La Presse Anarchiste

Baudelaire dans la révolution

La Révo­lu­tion de février 1848 — à la fois « acci­den­telle et inévi­table », selon M. Ch. Pou­thas [[« Démo­cra­ties et capi­ta­lismes », t. XVI de la col­lec­tion Peuples et Civi­li­sa­tions. Paris, 1941.]] — en ins­ti­tuant la liber­té de la presse allait faire éclore une foule consi­dé­rable de jour­naux et de pla­cards. C’est ain­si que pas moins de 274 organes nou­veaux voient le jour de février à juin 48.

La plu­part sont de for­mat modeste, mal impri­més et éphé­mères. « Leurs titres reflètent, note M. Emile Ter­sen [[« Qua­rante-Huit », Club fran­çais du livre, 1957.]], la ter­mi­no­lo­gie de l’époque ». Il y a pro­fu­sion de Répu­bliques (fran­çaise, rouge, vraie…), de Peuples (l’Ami, le Repré­sen­tant, le Bon Sens…). L’influence de 89 se fait aus­si sen­tir : Le Robes­pierre, Le Vieux Cor­de­lier, Le Jour­nal des Jaco­bins, deux Père Duchêne, une Mère Duchêne et même un Petit-fils du Père Duchêne. La presse fémi­nine, et vio­lem­ment fémi­niste, fait par ailleurs son appa­ri­tion : La voix des Femmes, La Répu­blique des Femmes, plai­sam­ment sous-titrée « jour­nal des cotillons»…

[|* * * *|]

A la veille de la Révo­lu­tion, Bau­de­laire se débat, quant à lui, dans des dif­fi­cul­tés finan­cières presque tra­giques. Il écrit à sa mère pour l’apitoyer et sol­li­ci­ter un prêt : il vient de pas­ser trois jours au lit, tan­tôt faute de linge, tan­tôt faute de bois ou de pain.

Le second mari de Mme veuve Bau­de­laire, le géné­ral Aupick (com­man­dant de l’Ecole Poly­tech­nique, grâce à la pro­tec­tion des princes d’Orléans) est l’objet de la haine vigi­lante, et semble-t-il assez peu fon­dée de son beau-fils.

Arrive février 48 : les sou­lè­ve­ments, la mitraille… L’émeute séduit Bau­de­laire, comme l’avait séduit, en 1846, le « Chant des Ouvriers » de son ami Pierre Dupont :

« Nous dont la lampe le matin
Au clai­ron du coq se rallume,
Nous tous qu’un salaire incertain
Ramène avant l’aube à l’enclume…»

Il semble s’abandonner à l’une de ces ivresses dont il clame la néces­si­té quo­ti­dienne dans ses Petits poèmes en prose. « L’ivresse révo­lu­tion­naire est à sa por­tée, constate Pas­cal Pia [[« Bau­de­laire par lui-même », Écri­vains de tou­jours, Ed. du Seuil, 1956.]], l’excitation qu’il y trouve s’accroît du furieux plai­sir de faire pièce à son beau-père. » Plus tard, dans Mon cœur mis à nu, il avoue­ra qu’aucune convic­tion poli­tique ne l’animait durant les jour­nées de février :

« Mon ivresse en 1848.
De quelle nature était cette ivresse ?
Goût de la ven­geance. Plai­sir natu­rel de la démolition.
Ivresse lit­té­raire ; sou­ve­nir des lectures. »

Mais pré­sen­te­ment, Bau­de­laire — l’anti-républicain, le dan­dy fleg­ma­tique, le témoin déta­ché des évé­ne­ments poli­tiques — est avec le peuple, aux bar­ri­cades, par­mi les insur­gés. Un témoin l’a vu, car­re­four de Buci, « por­teur d’un beau fusil à deux coups et d’une superbe car­tou­chière de cuir jaune » [[J. Mou­quet et W. T. Ban­dy : Bau­de­laire en 1848, Emile-Paul, 1946.]]. Il harangue la foule et lance cet éton­nant cri de guerre :

Allons fusiller le géné­ral Aupick !

