Le
coup de force militaire qui a eu lieu en Pologne le 13 décembre
dernier a changé radicalement la situation dans ce pays. Alors
qu’avant les travailleurs avaient l’initiative et contraignaient le
pouvoir à reculer chaque jour un peu plus, aujourd’hui ils
sont sur la défensive et ils en sont réduits à
la résistance clandestine. Les 16 mois précédent
le coupe de force ont été une période
innovatrice du point de vue social en Pologne. Ils forment maintenant
une période bien définie et délimitée qui
appartient au passé. Ils nous semble important, étant
donné la richesse des initiatives sociales qui sont apparues
et se sont développées durant cette période, et
aussi étant donné la volonté récupératrice
de beaucoup d’organisations en France, de la droite à la
gauche, de préciser tout son caractère révolutionnaire
et émancipateur. Beaucoup en effet ne voudraient voir que le
nationalisme, ou l’anti-communisme, ou le catholicisme, ou le
syndicalisme de ce mouvement, pour mieux vendre leur propre soupe. Il
y avait tout cela en effet, mais il y avait beaucoup plus : une réelle
volonté d’émancipation sociale, de transformation de la
société dans un sens plus égalitaire et plus
anti-hiérarchique, dans le sens aussi de la prise en main par
les travailleurs de leurs propres affaires. Et tout le monde en
France veut gommer soigneusement cet aspect qui en fin de compte
dérange beaucoup trop. Chirac et la droite défendent
avec ardeur les polonais écrasés par le totalitarisme
communiste, mais ils se gardent d’évoquer la gestion directe
des entreprises par les conseils ouvriers. Maire (et tous les
bureaucrate syndicaux de gauche) lui rend bien la pareille, lui qui
n’arrête pas de se montrer comme le grand défenseur de
« Solidarité » en France, mais qui n’applique pas
dans son organisation les principes de fonctionnement de base du
syndicat polonais : révocation des délégués
à tout moment, ou complète publicité des
négociations par exemple. Le drame est là : ceux qui en
France crient le plus fort en faveur de « Solidarité »
sont ceux qui seraient balayés si demain les français
avaient la bonne idée de suivre l’exemple de leurs camarades
polonais. Il est donc évident que les aspects subversifs du
mouvement polonais seront enterrés le plus profondément
possible au profit de quelques formules-choc d’un bon rapport
électoral.
Cet
article est un début d’analyse concernant les aspects les plus
positifs d’un point de vue libertaire du mouvement polonais. Il
étudie plus particulièrement l’autogestion car c’est un
sujet qui permet d’entrevoir la société future à
laquelle les polonais aspirent. Il serait d’ailleurs plus exact de
dire les sociétés futures, car le débat est très
ouvert et de nombreux points de vue sont confrontés. C’est
aussi un sujet qui permet la mise à l’épreuve des
théories anarchistes sur la capacité des travailleurs à
se libérer et à s’organise eux-mêmes et sur la
pratique d’une société entière qui cherche à
s’émanciper. Enfin le mot « autogestion » sert à
beaucoup de monde avec des sens très divers, pour ne pas dire
contradictoires, et il est nécessaire de savoir ce qu’il
recouvre exactement en Pologne.
Les
expériences
1956
Les
polonais ont une référence historique, une expérience
autogestionnaire encore vivace dans beaucoup de mémoires. Il
s’agit du mouvement des conseils ouvriers de l’automne 1956.
À
cette époque, une crise sociale grave, qui se traduit
spectaculairement par des émeutes sanglantes à Poznan
en juin, se conjugue à une crise politique du Parti qui se
déstalinise. Pendant quelques mois, une vague de discussions
va déferler sur le Parti, les universités et les
usines. Cette crise se terminera par l’accession au pouvoir de
Gomulka à la fin du mois d’octobre. Dans les deux mois
précédents, un mouvement spontané, soutenu par
certaines sections de base du Parti, de création de conseils
ouvriers apparaît dans plusieurs usines importantes du pays.
