La Presse Anarchiste

Messianisme évangélique

Un
fait qui, en France, réjouit les uns et afflige les autres,
c’est la péné­tra­tion du socia­lisme dans toutes les
classes de la Société.

Il
y a seule­ment un demi siècle, c’é­tait encore, pour les
Pan­gloss de l’é­co­no­mie poli­tique offi­cielle ou offi­cieuse, le
temps heu­reux où ils voyaient nos aca­dé­mies couronner
leurs tristes apo­lo­gies du régime exis­tant ; où la
science uni­ver­si­taire s’u­nis­sait à la pré­di­ca­tion d’un
évan­gile sophis­ti­qué pour éga­rer l’opinion
publique et ras­su­rer « le par­ti des hon­nêtes gens »
au sujet des trou­blantes ques­tions qui com­men­çaient à
être agi­tées dans les milieux popu­laires. En ce
temps-là, éco­no­mistes de toute école et
théo­lo­giens de toute confes­sion s’ac­cor­daient merveilleusement
pour aider les gen­darmes à main­te­nir l’ordre : les pre­miers, en
démon­trant que tout est selon la rai­son, le droit et les
meilleures règles de la jus­tice dis­tri­bu­tive, dans une Société
on les uns regorgent de super­flu tan­dis que les autres manquent du
plus strict néces­saire ; les seconds, en rédui­sant tout
le devoir du riche envers le pauvre à une misérable
ques­tion d’au­mônes, et en intro­dui­sant dans le catéchisme
et l’exé­gèse les inter­pré­ta­tions les plus
fausses et les plus ser­viles du mot de Saint-Paul : « Que tout le
monde se sou­mette aux puis­sances régnantes », ou de ces
paroles de Jésus : « Vous avez tou­jours les pauvres avec
vous ». Dans ces condi­tions, com­ment s’é­ton­ner qu’un des
plus gros satis­faits de notre récente fin de siècle,
ait pu s’é­crier, aux applau­dis­se­ments de tous ses congénères
bour­geois : « Il n’y a pas de ques­tion sociale ! »

Ce
mot, d’au­tant plus écœu­rant qu’il venait d’un grand homme,
fit for­tune en son temps ; mais, depuis, les idées ont marché
rapi­de­ment., et, dans notre pays, comme dans tous les autres, la
ques­tion qui, à l’heure actuelle, préoccupe
sou­ve­rai­ne­ment les esprits, c’est bien la ques­tion sociale.

Et,
chose étrange, le mou­ve­ment à com­men­cé d’entamer
les milieux bien pen­sants. « La classe hon­nête et
éclai­rée » daigne, aujourd’­hui, dis­cu­ter ces
héré­sies socia­listes qu’elle vouait autre­fois à
l’exé­cra­tion, et dont elle signa­lait les adhé­rents à
la vin­dicte des lois. La situa­tion des classes labo­rieuses devient
chaque jour, de sa part, l’ob­jet d’é­tudes et de recherches
nou­velles ; elle recon­naît qu’il y a des souf­frances auxquelles
il est urgent de por­ter remède ; elle va même jusqu’à
par­ler d’a­bus ; elle publie de gros volumes bour­rés de faits ;
elle rem­plit d’ar­ticles sug­ges­tifs les revues et les journaux
spé­ciaux enfin, on lui doit la créa­tion des Universités
Populaires.

C’est
vrai­ment à croire que l’a­mé­lio­ra­tion du sort du
pro­lé­taire est deve­nu l’ob­jet. domi­nant des préoccupations
de nos classes diri­geantes, et que c’est au XXe siècle
que vien­dra la gloire de cette trans­for­ma­tion pro­fonde de la
pro­prié­té et de la socié­té que nous
appe­lons, Dieu le sait, de tous nos vœux, mais que nous sommes les
pre­miers à qua­li­fier de pour­suite vaine et chimérique,
d’illu­sion ridi­cule et stu­pide, tant qu’on la cher­che­ra ailleurs que
dans la pra­tique des ensei­gne­ments de celui qui a dit : « Hors de
moi vous ne pou­vez rien faire. »

