La Presse Anarchiste

Le retour

[[Récit fai­sant par­tie d’un ensemble inti­tu­lé Séquences.]]

Tu
donnes du pain à celui qui a faim,

mais
il vau­drait mieux que per­sonne n’ait faim.

Saint-Augus­tin

L’Avent
s’ouvrait, quand le fils Mar­tin revint. C’était un
décembre doux et fai­ble­ment lumi­neux sur les prairies
demeu­rées vives et vertes. Elles lui­saient, sem­blables à
des miroirs ten­dus vers le ciel par la main de Pro­ser­pine. Leurs
regards d’eaux débor­dées brillaient un peu partout
sur la val­lée, et lorsque Phi­lippe entra, le soir, dans
l’église, un soleil jaune l’enveloppa, comme l’étreinte
même de la déesse qui les avait, lui et tant d’autres
jeunes gens, rete­nus aux enfers.

Mar­tin,
tenant sa femme par le bras, atten­dait sous le porche… Il ne
pleu­vait pas, mais ni la val­lée ni le jour ne pou­vaient sécher
leurs larmes sur leur visage et l’air mouillé, vibrant de
toute la nudi­té de l’espace, bai­gnait les yeux du pauvre
homme. Les gens avaient res­pec­té sa révolte, peu
guet­taient le retour de l’enfant sacri­fié, — quelques
bigotes qui, per­çu le che­vro­te­ment du clo­cher, se précipitent,
Arsène qui dépo­sa sur le cer­cueil une cou­ronne de
lau­rier et de houx tres­sée dans la lai­te­rie. Quand le cortège
parut, un autre Arsène pas­sait devant l’église. Il
s’arrêta, se signa ; il por­tait un sac en bandoulière,
et la dou­leur de Mar­tin, au moment où la Charité
déga­geait le cer­cueil, fut si vio­lente qu’il devait toujours
avec la même inten­si­té ima­gi­ner le père couleur
de feuille morte dans son velours à côtes désabusé,
le sac à gua­no gon­flé sur lequel le soleil réchauffait
l’inscription déla­vée : CAPA. Madame Mar­tin se
mit à trem­bler, Mar­tin pen­sa la sou­te­nir, mais elle le
repous­sa, s’avança vers son fils, écar­tant le curé
inter­dit… lon­gue­ment, elle cares­sa le bois du cercueil.

Le
len­de­main, com­men­ça par des chants nasillards une cérémonie
caho­tante et patrio­tique. Mar­tin et sa femme n’y jouaient qu’un
rôle, celui des prin­ci­paux figu­rants. Tous les yeux étaient
fixés sur la nuque de l’homme ; elle étran­glait dans
le col du par­des­sus, elle tran­chait le sombre velours comme un cri…
A peine les hen­nis­se­ments des chantres eurent-ils com­men­cé à
nasiller que la chair rou­git, parut devoir se rompre sous la violence
du cha­grin qui pre­nait feu. A quelques chaises de là, le
notaire pen­sait : Il va tom­ber fou­droyé… Non ! Mar­tin restait
debout, indif­fé­rent à son propre corps, il se dressait
roide, bat­tu par les hymnes, bleui par l’encens… Seule, la nuque
attes­tait qu’il vivait.

Sous
le cata­falque, enca­dré par la Cha­ri­té, derrière
une grille vibrante de flammes, gisait ce qui avait été
Phi­lippe. Phi­lippe ? Etait-il pos­sible de l’atteindre à
tra­vers ce dédale de bruits, de ten­tures, de cierges ? Où
était l’enfant qui regar­dait Mar­tin scel­ler lui-même
ses car­touches, qui guet­tait les cour­lis dans le gabion noyé
de nuit, menait ses chèvres vers la mer, un jour enfin, sur la
route, déci­dait, tan­dis que les croi­sait un camion d’Allemands
rieurs man­geant des oranges : « Je vais par­tir, je veux me battre
aux côtés des Anglais ». La reli­gion, quelle prise
gar­dait-elle sur la vie ?

Le
por­tail, les deux portes en forme d’ogive s’ouvraient sans arrêt.
La foule qui sen­tait la pluie, qui suin­tait, ani­male, pres­sait les
murs où s’étalaient les ten­tures des premières
classes. Le notaire regar­da le sous-pré­fet, à part,
devant un prie-dieu capa­ra­çon­né d’une housse. « Je
serais déco­ré si j’étais pré­fet au lieu
d’être notaire. Quand j’ai ter­mi­né mon droit, je
pou­vais deve­nir secré­taire de préfecture. »

Der­rière
le man­da­té du pou­voir, la muni­ci­pa­li­té, les anciens
com­bat­tants, leur dra­peau, engor­geaient le chœur. Les trois
chantres, leurs oreilles lar­ge­ment écar­tées derrière
un crâne de pri­mates, appuyaient sur leurs fausses notes que
traî­nait jusqu’aux pieds de Sainte-Cécile le
chuin­te­ment de l’harmonium.