Gomulka profitera entre autre de ce marche-pied pour se hisser au
pouvoir. Mais comme cette aspiration des ouvriers à gérer
eux-mêmes leurs entreprises ne lui plaît pas du tout,
comme on s’en doute, il va très vite essayer d’étouffer
le mouvement, et il y parviendra sans peine. Dès le mois de
décembre, il fait promulguer une loi qui impose les conseils
ouvriers (conséquence : beaucoup de ceux qui n’ont pas encore
élu de conseil vont s’en méfier comme quelque chose
venant d’en haut) et qui restreint leur pouvoir par rapport à
la pratique spontanée. En effet les conseils apparus avant la
loi prenaient en charge toute l’usine (le directeur étant
souvent mis à la porte) et sa gestion, et ils fonctionnaient
selon la trilogie mandat précis des délégués
– compte-rendu des mandats – révocabilité
immédiate. Mais les lois successives de Gomulka les
transformeront rapidement en appendices du Parti et de la direction
et bientôt leur seul rôle appréciable sera
d’augmenter la production. Ils survivent encore aujourd’hui sous le
nom de KSR (Conférence de l’Autogestion ouvrière) et
leur secrétaire est automatiquement celui du Parti pour
l’entreprise. L’une des revendication de « Solidarité »
est d’ailleurs leur dissolution.
Cette
expérience est importante car c’est la seule que les polonais
de 1980 ont connu concrètement et à laquelle ils
fassent référence. Mais le souvenir qu’ils en gardent
est celui d’une récupération habile et efficace d’un
mouvement de protestation par le pouvoir. Depuis 1956, l’autogestion
est entaché d’un péché mortel : son possible
détournement au profit du pouvoir en place au lieu de servir
les intérêts des travailleurs.
1970–71 et 1980
Les
Polonais ont pourtant d’autres expériences concrètes
d’autogestion à leur actif, et d’un point de vue
révolutionnaire elles sont chargées d’une
potentialité beaucoup plus importante. Lors des crises
sociales aiguës débouchant sur une confrontation directe
avec le pouvoir, aux endroits où le mouvement est le plus
fort, les structures d’organisation de la société
sont balayées ou sont incapables de fonctionner normalement.
Les travailleurs pour un temps gèrent eux-mêmes et
directement leur vie matérielle à tous les niveaux. Et
on voit ainsi la préfiguration d’un système de
gestion directe de la société, où tout État
serait superflu.
Les
deux expériences les plus poussées et les plus
instructives se sont déroulées à Szczecin en
1970–1971 et à Gdansk en 1980. Dans les deux cas, du fait de
la grève générale, les autorités n’ont
plus aucun pouvoir et la vie habituelle des deux villes (de la
région même dans le cas de Gdansk) est totalement
arrêtée. Dans les deux cas il existe un comité
de grève qui représente toutes les entreprises en
grève, et qui pour la partie gestion de ses activités
peut être comparé à un « soviet » de la
ville ou de la région. La grève étant générale,
il contrôle toutes les activités sauf celles dépendant
directement de la police ou de l’armée.
La
grève est générale, mais pourtant toutes les
entreprises ne cessent pas le travail. Celles qui ont un rôle
important dans la vie de tous les jours de la population continuent
de fonctionner, mais sous l’autorité du comité de
grève et elles y sont représentées. Il ne faut
pas s’y tromper : elles fonctionnent cette fois-ci au profit
exclusif des grévistes et de leurs familles, et non plus d’une
quelconque classe d’exploiteurs. Ainsi à Szczecin, les
tramways, le gaz et l’électricité et le journal
local fonctionnent normalement à la demande du comité,
pour assurer des conditions de vie normale à la population et
pour faire circuler l’information. La population, ce n’est pas
n’importe qui car le quartier des gens « aisés »
(de la classe au pouvoir) sera privé d’eau et d’électricité
pendant toute la durée du conflit. Le comité de
grève assure également l’approvisionnement de la
ville, par exemple, il fait venir le pain de Zielona Gora, ville
distante de 200 kilomètres. Il rétablit aussi
certaines communications interrompues, notamment avec Gdansk. Bref la
situation est pratiquement normale, si on peut parler de
normalité dans un tel cas. On connaît vaguement les
structures qui ont permis cette prise en charge : dans chaque
quartier de la ville, il y a des comités ouvriers qui
organisent le travail (pour l’alimentation, l’énergie et
les communications) et la vie collective, sous la direction de comité
de grève.
