La Presse Anarchiste

Le 18 mars

 

Le
18 mars est notre anniversaire.

L’an­ni­ver­saire
du pro­lé­ta­rien euro­péen. Si nous célébrons
la Révo­lu­tion de 71 c’est que cette Révo­lu­tion a tenté
de réa­li­ser notre pro­gramme, c’est que le sang généreux
qui a arro­sé les pavés de Paris a été
ver­sé pour notre idée, c’est que ses défenseurs,
pen­dant la semaine san­glante, sinistres jour­nées, sont morts
pour notre idéal, c’est qu’en un mot, la révolution
pari­sienne avait pour but unique l’é­man­ci­pa­tion complète
du pro­lé­ta­riat dans le monde entier. 

Il
y à 21 ans le peuple de Paris fati­gué d’une lutte
inutile, épui­sé par les pri­va­tions d’un long siège,
humi­lié par la lâche­té de ceux qui s’étaient
fait ses chefs, exas­pé­ré par une capi­tu­la­tion honteuse
qui le livrait aux enva­his­seurs ; il y a 21 ans le peuple de
Paris se sou­le­va devant les menaces de la bour­geoi­sie et refu­sa de
rendre les canons qu’il avait si chè­re­ment conquis au prix des
plus cruels sacrifices.

À
quoi lui avait ser­vi à ce peuple de Paris tant d’héroïsme
et d’ab­né­ga­tion, tant de dévoue­ment et de souffrance ?

À
la place de l’empire il avait la répu­blique bourgeoise !

À
la place de Napo­léon III, l’homme de décembre et de
Sedan il avait Thiers, l’homme de Trans­no­nain et de la rue de
Poitiers.

Et
c’est à ce moment que la bour­geoi­sie osait lui réclamer
ses armes, qu’elle pré­mé­di­tait de le rame­ner, comme un
vil trou­peau, à l’a­te­lier, à la fabrique, condamnant
sans appel et sans mer­ci, non seule­ment lui, mais ses enfants et les
enfants de ses enfants aux tra­vaux for­cés à perpétuité.

Le
sinistre tableau des misères sans nombre de l’exploitation
capi­ta­liste à laquelle il croyait avoir naï­ve­ment échappé
par la pro­cla­ma­tion de la Répu­blique, vint tout à coup
réveiller en lui le sen­ti­ment de l’hor­rible réalité,
et de ses mains cris­pées il sai­sit ce fusil qu’il ne devait
plus aban­don­ner que dans la mort.

La
Révo­lu­tion du 18 mars, et c’est sa gran­deur, fut un de ces
mou­ve­ments spon­ta­nés sor­tis des entrailles mêmes d’un
peuple, qui par­fois ébranlent les fon­de­ments de la société.
Ils ne sont point le résul­tat des efforts ou des volontés
des indi­vi­dus, ils sont la consé­quence d’une lente élaboration
au sein des masses populaires.

Mille
obs­tacles opi­niâtres crées par l’op­po­si­tion de l’ordre
de choses exis­tant, par tout ce qui meurt et ne veut pas céder
la place sans une lutte achar­née, viennent entra­ver le
déve­lop­pe­ment et la réa­li­sa­tion des idées
nou­velles qui sont pour­tant la consé­quence du vieil ordre
social.

Ces
idées, d’a­bord adop­tées par une simple minorité,
gran­dissent et se répandent au milieu des luttes de chaque
jour et par la pro­pa­gande de la parole et du fait préparent
sou­ter­rai­ne­ment la chute inévi­table du vieil édifice
social.

À
pre­mière vue, rien de chan­gé dans la physionomie
exté­rieure de cet orga­nisme social qui va périr :
les rouages qui font mou­voir les ins­ti­tu­tions sont les mêmes,
mais sous cette appa­rence d’im­mo­bi­lisme naît et croît une
grande force qui trans­for­me­ra en un clin d’œil la société
tout entière.

Enfin
vient le moment où l’an­ta­go­nisme des vieilles ins­ti­tu­tions et
des idées nou­velles touche à sa limite extrême,
alors le vieux monde s’é­branle, tout s’é­croule dans une
Révolution.

