ;
le mou­ve­ment de l’humanité va tan­tôt dans un sens,
tan­tôt dans l’autre. La nais­sance d’un nou­veau régime
ou la chute d’un ancien ne sont pas des rup­tures mystérieuses
dans le déve­lop­pe­ment ou des paliers encore plus mystérieux
dans ce déve­lop­pe­ment, elles ne sont que des événements.
Les évé­ne­ments his­to­riques ne sont bien­ve­nus que dans
la mesure où ils accroissent la liber­té et l’égalité
pour tout le monde ; il n’y a aucune rai­son d’appeler bon ce qui
est mau­vais sim­ple­ment parce que c’est inévi­table. Nous ne
pou­vons faire aucune pré­vi­sion utile pour l’avenir, et nous
ne pou­vons pas être sûrs que le monde sera meilleur.
Notre seul espoir c’est que, au fur et à mesure que la
connais­sance et la conscience se déve­loppent, les gens
devien­dront plus aptes à décou­vrir qu’ils peuvent
s’organiser sans avoir besoin d’aucune autorité.

Néan­moins,
l’anarchisme dérive bien du libé­ra­lisme et du
socia­lisme, à la fois his­to­ri­que­ment et idéologiquement.
Le libé­ra­lisme et le socia­lisme ont précédé
l’anarchisme, et celui-ci est né de leur oppo­si­tion ; la
plu­part des anar­chistes ont d’abord été libéraux,
ou socia­listes, ou tous les deux. L’esprit de révolte est
rare­ment plei­ne­ment déve­lop­pé à sa nais­sance, et
géné­ra­le­ment il mène à l’anarchisme
plu­tôt qu’il n’en pro­vient. Dans un sens, les anarchistes
res­tent tou­jours libé­raux et socia­listes, et, chaque fois
qu’ils rejettent ce qui est bon dans cha­cune de ces idéologies,
ils tra­hissent un peu l’anarchisme. D’un côté, nous
nous appuyons sur la liber­té d’expression, de réunion,
de mou­ve­ment, de com­por­te­ment, et par­ti­cu­liè­re­ment sur la
liber­té d’être dif­fé­rent ; d’un autre côté,
nous nous appuyons sur l’égalité des pos­ses­sions, sur
la soli­da­ri­té humaine et par­ti­cu­liè­re­ment sur le
par­tage des pou­voirs. Nous somme libé­raux, mais plus que cela,
nous sommes socia­listes, et plus que cela.

Cepen­dant,
l’anarchisme n’est pas seule­ment un mélange de libéralisme
et de socia­lisme ; ça c’est la social-démo­cra­tie, ou
le capi­ta­lisme d’abondance. Quoi que nous devions aux libéraux
et aux socia­listes, si proches d’eux que nous soyons, nous sommes
fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rents d’eux — et des
sociaux-démo­crates — parce que nous reje­tons l’institution
du gou­ver­ne­ment. Tous comptent sur le gou­ver­ne­ment — les libéraux
osten­si­ble­ment pour pré­ser­ver la liber­té mais en vérité
pour empê­cher l’égalité, les socialistes
osten­si­ble­ment pour pré­ser­ver l’égalité mais
en véri­té pour empê­cher la liber­té. Même
les libé­raux et les socia­listes les plus extré­mistes ne
peuvent se pas­ser du gou­ver­ne­ment, de l’exercice de l’autorité
par quelques-uns sur les autres. L’essence de l’anarchisme, la
seule chose sans laquelle il n’y a plus d’anarchisme, c’est le
refus de l’autorité d’un homme sur un autre.

Démo­cra­tie
et représentation

Bien
des gens sont oppo­sés à un gouvernement
anti­dé­mo­cra­tique, mais les anar­chistes se dis­tinguent d’eux
en s’opposant aus­si aux gou­ver­ne­ments démo­cra­tiques. Il y a
d’autres gens qui sont oppo­sés aux gouvernements
démo­cra­tiques, mais les anar­chistes se dis­tinguent d’eux en
l’étant non point parce qu’ils craignent ou haïssent
le gou­ver­ne­ment du peuple, mais parce qu’ils croient que la
démo­cra­tie n’est pas le gou­ver­ne­ment du peuple — que la
démo­cra­tie est en fait une contra­dic­tion logique, une
impos­si­bi­li­té phy­sique. La vraie démo­cra­tie n’est
pos­sible que dans une petite com­mu­nau­té ; où cha­cun peut
prendre part à toutes les déci­sions ; à ce
moment-là, elle n’est plus néces­saire. Ce qu’on
appelle démo­cra­tie et dont on pré­tend que c’est le
gou­ver­ne­ment du peuple par lui-même, c’est en fait le
gou­ver­ne­ment du peuple par des gou­ver­nants élus, et on devrait
plu­tôt l’appeler « oli­gar­chie consentie ».

Le
gou­ver­ne­ment par des chefs qu’on a choi­sis est dif­fé­rent et
géné­ra­le­ment meilleur que celui où les chefs se
sont choi­sis eux-mêmes, mais c’est encore le gou­ver­ne­ment de
cer­tains sur d’autres. Même dans le gou­ver­ne­ment le plus
démo­cra­tique, il y a tou­jours ceux qui ordonnent ou
inter­disent, et ceux qui obéissent. Même quand nous
sommes gou­ver­nés par nos repré­sen­tants nous continuons
d’être gou­ver­nés, et dès qu’ils com­mencent à
le faire contre notre volon­té ils cessent d’être nos
repré­sen­tants. La plu­part des gens admettent que l’on
n’a aucune obli­ga­tion envers un gou­ver­ne­ment dans lequel on ne peut
se faire entendre ; les anar­chistes vont plus loin et sou­lignent que
nous n’avons aucune obli­ga­tion envers le gou­ver­ne­ment que nous
avons élu. Nous pou­vons lui obéir parce que nous sommes
d’accord ou parce que nous sommes trop faibles pour désobéir,
mais rien ne nous force à lui obéir quand nous sommes
en désac­cord et assez forts pour refu­ser de le faire. La
plu­part des gens admettent que ceux qui sont concer­nés par un
chan­ge­ment devraient être consul­tés avant qu’une
déci­sion soit prise ; les anar­chistes vont plus loin et
sou­lignent qu’ils devraient prendre la déci­sion eux-mêmes
et la mettre en application.

Les
anar­chistes rejettent donc l’idée du contrat social et celle
de la délé­ga­tion des pou­voirs. Sans aucun doute, en
pra­tique, la plu­part des choses seront tou­jours faites par peu de
monde — par ceux qui sont inté­res­sés par un problème
et sont capables de le résoudre —, mais il n’y a aucune
rai­son pour qu’ils soient choi­sis par sélec­tion ou élection.
Ils émer­ge­ront tou­jours de toute façon, et il vaut
mieux que cela se fasse natu­rel­le­ment. L’important est que les
lea­ders et les experts ne soient pas for­cé­ment des chefs, que
l’expérience et la capa­ci­té d’organisation ne
soient pas néces­sai­re­ment liées à l’autorité.
Il peut arri­ver que la repré­sen­ta­tion soit utile ; mais le vrai
repré­sen­tant est le délé­gué ou le député
qui est man­da­té par ceux qui l’envoient et qui peut être
révo­qué immé­dia­te­ment par eux. En quelque sorte,
le chef qui se réclame de la représentativité
est pire que l’usurpateur, parce qu’il est plus dif­fi­cile de
s’attaquer à l’autorité quand elle est enveloppée
de jolis mots ou d’arguments abs­traits. Que nous puis­sions élire
nos chefs de temps à autre ne signi­fie pas que nous devions
leur obéir tout le temps. Si nous le fai­sons, c’est pour des
rai­sons pra­tiques et non morales. Les anar­chistes sont contre les
gou­ver­ne­ments, de quelque manière qu’ils soient par­ve­nus au
pouvoir.

État
et classe

Les
anar­chistes ont tra­di­tion­nel­le­ment concen­tré leur oppo­si­tion à
l’autorité sur l’État — l’institution qui
réclame le mono­pole de l’autorité dans un certain
domaine. Cela parce que l’État est l’exemple suprême
de l’autorité dans la socié­té, et également
la source ou la confir­ma­tion de l’utilisation de l’autorité
dans son sein. D’ailleurs, les anar­chistes se sont
tra­di­tion­nel­le­ment oppo­sés à toutes les formes d’État
 — non seule­ment à la tyran­nie évi­dente d’un roi,
d’un dic­ta­teur ou d’un conqué­rant, mais aus­si à des
variantes telles que le des­po­tisme éclai­ré, la
monar­chie pro­gres­siste, l’oligarchie féo­dale ou commerciale,
la démo­cra­tie par­le­men­taire, le com­mu­nisme soviétique,
etc. Ils ont même eu ten­dance à dire que tous les États
se valent et qu’il n’y a pas à choi­sir par­mi eux.

C’est
une sim­pli­fi­ca­tion abu­sive. Certes tous les États sont
auto­ri­taires, mais quelques-uns le sont bien plus que d’autres, et
toute per­sonne nor­male pré­fère vivre dans un État
moins auto­ri­taire qu’un autre. Pour don­ner un simple exemple, cet
expo­sé de l’anarchisme n’aurait pas pu être publié
dans la plu­part des Etats du pas­sé, et il ne pour­rait toujours
pas être publié dans la plu­part des États de
gauche comme de droite, à l’Est comme à l’Ouest ;
j’aime mieux vivre là où il peut être publié,
et la plu­part de mes lec­teurs aus­si, sans doute.

Rares
sont les anar­chistes qui ont encore une atti­tude aus­si simpliste
vis-à-vis de cette abs­trac­tion appe­lée « l’État »,
et les anar­chistes concentrent leurs efforts à l’attaque du
gou­ver­ne­ment cen­tral et des ins­ti­tu­tions qui en dérivent, non
pas uni­que­ment parce qu’ils font par­tie de l’État mais
parce qu’ils sont les exemples extrêmes de l’utilisation de
l’autorité dans la socié­té. Nous opposons
l’État à la socié­té, mais nous ne le
voyons plus comme oppo­sé à elle, comme une excroissance
arti­fi­cielle ; au contraire, nous consi­dé­rons qu’il fait
par­tie de la socié­té, qu’il en est un développement
natu­rel. L’autorité est un com­por­te­ment natu­rel, tout comme
l’agressivité : mais c’est un com­por­te­ment qu’il faut
contrô­ler et dont il faut se libé­rer. On n’y arrivera
pas en essayant de trou­ver les moyens de l’institutionnaliser, mais
en cher­chant à s’en passer.

Les
anar­chistes refusent les ins­ti­tu­tions ouver­te­ment répressives
du gou­ver­ne­ment — admi­nis­tra­tion, lois, police, tri­bu­naux, prisons,
armée, etc. — et aus­si celles qui sont apparemment
bien­fai­santes — conseils locaux, indus­tries nationalisées,
ser­vices publics, banques et com­pa­gnies d’assurance, écoles
et uni­ver­si­tés, presse et radio, et tout le reste. Cha­cun peut
voir que les pre­mières reposent non sur le consen­te­ment mais
sur l’obligation, et en fin de compte sur la force ; les anarchistes
affirment que les secondes ont la même main de fer, même
si elles portent un gant de velours.

Néan­moins,
les ins­ti­tu­tions qui dérivent direc­te­ment ou indi­rec­te­ment de
l’État ne peuvent être com­prises si on les considère
uni­que­ment comme mau­vaises. Elles peuvent avoir leur bons côtés.
D’une part, elles ont une fonc­tion néga­tive utile
lorsqu’elles empêchent l’usage de l’autorité par
d’autres ins­ti­tu­tions telles que parents cruels, propriétaires
avides de gain, patrons bru­taux, cri­mi­nels vio­lents ; et elles ont
une fonc­tion posi­tive utile quand elles mettent sur pied des
ins­ti­tu­tions sociales dési­rables comme les tra­vaux publics,
les inter­ven­tions en cas de catas­trophes, les trans­ports, l’art et
la culture, les ser­vices médi­caux, les retraites, le soutien
aux pauvres, l’éducation, la radio. Il y a donc l’État
libé­ra­teur et l’État pro­vi­den­tiel, l’État
tra­vaillant pour la jus­tice et l’État tra­vaillant pour
l’égalité.

La
pre­mière réponse anar­chiste à cela, c’est que
nous avons aus­si l’État oppres­seur — que la principale
fonc­tion de l’État est en fait de sou­mettre le peuple, de
limi­ter la liber­té —et que toutes les fonc­tions utiles de
l’État peuvent être exer­cées, et l’ont
sou­vent été, par des asso­cia­tions volon­taires. Ici
l’État res­semble à l’Église médiévale.
Au Moyen Age, l’Église était impli­quée dans
toutes les acti­vi­tés essen­tielles, et on ne pou­vait imaginer
que ces acti­vi­tés fussent pos­sibles sans elle. Seule l’Église
pou­vait bap­ti­ser, marier et enter­rer les gens, et il fal­lut apprendre
qu’elle ne contrô­lait pas en fait l’amour, la nais­sance et
la mort. Tout acte public devait rece­voir une bénédiction
reli­gieuse (c’est encore le cas pour cer­tains), et il fallut
apprendre que l’acte était tout aus­si effec­tif sans
béné­dic­tion. L’Église s’interposait et
sou­vent contrô­lait les aspects de la vie qui sont maintenant
domi­nés par l’État. On apprit à se rendre
compte que la par­ti­ci­pa­tion de l’Église était inutile
et même nui­sible ; ce qu’il faut apprendre main­te­nant, c’est
que la domi­na­tion de l’État est éga­le­ment pernicieuse
et super­flue. Nous avons besoin de l’État aus­si longtemps
que nous croyons en avoir besoin, et tout ce qu’il fait peut être
fait aus­si bien et même mieux sans la sanc­tion de l’autorité.

La
seconde réponse anar­chiste, c’est que la fonction
essen­tielle de l’État est de main­te­nir l’inégalité
exis­tante. Les anar­chistes ne consi­dèrent pas comme les
mar­xistes que l’unité de base de la société
est la classe sociale, mais ils sont d’accord pour dire que l’État
est l’expression poli­tique de la struc­ture éco­no­mique, qu’il
est le repré­sen­tant de ceux qui pos­sèdent ou contrôlent
la richesse de la com­mu­nau­té et l’exploiteur de ceux qui
four­nissent le tra­vail qui crée cette richesse. L’État
ne peut redis­tri­buer équi­ta­ble­ment la richesse parce qu’il
est le prin­ci­pal ins­tru­ment de la dis­tri­bu­tion injuste. Les
anar­chistes pensent comme les mar­xistes que le sys­tème actuel
doit être détruit, mais ils ne pensent pas que le
sys­tème futur puisse être éta­bli par un État
tenu en de nou­velles mains ; l’État est une cause aus­si bien
qu’une consé­quence du sys­tème de classes, et une
socié­té sans classes ins­tau­rée par un État
rede­vien­dra vite une socié­té de classes. L’État
ne dépé­ri­ra pas — il doit être délibérément
abo­li par le peuple pre­nant le pou­voir aux diri­geants et la richesse
aux pos­sé­dants ; ces deux actions sont liées, et l’une
sans l’autre sera tou­jours inutile. L’anarchie au sens le plus
vrai signi­fie une socié­té à la fois sans
diri­geants et sans riches.