À
Gdansk, le scénario est à peu près le même,
en moins accentué. La région entière est en
grève, mais là encore le comité de grève
va demander aux entreprises des secteurs jugés indispensables
d’un point de vue social de continuer le travail. Le commerce,
l’alimentation, le gaz, l’électricité, fonctionnent
normalement ainsi que les services de santé. En cas de
besoin, certains services peuvent être rétablis
provisoirement. Ainsi lorsqu’un délégué de
Gdynia annonce que dans la ville on manque de charbon, le comité
donne l’autorisation d’en expédier un chargement qui était
bloqué par la grève. Dans les chantiers, des personnes
sont spécialement chargées de collecter et de
distribuer ensuite les vivres que la population amène à
la demande du comité ou que des paysans apportent en soutien
au mouvement. Même les taxis sont réquisitionnés
pour favoriser la circulation des délégués entre
les chantiers navals Lénine et les entreprises en grève.
Un trait symptomatique se retrouve à Gdansk et à
Szczecin et montre bien l’esprit du mouvement. Dans le premier cas
les services de santé qui circulent dans la ville ont une
pancarte où il est écrit « nous sommes les
services sanitaires, nous ne sommes pas des briseurs de
grève », dans le deuxième, les tramways circulent
avec la banderole « nous ne sommes pas des jaunes, le
comité de grève des chantiers nous demande de
fonctionner ».
Les
travailleurs polonais ont aussi tendance à se regrouper
lors des luttes, à éviter le plus possible
l’isolement. Au niveau des villes, les entreprises en grève
se rassemblent donc dans un comité de grève commun.
Ce mouvement a été particulièrement fort
en 1980 où il a touché de nombreuses villes de
province (Gdansk, Szczecin, Elblag, Poznan, Wroclaw pour citer
les principales). De ville à ville des contacts se nouent,
des liaisons s’établissent. En 1970–71, tout un réseau
de liaisons directes s’était mis en place entre les
grévistes de Szczecin, Gdansk, Varsovie et Poznan. En 1980,
des délégués venaient de tout le pays voir les
grévistes du chantier Lénine, apporter leur soutien et
chercher aussi des conseils. Mieux, le MKS de Szczecin envoie lors
des négociations avec les autorités des délégations
à Gdansk pour avoir une attitude commune face aux propositions
gouvernementales.
Toutes
ces structures et ces modes de fonctionnement disparaissent
cependant dès que les phases aiguës de la lutte sont
passées. Mais ils réapparaissent spontanément à
chaque nouvelle lutte. Les travailleurs ne s’en réclamant
pas non plus comme expérience pratique d’autogestion, mais
on verra plus loin que le projet le plus radical d’autogestion
apparu en Pologne s’en inspire.
Les outils
Depuis
35 ans qu’ils luttent contre leur bureaucratie, les travailleurs
ont adopté un système de démocratie directe qui
a pour but principal d’éviter une récupération
possible de leur lutte par de nouveau bureaucrates en herbe. Et
le type d’organisation qu’ils appliquent est profondément
libertaire, puisque c’est vraiment la décision de la
collectivité qui est adoptée, et non
l’interprétation plus ou moins arbitraire des désirs
de tous par quelques individus.
La
base du système est l’assemblée générale
des travailleurs, des grévistes dans le cas présent.
C’est elle qui élit le comité de grève,
ou les délégués à ce comité
(bien souvent dans les entreprises assez importantes, il n’y a
pas d’assemblée de tout le personnel, mais des assemblées
par secteurs ou ateliers qui élisent un ou plusieurs délégués
au comité de grève). Les délégués
sont mandatés précisément par leurs électeurs,
et ils sont révocables à tout moment. Cet esprit
imprègne tout le mouvement, et les travailleurs veillent à
ce que ces principes soient réellement appliqués. Ainsi
par exemple à Szczecin en 1971, les délégués
font la navette entre la salle de réunion du comité et
les départements des chantiers navals qui les ont élus,
pour que les travailleurs prennent connaissance de chaque décision
et qu’ils la ratifient. À Gdansk en août 80, l’esprit
est le même et les délégués de chaque
entreprise n’arrête pas d’aller et venir entre chez
eux et le Comité Inter-entreprises de Grève pour les
mêmes raisons. Les apparatchiks ont par contre des difficultés
à assimiler cet état d’esprit qui change de leurs
pratiques habituelles. Lorsque dans un premier temps la commission
gouvernementale cherche à diviser le mouvement en
satisfaisant seulement quelques entreprises, ils s’entendent
répondre par les délégués qu’ils
pressent de signer un accord qu’ils vont auparavant soumettre
ces propositions à la base qui est la seule à pouvoir
se prononcer. Et bien entendu aucune entreprise ne signera l’accord
séparé.