Tel
fut le mou­ve­ment du 18 mars.

Paris,
ce Paris qui avait sur­vé­cu aux jour­nées de juin 1848 et
au 2 décembre 1851, ce Paris qui venait de se retrou­ver dans
les réunions publiques où des ora­teurs socialistes
fai­saient la pro­pa­gande des idées nou­velles, Paris prolétaire
en un mot, se leva tout entier.

En
quelques ins­tants les rues popu­leuses furent hérissées
de bar­ri­cades, tous les points stra­té­giques occu­pés et
défen­dus par le peuple insurgé.

La
bour­geoi­sie affo­lée ne savait plus où don­ner de la
tête, gou­ver­ne­ment, géné­raux, juges, mou­chards et
sol­dats tous avaient pris la fuite.

Que
vou­lait-il donc ce peuple de travailleurs ?

Conqué­rir
l’ins­tru­ment du tra­vail, fon­der l’au­to­no­mie et l’indépendance
du groupe cor­po­ra­tif, gérer en pleine liber­té, par lui
même ses affaires.

Si
au lieu de se can­ton­ner dans Paris, si au lieu de régionaliser
une situa­tion révo­lu­tion­naire, c’est-à-dire de briser
l’i­ni­tia­tive popu­laire, l’ar­mée révo­lu­tion­naire fut
allée trou­ver le pay­san et lui eût dit :

Pay­san
sans terre : désor­mais la terre de la bour­geoi­sie, de la
noblesse et des prêtres t’ap­par­tien­dra. Pay­san petit
pro­prié­taire, cette terre que tu cultives de tes mains, que tu
arroses de tes sueurs, te donne un reve­nu insuf­fi­sant, cette terre ne
sau­rait pour­voir à ton exis­tence d’homme, de citoyen, de
tra­vailleur. Prends en autant qu’il t’en faut, que tu pour­ras en
culti­ver par tes mains. La Révo­lu­tion te garan­tit ton
exploi­ta­tion. Désor­mais, plus d’im­pôts, plus
d’hy­po­thèques, plus d’u­sures. La Révo­lu­tion émancipe
ton tra­vail et la terre !

Qui
pour­rait pré­tendre que la grande idée révolutionnaire
n’eut pas entraî­née la France entière ?

De
ville en ville, de vil­lage en vil­lage, elle eût chassé
devant elle toute l’or­ga­ni­sa­tion du vieux monde ! Ce même
pay­san, auquel le gou­ver­ne­ment ver­saillais a pu impunément
racon­ter ses calom­nies contre Paris, se fut alors armé d’une
faux, et tenant la main à l’ou­vrier des villes, eût
mar­ché à la conquête de la liberté
commune.

Mal­heu­reu­se­ment
entre Paris et la pro­vince depuis le siècle der­nier les liens
de soli­da­ri­té sont rom­pus. Paris a absorbé
l’i­ni­tia­tive, entra­vé, détruit l’autonomie.

Le
pay­san n’a pas abdi­qué devant le repré­sen­tant d’un
pou­voir cen­tral, gen­darme ou garde cham­pêtre, maire ou préfet.

L’É­tat
n’a pu sup­pri­mer la per­son­na­li­té des citoyens, mais l’énergie
de lut­ter pour sau­ve­gar­der l’au­to­no­mie de la pro­vince, de la commune,
s’est absor­bée dans la lutte contre l’É­tat, contre
Paris, siège du gouvernement.

Pour
recon­qué­rir la confiance per­due, il eût fal­lu que la
Révo­lu­tion pari­sienne pro­clame net­te­ment la liquidation
sociale au pro­fit de tous les producteurs.

Par
quels moyens la Révo­lu­tion pour­rait-elle opé­rer cette
liqui­da­tion du vieux monde ?

Par
un seul : le fait révolutionnaire.

En
juillet 1789, le pay­san n’at­ten­dant ni ordon­nances ni décrets
d’une auto­ri­té quel­conque, s’est empa­ré au son du
toc­sin, à la lueur des châ­teaux en flammes, de la terre
qui lui avait été ravie par la conquête et la
spoliation.