Orga­ni­sa­tion
et bureaucratie

Ceci
ne veut pas dire que les anar­chistes rejettent l’organisation, bien
qu’il y ait là un des pré­ju­gés les plus forts
contre eux. La plu­part des gens admettent bien que l’anarchie
puisse ne pas signi­fier seule­ment chaos et confu­sion et que les
anar­chistes ne veuillent pas le désordre mais l’ordre sans
gou­ver­ne­ment, mais ils sont sûrs que l’anarchie signifie
l’ordre qui sur­git spon­ta­né­ment, et que les anarchistes
refusent l’organisation. C’est le contraire de la vérité.
En fait, ils veulent beau­coup plus d’organisation, mais sans
auto­ri­té. Le pré­ju­gé contre l’anarchisme
dérive d’un pré­ju­gé au sujet de
l’organisation ; on ne peut pas ima­gi­ner qu’elle ne repose pas sur
l’autorité, qu’en fait elle marche mieux sans autorité.

Un
ins­tant d’attention montre à l’évidence que,
lorsque l’obligation sera rem­pla­cée par le consen­te­ment, il
y aura plus de dis­cus­sions et de plans, pas moins. Tous ceux qui sont
concer­nés par une déci­sion pour­ront prendre part à
son éla­bo­ra­tion, et per­sonne ne pour­ra lais­ser cette tâche
à des fonc­tion­naires payés ou à des
repré­sen­tants élus. Sans règles à
obser­ver, sans pré­cé­dents à suivre, chaque
déci­sion devra être prise pour la pre­mière fois.
Sans diri­geants à qui obéir, sans guides à
suivre, cha­cun sera capable de prendre sa propre décision.
Pour que tout fonc­tionne, la mul­ti­pli­ci­té et la complexité
des liens entre les indi­vi­dus seront accrues, non réduites.
Une telle orga­ni­sa­tion peut être brouillonne et inefficace,
mais elle col­le­ra de plus près aux besoins et aux sentiments
des gens concer­nés. Si on ne peut faire quelque chose que
grâce à l’ancienne forme d’organisation, avec son
auto­ri­té et sa contrainte, c’est qu’il ne vaut
pro­ba­ble­ment pas la peine de le faire, et il vau­drait mieux le
lais­ser tomber.

Ce
que les anar­chistes rejettent, c’est l’institutionnalisation de
l’organisation, l’établissement d’un groupe particulier
dont la fonc­tion est d’organiser les autre gens. L’organisation
anar­chiste serait fluide et ouverte ; dès qu’une organisation
se dur­cit et se ferme, elle tombe aux mains d’une bureaucratie,
devient l’instrument d’une classe et l’expression de l’autorité
au lieu du lien de coor­di­na­tion de la socié­té. Tout
groupe tend vers l’oligarchie, le gou­ver­ne­ment du petit nombre, et
toute orga­ni­sa­tion tend vers la bureau­cra­tie, le gou­ver­ne­ment des
pro­fes­sion­nels ; les anar­chistes doivent tou­jours lut­ter contre ces
ten­dances, aujourd’hui comme demain, et par­mi eux aus­si bien que
chez les autres.

La
propriété

Les
anar­chistes ne rejettent pas non plus la propriété,
bien qu’ils aient là-des­sus leur idée propre. En un
sens, la pro­prié­té c’est le vol — c’est-à-dire
que l’appropriation exclu­sive de quoi que ce soit par qui que ce
soit est une spo­lia­tion pour tous les autres. Cela ne veut pas dire
que nous soyons tous com­mu­nistes ; cela veut dire que le droit d’une
per­sonne sur un objet ne repose pas sur le fait qu’elle l’ait
fabri­qué, trou­vé, ache­té, reçu, qu’elle
l’utilise ou le désire, ou qu’elle ait un droit légal
sur cela, mais sur le fait qu’elle en a besoin — plus encore
qu’elle en a davan­tage besoin que quelqu’un d’autre. Cela n’est
pas une ques­tion de jus­tice abs­traite ou de loi natu­relle, mais de
soli­da­ri­té humaine et de bon sens. Si j’ai une miche de pain
et que tu as faim, elle est à toi, non à moi. Si j’ai
un man­teau et que tu as froid, il t’appartient. Si j’ai une
mai­son et que tu n’en as pas, tu as le droit d’utiliser au moins
une de mes chambres. Mais, dans un autre sens, la propriété
c’est la liber­té, c’est-à-dire que la jouis­sance de
biens en quan­ti­té suf­fi­sante est une condi­tion essentielle
d’une vie agréable pour l’individu.

Les
anar­chistes sont pour la pro­prié­té pri­vée de ce
qui ne peut être uti­li­sé pour exploi­ter autrui — ces
objets per­son­nels que nous accu­mu­lons depuis l’enfance et qui font
par­tie de notre vie. Mais nous sommes contre la propriété
publique qui n’est pas utile en elle-même et ne peut servir
qu’à exploi­ter — pro­prié­té foncière
et immo­bi­lière, ins­tru­ments de pro­duc­tion et de distribution,
matières pre­mières et articles manu­fac­tu­rés. Le
prin­cipe, en fin de compte, c’est qu’un homme peut avoir un droit
sur ce qu’il pro­duit par son propre tra­vail mais non sur ce qu’il
obtient par le tra­vail des autres ; il a un droit sur ce dont il a
besoin et qu’il uti­lise, mais non sur ce dont il n’a pas besoin
et qu’il ne peut uti­li­ser. Dès qu’un homme a plus
qu’assez, ou bien il gas­pille ou bien il empêche quelqu’un
d’autre d’avoir assez.

Par
consé­quent, les riches n’ont aucun droit sur leurs
pro­prié­tés, car ils sont riches non parce qu’ils
tra­vaillent beau­coup, mais parce que beau­coup de gens travaillent
pour eux ; et les pauvres ont un droit sur la propriété
des riches, car ils sont pauvres non parce qu’ils tra­vaillent peu
mais parce qu’ils tra­vaillent pour les autres. En fait, les pauvres
tra­vaillent tou­jours beau­coup plus long­temps à des tâches
beau­coup plus ingrates que les riches, et dans des condi­tions pires.

Per­sonne
n’est jamais deve­nu riche ni ne l’est demeu­ré par son
propre tra­vail, mais seule­ment en exploi­tant le tra­vail des autres.
Un homme peut avoir une mai­son et un bout de terre, les outils de sa
pro­fes­sion et une bonne san­té toute sa vie et il peut
tra­vailler aus­si dur qu’il vou­dra et aus­si long­temps qu’il
pour­ra, il pro­dui­ra assez pour sa famille mais pas beau­coup plus ; et
il ne sera même pas indé­pen­dant, il dépen­dra des
autres pour obte­nir cer­taines matières pre­mières et
pour échan­ger ses produits.

Pour
ce qui est des biens publics, il ne s’agit pas seule­ment de savoir
qui les pos­sède mais encore qui les contrôle. Il n’est
pas néces­saire d’être pro­prié­taire pour
exploi­ter les autres. Les riches ont tou­jours employé d’autres
gens pour gérer leurs biens et main­te­nant que des sociétés
ano­nymes et des entre­prises natio­na­li­sées tendent à
rem­pla­cer les pro­prié­taires pri­vés, ce sont les
« mana­gers » qui deviennent les prin­ci­paux exploi­teurs des
ouvriers. Tant dans les pays avan­cés que dans les pays
sous-déve­lop­pés, tant dans les États
capi­ta­listes que com­mu­nistes, c’est une petite mino­ri­té de
la popu­la­tion qui pos­sède ou contrôle la grande majorité
des biens publics.

En
dépit des appa­rences, cela n’est pas un problème
poli­tique ou légal. Ce qui importe n’est pas la distribution
de l’argent ou le sys­tème de répar­ti­tion des terres,
l’organisation des impôts, la méthode de taxa­tion ou
la loi sur les héri­tages, mais le fait fon­da­men­tal que
cer­taines per­sonnes tra­vaillent pour d’autres, tout comme certaines
obéissent à d’autres. Si nous refu­sions de travailler
pour les riches et les puis­sants, la propriété
dis­pa­raî­trait, de la même façon que, si nous
refu­sions d’obéir aux diri­geants, l’autorité
dis­pa­raî­trait. Pour les anar­chistes, la propriété
est basée sur l’autorité, non le contraire. Le
pro­blème n’est pas de savoir com­ment les pay­sans engraissent
les pro­prié­taires ou com­ment les ouvriers enri­chissent les
patrons, mais pour­quoi ils le font, et c’est là qu’est le
pro­blème politique.

Cer­tains
essaient de résoudre le pro­blème de la propriété
en chan­geant la loi ou le gou­ver­ne­ment, par des réformes ou
par la révo­lu­tion. Les anar­chistes n’ont aucune confiance
dans ces solu­tions, mais ils ne s’accordent pas tous sur la bonne
solu­tion. Il y en a qui veulent le par­tage de tout entre tout le
monde, afin que cha­cun ait une part de la richesse mon­diale, et un
sys­tème com­mer­cial de lais­sez-faire avec cré­dit gratuit
pour évi­ter l’accumulation exces­sive. Mais la plu­part des
anar­chistes n’ont pas non plus confiance dans cette solu­tion, et
veulent l’expropriation de tous ceux qui pos­sèdent plus que
le néces­saire, afin que nous ayons tous accès à
la richesse mon­diale, et que le contrôle soit aux mains de la
com­mu­nau­té. Mais, au moins, tous s’accordent pour dire que
le sys­tème actuel de pro­prié­té doit être
détruit en même temps que le sys­tème actuel
d’autorité.

Dieu
et l’Église

Les
anar­chistes sont tra­di­tion­nel­le­ment anti­clé­ri­caux et athées.
Les pre­miers anar­chistes étaient autant oppo­sés à
l’Église qu’à l’État, et la plupart
d’entre eux s’opposaient à la reli­gion même. La
for­mule « Ni Dieu ni maître » a sou­vent été
uti­li­sée pour résu­mer le mes­sage anar­chiste. Bien des
gens font encore leur pre­mier pas vers l’anarchisme en abandonnant
leur foi et en deve­nant ratio­na­listes ou huma­nistes ; le refus de
l’autorité divine encou­rage le refus de l’autorité
humaine. La plu­part des anar­chistes aujourd’hui sont probablement
athées, ou du moins agnostiques.

Mais
il y a eu des anar­chistes reli­gieux, bien qu’ils soient
habi­tuel­le­ment en dehors du cou­rant prin­ci­pal du mou­ve­ment. Ce sont
par exemple les sectes héré­tiques qui devancèrent
les idées anar­chistes avant le XIXe, et les groupes de
paci­fistes reli­gieux en Europe et en Amé­rique du Nord durant
les XIXe et XXe siècles, en par­ti­cu­lier Tol­stoï et ses
dis­ciples au début du XXe siècle et le mouvement
ouvrier catho­lique (« Catho­lic Wor­ker»;) aux États-Unis
depuis 1930.

La
haine géné­rale des anar­chistes envers la religion
décline à mesure que décline la puis­sance de
l’Église, et beau­coup d’anarchistes pensent maintenant
qu’il s’agit là d’une ques­tion per­son­nelle. Ils
s’opposeraient à l’interdiction de la reli­gion par la
force comme à son renou­veau par la force. Ils laisseraient
cha­cun croire et faire ce qu’il veut tant que cela ne concerne que
lui ; mais ils ne lais­se­raient pas l’Église reprendre
davan­tage de pouvoir.

En
fait, l’histoire de la reli­gion est un modèle pour
l’histoire de l’État. On a long­temps pen­sé qu’une
socié­té sans Dieu était impos­sible ; aujourd’hui,
Dieu est mort. On pense encore qu’une socié­té sans
État est impos­sible ; il s’agit main­te­nant de détruire
l’État.

Guerre
et violence

Les
anar­chistes se sont tou­jours oppo­sés à la guerre, mais
ils ne s’opposent pas tous à la vio­lence. Ils sont
anti­mi­li­ta­ristes, mais pas néces­sai­re­ment paci­fistes. Pour
eux, la guerre est l’exemple suprême de l’autorité
hors d’une socié­té, et à la fois une puissante
confir­ma­tion de l’autorité au sein de la société.
La vio­lence et la des­truc­tion orga­ni­sées de la guerre sont une
ver­sion immen­sé­ment agran­die de la vio­lence et de la
des­truc­tion orga­ni­sées de l’État, la guerre est la
san­té de l’État. Le mou­ve­ment anar­chiste a une solide
tra­di­tion de résis­tance à la guerre et à la
pré­pa­ra­tion de la guerre. Quelques anar­chistes ont sou­te­nu des
guerres, mais ils ont tou­jours été considérés
comme des rené­gats par leurs cama­rades, et cette totale
oppo­si­tion aux guerres natio­nales est un des grands facteurs
uni­fi­ca­teurs des anar­chistes. Mais les anar­chistes ont distingué
les guerres natio­nales — entre États — des guerres civiles
 — entre classes. Le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire anarchiste,
depuis la fin du XIXe siècle, appelle à l’insurrection
vio­lente pour détruire l’État, et les anar­chistes ont
pris une part active dans maints sou­lè­ve­ments armés et
guerres civiles, sur­tout en Rus­sie et en Espagne. Tout en y
par­ti­ci­pant, ils ne se fai­saient pas d’illusions sur les chances de
déclen­cher la révo­lu­tion par ces seuls com­bats. La
vio­lence pou­vait être néces­saire pour détruire
l’ancien sys­tème, mais elle était inutile et même
dan­ge­reuse pour construire un nou­veau sys­tème. Une armée
popu­laire peut vaincre une classe diri­geante et détruire un
gou­ver­ne­ment, mais elle ne peut aider le peuple à créer
une socié­té libre, et il ne sert à rien de
gagner une guerre si on ne sait pas gagner la paix.

Beau­coup
d’anarchistes doutent en fait que la vio­lence puisse jamais être
utile. Comme l’État, ce n’est pas une force neutre dont
les effets varient selon qui l’utilise, et elle n’aura pas
for­cé­ment de bons effets sim­ple­ment parce qu’elle est en de
bonnes mains. Bien sûr, la vio­lence des oppri­més n’est
pas la même que la vio­lence de l’oppresseur, mais, même
lorsque c’est la meilleure façon de sor­tir d’une situation
into­lé­rable, elle n’est qu’un pis-aller. C’est un des
phé­no­mènes les plus déplai­sants de la société
actuelle, et elle demeure déplai­sante même si elle part
de bonnes inten­tions ; d’ailleurs, elle a ten­dance à détruire
son propre but, même dans les cir­cons­tances où elle
semble néces­saire — comme dans une révolution.
L’expérience de l’histoire montre que le suc­cès de
la révo­lu­tion n’est pas garan­ti par la vio­lence ; au
contraire, plus il y a de vio­lence, moins il y a de révolution.