Le
bon fonctionnement de ce système mandat
précis–compte-rendu des mandats–révocabilité
est garanti par l’énorme effort que les travailleurs
fournissent pour que l’information, toute l’information,
circule réellement. Ainsi chaque décision est prise
avec le maximum de renseignements en main et cela évite aussi
les tentatives de manipulation. Comme on l’a vu, les délégués
informent régulièrement ceux qui les ont mandatés.
Mais d’autres moyens de contrôle sont employés parfois
à une grande échelle. Ainsi dans toutes les
entreprises assez grandes pour posséder une radio intérieure
(système de diffusion par haut-parleurs et qui sert
habituellement à stimuler la production et à la
propagande officielle), les débats du comité de grève
sont retransmis directement dans tous les ateliers et les bureaux.
Et quand il n’y a pas de radio intérieure ou si la réunion
n’a pas lieu dans l’entreprise, les délégués
sont chargés d’enregistrer les discussions au
magnétophone et les gens peuvent suivre les débats
avec un léger différé. Le chantier naval
« Commune de Paris » de Gdynie a pu suivre comme
cela toutes les négociations entre le MKS la commission
gouvernementale en août 80. et il y avait moins d’une
heure de décalage entre l’enregistrement et la rediffusion
par la radio intérieure.
Enfin
les délégués eux-mêmes sont très
conscients de leur rôle et bien souvent ils se refusent à
parler à la place de leurs mandants sur des sujets qui
n’ont pas été discutés. On a vu plus haut
l’échec des manipulations en août 80 à
Gdansk grâce à ces attitudes. À Szczecin en
janvier 1971, lorsque Gierek vient négocier en personne avec
les grévistes il veut des réponses immédiates à
ses propositions. Mais il s’attire des réponses du genre
« Ce n’est pas démocratique. Ça me plaît,
mais je ne peux pas prendre position » ou « je ne
représente pas l’ensemble du département, nous sommes
dix et ces dix ne peuvent pas décider à la place de
400 ».
Cette
démocratie directe exemplaire ressurgit spontanément
lors de chaque lutte. Mais il faut reconnaître que lorsque
les travailleurs se démobilisent, ils n’appliquent qu’en
partie ou plus du tout ces principes et en reviennent bien souvent
à la délégation de pouvoir traditionnelle. Ainsi
dans la période faste de « Solidarité »
entre septembre 80 et décembre 81, cet esprit animait surtout
les militants actifs et les travailleurs toujours mobilisés
parce qu’ils étaient en lutte ou parce qu’ils étaient
radicalisés. Pour illustrer cet esprit à l’intérieur
de « Solidarité », on peut rappeler qu’un
responsable régional se plaignait début 81 que les
délégués des entreprises à son niveau
étaient si souvent révoqués et remplacés
que cela empêchait un travail continu des instances régionales.
Mais bien souvent les gens se contentaient d’adhérer au
syndicat et de suivre de loin les mots d’ordre et les consignes. Le
problème des élections syndicales où il manquait
de nombreux syndiqués se posait aussi en Pologne, quoique à
une échelle moindre qu’en France. Mais dès que la lutte
reprend, au niveau de l’entreprise ou au niveau national, les bonnes
habitudes ressurgissent naturellement.
L’idée d’autogestion
Disparu
du langage des ouvriers en lutte depuis 56, le mot autogestion fait
une rentrée fracassante en août 80 sous la forme de l’un
de ses dérivés, « autogéré ».
En effet le nom exact du syndicat libre arraché par les
polonais à leurs bureaucrates est : « Syndicat indépendant
et autogéré Solidarité ». Mais il faut voir
que ces deux mots, indépendant et autogéré sont
là pour remplace « libre » que le pouvoir ne peut
pas tolérer, et pour bien marquer la rupture avec les anciens
syndicats. « Solidarité » est en effet totalement
indépendant du parti et de ses appendices, et ce sont les
travailleurs de la base qui jouent (théoriquement) le rôle
moteur.
Après
la victoire du mois d’août, le sentiment général
sur la ligne à suivre est clair : le syndicat doit défendre
les intérêts des travailleurs face à
l’État-patron. Pour cela, il ne doit prendre aucune
responsabilité dans la gestion de l’économie et se
contenter de contrôler la politique économique du
gouvernement. « Solidarité » se refuse à
présenter un plan de réforme économique, que
tout le monde estime nécessaire, et se contente d’en réclamer
un au pouvoir pour discuter ensuite dessus, le modifier en
conséquence et veiller à sa bonne application en
contrôlant tous les échelons du pouvoir. L’autogestion
n’a donc pas sa place dans un tel programme, et elle est d’ailleurs
assez impopulaire parmi les travailleurs. Se rappelant de 1956, les
gens ont peur que ce soit un moyen pour le pouvoir de récupérer
à plus ou moins long terme le syndicat et le mouvement qui l’a
fait naître.
