La Presse Anarchiste

Sur l’Algérie

 

Afin
de per­mettre au lec­teur de mieux suivre la belle réponse de
Jean Daniel que l’on trou­ve­ra plus loin, je crois indis­pen­sable de
repro­duire aupa­ra­vant quelques extraits de la lettre que je lui
adres­sai tout d’abord :

le
9 juin 1963

Cher
Jean Daniel,

J’ai
lu avec émo­tion votre bel article du Figa­ro littéraire
inti­tu­lé « Camus ou le mal enten­du » [[ Le
Figa­ro lit­té­raire,
29 juin 63.]] qui replace si
bien dans sa vraie lumière la pen­sée du grand solitaire
et soli­daire que fut l’ami qui nous man­que­ra toujours.

Mais
en même temps, je n’ai pu me défendre… d’une
cer­taine tris­tesse. Car la masse des lec­teurs non aver­tis risque de
s’imaginer qu’il faut ou reve­nir de Mos­cou, ou bien vivre en
Grèce ou en Israël pour ne pas réduire Camus à
la cari­ca­ture qu’en osa l’an der­nier le déplo­rable Robert
Kan­ters [[V. Témoins, n° 30.]] … (En vérité)
il n’est pas indis­pen­sable de rele­ver géo­gra­phi­que­ment du
tiers monde pour se sen­tir en affi­ni­té et avec le tiers monde
et avec ceux que, pour leur hon­nê­te­té à « entendre
bien » Camus, vous appe­lez les meilleurs.

Mais
il est une autre remarque, plus impor­tante, qu’il me faut me
per­mettre de vous sou­mettre aussi.

Bien
enten­du, il ne fait aucun doute que Camus serait, aujourd’hui comme
hier, d’accord avec vous et avec nous tous pour se sen­tir solidaire
en pro­fon­deur de ce que l’on appelle le révisionnisme.

Mais
sur le pro­blème plus par­ti­cu­lier des anciennes colo­nies et,
plus spé­cia­le­ment, de votre com­mune Algé­rie natale, il
me semble à peu près inévi­table de se demander :
quelle serait, aujourd’hui, sa posi­tion ? Vous avez l’extrême
hon­nê­te­té de rele­ver que lui et Béni­chon, à
par­tir de la guerre d’Algérie, ont inter­rom­pu leur amitié
à votre égard du fait de vos posi­tions politiques.
Pré­ci­sion que vous avez tenu à don­ner par fidélité
à leur mémoire, et c’est tout à fait
légi­ti­me­ment dit. Mais cette fidé­li­té à
la mémoire de Camus… ne devrait-elle pas vous ame­ner à
expli­ci­ter aus­si com­ment l’honneur, qui est vôtre, de
cher­cher à le com­prendre dans sa vérité
authen­tique, vous paraît ne pas être com­pro­mis par
l’approbation que vous appor­tez — du moins je le sup­pose — à
l’usage que l’Algérie fait actuel­le­ment de cette
indé­pen­dance qu’on l’a per­sua­dée de vou­loir à
tout prix.

Ce
que j’en dis ne vient pas, ai-je besoin de le préciser ?
d’une nos­tal­gie du scan­dale colo­nia­liste et, en outre, je devine
trop les dif­fi­cul­tés de la situa­tion pour pré­tendre la
juger en bloc avec l’arrogance de ceux qui n’ont point scru­pule à
se don­ner la faci­li­té de dis­tri­buer bons points et mauvaises
notes.