Tout
cela peut sem­bler absurde à qui n’est pas anar­chiste. L’un
des pré­ju­gés les plus anciens et les plus tenaces à
l’égard des anar­chistes, c’est qu’ils sont avant tout
vio­lents. Le sté­réo­type de l’anarchiste avec une
bombe sous le man­teau est vieux de quatre-vingts ans, mais il est
encore vivace. Beau­coup d’anarchistes ont été
favo­rables à la vio­lence, cer­tains ont été
par­ti­sans de l’assassinat de per­son­na­li­tés, et un petit
nombre a même été pour le ter­ro­risme dans la
popu­la­tion, pour aider à détruire le système
actuel. C’est une face sombre de l’anarchisme, et il n’y a pas
à la nier. Mais ce n’est qu’un aspect de l’anarchisme,
et un petit aspect. La plu­part des anar­chistes sont oppo­sés à
toute vio­lence, sauf à celle qui est vrai­ment inévitable
 — la vio­lence qui sur­vient quand le peuple se débar­rasse de
ses diri­geants et de ses exploiteurs.

Ceux
qui com­mettent le plus de vio­lence sont ceux qui exercent l’autorité,
non ceux qui l’attaquent. Les grands lan­ceurs de bombes ne sont pas
les des­pe­ra­dos tra­giques de l’Europe méri­dio­nale d’il y a
un demi-siècle, mais les engins mili­taires de tous les États
du monde à tra­vers l’histoire. Aucun anar­chiste ne peut
riva­li­ser avec le Blitz ou la bombe ato­mique, aucun Rava­chol ou
Bon­not ne peut être com­pa­ré à un Hit­ler ou à
un Sta­line. Nous encou­ra­geons les tra­vailleurs à occu­per leurs
usines et les pay­sans à s’emparer de leurs terres, et il se
pour­rait que des vitrines soient bri­sées et des barricades
construites, mais nous n’avons pas de sol­dats, pas d’avions, pas
de police, pas de pri­sons, pas de camps, pas de pelo­tons d’exécution,
pas de chambres à gaz ni de bour­reaux. Pour les anarchistes,
la vio­lence est l’exemple extrême de l’usage du pouvoir
d’une per­sonne contre une autre, le paroxysme de tout ce contre
quoi nous luttons.

Quelques
anar­chistes ont même été paci­fistes, bien que ce
ne soit pas fré­quent. Beau­coup de paci­fistes ont été
(ou sont deve­nus) anar­chistes, et les anar­chistes ont eu ten­dance à
se rap­pro­cher du paci­fisme au fur et à mesure que le monde
s’est rap­pro­ché de la des­truc­tion. Quelques-uns ont été
par­ti­cu­liè­re­ment atti­rés par le paci­fisme militant
défen­du par Tol­stoï et Gand­hi et par l’utilisation de
la non-vio­lence comme tech­nique d’action directe, et un grand
nombre ont pris part aux mou­ve­ments contre la guerre où ils
ont eu par­fois une cer­taine influence. Mais la plu­part des
anar­chistes — même les plus mili­tants — trouvent le
paci­fisme trop large dans son refus de toute vio­lence par tout homme
en toute cir­cons­tance, et trop étroit dans son affir­ma­tion que
l’élimination de la vio­lence seule ren­dra la société
dif­fé­rente. Là où les paci­fistes voient
l’autorité comme une ver­sion affai­blie de la vio­lence, les
anar­chistes voient la vio­lence comme une mani­fes­ta­tion exacerbée
de l’autorité. Ils sont aus­si rebu­tés par le côté
mora­li­sa­teur du paci­fisme, l’ascétisme et la droi­ture, et
par sa concep­tion bien­veillante du monde. Répétons-le,
ils sont anti­mi­li­ta­ristes mais pas néces­sai­re­ment pacifistes.

L’individu
et la société

L’unité
de base de l’humanité est l’homme, l’être humain
indi­vi­duel. Presque tous les indi­vi­dus vivent en société,
mais la socié­té n’est rien de plus qu’une somme
d’individus, et son seul but est de leur per­mettre une vie
épa­nouie. Les anar­chistes ne croient pas que les hommes aient
des droits natu­rels, et cela s’applique à cha­cun : aucun
indi­vi­du ne peut se récla­mer d’un droit pour agir ni pour
inter­dire à un autre d’agir. Il n’y a pas de volonté
géné­rale, pas de norme sociale à laquelle on
doive se sou­mettre. Nous sommes égaux, non iden­tiques. La
com­pé­ti­tion et l’entraide, l’agressivité et la
ten­dresse, l’intolérance et la tolé­rance, la violence
et la dou­ceur, l’autorité et la révolte sont toutes
des formes natu­relles de com­por­te­ment social, mais certaines
favo­risent et d’autres entravent l’épanouissement de la
vie indi­vi­duelle. Des anar­chistes croient que le meilleur moyen de
garan­tir cet épa­nouis­se­ment est d’accorder une liberté
égale à chaque membre de la société.

Par
consé­quent, nous n’avons pas le temps de mora­li­ser au sens
tra­di­tion­nel, et nous ne nous inté­res­sons pas à la vie
pri­vée des autres. Que cha­cun fasse ce qu’il veut dans la
limite de ses propres capa­ci­tés, du moment qu’il laisse les
autres faire de même. Des choses telles que l’habillement,
l’apparence, le lan­gage, la manière de vivre, les relations,
etc., sont matières à préférences
per­son­nelles. De même pour la sexua­li­té. Nous sommes
pour l’amour libre, mais cela ne veut pas dire que nous soyons pour
la pro­mis­cui­té uni­ver­selle ; cela veut dire que tout amour est
libre, sauf la pros­ti­tu­tion et le viol, et que les gens devraient
être capables de choi­sir (ou de reje­ter) les formes d’attitude
sexuelle et les par­te­naires sexuels qui leur conviennent. Une liberté
sexuelle extrême pour­ra conve­nir à l’un et une extrême
chas­te­té à l’autre — bien que la plu­part des
anar­chistes pensent que le monde serait plus vivable si on avait
moins fait de tra­cas et plus fait l’amour. Le même principe
s’applique aux drogues : les gens peuvent s’intoxiquer à
l’alcool, à la caféine, au haschich ou aux
amphé­ta­mines, au tabac ou à l’opium, et nous n’avons
aucun droit de les en empê­cher, de les punir, bien qu’on
puisse essayer de les aider. De même, que cha­cun adore à
sa façon, tant qu’il laisse les autres pra­ti­quer le culte
qui leur convient ou n’en point pra­ti­quer du tout. Tant pis pour
les offus­qués ; ce qui importe, c’est de ne pas bles­ser. Il
n’y a pas besoin de s’inquiéter des différences
d’attitude per­son­nelle ; ce dont il faut s’inquiéter, c’est
de la gros­sière injus­tice de la société
autoritaire.

L’ennemi
prin­ci­pal du libre indi­vi­du est le pou­voir écra­sant de l’État,
mais les anar­chistes sont aus­si oppo­sés à tout autre
forme d’autorité qui limite la liber­té — dans la
famille, à l’école, au tra­vail, dans le voisinage —
et à toute ten­ta­tive de stan­dar­di­ser l’individu. Cependant,
avant d’examiner com­ment la socié­té peut être
orga­ni­sée pour don­ner le maxi­mum de liber­té à
ses membres, il nous faut décrire les différentes
formes qu’a prises l’anarchisme selon les concep­tions des
rela­tions entre l’individu et la société.

Les
divers cou­rants
de l’anarchisme

Les
anar­chistes sont célèbres pour leurs désaccords,
et en l’absence de chefs et de fonc­tion­naires, de hiérarchies
et d’orthodoxies, de puni­tions et de récom­penses, de
poli­tiques et de pro­grammes, il est nor­mal que des gens dont le
prin­cipe de base est le refus d’autorité tendent
per­pé­tuel­le­ment à diver­ger d’opinion. Néanmoins,
il y a plu­sieurs types bien éta­blis d’anarchismes parmi
les­quels la plu­part des anar­chistes ont choi­si celui qui exprime le
mieux leurs vues personnelles.

L’anarchisme
philosophique

A
l’origine, l’anarchisme était ce qu’on appelle
main­te­nant l’anarchisme phi­lo­so­phique. C’est l’idée
qu’une socié­té sans gou­ver­ne­ment est belle, mais pas
vrai­ment dési­rable, ou plu­tôt dési­rable, mais pas
vrai­ment pos­sible, du moins pas encore. Une telle atti­tude domine
dans tous les écrits anar­chistes d’avant 1840, et cela a
empê­ché les mou­ve­ments popu­laires anar­chiques de devenir
une menace plus sérieuse pour les gou­ver­ne­ments. C’est une
atti­tude que l’on trouve encore chez ceux qui se disent anarchistes
mais res­tent à l’écart de tout mou­ve­ment organisé,
et aus­si chez quelques per­sonnes au sein du mou­ve­ment anarchiste.
Très sou­vent, cela semble être une atti­tude inconsciente
de croire que l’anarchisme, comme le Royaume de Dieu, est en vous.
Cela se révèle tôt ou tard par des phrases comme :
« 
Bien sûr, je suis anar­chiste, mais…»

Les
anar­chistes mili­tants ont ten­dance à dédai­gner les
anar­chistes phi­lo­so­phiques, et c’est com­pré­hen­sible, bien
que regret­table. Tant que l’anarchisme reste un mouvement
mino­ri­taire, un sen­ti­ment d’ensemble favo­rable aux idées
anar­chistes, même vague, crée un cli­mat qui fait que
l’on écoute la pro­pa­gande et que le mou­ve­ment peut se
déve­lop­per. D’un autre côté, l’adhésion
à l’anarchisme phi­lo­so­phique peut aller à l’encontre
d’une appré­cia­tion de l’anarchisme véri­table ; mais
c’est au moins pré­fé­rable à l’indifférence
totale. Comme les anar­chistes phi­lo­so­phiques, il y a beau­coup de gens
proches de nous mais qui refusent l’étiquette d’anarchistes,
et d’autres qui refusent toute éti­quette. Eux tous ont un
rôle à jouer, ne serait-ce que pour four­nir une audience
favo­rable et pour tra­vailler à la liber­té dans leur vie
privée.

Indi­vi­dua­lisme,
égoïsme, cou­rant libertaire

Le
pre­mier type d’anarchisme qui fut plus que sim­ple­ment philosophique
fut l’individualisme. C’est l’idée que la société
n’est pas un orga­nisme mais une col­lec­tion d’individualités
auto­nomes, qui n’ont aucune obli­ga­tion envers la société
mais seule­ment les unes envers les autres. Cette optique existait
bien avant qu’il y ait quoi que ce soit comme l’anarchisme, et
elle a conti­nué d’exister indé­pen­dam­ment de lui. Mais
l’individualisme tend tou­jours à sup­po­ser que les individus
qui forment la socié­té doivent être libres et
égaux, et qu’ils peuvent le deve­nir seule­ment par un effort
per­son­nel et non par l’action d’institutions extérieures ;
et tout déve­lop­pe­ment de cette atti­tude tend évidemment
à faire pas­ser l’individualisme pur vers l’anarchisme
vrai.

La
pre­mière per­sonne à éla­bo­rer une théorie
clai­re­ment anar­chiste fut un indi­vi­dua­liste : William God­win, dans An
Enqui­ry concer­ning Poli­ti­cal Jus­tice
(Recherche sur la justice
poli­tique), 1793. En réac­tion contre les par­ti­sans et les
adver­saires de la Révo­lu­tion fran­çaise, il pos­tu­la une
socié­té sans gou­ver­ne­ment et avec le minimum
d’organisation pos­sible, dans laquelle les indi­vi­dus souverains
devraient se gar­der de toute forme d’association per­ma­nente ; malgré
de nom­breuses variantes, c’est encore la base de l’anarchisme
indi­vi­dua­liste. C’est l’anarchisme des intel­lec­tuels, des
artistes et des non-confor­mistes, des gens qui tra­vaillent seuls et
pré­fèrent res­ter à l’écart. Depuis
l’époque de God­win, il en a séduit plu­sieurs, en
Angle­terre et en Amé­rique du Nord, par exemple des
per­son­na­li­tés comme Shel­ley et Wilde, Emer­son et Thoreau,
Augus­tus John et Her­bert Read. Ils peuvent se don­ner une autre
éti­quette, mais on sent tou­jours l’individualisme chez eux.

Cela
nous égare peut-être un peu de limi­ter l’individualisme
à une sorte d’anarchisme ; l’individualisme a eu une
influence pro­fonde sur tout le mou­ve­ment anar­chiste, et si on observe
les anar­chistes on voit que c’est encore une par­tie essen­tielle de
leur idéo­lo­gie, ou du moins de leur moti­va­tion. Les
indi­vi­dua­listes sont, pour­rait-on dire, les anar­chistes de base, qui
sou­haitent sim­ple­ment détruire l’autorité et ne
voient pas la néces­si­té de mettre quoi que ce soit à
la place. C’est un point de vue valable jusqu’à un certain
point, mais il ne va pas assez loin pour affron­ter les problèmes
réels de la socié­té, qui a sûre­ment plus
besoin d’action sociale que per­son­nelle. Seuls, nous pou­vons nous
sau­ver nous-mêmes, mais nous ne pou­vons rien pour les autres.

Une
forme plus extrême de l’individualisme est l’égoïsme,
sur­tout sous la forme expri­mée par Max Stir­ner dans Der
Ein­zige und sein Eigen­tum
(L’Unique et sa propriété),
1845. Comme Marx ou Freud, il est dif­fi­cile d’interpréter
Stir­ner sans irri­ter ses dis­ciples, mais on peut quand même
dire que son égoïsme dif­fère de l’individualisme
en géné­ral, parce qu’il rejette des abstractions
telles que la mora­li­té, la jus­tice, l’obligation, la raison,
le devoir, au pro­fit d’une recon­nais­sance intui­tive de l’existence
unique de chaque indi­vi­du. Il refuse évi­dem­ment l’État,
mais il refuse éga­le­ment la socié­té et tend vers
le nihi­lisme (l’idée que rien n’a d’importance) et le
solip­sisme (l’idée que seul soi-même existe). Ceci est
de toute évi­dence anar­chiste, mais de façon plutôt
impro­duc­tive puisque toute forme d’organisation visant au delà
d’une éphé­mère « union d’égoïstes »
est consi­dé­rée comme la source d’une nouvelle
oppres­sion. C’est l’anarchisme des poètes et des
vaga­bonds, de ceux qui veulent une solu­tion abso­lue et refusent tout
com­pro­mis. C’est l’anarchie ici et main­te­nant, sinon dans le
monde, du moins dans notre propre vie.

Une
ten­dance plus modé­rée qui dérive de
l’individualisme est le cou­rant liber­taire. Dans son sens le plus
simple, cela signi­fie que la liber­té est une bonne chose ; dans
un sens plus strict, c’est l’idée que la liberté,
est le but poli­tique le plus impor­tant. Ain­si le « libertarisme »
n’est pas tant un type spé­ci­fique d’anarchisme qu’une
forme tem­pé­rée de celui-ci, un pre­mier pas. On emploie
par­fois ce terme comme syno­nyme ou euphé­misme pour
l’anarchisme en géné­ral, lorsqu’il y a quelque
rai­son d’éviter un mot trop lourd d’émotivité ;
mais plus sou­vent il signi­fie la recon­nais­sance d’idées
anar­chistes dans un domaine par­ti­cu­lier, sans que cela implique
l’acceptation com­plète de l’anarchisme. Les
indi­vi­dua­listes sont liber­taires par défi­ni­tion, mais les
socia­listes liber­taires ou les com­mu­nistes liber­taires sont ceux qui
apportent au socia­lisme ou au com­mu­nisme la recon­nais­sance de la
valeur essen­tielle de l’individu.