En
un an pourtant, jusqu’au premier congrès du syndicat, la
situation va changer. Dès le mois d’août, il y a des
partisans de l’autogestion, soit d’une réactivation des
structures existantes, soi d’un départ sur de nouvelles bases.
Leur audience va croître régulièrement pour deux
raisons essentielles :
« Solidarité », bien que largement majoritaire dans pratiquement toutes les entreprises de Pologne ne rassemble pas et ne prétend pas rassembler la totalité des travailleurs. Aussi, pour des
raisons évidentes de démocratie, à côté de la (des) cellule(s) syndicale(s) doit exister une institution qui regroupe tout le personnel de l’entreprise et exprime ses intérêts. Le syndicat lui ne prétend que représenter les intérêts des syndiqués, qui peuvent être différents, voire en opposition, avec ceux de l’ensemble du personnel [[Il faut noter à cette occasion la similitude qu’il y a avec le mouvement hongrois de 1956. En Pologne, Solidarité rassemble pratiquement tout le monde, mais décide de créer des conseils ouvriers pour
que tout le monde, y compris les non-syndiqués soit représenté et puisse s’exprimer. En effet le syndicat défend les intérêts des syndiqués qui peuvent être différents ou en opposition avec ceux de l’ensemble du personnel de l’entreprise. Les Hongrois avaient eu la même réflexion, mais à l’envers. Les conseils ouvriers couvrent tout le pays et représente le pouvoir effectif. À ce moment, la création de syndicats est envisagée, pour que les intérêts des travailleurs puissent être défendus éventuellement face au conseil. Dans les deux cas, le postulat de départ est que la société est conflictuelle, et qu’il faut donc au moins deux structures différentes pour que ces conflits puissent s’exprimer et se résoudre. Les travailleurs en ont marre d’une société où la classe ouvrière est au pouvoir et où il ne peut donc pas y avoir de conflit (ce n’est pas une impossibilité, mais une interdiction) comme celle qu’ils connaissent sous le nom de dictature du prolétariat. Notons au passage qu’ils sont proudhoniens sans connaître Proudhon, puisque le système conseil ouvrier — syndicat qui s’équilibrent est tout à fait conforme à la balance des pouvoirs que Proudhon recommande.]]. C’est là qu’intervient le conseil des travailleurs de l’entreprise. Les textes élaborés par les commissions dépendent des instances nationales de « Solidarité » qui présentent ces conseils s’attachent surtout à décrire leur mode d’élection. Leur rôle ne va pas plus loin (au moins dans les projets) qu’un comité d’entreprise renforcé. Mais les textes venant de la base sont beaucoup plus radicaux quand à ces conseils ouvriers.
L’aggravation de la crise, due à la gestion bureaucratique aberrante depuis 35 ans, contribue à promouvoir l’autogestion comme moyen de contrôler dorénavant l’économie et empêcher de nouveaux abus des cadres dirigeants. Chaque Polonais voudrait pouvoir avoir son mot à dire dans la gestion économique, pour éviter que les sacrifices actuels ne se reproduisent plus, qu’ils ne servent pas à rien comme en 56 ou en 71.
Le
mouvement en faveur de l’autogestion part des militants du syndicat,
c’est à dire de l’appareil de base de « Solidarité »,
et des entreprises les plus radicalisées depuis l’été
80, comme Ursus. Au printemps 81, l’autogestion devient le thème
d’une campagne nationale de « Solidarité » et de
plus en plus d’entreprises s’investissent dans le débat : à
la même époque se crée un “réseau”
qui regroupe 18 des plus importantes entreprises du pays (dont les
chantiers navals Lenine et Ursus) et qui a pour but de réfléchir
sur ce problème. Des textes expriment les différentes
thèses en présence fleurissent dans la presse
syndicale. En juillet, ce problème devient même un point
d’affrontement avec le pouvoir, lors de la grève de la
compagnie aérienne LOT : les travailleurs refusent le directeur
nommé par le ministère. Enfin ce problème est
largement débattu lors du premier congrès de
septembre-octobre, et une motion est votée.