C’est
par la même ini­tia­tive popu­laire que les exploités
pour­ront en finir avec l’ex­ploi­ta­tion en s’emparant des instruments
de travail.

Le
peuple de Paris a‑t-il eu cette ini­tia­tive au len­de­main du 18 mars ?

Hélas !
non.

À
peine vic­to­rieux le peuple retom­ba aux mains d’hommes imbus de la
vieille idée éta­tique, qui arrê­tèrent le
mou­ve­ment révolutionnaire.

Tous
pleins des vieux pré­ju­gés jaco­bins, l’es­prit absorbé
par la tra­di­tion par­le­men­taire, entraî­nés d’un côté
vers les ten­dances nou­velles, rete­nus de l’autre par la rou­tine, ils
cher­chèrent dans la pous­sière des archives les
maté­riaux de la construc­tion nou­velle, la solu­tion du problème
social. Ils ne réus­sirent qu’à tra­cer des bornes à
la Révolution.

Ce
sont eux qui retinrent le peuple dans Paris.

C’est
par eux que la Révo­lu­tion fut localisée.

Paris
se décla­ra ville libre, com­mune auto­nome, puis, élisant
l’as­sem­blée com­mu­na­liste, se don­na un gouvernement.

Le
peuple insur­gé ne sut pas réa­li­ser lui-même son
pro­gramme qui deman­dait l’u­ni­ver­sa­li­sa­tion de la propriété.
Il en lais­sa la tâche au nou­veau gou­ver­ne­ment qu’il venait
d’é­lire, comme si un gou­ver­ne­ment quel­conque pou­vait être
jamais capable de résoudre le pro­blème colos­sal de la
trans­for­ma­tion éco­no­mique de la société.

C’est
par la seule action col­lec­tive de tous les tra­vailleurs organisés,
reliés entre eux par un libre contrat, en groupes corporatifs,
que la ques­tion du tra­vail pour­ra être tranchée.

Pour­quoi
donc le peuple n’a-t-il pas pris sur lui la solu­tion de ce problème
que per­sonne d’autre que lui ne peut résoudre ?

Pour­quoi !
Parce que le peuple de Paris a été pris à
l’im­pro­viste pas la Révolution.

Tan­dis
que les révo­lu­tion­naires disent aux travailleurs :
« Orga­nise-toi, gère toi-même tes affaires,
prends le capi­tal et les ins­tru­ments de tra­vail, et alors
dis­pa­raî­tront pour tou­jours patrons, représentants
dic­ta­teurs, tout ceux, en un mot, qui taillent et rognent à
leur aise dans ta liber­té et dans tes droits. »

Les
hommes du 18 mars au contraire pen­saient qu’on peut représenter
la tota­li­té du peuple, voire même d’un seul groupe, et
c’est ce qui a per­du le mou­ve­ment du 18 mars.

C’est
à toi tra­vailleur, à toi seul, par ta propre
ini­tia­tive, de détruire tous les gou­ver­ne­ments, celui de
l’a­te­lier comme celui de la com­mune ou de l’É­tat. Ton
éman­ci­pa­tion est à ce prix.

Point
de liber­té là où existe un pou­voir quelconque.

Point
d’é­ga­li­té là où la liberté
n’existe pas intégralement.

Pen­dant
72 jours le peuple de Paris a lut­té contre la bourgeoisie.
Cette fois encore le vieux monde a vaincu.

Mais
les rangs des futurs com­bat­tants se reforment.

La
grande idée de la der­nière Révo­lu­tion, se
déga­geant de tout ce qui l’obs­cur­cis­sait, est plus nette et
plus claire, pour ceux qui vont la continuer.

Et
ce n’est plus Paris seul qui lut­te­ra contre le vieux monde.

Les
tra­vailleurs savent aujourd’­hui que la Révo­lu­tion sociale ne
peut être cir­cons­crite dans une ville, même dans une
nation, elle doit entraî­ner au moins dans son orbite tous les
peuples du conti­nent européen.

Les
tra­vailleurs savent aujourd’­hui que pour triom­pher il leur faut
réa­li­ser la véri­table for­mule révo­lu­tion­naire et
anar­chiste : Ni Dieu ni Maître !

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