Mutuel­lisme
et fédéralisme

Le
type d’anarchisme qui appa­raît quand des individualistes
mettent leurs idées en pra­tique est le mutuel­lisme. C’est
l’idée que, au lieu de s’en remettre à l’État,
la socié­té devrait être orga­ni­sée par des
indi­vi­dus qui conclu­raient entre eux des accords volon­taires sur une
base d’égalité et de réci­pro­ci­té. Le
mutuel­lisme est un aspect de toute asso­cia­tion qui est plus
qu’instinctive et moins qu’officielle, et il n’est pas
néces­sai­re­ment anar­chiste ; mais il a été
his­to­ri­que­ment impor­tant pour le déve­lop­pe­ment de
l’anarchisme, et presque toutes les pro­po­si­tions anar­chistes visant
à la réor­ga­ni­sa­tion de la socié­té ont été
essen­tiel­le­ment mutuellistes.

Le
pre­mier qui se nom­ma déli­bé­ré­ment anarchiste
était mutuel­liste : Pierre-Joseph Prou­dhon, dans
Qu’est-ce que la pro­prié­té?, 1840. En réaction
contre les socia­listes uto­piques et révo­lu­tion­naires du XIXe
siècle, il pos­tu­la une socié­té composée
de groupes coopé­ra­tifs d’individus libres, échangeant
les pro­duits indis­pen­sables à la vie sur la base de la valeur
du tra­vail, et per­met­tant le cré­dit gra­tuit grâce à
une Banque du peuple. C’est l’anarchisme des arti­sans, des petits
pro­prié­taires et petits com­mer­çants, de ceux qui
exercent des pro­fes­sions libé­rales et des spécialistes,
des gens qui tiennent à leur indé­pen­dance. Malgré
ses contra­dic­teurs, Prou­dhon eut de nom­breux dis­ciples, sur­tout parmi
les ouvriers qua­li­fiés et les petits bour­geois, et son
influence fut consi­dé­rable en France pen­dant la deuxième
moi­tié du XIXe siècle ; le mutuel­lisme eut aus­si un
attrait par­ti­cu­lier en Amé­rique du Nord. Il fut repris plus
tard par des gens qui vou­laient ins­tau­rer une réforme
moné­taire ou des com­mu­nau­tés auto­nomes — mesures qui
pro­mettent des résul­tats rapides mais qui ne changent pas la
struc­ture fon­da­men­tale de la socié­té. C’est un point
de vue valable jusqu’à un cer­tain point, mais il ne va pas
assez loin pour trai­ter des pro­blèmes de l’industrie et du
capi­tal, du sys­tème de classes qui les domine ni — par
des­sus tout — de l’État.

Le
mutuel­lisme est bien sûr le prin­cipe du mou­ve­ment coopératif,
mais les socié­tés coopé­ra­tives suivent des
règles plu­tôt démo­cra­tiques qu’anarchistes. Une
socié­té orga­ni­sée selon le prin­cipe de
l’anarchisme mutuel­liste serait une socié­té dans
laquelle les acti­vi­tés com­mu­nales seraient aux mains de
socié­tés coopé­ra­tives sans direc­teurs permanents
ni admi­nis­tra­teurs élus. Le mutuel­lisme éco­no­mique peut
ain­si être consi­dé­ré comme un coopératisme
moins la bureau­cra­tie, ou un capi­ta­lisme moins le profit.

Sur
le plan géo­gra­phique plu­tôt qu’économique, le
mutuel­lisme devient le fédé­ra­lisme. C’est l’idée
que la socié­té, dans un sens plus large que la
com­mu­nau­té locale, devrait être coor­don­née par un
réseau de conseils cou­vrant de plus grandes zones. Le trait
essen­tiel de l’anarchisme fédé­ra­liste est que les
membres de tels conseils seraient délé­gués sans
aucune auto­ri­té exé­cu­tive, immédiatement
révo­cables, et que les conseils n’auraient aucun pouvoir
cen­tral mais seule­ment un simple secré­ta­riat. Proudhon,
pre­mier théo­ri­cien du mutuel­lisme, fut aus­si le premier
théo­ri­cien du fédé­ra­lisme — dans Du
prin­cipe fédé­ra­tif…,
1863 — et ses disciples
furent appe­lés fédé­ra­listes aus­si bien que
mutuel­listes, sur­tout ceux qui par­ti­ci­pèrent acti­ve­ment au
mou­ve­ment ouvrier ; ain­si de ceux qui, au début de la Première
Inter­na­tio­nale et lors de la Com­mune de Paris, devan­cèrent les
idées du mou­ve­ment anar­chiste moderne, la plu­part se disaient
fédéralistes.

Le
fédé­ra­lisme n’est pas tant un type d’anarchisme
qu’une par­tie inévi­table de l’anarchisme. Virtuellement,
tous les anar­chistes sont fédé­ra­listes, mais aucun ne
se défi­nit comme uni­que­ment fédé­ra­liste. Après
tout, le fédé­ra­lisme est un prin­cipe com­mun qui n’est
d’aucune façon exclu­si­ve­ment anar­chiste. Il ne com­porte rien
d’utopique. Les sys­tèmes inter­na­tio­naux de coor­di­na­tion des
che­mins de fer, de la navi­ga­tion, des liai­sons aériennes, des
ser­vices pos­taux, du télé­graphe et du téléphone,
la recherche scien­ti­fique, les cam­pagnes contre la faim ou contre les
sinistres, et beau­coup d’autres acti­vi­tés à l’échelle
mon­diale sont essen­tiel­le­ment de struc­ture fédéraliste.
Les anar­chistes ajoutent sim­ple­ment que de tels systèmes
mar­che­raient tout aus­si bien à l’intérieur d’un
pays qu’entre dif­fé­rents pays. D’ailleurs, c’est déjà
vrai de l’énorme quan­ti­té de sociétés,
d’associations et d’organisations volon­taires de toutes sortes
qui tiennent en main la par­tie des acti­vi­tés sociales qui ne
sont pas ren­tables sur le plan finan­cier ou politique.

Col­lec­ti­visme,
com­mu­nisme, syndicalisme

Le
type d’anarchisme qui va plus loin que l’individualisme ou le
mutuel­lisme et qui com­porte une menace directe pour le système
de classes et pour l’État est ce que l’on appelait
autre­fois le col­lec­ti­visme. C’est l’idée que la société
ne pour­ra être recons­truite que lorsque la classe ouvrière
aura pris le contrôle de l’économie par une révolution
sociale, aura détruit l’appareil de l’État et
réor­ga­ni­sé la pro­duc­tion sur la base de la propriété
col­lec­tive contrô­lée par les asso­cia­tions de
tra­vailleurs. Les ins­tru­ments de tra­vail seront propriété
col­lec­tive, mais les pro­duits du tra­vail seront distribués
selon la for­mule : « De cha­cun selon ses moyens à chacun
selon son travail ».

Les
pre­miers anar­chistes modernes — les bakou­ni­nistes de la Première
Inter­na­tio­nale — étaient col­lec­ti­vistes. En réaction
contre les mutuel­listes et les fédé­ra­listes réformistes
ain­si que contre les blan­quistes et les mar­xistes auto­ri­taires, ils
reven­di­quèrent une forme simple d’anarchisme
révo­lu­tion­naire, l’anarchisme de la lutte de classe et du
pro­lé­ta­riat, de l’insurrection en masse des pauvres contre
les riches, et le pas­sage immé­diat à une société
libre et sans classes, sans aucune période tran­si­toire de
dic­ta­ture. C’est l’anarchisme des ouvriers et des pay­sans qui ont
une conscience de classe, des mili­tants du mou­ve­ment ouvrier, des
socia­listes qui veulent la liber­té autant que l’égalité.

Ce
col­lec­ti­visme anar­chiste ou révo­lu­tion­naire ne doit pas être
confon­du avec le col­lec­ti­visme auto­ri­taire et réformiste,
mieux connu, des sociaux-démo­crates — col­lec­ti­visme fondé
sur la pro­prié­té col­lec­tive de l’économie mais
aus­si sur le contrôle de la pro­duc­tion par l’État. En
par­tie à cause du dan­ger de confu­sion, et en par­tie parce que
c’est ici que les anar­chistes et les socia­listes se rap­prochent le
plus, on appel­le­ra plus volon­tiers ce type d’anarchisme socialisme
liber­taire ; celui-ci com­prend non seule­ment des anar­chistes qui sont
socia­listes mais aus­si des socia­listes qui penchent vers l’anarchisme
sans y adhé­rer tout à fait.

Le
type d’anarchisme qui appa­raît dans un col­lec­ti­visme plus
éla­bo­ré est le com­mu­nisme. C’est l’idée
qu’il n’est pas suf­fi­sant que les moyens de pro­duc­tion soient la
pro­prié­té de tous, mais que les pro­duits du travail
doivent aus­si être mis en com­mun et dis­tri­bués selon la
for­mule : « De cha­cun selon ses moyens à cha­cun selon ses
besoins ». L’argument com­mu­niste est le sui­vant : tout homme a
droit à la pleine valeur de son tra­vail, mais il est
impos­sible de cal­cu­ler la valeur du tra­vail d’un seul homme, car le
tra­vail de cha­cun est englo­bé dans le tra­vail de tous, et des
tra­vaux dif­fé­rents ont des valeurs dif­fé­rentes. Il vaut
donc mieux que l’économie tout entière soit aux mains
de la socié­té dans son ensemble, et que le système
des salaires et des prix soit aboli.

Les
per­son­na­li­tés mar­quantes du mou­ve­ment anar­chiste de la fin du
XIXe siècle et du début du XXe — comme Kropotkine,
Mala­tes­ta, Reclus, Grave, Faure, Gold­man, Berk­man, Rocker, etc. —
étaient com­mu­nistes. Par­tant du col­lec­ti­visme, et en réaction
contre Marx, ils pos­tu­lèrent une forme d’anarchisme
révo­lu­tion­naire plus éla­bo­ré — un anarchisme
conte­nant une cri­tique des plus minu­tieuses de la société
actuelle et des pro­po­si­tions pour la socié­té future.
C’est l’anarchisme de ceux qui acceptent la lutte de classe mais
ont une vision du monde plus large. Si le col­lec­ti­visme est un
anar­chisme révo­lu­tion­naire axé sur le problème
du tra­vail et fon­dé sur la col­lec­ti­vi­té des
tra­vailleurs, alors le com­mu­nisme est un anar­chisme révolutionnaire
axé sur le pro­blème de la vie et fon­dé sur la
com­mune populaire.

Depuis
les années 1870, le prin­cipe du com­mu­nisme est admis par la
plu­part des orga­ni­sa­tions anar­chistes révo­lu­tion­naires. La
prin­ci­pale excep­tion a été le mou­ve­ment espa­gnol, qui
conser­va le prin­cipe du col­lec­ti­visme à cause d’une forte
influence bakou­ni­nienne ; mais, en fait, ses buts étaient à
peine dif­fé­rents de ceux des autres mou­ve­ments, et
pra­ti­que­ment le « comu­nis­mo liber­ta­rio » instauré
pen­dant la révo­lu­tion espa­gnole de 1936 fut l’exemple le
plus mar­quant de com­mu­nisme anar­chiste dans l’histoire.

Ce
com­mu­nisme anar­chiste ou liber­taire ne doit évi­dem­ment pas
être confon­du avec le com­mu­nisme beau­coup mieux connu des
mar­xistes — com­mu­nisme fon­dé sur la propriété
col­lec­tive de l’économie et sur le contrôle de l’État
sur la pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion, et fon­dé aus­si sur la
dic­ta­ture du Par­ti. L’origine his­to­rique du mou­ve­ment anarchiste
moderne dans la contro­verse avec les mar­xistes pen­dant la Première
et la Deuxième Inter­na­tio­nale se reflète dans
l’obsession qu’ont les anar­chistes du com­mu­nisme auto­ri­taire, qui
s’est ren­for­cée depuis les révo­lu­tions russe et
espa­gnole. Le résul­tat fut que beau­coup d’anarchistes
semblent s’être appe­lés com­mu­nistes non pas tant par
convic­tion pro­fonde que par désir de lan­cer un défi aux
mar­xistes sur leur propre ter­rain et de les dis­cré­di­ter aux
yeux de l’opinion publique. On peut soup­çon­ner les
anar­chistes d’être rare­ment vrai­ment com­mu­nistes, en partie
parce qu’ils sont tou­jours trop indi­vi­dua­listes, et aus­si parce
qu’ils refusent de faire des plans pré­cis pour un ave­nir qui
doit res­ter libre de s’organiser.

Le
type d’anarchisme qui appa­raît quand le col­lec­ti­visme ou le
com­mu­nisme se concentrent exclu­si­ve­ment sur le pro­blème du
tra­vail est le syn­di­ca­lisme. C’est l’idée que la société
devrait être basée sur les syn­di­cats considérés
comme l’expression de la classe ouvrière, réorganisés
de façon à cou­vrir à la fois les activités
et le ter­ri­toire, et trans­for­més de façon à être
entre les mains de la base, de sorte que l’économie entière
soit diri­gée selon le prin­cipe du contrôle ouvrier.

La
plu­part des col­lec­ti­vistes anar­chistes et de nom­breux com­mu­nistes au
XIXe siècle étaient impli­ci­te­ment syn­di­ca­listes ; c’est
par­ti­cu­liè­re­ment vrai des anar­chistes de la Première
Inter­na­tio­nale. Mais l’anarcho-syndicalisme ne fut pas
expli­ci­te­ment déve­lop­pé avant l’essor du mouvement
syn­di­cal fran­çais à la fin du siècle. Lorsque ce
der­nier se scin­da en sec­tions révo­lu­tion­naires et sections
réfor­mistes dans les années 1890, les syndicalistes
révo­lu­tion­naires eurent la majo­ri­té, et de nombreux
anar­chistes se joi­gnirent à eux. Quelques-uns, tels Fernand
Pel­lou­tier et Émile Pou­get, devinrent influents, et le
mou­ve­ment syn­di­ca­liste fran­çais, quoique jamais complètement
anar­chiste, fut une force impor­tante pour l’anarchisme jusqu’à
la Pre­mière Guerre mon­diale et à la révolution
russe. Les orga­ni­sa­tions anar­cho-syn­di­ca­listes furent aus­si fortes
dans les mou­ve­ments ouvriers d’Italie et de Rus­sie tout de suite
après la Pre­mière Guerre mon­diale, et sur­tout en
Espagne jusqu’à la fin de la guerre civile en 1939.