Le
gouvernement de son côté ne reste pas inactif. Dans son
programme économique, il prévoit une forme
d’autogestion, de co-gestion plutôt. Pour essayer de
court-circuiter le congrès du syndicat, il parvient à
arracher en septembre un compromis avec la direction du syndicat,
compromis qui lui est très favorable. Il fait immédiatement
voter la loi par la diète. Mais la manœuvre rate en fin de
compte, puisque la deuxième partie du congrès blâme
la direction pour son attitude dans cette affaire et décide de
soumettre les points litigieux du projet à un référendum
dans les entreprises. La loi devra être modifiée selon
les résultats sous peine d’être boycottée. La
possibilité d’un référendum qui montrerait la
coupure totale entre le pouvoir et la société est l’une
des menaces qui a beaucoup compté dans la préparation
et le déclenchement du coup militaire. De toute manière
dans le courant de l’automne le gouvernement abandonne toute réforme
économique, et les quelques libertés accordées
aux entreprises face à la planification centrale baptisées
« autogestion ». On a analysé cela après le
13 décembre comme l’un des signes annonciateurs de la reprise
en main du pays par les militaires : aucune entente n’était
plus recherché avec la société.
Le
13 décembre a bien évidemment donné un coup
d’arrêt au développement de l’idée d’autogestion
en Pologne car maintenant les priorités sont autres : organiser
la résistance clandestine. Mais avant cette date, elle faisait
de grands progrès dans l’opinion publique polonaise et
s’imposait peu à peu comme la seule solution possible. De
nombreux projets fleurissaient, et les plus radicaux d’entre eux
étaient très intéressants comme on va le voir.
Les projets
Les conseils ouvriers
La
source principale d’inspiration est l’expérience de 1956,
surtout d’ailleurs par rapport à son échec. Le modèle
yougoslave, s’il jouit d’une bonne image de marque, est en fin de
compte très peu connu dans ses réalisations et sa
pratique concrète. Les projets élaborés vont du
comité d’entreprise élargi pour les plus timides, à
une autogestion véritable pour les plus radicaux, en passant
par plusieurs degrés de cogestion. Nous allons analyser l’un
des projet les plus radicaux pour voir ses forces et ses faiblesses.
Il s’agit d’un texte émanant de « Solidarité »
de la région de Varsovie, qui s’intitule « Dix
conditions pour un renouveau de l’autogestion des travailleurs ».
Les voici résumés :
Le personnel de l’entreprise est le sujet souverain de l’autogestion.
La liquidation des anciennes structures autogestionnaires est
indispensable.
Le conseil ouvrier est élu par le personnel et par lui seul.
L’entreprise doit être autonome, économiquement parlant, du pouvoir central.
Le syndicat est le seul apte à préparer la mise en place des organes de l’autogestion.
Le personnel et le conseil ouvrier (ou conseil des travailleurs) prennent les décisions les plus importantes au sujet de l’entreprise, sa production et son développement.
La nomination et la révocation du directeur reviennent au conseil ouvrier.
Le personnel, pour pouvoir prendre ses décisions dans les meilleures conditions, doit être informé de tout ce qui concerne l’entreprise.
Les conseils ouvriers peuvent coopérer et se coordonner localement et régionalement.
Création d’une deuxième chambre au parlement, la chambre autogérée, qui représente l’autogestion au niveau le plus élevé.
Plus
de la moitié de ces dix points peut être reprise à
son compte par n’importe quel anarchiste : le personnel de
l’entreprise, c’est à dire l’assemblée générale,
directement et par l’intermédiaire du conseil ouvrier gère
vraiment son entreprise. De plus la fédération des
conseils est possible, pour ne pas dire prévue, ce qui empêche
l’isolement de chaque entreprise et permet de diminuer le phénomène
d’égoïsme qui fait qu’une entreprise sans problèmes
se désintéresse de celle qui marche mal (phénomène
qu’ont très bien exploité les bureaucrates
yougoslaves). Le système tel qu’il est ébauché
peut se suffire à lui-même.
Mais
tous le projet est pensé jusqu’au niveau régional, et
il laisse en place le pouvoir central. Les conseils ne peuvent pas se
coordonner au niveau national, car il y a le gouvernement.
L’entreprise est autonome, c’est à dire pas totalement
indépendante du centre. Il y a toujours un directeur, c’est
à dire la séparation entre celui qui sait et ordonne et
ceux qui exécutent, même si dans le cas présent
celui qui ordonne doit s’expliquer devant ceux qui exécutent.