Il adhère à la Socié­té Répu­bli­caine Cen­trale de Blan­qui, et fonde le 27, avec ses amis Cham­fleu­ry et Tou­bin, Le Salut public. Une feuille socia­li­sante qui n’aura que deux numé­ros mais qui n’en est pas moins l’une des plus curieuses et des plus signi­fi­ca­tives de cette période. Le siège de la rédac­tion est au second étage du café Tur­lot (depuis la Rotonde). Voi­ci com­ment Charles Tou­bin, l’un des trois « rédac­teurs-pro­prié­taires », rap­porte la nais­sance du journal :

« Le choix du titre fut bien­tôt fait. Bau­de­laire pro­po­sa celui de Salut public qui me parut trop vif, mais mes deux col­la­bo­ra­teurs me firent remar­quer qu’en révo­lu­tion il faut par­ler haut pour se faire entendre. La ques­tion d’argent pré­sen­ta un peu plus de dif­fi­cul­té ; on était à la fin de février, Cham­fleu­ry avait juste qua­rante sous sur les­quels il fal­lait vivre jusqu’au 1er mars. Bau­de­laire avoua que depuis le 6 jan­vier pré­cé­dent, il avait épui­sé son pre­mier tri­mestre… Nous pou­vions, mon frère Eugène et moi, en nous sai­gnant à blanc, dis­po­ser de 80 à 90 francs, et ce fut avec cette impor­tante mise de fonds que fut fon­dé Le Salut public.»

Dans les extraits sui­vants des deux livrai­sons du Salut public, si l’on ne peut affir­mer que tel ou tel pas­sage est entiè­re­ment de Bau­de­laire, on s’accordera cepen­dant à retrou­ver son style et sa pen­sée. On recon­naî­tra enfin que ces docu­ments, à peu près inédits, éclairent d’un jour nou­veau un aspect sin­gu­liè­re­ment mécon­nu du poète hau­tain et magni­fient des Fleurs du mal.

« La beau­té du peuple

« Depuis trois jours la popu­la­tion de Paris est admi­rable de beau­té phy­sique. Les veilles et la fatigue affaissent les corps, mais le sen­ti­ment des droits recon­quis les redresse et fait por­ter haut toutes les têtes. Les phy­sio­no­mies sont illu­mi­nées d’enthousiasme et de fier­té répu­bli­caine. Ils vou­laient, les infâmes, faire la bour­geoi­sie à leur image — tout esto­mac et tout ventre — pen­dant que le peuple gei­gnait la faim. Peuple et bour­geoi­sie ont secoué du corps de la France cette ver­mine de cor­rup­tion et d’immoralité ! Qui peut voir des hommes beaux, des hommes de six pieds, qu’il vienne en France ! Un homme libre, quel qu’il soit, est plus beau que le marbre et il n’y a pas de nain qui ne vaille un géant quand il porte le front haut et qu’il a le sen­ti­ment de ses droits de citoyen dans le cœur. »

« Aux prêtres !

« Au der­nier siècle, la royau­té et l’Église dor­maient fra­ter­nel­le­ment dans la même fange, quand la Révo­lu­tion fon­dit sur elles et les mit en lambeaux.

« Incon­vé­nient des mau­vaises com­pa­gnies, se dit l’Eglise ; on ne m’y repren­dra plus.

« L’Église a eu rai­son. Les rois, quoi qu’ils fassent, sont tou­jours rois, et le meilleur ne vaut pas mieux que ses ministres.

« Prêtres, n’hésitez pas : jetez-vous har­di­ment dans les bras du peuple. Vous vous régé­né­re­rez à son contact, il vous res­pecte, il vous aime­ra. Jésus-Christ, votre maître est aus­si le nôtre ; il était avec nous aux bar­ri­cades, et c’est par lui, par lui seul, que nous avons vain­cu. Jésus-Christ est le fon­da­teur de toutes les répu­bliques modernes ; qui­conque en doute n’a pas lu l’Évangile. Prêtres, ral­liez-vous har­di­ment à nous ; Affre et Lacor­daire vous en ont don­né l’exemple. Nous avons le même Dieu : pour­quoi deux autels ? »

Et le second et der­nier Salut public (orné d’une vignette de Cour­bet « qui ser­vi­ra à dis­tin­guer leur feuille d’une autre qui s’est empa­rée du même titre ») se ter­mine sur ces lignes de fer­veur républicaine :

« Déci­dé­ment la Révo­lu­tion de 1848 sera plus grande que celle de 1789 ; d’ailleurs elle com­mence où l’autre a fini. VIVE LA RÉPUBLIQUE ! »

[|* * * *|]

Le Salut public mort-né, ou peu s’en faut, appa­raît en avril la Tri­bune natio­nale. Bau­de­laire rétro­grade au rang de secré­taire de rédac­tion. La Tri­bunequi s’affirmait pri­mi­ti­ve­ment démo­crate-socia­liste se mue bien­tôt en organe conser­va­teur ! Entre temps, de l’argent frais était arri­vé par le canal d’un nou­veau direc­teur, Com­ba­rel de Ley­val, ancien dépu­té sous la monar­chie… La Tri­bune a vécu douze numé­ros. Presque un suc­cès ! Mais Bau­de­laire tire tou­jours le diable par la queue.