C’est
l’anarchisme des élé­ments les plus mili­tants et les
plus conscients dans un mou­ve­ment ouvrier puis­sant. Mais le
syn­di­ca­lisme n’est pas néces­sai­re­ment anar­chiste ni même
révo­lu­tion­naire ; dans la pra­tique, les anarcho-syndicalistes
ont eu ten­dance à deve­nir auto­ri­taires, ou réformistes,
ou les deux à la fois, et il s’est révélé
dif­fi­cile de main­te­nir un équi­libre entre les principes
liber­taires et les pres­sions de la lutte quo­ti­dienne pour obte­nir un
salaire et des condi­tions de tra­vail meilleures. Ceci n’est pas
tant un argu­ment contre les anar­cho-syn­di­ca­listes que le signe du
dan­ger qui les menace constam­ment. L’argument véritable
contre l’anarcho-syndicalisme et le syn­di­ca­lisme en général,
c’est qu’il accen­tue à l’excès l’importance du
tra­vail et le rôle de la classe ouvrière. Le système
de classes est un pro­blème poli­tique cru­cial, mais la lutte
des classes n’est pas la seule acti­vi­té poli­tique pour les
anar­chistes. Le syn­di­ca­lisme est accep­table lorsqu’on le considère
comme un aspect de l’anarchisme, non lorsqu’il en dis­si­mule tous
les autres aspects. C’est un point de vue valable jusqu’à
un cer­tain point, mais il ne va pas assez loin pour trai­ter des
pro­blèmes de la vie en dehors du travail.

Des
dif­fé­rences minimes

Recon­nais­sons
que les dif­fé­rences entre les types d’anarchisme se sont
estom­pées ces der­nières années. A l’exception
des sec­taires, la plu­part des anar­chistes ont ten­dance à
consi­dé­rer les vieilles dis­tinc­tions comme plus appa­rentes que
réelles — comme des dif­fé­rences artificielles
d’accentuation, même de voca­bu­laire, plu­tôt que comme
de sérieuses dif­fé­rences de prin­cipe. Il vau­drait mieux
en fait les consi­dé­rer non pas comme des anarchismes
dif­fé­rents, mais comme des aspects dif­fé­rents de
l’anarchisme, et cela en fonc­tion de l’orientation de nos
inté­rêts personnels.

Ain­si,
dans notre vie pri­vée nous sommes indi­vi­dua­listes, ayant nos
propres occu­pa­tions et choi­sis­sant nos com­pa­gnons et amis pour des
rai­sons per­son­nelles ; dans notre vie sociale nous sommes
mutuel­listes, concluant libre­ment des accords entre nous, don­nant ce
que nous avons et rece­vant ce dont nous man­quons par des échanges
éga­li­taires ; dans notre tra­vail nous serions pratiquement
col­lec­ti­vistes, nous joi­gnant à nos col­lègues pour
pro­duire les biens com­muns — et dans l’organisation du travail
nous serions syn­di­ca­listes, nous joi­gnant à nos collègues
pour déci­der com­ment le tra­vail doit être fait ; dans
notre vie poli­tique nous serions plu­tôt com­mu­nistes, nous
alliant à nos voi­sins pour déci­der com­ment la
com­mu­nau­té doit être orga­ni­sée. C’est bien sûr
un sché­ma, mais il exprime assez bien ce que les anarchistes
pensent aujourd’hui.

Que
veulent les anarchistes ?

C’est
dif­fi­cile de dire ce que veulent les anar­chistes, non seule­ment parce
qu’ils sont si dif­fé­rents les uns des autres, mais parce
qu’ils hésitent à faire des pro­po­si­tions détaillées
pour un ave­nir dont ils ne peuvent ni ne veulent déci­der. Au
fond, ils veulent une socié­té sans gou­ver­ne­ment, et
celle-ci varie­ra évi­dem­ment d’une époque à
l’autre et d’un lieu à l’autre. Le trait essen­tiel de la
socié­té que veulent les anar­chistes est qu’elle sera
ce que ses membres eux-mêmes vou­dront en faire. Néanmoins,
il est pos­sible de dire ce que la plu­part vou­draient voir dans une
socié­té libre, tout en rap­pe­lant qu’il n’y a pas de
ligne offi­cielle, et pas non plus de moyen de récon­ci­lier les
extrêmes : l’individualisme et le communisme.

L’individu
libre

La
plu­part des anar­chistes adoptent d’abord une atti­tude libertaire
envers la vie pri­vée, et vou­draient qu’il y ait un choix
beau­coup plus vaste de com­por­te­ments per­son­nels et de relations
sociales. Mais si l’individu est l’atome de la société,
la famille en est la molé­cule, et la vie de famille subsistera
même si la coer­ci­tion qui la ren­force disparaît.
Néan­moins, bien que la famille puisse être une chose
natu­relle, elle n’est plus néces­saire ; une contraception
effi­cace et une intel­li­gente divi­sion du tra­vail ont dégagé
l’humanité de l’alternative entre le céli­bat et la
mono­ga­mie. Un couple n’est plus obli­gé d’avoir des
enfants, et les enfants peuvent être éle­vés par
plus ou moins de per­sonnes que deux parents. On peut vivre seul et
cepen­dant avoir des par­te­naires sexuels, ou vivre en communauté
sans par­te­naires per­ma­nents ni paren­té officielle.

Sans
aucun doute, on conti­nue­ra à pra­ti­quer cer­taines formes de
mariage, et la plu­part des enfants seront éle­vés dans
un cadre fami­lial, quoi qu’il arrive à la société ;
mais il pour­ra y avoir une grande variété
d’arrangements per­son­nels à l’intérieur d’une
seule com­mu­nau­té. L’exigence fon­da­men­tale est que les femmes
soient libé­rées de l’oppression mas­cu­line et que les
enfants soient libé­rés de l’oppression des parents.
L’exercice de l’autorité ne vaut pas mieux dans le
micro­cosme fami­lial que dans le macro­cosme social.

Les
rela­tions per­son­nelles hors de la famille ne seront pas réglementées
par des lois arbi­traires ou par la com­pé­ti­tion économique,
mais par la soli­da­ri­té natu­relle de l’espèce humaine.
Cha­cun d’entre nous, ou presque, sait com­ment trai­ter autrui —
comme il vou­drait qu’autrui le traite —, et le res­pect de
soi-même et l’opinion publique sont de bien meilleurs guides
de l’action que la crainte ou la culpa­bi­li­té. Des
adver­saires de l’anarchisme ont pré­ten­du que l’oppression
morale de la socié­té serait pire que l’oppression
phy­sique de l’État, mais il y a un dan­ger bien plus grand :
dans un sys­tème éta­tique, l’autorité déchaînée
des groupes de vigiles, des hordes de lyn­cheurs, de la bande de
pillards ou du gang cri­mi­nel émerge comme une forme
rudi­men­taire d’État lorsque l’autorité réglementée
de l’État réel fait défaut pour une rai­son ou
une autre.

Mais
les anar­chistes sont en géné­ral d’accord sur la vie
pri­vée, ce n’est pas un grave pro­blème. Après
tout, bien des gens se sont déjà orga­ni­sés à
leur manière sans attendre ni révo­lu­tion ni quoi que ce
soit. Tout ce qui est néces­saire pour la libé­ra­tion de
l’individu, c’est son éman­ci­pa­tion des vieux préjugés
et l’obtention d’un cer­tain niveau de vie. Le vrai problème,
c’est la libé­ra­tion de la société.

La
socié­té libre

L’exigence
prio­ri­taire pour une socié­té libre est l’abolition de
l’autorité et l’expropriation. Au lieu d’un gouvernement
for­mé de repré­sen­tants per­ma­nents élus
occa­sion­nel­le­ment et de bureau­crates de car­rière pratiquement
inamo­vibles, les anar­chistes veulent une coor­di­na­tion par des
délé­gués tem­po­raires, immédiatement
révo­cables, et par des experts pro­fes­sion­nels véritablement
res­pon­sables. Dans un tel sys­tème, toutes les activités
sociales qui impliquent une orga­ni­sa­tion seraient probablement
admi­nis­trées par des asso­cia­tions libres. On peut les appeler
conseils, coopé­ra­tives, col­lec­ti­vi­tés, communes,
comi­tés, syn­di­cats ou soviets, ou n’importe com­ment — leur
titre n’a pas d’importance, seule compte leur fonction.

Il
y aura des asso­cia­tions de tra­vail allant de l’atelier ou de la
petite entre­prise aux plus grands com­plexes indus­triels ou agricoles,
qui s’occuperont de la pro­duc­tion et du trans­port des biens,
déci­de­ront des condi­tions de tra­vail, et feront marcher
l’économie. Il y aura des asso­cia­tions régionales
allant du voi­si­nage ou du vil­lage aux plus grandes uni­tés de
rési­dence, qui s’occuperont de la vie de la communauté
 — loge­ment, rues, voi­rie, confort. Il y aura des asso­cia­tions qui
s’occuperont des aspects sociaux des acti­vi­tés comme les
com­mu­ni­ca­tions, la culture, les loi­sirs, la recherche scientifique,
la san­té et l’éducation.

La
coor­di­na­tion par des libres asso­cia­tions plu­tôt que
l’administration par des hié­rar­chies consti­tuées aura
pour résul­tat une décen­tra­li­sa­tion extrême selon
des prin­cipes fédé­ra­listes. Cela peut sem­bler un
argu­ment contre l’anarchisme, mais nous affir­mons que c’est un
argu­ment en sa faveur. Une des bizar­re­ries de la pensée
poli­tique moderne, c’est de pré­tendre que les guerres sont
dues à l’existence de petites nations, alors que les pires
guerres de l’histoire ont été cau­sées par un
petit nombre de grands pays. De même, les gouvernements
essaient de créer des uni­tés admi­nis­tra­tives de plus en
plus grandes, alors que l’observation montre que les plus petites
sont les meilleures. La chute des grands sys­tèmes politiques
sera un des grands bien­faits de l’anarchisme, et les pays pourront
rede­ve­nir des enti­tés cultu­relles, tan­dis que les nations
disparaîtront.

L’association
char­gée de toute sorte de richesses ou de biens aura la grave
res­pon­sa­bi­li­té soit de s’assurer qu’ils soient honnêtement
répar­tis entre les gens concer­nés, soit de les garder
en pro­prié­té com­mune et de s’assurer que leur usage
soit hon­nê­te­ment répar­ti entre les gens concernés.
Les solu­tions anar­chistes varient, et celles des membres d’une
socié­té libre varie­ront sans doute aus­si ; ce sera aux
membres de chaque asso­cia­tion d’adopter la méthode qu’ils
pré­fé­re­ront. Il pour­ra y avoir une rémunération
égale pour tous, ou pro­por­tion­nelle aux besoins, ou pas de
rému­né­ra­tion du tout. Cer­taines associations
uti­li­se­ront l’argent pour leurs échanges, d’autres pour
des tran­sac­tions impor­tantes ou com­plexes, d’autres n’en
uti­li­se­ront pas du tout. Les biens seront ache­tés ou loués,
ration­nés ou libres. Si des spé­cu­la­tions de cette sorte
semblent absurdes, irréa­listes ou uto­piques, que l’on pense
sim­ple­ment à tout ce que nous pos­sé­dons déjà
en com­mun et à tout ce qui peut être utilisé
sans payer.

En
Angle­terre, par exemple, la com­mu­nau­té pos­sède quelques
indus­tries lourdes, les trans­ports par air et par rail, les bacs et
les auto­bus, la radio, l’eau, le gaz et l’électricité,
mais nous devons payer pour uti­li­ser tout ça ; en revanche, les
rues, les ponts, les rivières, les plages, les parcs, les
biblio­thèques, les ter­rains de jeux, les toi­lettes publiques,
les écoles, les uni­ver­si­tés, les hôpi­taux et le
ser­vice du feu ne sont pas seule­ment pro­prié­té commune,
ce sont aus­si des ser­vices gratuits.

La
dis­tinc­tion entre la pro­prié­té pri­vée et
pro­prié­té com­mune, et entre ce qu’on peut utiliser
contre paie­ment et ce qui est gra­tuit, est tout arbi­traire. Il peut
paraître natu­rel de pou­voir uti­li­ser les routes et les plages
sans rien payer, mais ce n’a pas tou­jours été le cas,
et la gra­tui­té des hôpi­taux et des universités
n’existe en Angle­terre que depuis le début du siècle.
De même, il peut sem­bler natu­rel de payer pour les transports
et pour l’essence, mais ce ne sera pas nécessairement
tou­jours le cas, et il n’y a pas de rai­son pour que ce ne soit pas
gratuit.

Bien
sûr, tous les ser­vices doivent être finan­cés par
une sorte d’impôts, mais ceux-ci n’auront pas forcément
tou­jours la forme contrai­gnante qu’ils ont dans la société
actuelle. On peut ima­gi­ner que les membres d’une société
assurent sans rému­né­ra­tion une grande par­tie des
ser­vices publics, que les contri­bu­tions soient volon­taires ou
dif­fé­ren­ciées (argent ou autres pres­ta­tions); le
fonc­tion­ne­ment des ser­vices publics tient évi­dem­ment à
la divi­sion du tra­vail éta­blie dans une société
donnée.

La
divi­sion équi­table ou la libre dis­tri­bu­tion des richesses
plu­tôt que leur accu­mu­la­tion aura pour résul­tat la fin
du sys­tème de classes basé sur la propriété.
Mais les anar­chistes veulent aus­si la fin du sys­tème de classe
basé sur le contrôle mono­po­lis­tique. Cela implique une
vigi­lance constante pour pré­ve­nir la crois­sance de la
bureau­cra­tie, et par-des­sus tout cela implique la réorganisation
du tra­vail sans classe patronale.

Le
travail

Les
besoins élé­men­taires de l’homme sont la nourriture,
l’abri et les vête­ments qui per­mettent de sur­vivre ; ses
seconds besoins sont un confort sup­plé­men­taire qui fait que la
vie vaut la peine d’être vécue. La première
acti­vi­té éco­no­mique de tout groupe humain est la
pro­duc­tion et la dis­tri­bu­tion de biens qui satis­font ces besoins ; et
l’aspect le plus impor­tant de la socié­té — après
les rela­tions per­son­nelles, dans les­quelles elle se fonde — est
l’organisation du tra­vail indis­pen­sable. Que pensent les
anar­chistes du tra­vail ? En pre­mier lieu, ils consi­dèrent que
tout tra­vail est désa­gréable mais peut être
orga­ni­sé de façon à deve­nir sup­por­table et même
agréable ; en second lieu, que le tra­vail devrait être
orga­ni­sé par ceux qui le four­nissent réellement.