Enfin il y a toujours le parlementarisme, même si les radicaux
d’Ursus veulent des députés révocables à
tout moment. Ce projet est fait pour coexister avec l’État,
et toutes les expériences d’autogestion ont montré
que si l’État n’est pas détruit, il reprend peu à
peu ce qu’il a concédé par la force pour être
de nouveau le pouvoir proéminent, même s’il laisse
certaines formes. En cas de double pouvoir, celui des travailleurs
d’un côté et celui de l’État de l’autre, il
faut que l’un abatte l’autre. Un tel projet d’autogestion
appliqué tel quel est donc condamné par avance à
l’échec. Mais il contient en germe une nouvelle organisation
de la société non basée sur l’exploitation de
la majorité pour une minorité. Et ce projet est le
fruit d’une réflexion collective de travailleurs polonais,
et non une idée venue d’ailleurs et greffée là-bas.
Il représente réellement les aspirations d’une partie
au moins de la classe ouvrière.
La grève générale active
À
partir d’une réflexion sur les expériences
précédentes de grève, notamment les grèves
d’août, un projet original fait son apparition dans
« Solidarité » de Lodz. Il est l’œuvre d’un
expert du syndicat de cette région, Zbigniew Kowalewski.
L’idée générale est très simple :
s’inspirant des entreprises « sociales » qui ne font pas
grève car elles sont utiles à la population, mais qui
fonctionnent sous l’autorité des comités de grève
et au profit exclusif de la population, il propose une nouvelle
méthode de lutte, la grève générale
active. Ce ne sont plus seulement les entreprises indispensables à
la vie sociale sur une courte période qui sont remises en
marche par les travailleurs, mais toutes les entreprises, et ils
disposent à leur gré de leur production. Cette
conception à tout de suite eu l’appui des responsables
syndicaux de la région de Lodz (deuxième ville du pays
et important centre industriel, surtout textile) qui voient en elle
la transcription exacte de leurs aspirations. Le projet est discuté
dans tout le syndicat et adopté comme moyen de lutte du
syndicat lors du congrès régional qui se tient durant
l’été 81. Les délégués au congrès
national sont mandatés pour promouvoir ce mode de lutte au
niveau national. En décembre, devant la situation qui empire,
la région décide d’accentuer sa pression au niveau
national et de mettre en pratique la grève active dans la
région dès le 21 décembre. Malheureusement le
coup d’État militaire a tout remis en question.
Ce
projet comme tous les autres n’est pas anarchiste car il ne remet à
aucun moment explicitement l’État en question. Il se contente
de l’ignorer, tout en l’admettant, car là encore la fédération
des conseils ouvriers et des comités de grève s’arrête
en chemin, au niveau régional. Mais là aussi et plus
encore que pour le projet des conseils ouvriers, le système et
le mode de fonctionnement préconisés nient l’État
radicalement. Comme toujours l’ambiguïté ne peut se
résoudre que par la défaite de l’un ou de l’autre, mais
en aucun cas ils ne peuvent coexister pacifiquement. La victoire de
la grève générale active aurait donc signifié
ni plus ni moins que la disparition de l’État. Qu’on en juge.
La grève générale active se définit
simplement : le personnel de l’entreprise prend le pouvoir, élit
un comité de grève (qu’on peut assimiler à un
conseil ouvrier) mandaté pour gérer l’entreprise, la
direction perdant tout son pouvoir pendant et après la
grève. La production continue mais elle se fait au profit
exclusif des travailleurs qui peuvent la modifier selon les besoins.
En effet l’entreprise ne reconnaît plus le pouvoir central, ne
participe plus aux associations industrielles imposées par la
planification, mais se coordonne horizontalement avec les entreprises
avec lesquelles elle estime utile de coopérer. Cela ne veut
pas dire non plus que l’entreprise est totalement autonome : une
coordination à l’échelle régionale permet de
moduler et de modifier la production
en fonction des besoins. Cette direction régionale est aussi
chargée de l’approvisionnement des villes ouvrières,
notamment en se coordonnant avec les syndicats de paysans et en
fournissant aux campagnes les produits manufacturés dont elles
ont besoin contre des produits alimentaires. La coopération
peut aller plus loin encore, par exemple en envoyant de la main
d’œuvre ouvrière inemployée quand le besoin s’en fait
sentir (récoltes…). Comme on le voit, ce modèle à
quelques points près (entre autre cette question toujours
trouble de l’État) est semblable dans ses grandes lignes aux
thèses anarchistes sur la grève générale
qui doit déboucher sur la prise en main de la société
et de la production par les travailleurs eux-mêmes. Et
l’expérience historique qui en est la plus proche est
l’autogestion libertaire qui s’est développée en
Espagne en 1936 sous l’influence de l’anarcho-syndicalisme.