Sur ces entre­faites, il apprend qu’un jour­nal de pro­vince (c’est au diable, dans l’Indre!) réclame un rédac­teur en chef. Et Bau­de­laire « le moins jour­na­liste des poètes », ain­si que l’a dépeint un de ses contem­po­rains, prend le coche pour Châ­teau­roux. Mais non point seul. Une dame amie, de petite ver­tu et vague­ment actrice, l’accompagne. Il la pré­sen­te­ra à la ronde comme « Madame Bau­de­laire ». Les action­naires de l’Indépendant de l’Indre (c’est le titre du jour­nal) ont dres­sé les tré­teaux d’un géné­reux ban­quet d’accueil. Ce poète che­ve­lu, flan­qué d’une belle fille un peu vul­gaire, cra­va­té d’une grande écharpe rouge, les ait lou­cher. Ce n’est pas ain­si à Châ­teau­roux qu’on ima­gine les publi­cistes pari­siens. Et puis, ne le dit-on pas poète, de la race de ceux qui empêchent « les hon­nêtes gens de dor­mir tran­quilles » — pour reprendre le mot fameux de Vil­liers de l’Isle Adam ?

Durant les agapes, l’invité d’honneur se montre de fort méchante humeur. On s’inquiète, on le ques­tionne : « Mon­sieur Bau­de­laire, vous ne dites rien ? » Un regard gla­cé : « Mes­sieurs, ne suis-je pas venu ici pour me faire le domes­tique de vos intelligences ? »

Au des­sert, se déclenchent, comme mus par un méca­nisme immuable, les dis­cours — sou­haits de bien­ve­nue, conseils, mises en garde — des bons bour­geois pro­vin­ciaux, sou­cieux de bonne chair, d’ordre, d’idées reçues, de paix sociale et de léga­li­té. On a des mots pour stig­ma­ti­ser les révo­lu­tion­naires, ceux de 89, comme ceux de la veille, les impar­don­nables trouble-fête des pan­sus et des timo­rés, les éter­nels nos­tal­giques de la jus­tice et de la liber­té dont l’espèce ne s’éteindra qu’avec l’extinction des mots et des maux qu’ils com­battent. Notre poète se lève, et la voix sif­flante, il entame : « Mes­sieurs, dans cette révo­lu­tion qu’on vient de flé­trir devant vous, il y a eu un grand homme, le plus grand de cette époque. Et cet homme c’est Robespierre ! »

C’est un haut-le-cœur géné­ral. L’indignation se lit sur les visages rubi­conds des convives que les liqueurs ne par­viennent pas à rasséréner.

Le len­de­main, Bau­de­laire se rend aux bureaux de l’Indépendant et réclame à l’imprimeur médu­sé « l’eau-de-vie de la rédac­tion » ! Et il pond, à la diable, un pre­mier article ven­geur et incen­diaire… Dès le second numé­ro, on le prie poli­ment d’interrompre sa col­la­bo­ra­tion. Pour comble, les action­naires venaient d’en apprendre de belles sur sa vie pri­vée ! En le congé­diant, le pré­sident du conseil d’administration, Me Pon­roy, lui lance (on se croi­rait dans un drame bourgeois):

— Mon­sieur, vous nous avez trom­pés ! Mme Bau­de­laire n’est pas votre femme : c’est votre favorite.

Et Bau­de­laire, superbe, de rétor­quer avec une flamme iro­nique et furieuse au fond des yeux :

— Mon­sieur, la favo­rite d’un poète vaut bien la femme d’un notaire !

… Et il reprend la route de Paris, « Pro­me­nant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chi­mères absentes.
»

[|* * * *|]

Paris, où l’«ordre » règne. Paris où la répu­blique bour­geoise qui a triom­phé dans le sang (« Je ne crois plus à une Répu­blique qui com­mence par tuer ses pro­lé­taires », s’exclame George Sand) s’achemine sor­di­de­ment et iné­luc­ta­ble­ment vers le 2 décembre 1851 [[Dans son remar­quable « Qua­rante-Huit » (op. cit.), M. E. Ter­sen note à pro­pos de Cavai­gnac — arti­san de l’impitoyable répres­sion : « En mili­taire habi­tué à trai­ter sans ména­ge­ment le
« rebelle » algé­rien, il trans­pose son état d’esprit à l’«insurgé » parisien…»]]

Ce qui, évo­quant des évé­ne­ments plus récents, rend super­flu tout commentaire !

[/​Michel Bou­jut/​]

La Presse Anarchiste