Les
anar­chistes s’accordent avec les mar­xistes pour dire que le travail
dans la socié­té actuelle aliène le travailleur.
Ce n’est pas sa vie, mais ce qu’il fait pour pou­voir vivre ; sa
vie est ce qu’il fait en dehors du tra­vail, et lorsqu’il fait
quelque chose qui lui fait plai­sir il ne l’appelle pas travail.
C’est vrai de la plu­part des tra­vaux que font la plu­part des gens,
par­tout, et c’est sûre­ment vrai d’une quan­ti­té de
tra­vaux qu’ont fait une quan­ti­té de gens à toutes les
époques. Le labeur fati­gant et répé­ti­tif qu’il
faut effec­tuer pour faire pous­ser des plantes et pros­pé­rer des
ani­maux, pour faire mar­cher des branches indus­trielles ou des
trans­ports, pour pro­cu­rer aux gens ce qu’ils dési­rent et
pour leur enle­ver ce dont ils ne veulent pas, ce labeur ne peut être
abo­li sans une chute radi­cale du niveau de vie maté­riel ; et
l’automation, qui peut dimi­nuer la fatigue, aug­mente encore la
répé­ti­tion. Mais les anar­chistes affirment que la
solu­tion n’est pas de condi­tion­ner les gens à croire que
cette situa­tion est inévi­table ; ce qu’il faut faire, c’est
réor­ga­ni­ser le tra­vail essen­tiel de telle sorte que, en
pre­mier lieu, il soit nor­mal que chaque per­sonne capable en fasse sa
part et qu’elle n’y passe pas plus de quelques heures par jour ;
en second lieu, qu’il soit pos­sible à cha­cun d’alterner
entre dif­fé­rents types de tra­vaux ennuyeux, qui par leur
varié­té per­dront un peu de leur ennui. Ce n’est pas
seule­ment une ques­tion de parts équi­tables pour cha­cun, mais
aus­si de tra­vaux équivalents.

Les
anar­chistes s’accordent aus­si avec les syn­di­ca­listes pour dire que
le tra­vail doit être orga­ni­sé par les tra­vailleurs. Cela
ne veut pas dire que la classe ouvrière — ou les syndicats,
ou un par­ti de la classe ouvrière (c’est-à-dire un
par­ti qui pré­tende la repré­sen­ter) — organise
l’économie et ait un contrôle ultime sur le travail.
Cela ne veut pas dire non plus, à une échelle plus
petite, que le per­son­nel d’une usine puisse élire le
direc­teur ou voir les comptes. Cela veut sim­ple­ment dire que les gens
qui ont une tâche par­ti­cu­lière contrôlent
tota­le­ment et direc­te­ment ce qu’ils font, sans patrons ni
direc­teurs ni ins­pec­teurs. Cer­tains peuvent faire de bons
coor­di­na­teurs, et ils peuvent se bor­ner à faire de la
coor­di­na­tion, mais il n’est pas néces­saire qu’ils aient
aucun pou­voir sur ceux qui four­nissent le tra­vail réel.
D’autres peuvent être pares­seux ou inef­fi­caces, mais il y en
a déjà aujourd’hui. Il faut arri­ver à avoir le
plus grand contrôle pos­sible sur son propre tra­vail, aus­si bien
que sur sa propre vie.

Ce
prin­cipe s’applique à toutes les sortes de tra­vail — aux
champs comme en usine, dans de grandes ou de petites entre­prises, à
des tâches qua­li­fiées ou non, et à des travaux
salis­sants comme aux pro­fes­sions libé­rales — et ce n’est
pas qu’une mesure utile pour rendre les ouvriers heu­reux, mais
c’est un prin­cipe fon­da­men­tal pour toute éco­no­mie libérée.
On objec­te­ra immé­dia­te­ment que le contrôle total des
tra­vailleurs mène­ra à une compétition
désas­treuse entre les divers lieux de tra­vail et à
la pro­duc­tion de biens inutiles ; on répon­dra immédiatement
que le manque total de contrôle ouvrier conduit exac­te­ment à
cette situa­tion. Ce qu’il faut, c’est une planification
intel­li­gente, et mal­gré ce que l’on semble pen­ser celle-ci
ne repose pas sur un contrôle plus éten­du au som­met mais
sur une infor­ma­tion plus éten­due à la base.

La
plu­part des éco­no­mistes se sont pré­oc­cu­pés de la
pro­duc­tion plus que de la consom­ma­tion — de la fabri­ca­tion des
biens plu­tôt que de leur uti­li­sa­tion. Les gens de gauche et de
droite veulent tous que la pro­duc­tion aug­mente, soit pour que les
riches s’enrichissent, soit pour que l’Etat se ren­force, et il en
résulte une sur­pro­duc­tion côtoyant la pauvreté,
une pro­duc­ti­vi­té crois­sante avec un chô­mage croissant,
de plus hauts bâti­ments admi­nis­tra­tifs en même temps
qu’une crise du loge­ment, de plus grandes mois­sons à
l’hectare avec de plus en plus d’hectares en friche. Les
anar­chistes se pré­oc­cupent plus de la consom­ma­tion que de la
pro­duc­tion — de l’utilisation des biens pour satis­faire les
besoins de tous plu­tôt que pour aug­men­ter les pro­fits des
riches et des puissants.

Le
néces­saire et le superflu

Une
socié­té qui pré­tend à la décence
ne peut pas auto­ri­ser l’exploitation des besoins fon­da­men­taux. On
peut admettre que les objets de luxe soient ache­tés et vendus,
puisqu’on a le choix de les uti­li­ser ou non ; mais les objets
néces­saires ne sont pas de pures mar­chan­dises, puisqu’on n’a
pas le choix de les uti­li­ser ou non. S’il faut reti­rer quelque
chose du mar­ché com­mer­cial et des mains des groupes
mono­po­lis­tiques, c’est bien cer­tai­ne­ment la terre sur laquelle nous
vivons, la nour­ri­ture qui y pousse, les mai­sons qui y sont
construites, et les choses essen­tielles qui consti­tuent la base
maté­rielle de la vie humaine — vête­ments, outils,
meubles, essence, etc. Il est aus­si évident que, lorsqu’une
chose néces­saire est abon­dante, cha­cun devrait pou­voir en
prendre autant qu’il en a besoin ; mais, lorsque quelque chose
manque, il devrait y avoir un sys­tème de ration­ne­ment adopté
libre­ment, de telle sorte que cha­cun ait une part équitable.
Il y a évi­dem­ment quelque chose de faux dans un système
où gas­pillage et pénu­rie se côtoient, où
cer­tains ont plus que le néces­saire tan­dis que d’autres
manquent de tout.

Par
des­sus tout, il est clair que le pre­mier devoir d’une société
saine est d’éliminer la rare­té des biens
indis­pen­sables — comme le manque de nour­ri­ture dans les pays
sous-déve­lop­pés et le manque de loge­ments dans les pays
déve­lop­pés — par l’utilisation des connaissances
tech­niques et des res­sources sociales. Si les qua­li­fi­ca­tions et la
force de tra­vail exis­tant en Angle­terre ou en France, par exemple,
étaient conve­na­ble­ment uti­li­sées, il n’y a pas de
rai­son qu’on ne puisse pro­duire assez de nour­ri­ture et construire
assez de mai­sons pour nour­rir et loger toute la popu­la­tion. Ce n’est
pas le cas aujourd’hui, parce que la socié­té actuelle
a d’autres prio­ri­tés, mais ce n’est pas impos­sible. On a
pré­ten­du à une époque qu’il était
impos­sible que cha­cun soit habillé conve­na­ble­ment, et les
pauvres por­taient des gue­nilles ; main­te­nant, on dis­pose d’une
quan­ti­té de vête­ments, et on pour­rait aus­si disposer
d’une quan­ti­té d’autres choses.

Le
luxe, par un étrange para­doxe, est aus­si nécessaire,
mais ce n’est pas une néces­si­té de base. Le second
devoir d’une socié­té saine est de rendre le luxe
acces­sible libre­ment bien que ce soit un domaine où l’argent
pour­rait avoir encore une fonc­tion utile à condi­tion qu’il
ne soit pas dis­tri­bué selon le sys­tème ridi­cule des
pays capi­ta­listes, ou le sys­tème encore plus absurde des pays
com­mu­nistes. Le pro­blème essen­tiel est que cha­cun ait accès
libre­ment et éga­le­ment au luxe. Mais l’homme ne vit pas de
pain seule­ment, ni même de gâteaux. Les anar­chistes ne
vou­draient pas voir toutes les acti­vi­tés de loisir,
intel­lec­tuelles, cultu­relles, etc., aux mains de la société
 — même de la socié­té la plus libertaire.
Néan­moins, il y a des acti­vi­tés qui ne peuvent être
lais­sées aux indi­vi­dus grou­pés en asso­cia­tions libres
mais qui doivent être gérées par la société
tout entière. Ce sont les ser­vices sociaux, l’entraide au
delà des limites de la famille et des amis, en dehors du lieu
d’habitation ou de tra­vail. Exa­mi­nons trois de ces services.

La
socié­té du bien-être

L’éducation
est très impor­tante dans les socié­tés humaines,
parce que l’homme met beau­coup de temps à gran­dir et à
apprendre les faits et les tech­niques néces­saires à la
vie sociale, et des anar­chistes se sont tou­jours beau­coup intéressés
aux pro­blèmes de l’éducation. Plu­sieurs penseurs
anar­chistes ont appor­té des contri­bu­tions de valeur à
la théo­rie et à la pra­tique de l’éducation, et
plu­sieurs réfor­ma­teurs de l’éducation ont eu des
ten­dances liber­taires — de Rous­seau et Pes­ta­loz­zi à
Mon­tes­so­ri, A. S. Neill et Frei­net. Des idées sur l’éducation
que l’on croyait uto­piques sont main­te­nant intégrées
à l’enseignement tant public que pri­vé, et
l’éducation est peut-être le domaine de la société
le plus enthou­sias­mant pour ceux qui veulent mettre l’anarchisme en
pra­tique. Si on nous dit que l’anarchisme est une idée
attrayante mais inap­pli­cable, nous n’avons qu’à montrer
une école d’avant-garde, une classe d’adaptation
pra­ti­quant des méthodes actives, un club de jeunes autogéré.
Cepen­dant, même le meilleur sys­tème d’éducation
reste contrô­lé par les gens en place : enseignants,
direc­teurs, admi­nis­tra­teurs, ins­pec­teurs, etc. Les adultes concernés
par l’éducation ont géné­ra­le­ment ten­dance à
en contrô­ler toutes les formes ; en véri­té, il
n’est pas néces­saire qu’elle soit contrôlée
par eux, ni à plus forte rai­son par les gens qui n’ont rien
à y voir.

Les
anar­chistes vou­draient que les réformes actuelles de
l’enseignement aillent beau­coup plus loin. Il ne fau­drait pas
seule­ment abo­lir la dis­ci­pline stricte et les châ­ti­ments, il
fau­drait abo­lir toute dis­ci­pline et toute puni­tion. Il ne faudrait
pas seule­ment que les ins­ti­tu­tions d’enseignement soient délivrées
du pou­voir des auto­ri­tés exté­rieures, mais les élèves
eux-mêmes devraient être déli­vrés du
pou­voir des ensei­gnants et des direc­teurs. Dans une relation
édu­ca­tive saine, le fait que l’un en sache plus que l’autre
n’est pas une rai­son pour que l’enseignant ait une autorité
quel­conque sur l’enseigné. Le sta­tut des maîtres dans
la socié­té actuelle est basé sur l’âge,
la force, l’expérience, la loi ; mais le seul sta­tut que
devraient avoir les maîtres devrait être basé sur
leurs connais­sances dans un domaine et leur capa­ci­té de
l’enseigner, et fina­le­ment sur leur capa­ci­té d’inspirer
l’admiration et le res­pect. Il ne faut pas tant un pou­voir étudiant
 — bien qu’il soit un utile cor­rec­tif au pou­voir des enseignants
et des bureau­crates — qu’un « contrôle ouvrier »
exer­cé par tous ceux qui sont concer­nés par une
ins­ti­tu­tion édu­ca­tive. Le pro­blème essen­tiel est de
bri­ser le chaî­non entre ensei­gner et gou­ver­ner, et de libérer
l’éducation.

Cette
rup­ture est en fait beau­coup plus proche dans le ser­vice médical
que dans l’enseignement. Les doc­teurs ne sont plus des magiciens,
les infir­mières ne sont plus des saintes ; et dans bien des
pays — en par­ti­cu­lier en Angle­terre — le droit aux soins médicaux
gra­tuits est garan­ti. Ce qui est néces­saire, c’est une
exten­sion du prin­cipe de liber­té éco­no­mique au côté
poli­tique de la méde­cine. Il fau­drait qu’on puisse aller
par­tout à l’hôpital sans payer, et il fau­drait aussi
qu’on puisse tra­vailler dans les hôpi­taux sans hiérarchie.
Une fois de plus, il faut un contrôle exer­cé par tous
les tra­vailleurs employés dans une ins­ti­tu­tion médicale.
De même que l’enseignement est fait pour les élèves,
de même les ser­vices médi­caux sont faits pour les
patients.

Le
trai­te­ment de la délin­quance a aus­si beau­coup progressé,
mais il est encore loin d’être satis­fai­sant. Que pensent les
anar­chistes de la délin­quance ? En pre­mier lieu, ils
consi­dèrent que la plu­part de ceux qu’on appelle criminels
sont comme les autres gens juste un peu plus pauvres, plus faibles,
plus fous, plus mal­chan­ceux ; en second lieu, que ceux qui nuisent
sans cesse aux autres ne devraient pas être punis à leur
tour, mais qu’il fau­drait prendre soin d’eux. Les plus grands
cri­mi­nels ne sont pas les cam­brio­leurs mais les patrons, pas les
gang­sters mais les gou­ver­nants, pas les meur­triers mais ceux qui
exter­minent les masses. Quelques injus­tices mineures sont mises au
pilo­ri et punies par l’État, tan­dis que les plus grandes
injus­tices de la socié­té actuelle sont dissimulées
et même com­mises par l’État lui-même. En
géné­ral, la puni­tion cause un plus grand mal à
la socié­té que le crime ; elle est plus systématique,
mieux orga­ni­sée, et beau­coup plus effi­cace. Néanmoins,
même la socié­té la plus liber­taire devra se
pro­té­ger contre quelques per­sonnes, et cela impliquera
for­cé­ment une cer­taine contrainte. Mais le trai­te­ment propre
de la délin­quance fera par­tie du sys­tème éducatif
et cura­tif et ne sera pas un sys­tème pénal
ins­ti­tu­tion­na­li­sé. En der­nier res­sort, on n’imposera pas
l’emprisonnement ni la mort, mais le boy­cott ou l’expulsion.

Le
pluralisme

Le
contraire peut aus­si arri­ver. Un indi­vi­du ou un groupe peut refuser
de se joindre à la meilleure socié­té possible,
ou il peut insis­ter pour la quit­ter ; rien ne sau­rait l’arrêter.
Théo­ri­que­ment, un homme peut sub­ve­nir seul à ses
besoins, bien qu’en pra­tique il dépende de la communauté
qui lui four­nit du maté­riau et prend ses pro­duits en échange ;
il est donc dif­fi­cile de se suf­fire lit­té­ra­le­ment à
soi-même. Une socié­té col­lec­ti­viste ou communiste
devra tolé­rer et même encou­ra­ger les zones
d’individualisme. Ce qui serait inac­cep­table, ce serait qu’une
per­sonne indé­pen­dante essaie d’exploiter la force de travail
des autres en les enga­geant à des salaires injustes, ou
qu’elle échange des pro­duits à de faux prix. Cela ne
doit pas arri­ver, parce qu’on ne tra­vaille­ra généralement
pas ni n’achètera de pro­duits au pro­fit d’autrui, mais
seule­ment au sien propre ; et de même qu’aucune loi
n’interdira l’appropriation, aucune n’interdira l’expropriation
 — on pour­ra prendre ce qu’on vou­dra à autrui, mais il
pour­ra le reprendre. L’autorité et la propriété
pour­ront dif­fi­ci­le­ment être retrou­vées par des individus
isolés.