Conclusion
Le
mouvement social polonais est donc riche d’une très forte
volonté d’émancipation sociale, et les courants les
plus radicaux de « Solidarité » sont arrivés
à concevoir un type de fonctionnement de la société
très proche des thèses anarchistes. De grandes
différences existent, il ne faut pas le nier, mais la Pologne
était entraînée dans une évolution stoppée
par le coup de force militaire qui débouchait peu à peu
sur une lutte ouverte contre l’État et sur l’autogestion
généralisée. En moins d’un an et demi, le
concept d’autogestion n’a fait que progresser dans la société
polonaise, et ses courants les plus radicaux de faisaient que se
rapprocher de nos théories. La situation depuis le mois de
décembre est nettement moins favorable au développement
de ces tendances, puisque la priorité actuelle est à la
résistance clandestine. Mais tôt ou tard ces
revendications rejailliront et seront mises en pratique. Pourtant si
le mouvement actuel est écrasé, alors tout est repoussé
dans un futur lointain.
Un
autre aspect de ce mouvement est aussi intéressant. Le
problème principal de la révolution anarchiste est
qu’elle ne peut être imposée, mais que les gens la
suivent librement et spontanément. Et pour cela il faut bien
évidemment qu’une proportion importante de la société
soit acquise aux schémas d’organisation libertaires qui
doivent remplacer les anciennes structures, comme cela s’est passé
dans de nombreuses régions d’Espagne en 1936. Même si
les travailleurs polonais ne remettent pas en question formellement
l’État (bien que leur expérience poussée au bout
de ses conséquences y débouche fatalement), les
principaux acquis de leurs luttes successives (la solidarité
de tous envers tous, la démocratie et la gestion directe) sont
inscrites dans la mémoire collective et rejailliront
spontanément lors de chaque confrontation avec le pouvoir. En
fait, les schémas autoritaires disparaissent à chaque
fois un peu plus dans leur mode d’organisation, même s’ils
réapparaissent très vite en cas de démobilisation.
Les mentalités sont en train de changer dans un sens favorable
à nos thèses, et c’est inestimable pour le futur. Ça
ne veut pas dire non plus que tout est rose dans cette expérience,
puisqu’elle correspond aussi à un renforcement important
d’attitudes anti-libertaires comme la religion et le nationalisme
« étroit ». Mais se sont des attitudes qui devront
se modifier si l’évolution se poursuit dans le sens d’une
émancipation réelle des travailleurs.
Même
si le mouvement actuel est étouffé ou écrasé
par les militaires, ce qui ne semble pas être le cas pour
l’instant, ses répercussions dans l’avenir ne pourront qu’être
positives dans une optique libertaire.
W.
Wiebieralski
Bibliographie
Plutôt
que d’alourdir le texte par de trop nombreuses notes, voici une brève
bibliographie :
Pour
ceux qui comprennent éventuellement le polonais, les bulletins
d’usine ou ceux édités par les régions sont une
mine de textes très intéressants. Pour les autres, on
trouve en français :
L’Alternative
a publié depuis sont n°7 un matériel très
important sur la Pologne.
Inprecor,
revue trotskyste, illisible quand il s’agit d’analyses, contient des
documents très intéressants choisis parmi les plus
radicaux.
Le
comité Solidarité avec Solidarnosc a publié
aussi de bons documents, notamment dans la brochure « Solidarnosc
et la démocratie ».
La
presse quotidienne, particulièrement le Monde et
Libération, est une mine pour les interview et
citations qu’elle contient et qui permettent de suivre l’évolution
du mouvement.
Enfin
pour finir citons deux texte très intéressants parus
dans l’Alternative : Ne pas rééditer l’échec
de 1956 (n°12, sept-oct. 81) qui permet de voir les différentes
conceptions de l’autogestion et Les principes de la démocratie
syndicale de W.A. Sokotowski, qui est une théorisation de la
démocratie directe appliquée spontanément par le
mouvement et qui contient une critique du parlementarisme tout à
fait identique à celle que font les anarchistes (n°9,
mars-avril 81) (cf documents)