Mal­heu­reu­se­ment
ce mot : trans­for­ma­tion de la pro­prié­té et de la
socié­té, sonne encore trop hor­ri­ble­ment aux oreilles du
plus grand nombre de ceux qui, étant déten­teurs de la
bonne part, entendent bien ne leur soit point ôtée, même
en petite par­tie, quitte à pré­ci­pi­ter le conflit
ter­rible que les meilleurs, ou les plus intel­li­gents, voudraient
écar­ter. N’a-t-on pas tou­jours pour soi les gen­darmes, les
tri­bu­naux et la troupe ! Et le plus triste, c’est que par­mi ces
tenaces conser­va­teurs d’un ordre social qui hurle contre le bon sens
et la morale, les chré­tiens, voire même les pas­teurs et
les évan­gé­listes, ne manquent pas ; nous n’en voulons
pour preuve que les pro­tes­ta­tions, les cri­tiques, les cen­sures, les
raille­ries qui, de ce côté, pleuvent sur les
pro­pa­ga­teurs du Chris­tia­nisme social.

Nous
fai­sons, paraît-il, fausse et dan­ge­reuse route ; le chrétien,
sur­tout s’il est ministre de la parole, n’a pas à s’oc­cu­per de
la ques­tion sociale, à moins de ne pas aller plus loin que
l’œuvre de la Croix Bleue ou telle autre de ce genre ; tirer de
cer­tains textes de l’É­van­gile, comme d’au­cuns le font dans
l’A­vant-Garde et l’Ère nou­velle, des conclusions
favo­rables aux aspi­ra­tions éga­li­taires de la masse
pro­lé­ta­rienne, c’est défi­gu­rer ren­sei­gne­ment de
Jésus-Christ, c’est encou­ra­ger les plus subversives
espé­rances, c’est semer l’es­prit de haine, etc., etc.

Voi­là
de bien graves juge­ments ; et nous nous sen­tons furieu­se­ment tentés
de conseiller à ceux qui les pro­noncent ou les accueillent la
médi­ta­tion de quelques textes très clairs de
l’É­van­gile, où il est ques­tion de tolé­rance, de
condes­cen­dance et de res­pect pour les convic­tions fermes de nos
frères ; mais nous nous ins­pi­rons nous-mêmes de ces
textes, pour gar­der le silence.

Nous
com­pre­nons trop, d’ailleurs, qu’il est extrê­me­ment plus facile
et moins dan­ge­reux de taper dure­ment sur ces mal­heu­reux ouvriers, qui
dépensent leur argent au caba­ret, au lieu de le pla­cer à
la Caisse d’é­pargne, que de dire leur fait aux mau­vais riches
de la paroisse. Il faut, pour cela, une élo­quence [[Ce mot
doit être pris au sens moral, et non au sens littéraire.]]
toute par­ti­cu­lière et très peu en hon­neur dans nos
facul­tés, celles des Jean-Bap­tiste, des Pierre, des Jacques et
de leurs cou­ra­geux suc­ces­seurs, tels que les Ter­tul­lien, les Jérôme,
les Basile et les Chrysostôme.

Espé­rons
qu’on y revien­dra, et que par­mi. les plus fiévreux
contemp­teurs actuels du mes­sia­nisme évan­gé­lique, se
trou­ve­ront, sous peu, ses plus ardents défen­seurs. Quant à
nous, rien ne peut nous enle­ver la cer­ti­tude que nous employons le
seul moyen qui reste au chris­tia­nisme de retrou­ver au sein des foules
son pres­tige et son influence d’au­tre­fois. Et, si l’on per­siste à
nous crier que nous sommes dans une fausse voie, nous nous en
conso­le­rons, en son­geant que nous y mar­chons en com­pa­gnie non pas
seule­ment des plus illustres chré­tiens, des apôtres et
des pro­phètes, mais de Jésus-Christ lui-même,
ain­si que nous n’au­rons aucune peine, pen­sons-nous, à le
mon­trer dans un pro­chain article.

Jean-Bap­tiste
Henry

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