Un
plus grand dan­ger peut venir de groupes indé­pen­dants. Une
com­mu­nau­té sépa­rée pour­ra faci­le­ment exister
dans une socié­té, et pour­ra pro­vo­quer de graves
ten­sions ; si elle retourne au sys­tème de propriété
et d’autorité, ce qui pour­ra aug­men­ter le stan­dard de
vie d’une mino­ri­té, d’autres seront ten­tés de
rejoindre les sépa­ra­tistes, par­ti­cu­liè­re­ment si la
socié­té dans son ensemble tra­verse une dure période.

Mais
une socié­té libre doit être plu­ra­liste, et
tolé­rer non seule­ment des dif­fé­rences d’opinion sur
la manière de pra­ti­quer la liber­té et l’égalité,
mais encore des dévia­tions à sa théo­rie de la
liber­té et de l’égalité. La seule condition
devrait être que per­sonne ne soit for­cé d’adhérer
à aucune ten­dance contre son gré, et il fau­dra là
une sorte de contrainte pour pro­té­ger même la plus
liber­taire des socié­tés. Mais les anar­chistes veulent
rem­pla­cer la socié­té de masse par une masse de
socié­tés, vivant ensemble aus­si libre­ment que leurs
membres. Le plus grand dan­ger pour les socié­tés libres
qui ont exis­té n’a pas été la régression
inté­rieure mais l’agression exté­rieure, et le vrai
pro­blème n’est pas tant de savoir com­ment faire mar­cher une
socié­té libre que de savoir com­ment la faire démarrer.

Révo­lu­tion
ou réforme

Les
anar­chistes ont tra­di­tion­nel­le­ment été par­ti­sans d’une
révo­lu­tion vio­lente pour éta­blir une société
libre, mais cer­tains d’entre eux ont reje­té la vio­lence, ou
la révo­lu­tion, ou les deux à la fois — la violence
est si sou­vent sui­vie d’une contre-vio­lence, et la révolution
d’une contre-révo­lu­tion. D’autre part, peu d’anarchistes
ont été par­ti­sans de simples réformes, car ils
esti­maient que, tant que le sys­tème d’autorité et de
pro­prié­té existe, des chan­ge­ments super­fi­ciels ne
met­tront jamais en dan­ger l’infrastructure de la société.
Le dif­fi­cile, c’est que ce que les anar­chistes veulent est bien
révo­lu­tion­naire, mais une révo­lu­tion n’amènera
pas néces­sai­re­ment — et même pro­ba­ble­ment pas — ce
qu’ils veulent. Voi­là pour­quoi les anar­chistes se sont
sou­vent réso­lus à des actions désespérées
ou sont tom­bés dans une inac­ti­vi­té sans espoir.

Pra­ti­que­ment,
la plu­part des dis­putes entre les anar­chistes réfor­mistes et
révo­lu­tion­naires sont vaines, car seuls les révolutionnaires
les plus fana­tiques refusent d’accueillir favo­ra­ble­ment les
réformes, tous savent bien que leur action ne mènera
géné­ra­le­ment à rien de plus qu’à des
réformes et tous les réfor­mistes savent que leur action
mène en géné­ral à une sorte de
révo­lu­tion. Ce que les anar­chistes veulent, c’est une
pres­sion constante qui amène la conver­sion des indi­vi­dus, la
for­ma­tion de groupes, la réforme d’institutions, le
sou­lè­ve­ment du peuple, et la des­truc­tion de l’autorité
et de la pro­prié­té. Si cela arri­vait sans
désordre, cela com­ble­rait nos vœux, mais ça n’est
jamais arri­vé, et n’arrivera pro­ba­ble­ment jamais. Vient le
moment où il faut sor­tir et affron­ter les forces de l’État
dans son quar­tier, au tra­vail, dans les rues — et si l’État
est vain­cu il fau­dra d’autant plus conti­nuer à agir
pour empê­cher l’établissement d’un nou­vel
État et pour com­men­cer à construire une société
libre. Il y a une place pour cha­cun dans ce pro­ces­sus, et tous
les anar­chistes trou­ve­ront quelque chose à faire dans le
com­bat pour obte­nir ce qu’ils veulent.

Que
font les anarchistes ?

La
pre­mière chose que font les anar­chistes, c’est pen­ser et
par­ler. Peu de gens sont anar­chistes de nais­sance, et c’est une
expé­rience trou­blante de le deve­nir, qui implique un
consi­dé­rable bou­le­ver­se­ment émo­tif et intel­lec­tuel. Un
anar­chiste conscient est tou­jours dans une situa­tion dif­fi­cile (à
peu près, disons, comme un athée dans l’Europe
médié­vale); c’est dif­fi­cile de fran­chir les barrières
de la pen­sée et de per­sua­der les gens que la nécessité
du gou­ver­ne­ment (comme l’existence de Dieu) ne va pas de soi, mais
peut être mise en ques­tion et même reje­tée. Un
anar­chiste doit éla­bo­rer com­plè­te­ment une nouvelle
vision du monde et une nou­velle manière d’y agir ; cela se
fait en géné­ral dans des conver­sa­tions avec des gens
qui sont anar­chistes ou proches de l’anarchisme, particulièrement
dans des groupes ou des acti­vi­tés de gauche.

D’ailleurs,
même l’anarchiste le plus dog­ma­tique a des contacts avec des
non-anar­chistes, et ces contacts sont inévi­ta­ble­ment autant
d’occasions de dif­fu­ser ses idées. Dans sa famille, avec ses
amis, chez lui, au tra­vail, tout anar­chiste qui n’est pas
uni­que­ment « phi­lo­so­phique » est forcément
influen­cé. Sans que ce soit abso­lu, les anar­chistes sont en
géné­ral moins ennuyés que les autres gens par
des pro­blèmes tels que la fidé­li­té de leur
conjoint, l’obéissance de leurs enfants, le confor­misme de
leurs voi­sins ou la ponc­tua­li­té de leurs col­lègues. Les
employés et les citoyens anar­chistes aiment moins faire ce
qu’on leur dit, et les ensei­gnants et les parents aiment moins
obli­ger les autres à faire ce qu’ils leurs disent. Un
anar­chisme qui ne trans­pa­raît pas dans la vie privée
n’est pas vrai­ment digne de confiance.

Il
suf­fit à quelques anar­chistes d’avoir leurs idées et
de limi­ter leurs opi­nions à leur propre vie, mais la plupart
veulent aller plus loin et influen­cer autrui. Dans des discussions
sur des pro­blèmes sociaux ou poli­tiques, ils amènent le
point de vue liber­taire, et dans les luttes publiques ils défendent
la solu­tion liber­taire. Mais, pour avoir un impact réel, il
faut tra­vailler avec d’autres anar­chistes ou dans un groupe
poli­tique qui ait une base plus per­ma­nente que la simple ren­contre au
hasard. C’est le com­men­ce­ment de l’organisation, qui mène
à la pro­pa­gande et fina­le­ment à l’action.

L’organisation
et la propagande

La
forme ini­tiale de l’organisation anar­chiste est le groupe de
dis­cus­sion. S’il se révèle viable, il se développera
dans deux direc­tions — il crée­ra des liens avec d’autres
groupes, et il élar­gi­ra son champ d’activité. Les
liens avec d’autres groupes peuvent fina­le­ment mener à une
espèce de fédé­ra­tion qui coor­don­ne­ra les actions
et en entre­pren­dra de plus ambi­tieuses. L’activité
anar­chiste com­mence nor­ma­le­ment par de la pro­pa­gande pour ame­ner à
l’idée anar­chiste de base. Il y a deux façons
prin­ci­pales de le faire — la pro­pa­gande par la parole et la
pro­pa­gande par le fait.

Les
mots peuvent être écrits ou dits. Aujourd’hui, les
dis­cours sont moins enten­dus qu’autrefois, mais les réunions
publiques — en salle ou à l’extérieur — restent
une bonne méthode pour atteindre direc­te­ment les gens. Le
stade final, lorsqu’on devient anar­chiste, est nor­ma­le­ment hâté
par des contacts per­son­nels, et une assem­blée peut en fournir
l’occasion. Autant qu’à des assemblées
spé­ci­fi­que­ment anar­chistes, il vaut la peine d’assister à
d’autres réunions pour y ame­ner le point de vue libertaire,
en pre­nant part aux dis­cours ou en les interrompant.

Le
véhi­cule de la parole le plus per­fec­tion­né aujourd’hui
est évi­dem­ment la radio et la télé­vi­sion. Mais
ce sont des moyens de pro­pa­gande assez peu satis­fai­sants, car ils ne
sont pas faits pour com­mu­ni­quer des idées peu familières
ou expli­quer des posi­tions poli­tiques. L’anarchisme pas­se­ra plus
effi­ca­ce­ment à la radio si on raconte une his­toire dont on
sug­gère la morale. C’est vrai aus­si d’autres moyens de
dif­fu­sion comme le ciné­ma ou le théâtre, par
les­quels des per­sonnes douées peuvent faire une propagande
extrê­me­ment effi­cace. En géné­ral, cepen­dant, les
anar­chistes n’ont pas su uti­li­ser ces moyens comme on aurait pu le
souhaiter.

De
toute façon, aus­si effi­cace que soit la pro­pa­gande par la
parole, les écrits sont néces­saires pour compléter
le mes­sage, et c’est la forme de pro­pa­gande, hier comme
aujourd’hui, la plus fré­quente. L’idée d’une
socié­té sans gou­ver­ne­ment a pu exis­ter de façon
sou­ter­raine pen­dant des siècles et émerger
occa­sion­nel­le­ment dans des mou­ve­ments popu­laires radi­caux, mais ce
sont des écri­vains comme God­win, Prou­dhon, Stir­ner qui l’ont
pour la pre­mière fois fait connaître à des
mil­liers de lec­teurs. Et lorsque l’idée prit racine et
s’exprima dans des groupes orga­ni­sés, alors on vit
paraître ce déluge de jour­naux et de bro­chures qui reste
le prin­ci­pal moyen de com­mu­ni­ca­tion dans le mou­ve­ment anarchiste.
Cer­taines de ces publi­ca­tions furent excel­lentes ; la plu­part furent
plu­tôt médiocres ; mais elles ont été
essen­tielles pour affir­mer que le mou­ve­ment ne se repliait pas sur
lui-même mais main­te­nait un dia­logue constant avec le monde
exté­rieur. Une fois de plus, autant que de pro­duire des œuvres
spé­ci­fi­que­ment anar­chistes, il vaut la peine de contri­buer à
d’autres pério­diques et d’écrire d’autres livres
pour pro­po­ser un point de vue liber­taire à des lec­teurs non
anarchistes.

Mais
les mots, dits et écrits, même néces­saires, ne
suf­fisent jamais. Nous pou­vons par­ler et écrire en termes
géné­raux autant que nous vou­lons, cela ne nous mènera
à rien de soi-même. Il faut donc aller au delà de
la simple pro­pa­gande de deux manières — en dis­cu­tant des
pro­blèmes par­ti­cu­liers au bon moment et d’une manière
immé­dia­te­ment effi­cace, ou en atti­rant l’attention par
quelque chose de plus spec­ta­cu­laire que de simples paroles. La
pre­mière manière est l’agitation, la seconde la
pro­pa­gande par le fait.

L’agitation
est le lieu où la théo­rie poli­tique affronte la réalité
poli­tique. L’agitation anar­chiste est utile lorsque les gens sont
par­ti­cu­liè­re­ment récep­tifs à ce qu’elle
pro­pose à cause d’une ten­sion dans le système
éta­tique — pen­dant des guerres civiles ou natio­nales, des
cam­pagnes contre l’oppression ou des scan­dales publics —, et elle
consiste essen­tiel­le­ment en une pro­pa­gande rame­née sur terre
et ren­due réa­li­sable. Dans une situa­tion où la prise de
conscience est rapide, les gens ne s’intéressent pas tant à
des spé­cu­la­tions géné­rales qu’à des
pro­po­si­tions spé­ci­fiques. C’est l’occasion de mon­trer en
détail ce qui est faux dans le sys­tème actuel et
com­ment l’améliorer. L’agitation anar­chiste a par­fois été
effi­cace, en par­ti­cu­lier en France, en Espagne et aux Etats-Unis
avant la Pre­mière Guerre mon­diale, en Rus­sie, en Ita­lie et en
Chine après la Pre­mière Guerre, en Espagne dans les
années 30.

L’idée
de la pro­pa­gande par le fait est sou­vent mal com­prise, tant par les
anar­chistes que par leurs adver­saires. Lorsque cette expres­sion fut
uti­li­sée pour la pre­mière fois (dans les années
1870), elle signi­fiait mani­fes­ta­tions, émeutes, soulèvements,
inter­pré­tés comme des actions sym­bo­liques destinées
à gagner une publi­ci­té utile plu­tôt que des
suc­cès immé­diats. L’essentiel était que la
pro­pa­gande ne consiste pas seule­ment en paroles sur ce qui devait
être fait mais aus­si en infor­ma­tions sur ce qui s’était
pas­sé. Cela ne signi­fiait pas à l’origine et ne
signi­fie tou­jours pas vio­lence, encore moins assas­si­nat ; mais, après
la vague d’attentats anar­chistes dans les années 1890,
la pro­pa­gande par le fait a été iden­ti­fiée dans
l’esprit popu­laire à des actes per­son­nels de vio­lence, et
cette image ne s’est pas encore effacée.

Cepen­dant,
pour la plu­part des anar­chistes aujourd’hui, la pro­pa­gande par le
fait est plu­tôt de nature non vio­lente, ou au moins sans
vio­lence, et s’oppose aux bombes plu­tôt qu’elle ne les
défend. Elle est en fait reve­nue à sa signification
pre­mière, bien qu’elle ait ten­dance actuel­le­ment à
prendre dif­fé­rentes formes — « sit-ins », grèves
sur le tas, occu­pa­tions, cha­huts orga­ni­sés et manifestations
sau­vages. La pro­pa­gande par le fait n’est pas nécessairement
illé­gale, mais elle l’est sou­vent. La désobéissance
civile est un type par­ti­cu­lier de pro­pa­gande par le fait qui implique
l’infraction ouverte et déli­bé­rée aux lois
pour atti­rer l’attention. Beau­coup d’anarchistes ne l’aiment
guère, parce que c’est une pro­vo­ca­tion délibérée
à la répres­sion, ce qui est contraire au principe
anar­chiste d’éviter tout contact volon­taire avec les
auto­ri­tés ; mais à cer­tains moments les anar­chistes ont
trou­vé que la déso­béis­sance civile était
une forme utile de propagande.

L’agitation,
sur­tout quand elle réus­sit, et la pro­pa­gande par le fait,
sur­tout quand elle est illé­gale, vont beau­coup plus loin que
la simple pro­pa­gande. L’agitation incite à l’action, et la
pro­pa­gande par le fait implique l’action ; c’est là que les
anar­chistes entrent dans le domaine de l’action, et que
l’anarchisme devient une chose sérieuse.