Enfin
mon­ta vers le lustre un Libe­ra libé­ra­teur ! Le curé
tour­na autour du cata­falque, sui­vi de l’enfant de chœur qui
rele­vait la chape en se dan­di­nant. Mar­tin se rai­dit. Dans ce petit,
rouge de joues sous le cha­pe­ron noir, il retrou­vait Philippe,
Phi­lippe clerc, met­tant de côté le sol à Dieu des
offices, sa « paye » comme il disait, pour ache­ter un
bour­ri. Et Mar­tin se revoyait arron­dis­sant la somme, ache­tant le
bour­ri à la foire du Jeu­di Abso­lu… Le bour­ri cre­vait la
pre­mière année de l’Occupation ; tout allait mal…
peut-être ce cha­grin d’enfant avait-il cris­tal­li­sé le
dégoût du gar­çon, sa haine de l’Allemand ?

Mar­tin
sui­vait, seul et pre­mier, le cer­cueil de son fils. Des larmes en vain
rete­nues rou­laient, cris­tal­lines, sur le revers du par­des­sus. Debout,
les gens le regar­daient, satis­faits. Il les avait tou­jours déçus.
Der­nier venu de ce Mar­tin qui vivait avec ses char­bon­niers dans les
forêts, où sous la hutte, le soir, il lisait et relisait
sa col­lec­tion de livres scien­ti­fiques et phi­lo­so­phiques, il avait
trop le sens des nuances, il était l’objet de réactions
sin­gu­lières, impré­vues. Qu’il pleu­rât, qu’il
éta­lât sa dou­leur dès l’instant du Libe­ra était
conforme, dans la règle du jeu. Le sous-pré­fet lui-même
dévi­sa­geait comme au spec­tacle cette face osseuse où le
cha­grin révé­lait des traits, des os que la mort seule
fixe­rait. Dans un pié­ti­ne­ment de bœufs pous­sés vers
des octrois, vers les gares, la foule ser­pen­tait à tra­vers la
grande rue du vil­lage, cette route natio­nale qu’essayait
d’apprivoiser un ins­tant l’épicier mul­ti­co­lore, la
devan­ture d’un bou­cher, l’hôtel ten­du de toute sa faconde
vers les 75 filant vers les plages. Le glas tin­tait. Des
conver­sa­tions s’amorcèrent. Le souffle de la vallée
s’engouffra dans le dra­peau des crou­lants de quatorze.

Atteinte
la der­nière mai­son, le cor­tège flé­chit sur le
cime­tière. D’épaisses nuées bataillaient dans
le ciel. Les paroles latines s’effilochèrent. Mar­tin ne
réa­li­sait plus très bien. Tout lui paraissait
fas­ti­dieux, inco­hé­rent. Le prêtre se tut. Le vent
écor­cha le silence. Le père sui­vit, comme étranger.

De
nou­veau, les por­teurs s’étaient arrê­tés. Ils
dépo­sèrent le cer­cueil sur le bord du trou. Un Chariton
rele­va le drap noir qui reliait le mort au monde sec et chaud des
vivants. « Je le bor­dais quand il était petit »,
pen­sa Mar­tin, pâle à tom­ber. Mais le cortège
s’organisait, sui­vant une arti­cu­la­tion iné­luc­table. Un long
jeune homme maigre que Mar­tin n’avait jamais vu se tint debout,
cierge au poing, à la tête du cer­cueil ; le
sous-pré­fet, des feuillets dans sa main gantée,
s’avança. « Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? »
fit à l’intérieur de Mar­tin une drôle de voix.
« Il parle, il lit un dis­cours. Ote-toi de là, chef de
gare ! c’est vous qui l’avez tué, mon fils, pour rattraper
vos pré­bendes, vos places. Où étiez-vous pendant
qu’il appre­nait à sau­ter en para­chute ? Cachés
der­rière les Anglais ! La patrie, c’est nous qui la
défen­dons. Que Phi­lippe serve d’exemple?… Naturellement.
Ce n’est pas toi, chef de gare, qui buvait la gniole arrosée
d’éther à Laf­faulx, mais tu la fais boire aux
Phi­lippe d’à pré­sent. Tais-toi, salaud ! »

Le
sous-pré­fet se tut, parce qu’il avait fini, mais aucun son
n’était sor­ti de la poi­trine de Mar­tin. Son visage dévoré
par la bise sem­blait de marbre. L’homme au képi regar­da, ne
vit rien que ce buis sur lequel les serpes retournent leur fil.
« Quelle brute, un pay­san ! La pro­chaine fois, j’enverrai
Raphaël Mariolles pour me remplacer. »