L’action

Le
pas­sage de la théo­rie anar­chiste à son application
pra­tique exige un chan­ge­ment de l’organisation. Le groupe typique
de dis­cus­sion ou de pro­pa­gande, qui est faci­le­ment ouvert à la
par­ti­ci­pa­tion exté­rieure et à l’observation par les
auto­ri­tés, et qui est fon­dé sur la libre action de
cha­cun, devient plus exclu­sif et plus for­mel. C’est un moment
dan­ge­reux, puisque une atti­tude trop rigide conduit à être
auto­ri­taire et sec­taire, tan­dis qu’une atti­tude trop lâche
conduit à être confus et irres­pon­sable. C’est encore
plus dan­ge­reux du fait que, dès que l’anarchisme devient une
chose sérieuse, les anar­chistes deviennent une sérieuse
menace pour les auto­ri­tés, et que la vraie persécution
commence.

La
forme habi­tuelle d’action anar­chiste est l’agitation en
par­ti­cu­lier en par­ti­ci­pant à une cam­pagne. Celle-ci peut être
réfor­miste, lut­ter pour quelque chose qui ne changera
pas tout le sys­tème, ou révo­lu­tion­naire, pour un
chan­ge­ment du sys­tème lui-même ; elle peut être
légale ou illé­gale, ou les deux à la fois,
vio­lente, non vio­lente, ou sim­ple­ment sans vio­lence. Elle peut avoir
une chance de réus­sir ou aucune dès le départ.
Les anar­chistes peuvent être des acteurs impor­tants ou même
les acteurs prin­ci­paux de cette cam­pagne, ou ils peuvent simplement
être un des nom­breux groupes qui y par­ti­cipent. On pense tout
de suite à une grande varié­té de possibilités
d’action, et depuis un siècle les anar­chistes les ont toutes
essayées. La forme d’action qui a été la plus
heu­reuse et la plus typique est l’action directe.

L’idée
de l’action directe est elle aus­si sou­vent mal com­prise, tant par
les anar­chistes que par leurs adver­saires. Lorsque cette expression
fut uti­li­sée pour la pre­mière fois (dans les années
1890), elle ne signi­fiait pas autre chose que le contraire de
l’action « poli­tique » — c’est-à-dire
par­le­men­taire —; et dans le contexte du mou­ve­ment ouvrier, cela
signi­fiait action « indus­trielle », en par­ti­cu­lier grèves,
boy­cot­tage et sabo­tage, que l’on voyait comme des préparations
et des répé­ti­tions de la révo­lu­tion. L’essentiel
était que l’action ne soit pas effectuée
indi­rec­te­ment par des repré­sen­tants mais direc­te­ment par ceux
qui sont le plus étroi­te­ment englo­bés dans une
situa­tion, qu’elle porte direc­te­ment sur cette situa­tion, et
qu’elle soit des­ti­née à abou­tir à un certain
suc­cès plu­tôt qu’à une simple publicité.

Cela
pour­rait sem­bler assez clair, mais on a sou­vent confon­du l’action
directe avec la pro­pa­gande par le fait et sur­tout avec la
déso­béis­sance civile. En réa­li­té, la
tech­nique de l’action directe a été développée
dans le mou­ve­ment syn­di­ca­liste fran­çais en réaction
contre les tech­niques extré­mistes de la pro­pa­gande par le
fait ; plu­tôt que de se lais­ser entraî­ner à des
mou­ve­ments spec­ta­cu­laires mais inef­fi­caces, les syn­di­cats avancèrent
dans le tra­vail terne mais effi­cace — du moins en théorie.
Mais à mesure que le mou­ve­ment syn­di­ca­liste crois­sait et
entrait en conflit avec le sys­tème en France, en Espagne, en
Ita­lie, aux États-Unis et en Rus­sie, l’action directe se mit
à prendre la même fonc­tion que les actes de propagande
par le fait. Puis, lorsque Gand­hi don­na le nom d’action directe à
ce qui était en fait une forme non vio­lente de désobéissance
civile, les trois phases se confon­dirent et finirent par signifier
presque la même chose — toute forme d’activité
poli­tique qui s’oppose à la loi ou du moins se place en
dehors des règles constitutionnelles.

Tou­te­fois,
pour la plu­part des anar­chistes, l’action directe garde son sens
ori­gi­nel, quoique à côté des formes
tra­di­tion­nelles elle en adopte de nou­velles — occu­pa­tion de bases
mili­taires, d’universités, de mai­sons inhabitées,
d’usines, par exemple. Ce qui la rend particulièrement
attrayante, c’est qu’elle est adé­quate aux principes
liber­taires autant qu’à elle-même. La plu­part des
formes d’action poli­tique par des groupes d’opposition ont pour
but de prendre le pou­voir : quelques groupes uti­lisent les techniques
de l’action directe, mais dès qu’ils prennent le pouvoir
il les aban­donnent et de plus inter­disent à d’autres groupes
de les uti­li­ser. Les anar­chistes sont par­ti­sans de l’action directe
à tous moments ; ils y voient l’action natu­relle, l’action
qui se ren­force elle-même et aug­mente à mesure qu’on
l’utilise, l’action qui peut être employée pour
créer et faire vivre une socié­té libre.

Mais
il y a des anar­chistes qui ne croient pas en la pos­si­bi­li­té de
créer une socié­té libre, et par conséquent
leurs actions dif­fèrent de celles ci-des­sus. Une des tendances
pes­si­mistes les plus fortes dans l’anarchisme est le nihi­lisme. Ce
mot fut créé par Tour­gue­niev (dans son roman Pères
et fils
) pour décrire l’attitude scep­tique et méprisante
des jeunes popu­listes russes il y a un siècle, mais il se mit
à signi­fier le point de vue qui dénie toute valeur non
seule­ment à l’État ou la morale domi­nante, mais à
la socié­té et à l’humanité même ;
pour le nihi­liste rigou­reux, rien n’est sacré, pas même
lui — ain­si il fait un pas de plus que l’égoïste le
plus convaincu.

Une
forme extrême d’action ins­pi­rée par le nihi­lisme est
le ter­ro­risme pour lui-même plu­tôt que par revanche ou
par pro­pa­gande. Les anar­chistes n’ont pas le mono­pole de la
ter­reur, mais elle a sou­vent été très prisée
dans quelques sec­tions du mou­ve­ment. Après l’expérience
frus­trante que repré­sente le prêche d’une théorie
mino­ri­taire dans une socié­té hos­tile ou souvent
indif­fé­rente, il est ten­tant d’attaquer phy­si­que­ment cette
socié­té. Cela ne peut pas chan­ger grand-chose à
l’hostilité, mais cela empê­che­ra sûrement
l’indifférence ; qu’ils me haïssent pour­vu qu’ils me
craignent, voi­là la ligne de pen­sée ter­ro­riste. Mais si
l’assassinat rai­son­né a été impro­duc­tif, la
ter­reur au hasard a été contre-pro­duc­tive, et ce n’est
pas trop dire que rien n’a cau­sé plus de tort à
l’anarchisme que le cou­rant de vio­lence psy­cho­pathe qui l’a
tou­jours tra­ver­sé et le tra­verse encore.

Une
forme atté­nuée d’action ins­pi­rée par le
nihi­lisme est la bohème, qui est un phénomène
constant même si son nom semble chan­ger à cha­cun de ses
ava­tars. Elle aus­si a été pri­sée dans quelques
sec­tions du mou­ve­ment anar­chiste, et bien sûr aus­si en dehors.
Au lieu d’attaquer la socié­té, le bohème s’en
échappe — quoique, tout en vivant sans se confor­mer aux
valeurs de cette socié­té, il vit en général
par elle et en elle. On a dit beau­coup de bêtises à ce
sujet. Les bohèmes peuvent être des para­sites, mais
c’est vrai de bien d’autres gens. D’autre part, ils ne
font de mal à per­sonne, sauf à eux-mêmes, ce qui
n’est pas vrai de pas mal de monde. Ce qu’on peut dire de mieux à
leur sujet, c’est qu’ils peuvent faire du bien en s’amusant et
en met­tant en ques­tion les idées reçues d’une manière
osten­ta­toire mais inno­cente. Ce qu’on peut dire de pire, c’est
qu’il ne peuvent pas réel­le­ment chan­ger la société
et risquent de perdre leur éner­gie en essayant de le faire ;
or, pour beau­coup d’anarchistes, c’est là le problème
cen­tral de l’anarchisme.

Une
manière plus adé­quate et construc­tive de s’évader
de la socié­té, c’est de la quit­ter et d’organiser
une nou­velle com­mu­nau­té autar­cique. A cer­tains moments, cela a
été un phé­no­mène très répandu,
par­mi des enthou­siastes reli­gieux au Moyen Age, par exemple, et parmi
dif­fé­rents groupes plus récem­ment, en par­ti­cu­lier en
Amé­rique du Nord et en Pales­tine. Les anar­chistes ont été
tou­chés par cette ten­dance autre­fois, mais plus guère
aujourd’hui ; comme les autres groupes de gauche, ils préfèrent
orga­ni­ser leur propre com­mu­nau­té infor­melle, basée sur
un noyau de gens vivant et tra­vaillant ensemble à l’intérieur
de la socié­té, plu­tôt que d’en sor­tir. On peut
y voir le noyau d’une nou­velle forme de société
gran­dis­sant à l’intérieur des vieilles formes, ou
bien une forme viable de refuge contre les exi­gences de l’autorité,
accep­table pour le com­mun des mortels.

Il
y a une autre forme d’action basée sur une vue pes­si­miste de
l’avenir de l’anarchisme, c’est la pro­tes­ta­tion permanente.
Selon ce point de vue, il n’y aucun espoir de chan­ger la société,
de détruire le sys­tème éta­tique, ni de mettre
l’anarchisme en pra­tique. L’important n’est pas l’avenir,
l’adhésion stricte à un idéal fixé et
l’élaboration soi­gnée d’une belle uto­pie, mais le
pré­sent, la recon­nais­sance tar­dive d’une amère
réa­li­té et la résis­tance constante à une
situa­tion affreuse. La pro­tes­ta­tion per­ma­nente est la théorie
de beau­coup d’anciens anar­chistes qui n’ont pas renon­cé à
ce qu’ils croyaient mais n’ont plus d’espoir de réussir ;
c’est aus­si la pra­tique de beau­coup d’anarchistes actifs qui
gardent intact ce à quoi ils croient et conti­nuent comme s’ils
espé­raient tou­jours réus­sir, mais qui savent —
consciem­ment ou incons­ciem­ment — qu’ils ne ver­ront jamais le
suc­cès. Ce que les anar­chistes ont fait au siècle
der­nier peut être décrit comme une protestation
per­ma­nente, quand on regarde en arrière ; mais c’est tout
aus­si dog­ma­tique de dire que rien ne va jamais chan­ger que de dire
que tout doit inévi­ta­ble­ment chan­ger, et per­sonne ne peut dire
si la pro­tes­ta­tion devien­dra effi­cace, et si le pré­sent va
sou­dain nous devan­cer. La dis­tinc­tion réelle tient à ce
que la pro­tes­ta­tion per­ma­nente est consi­dé­rée comme
action d’arrière-garde dans un cas sans espoir, tan­dis que
la plus grande par­tie de l’activité anar­chiste est vécue
comme une action d’avant-garde, ou au moins d’éclaireur,
dans un com­bat que nous pou­vons ne pas gagner et qui peut ne jamais
finir, mais qui vaut tou­jours la peine d’être mené.

Les
meilleures tac­tiques dans ce com­bat sont celles qui sont conformes à
la stra­té­gie géné­rale de la guerre pour la
liber­té et l’égalité, depuis les escarmouches
de gué­rilla dans la vie pri­vée jusqu’aux batailles
ran­gées dans les plus grandes luttes sociales. Les anarchistes
sont presque tou­jours une petite mino­ri­té, ils ont donc
rare­ment le choix du champ de bataille, mais ils doivent combattre
par­tout où il y a de l’action. En géné­ral, les
occa­sions les plus réus­sies ont été celles où
l’agitation des anar­chistes a conduit à leur par­ti­ci­pa­tion à
de plus larges mou­ve­ments de gauche — en par­ti­cu­lier dans le
mou­ve­ment ouvrier, mais aus­si dans des mou­ve­ments anti­mi­li­ta­ristes ou
même paci­fistes dans des pays se pré­pa­rant à des
guerres ou y par­ti­ci­pant, dans des mou­ve­ments anti­clé­ri­caux ou
huma­nistes en pays reli­gieux, des mou­ve­ments pour la libération
natio­nale ou colo­niale, pour l’égalité raciale ou
sexuelle, pour la réforme légale ou pénale, ou
pour les liber­tés civiles en général.

Une
telle par­ti­ci­pa­tion implique inévi­ta­ble­ment une alliance avec
des groupes non anar­chistes et cer­tains com­pro­mis, et ceux qui
s’engagent pro­fon­dé­ment dans de telles actions courent
tou­jours le risque d’abandonner même l’anarchisme. D’autre
part, refu­ser de cou­rir ce risque signi­fie en général
sté­ri­li­té et sec­ta­risme, et il semble que l’influence
du mou­ve­ment anar­chiste a tou­jours été proportionnelle
à son enga­ge­ment. La contri­bu­tion par­ti­cu­lière des
anar­chistes dans de telles occa­sions a deux aspects — insis­ter sur
le but d’une socié­té liber­taire, et insis­ter pour que
des méthodes liber­taires soient uti­li­sées pour y
par­ve­nir. C’est en fait une seule contri­bu­tion, car ce que nous
pou­vons sug­gé­rer de plus impor­tant n’est pas seule­ment que
la fin ne jus­ti­fie pas les moyens, mais aus­si que les moyens
déter­minent la fin — les moyens sont des fins, dans la
plu­part des cas. Nous pou­vons être sûrs de nos propres
actions, mais pas de leurs conséquences.

Les
anar­chistes trouvent une bonne occa­sion de don­ner à la société
un élan vers l’anarchisme : c’est la par­ti­ci­pa­tion active
sur de telles bases à des mou­ve­ments non sec­taires comme le
Mou­ve­ment du 22 mars en France, le SDS en Alle­magne, les Pro­vos en
Hol­lande, le Comi­té des 100 en Angle­terre, les Zen­ga­ku­ren au
Japon, et les dif­fé­rents groupes pour les droits civiques, la
résis­tance à la guerre et pour le pou­voir étudiant
aux États-Unis. Autre­fois, la meilleure occa­sion pour un
mou­ve­ment réel vers l’anarchisme était bien sûr
dans des épi­sodes de syn­di­ca­lisme mili­tant en France, en
Espagne, en Ita­lie, aux États-Unis et en Rus­sie, et par-dessus
tout dans les révo­lu­tions russe et espa­gnole ; aujourd’hui,
elle ne réside plus tel­le­ment dans les révolutions
vio­lentes et auto­ri­taires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique
latine, mais plu­tôt dans des soulèvements
insur­rec­tion­nels comme ceux de Hon­grie en 1956 et de France en 1968.

La Presse Anarchiste