Il
y eut encore deux dis­cours et celui du maire fut le der­nier, lourd,
lent à tom­ber, comme, tout à l’heure, le seraient les
pre­mières pel­le­tées de la terre d’Auge sur le
cer­cueil. Enfin le bon­homme ces­sa, suçant sa mous­tache, ému,
car il avait fait qua­torze, et, durant qu’il lisait de sa voix
retrou­vée d’écolier, c’est leur départ, à
Mar­tin, à lui-même qu’il voyait, le train, les lazzis,
les chants, gestes, larmes, mou­choirs agi­tés, tan­dis que sur
Ber­nay de blancs éclairs s’acharnaient à poignarder
le cadavre déjà noir­ci du jour. « A Berlin ! »
reli­sait dans sa mémoire l’écolier mous­ta­chu, penché
sur son pen­sum : « A Ber­lin ! Vive la France ! nous par­tons pour
que nos fils n’y aillent pas. »

Le
père sen­tit qu’il fal­lait bou­ger, se rendre à la
grille, ser­rer des mains inexo­rables. Il pleu­vait, une de ces pluies
fines, argen­tées que la mer rejette au front, aux yeux clairs
de ses grèves, comme un voile nup­tial… pour quelles noces,
mon Dieu ! Déjà, le prêtre fuyait ; là-bas,
bais­sé pour fran­chir la grille, le cru­ci­fix d’argent le
pré­cé­dait. Res­tait la foule, la masse des gens,
tri­tu­rante sur l’argile gor­gée. D’elle, creu­sée par
un mou­ve­ment de sur­prise, un remous s’arracha ; s’y pous­sait une
sil­houette rapide, une robe blanche écu­mant sur une pèlerine
à la Péguy… Le moine avan­ça jusqu’au
cer­cueil, joi­gnit les mains, pria en se donnant.

« L’abbé ! »
chu­cho­taient les gens. « L’abbé ! Faut-il tout de même,
eux qui ne se dérangent jamais, il est rude­ment bien avec
Mar­tin, c’est vrai qu’ils sont voi­sins ; on n’a jamais vu ça
quand même. »

L’abbé
se redres­sa. Lui aus­si ten­dait une face de buis, mais polie par
l’intelligence, rayon­nant le don de soi, la gra­tui­té. De
nou­veau, tel un roi tra­verse le monde qui pié­tine en tournant
sur lui-même, il repous­sa les gens, s’approcha. Martin
l’aperçut, grand et fort, mitré par le beau clair de
la joie médi­tée. Les larmes faillirent sur ses joues ;
l’abbé le regar­da et ce regard d’un bleu de vague qui use
la grève, tom­ba en Mar­tin, l’apaisa.

C’était
fini, la foule se désa­gré­geait sur la route ; par petits
paquets, le vil­lage ren­trait dans ses mai­sons. Mar­tin res­ta ; leur
seule parente, une cou­sine éloi­gnée venue des rivages
où la mer tem­pé­rée par le Gulf-Stream s’illustre
de pal­miers sur­pre­nants, entraî­na Madame Mar­tin ; le père
regar­da son fils des­cendre dans le caveau neuf. « Atten­tion à
la tête ! » recom­man­dait un por­teur. Mar­tin sai­sit la corde
qui filait. « Lais­sez-nous faire ! ». « Laisse-nous
faire », cor­ri­gea le garde-cham­pêtre, « il n’y a
pas de dan­ger, tu peux être tran­quille maintenant ».
Mar­tin se pen­cha, vit l’abîme ; les hommes remon­taient les
cordes… il partit.

Sur
le che­min qui, pas­sé le monu­ment aux morts (un vrai carrousel,
chaque sol­dat a l’air d’éveiller d’une baguette un
timbre invi­sible), remonte vers des pla­teaux, il rejoi­gnit la
cou­sine, Arsène, sa femme. « Mon Dieu, s’effraya-t-il,
qu’elle a mau­vais teint ! » Il prit son bras sous le sien…
Dire qu’ils avaient leur tem­pé­ra­ment, une façon
d’apprécier, de choi­sir, hos­tile à l’autre ! Et
voi­là, une onde les tra­ver­sait, une cha­leur, regret d’être
tou­jours sépa­rés, eux, liés pour la vie… Mais,
c’était leur fils, c’était la même dou­leur de
leurs chairs dis­tinctes. Elle les éclu­sait sur un même
plan d’abandon de soi-même vers ce qui ne peut être
qu’une fugi­tive aliénation.

« Mon­sieur
le Sous-Pré­fet vous fait dire qu’il remonte par le
Bas-Bault, il peut vous dépo­ser chez vous. » Le Grand Luc
était devant eux, Luc, l’impitoyable enne­mi des chiens
per­dus, des chats errants, Luc qui leur avait volé Irène.

Mar­tin
regar­da le Grand avec colère, il allait par­ler, mais il sentit
sur le sien le bras de sa femme… Tout allait-il recommencer ?

 — « Dites
que je remer­cie, je pré­fère ren­trer à pied ».
 — « Il est fou, le sous-pré­fet ! Ah ! si j’étais
à sa place…»

Déjà
Mar­tin s’éloignait, entraî­nant les siens chez lui.

André
Druelle

La Presse Anarchiste