Mais
ayant jus­te­ment reçu ces der­niers jours deux textes que vous
connais­sez sûre­ment : 1. le numé­ro spé­cial de
Témoi­gnages et Docu­ments sur l’amitié pour
l’Algérie ; 2. l’interview de Daniel Gué­rin à
la suite de sa par­ti­ci­pa­tion à la Confé­rence européenne
d’aide non gou­ver­ne­men­tale à l’Algérie, j’ai cru
devoir faire part à la rédac­tion de Cli­chy et à
Daniel Gué­rin de l’attitude qui me paraît en ce moment
la plus oppor­tune, parce que la plus propre à prévenir
les trop natu­relles mala­dies infan­tiles de l’indépendance.
Nous aurions tort, osé-je pen­ser, de paraître approuver,
fût-ce taci­te­ment, les décla­ra­tions d’amitié
pour l’odieux Nas­ser ; la mise en vedette (par Ben Bel­la lui-même)
de la ques­tion d’Israël décla­rée le problème
cru­cial ; l’adoption de fait [[Et main­te­nant de
droit, — adop­tion jointe aujourd’hui à celle d’une
consti­tu­tion non éla­bo­rée par la Consti­tuante et d’une
dic­ta­ture per­son­nelle pudi­que­ment bap­ti­sée régime
pré­si­den­tiel.]] du régime du par­ti unique, dont
l’arrestation de Bou­diaf par exemple, n’est que la logique
consé­quence. — Tous élé­ments qui devraient, à
mon avis, nous ame­ner à mettre, au moins pro­vi­soi­re­ment, une
sour­dine à notre ami­tié, non pas bien sûr pour le
peuple algé­rien, mais pour l’Algérie officielle.

En
sou­le­vant ces ques­tions, je ne m’écarte pas de Camus, car
quelle que soit la réponse qu’on y apporte, elle dépend
essen­tiel­le­ment de la façon dont cha­cun de nous croit devoir
obéir aux impé­ra­tifs qui furent tou­jours au centre de
sa pen­sée et ne ces­sèrent jamais de lui dic­ter ses
choix.

En
toute fra­ter­nelle sympathie.

Jean
Paul Samson

*
* * *

Paris
le 3 juillet 1963

Cher
Jean Paul Samson,

Je
vous remer­cie, et très vive­ment, d’avoir réagi avec
cette rapi­di­té à mon article sur Camus. Votre lettre
sou­lève des points d’importance et je veux essayer de
répondre à cha­cun d’eux.

1.
Tout d’abord il n’a évi­dem­ment pas été dans
mon des­sein de faire le pro­cès des amis euro­péens de
Camus. Je ne suis pas deve­nu assez sot ou assez vain pour croire que
les « bons » sont tout d’un coup dans le tiers monde et
les « méchants » en Europe. Je sais aus­si quelle est
la fidé­li­té, et la qua­li­té de cette fidélité,
d’hommes comme Jean Gre­nier, René Char, et comme
d’innombrables amis de Camus aux pre­miers rangs des­quels je vous
compte. C’est pour­quoi il ne m’est même pas venu à
l’idée de faire un inven­taire pour lequel d’ailleurs rien
ne me qua­li­fie. C’est pour­quoi je n’ai pas cru devoir citer ni
votre nom ni cette revue, la vôtre, Témoins, dont
je sais en quelle estime Camus la tenait et avec quelle ardeur il
conseillait à ses amis d’y collaborer.

2.
Le second point est plus déli­cat mais je ne l’esquiverai
pas. En fait, je me suis déjà expliqué,
per­son­nel­le­ment sur la ques­tion que vous sou­le­vez dans un numéro
spé­cial de La Nef, publié il y a trois mois et
consa­cré à l’Algérie. Le titre de mon article
vous édi­fie­ra, c’était : « Échec algérien
ou dés­illu­sion française ? »

Si
vous aviez lu cet article dans lequel j’ai essayé de rendre
des comptes à tous ceux qui, expli­ci­te­ment ou non m’en
deman­daient, vous ne pour­riez pas écrire comme vous le faites
aujourd’hui que j’approuve « l’usage que l’Algérie
fait d’une indé­pen­dance qu’on l’a per­sua­dée de
vou­loir à tout prix ». Votre phrase est d’ailleurs
révé­la­trice d’un cer­tain état d’esprit
[[Elle le serait assu­ré­ment si
l’interprétation que s’en est don­née Jean Daniel
était exacte, et qui est, il me semble, elle, assez
révé­la­trice. Je n’avais pas écrit qu’on
avait vou­lu à tout prix per­sua­der les Algé­riens etc.,
mais bien qu’on les avait per­sua­dés de vou­loir, eux, à
tout prix, l’indépendance. Comme si l’interdépendance
n’eût pas été au moins également
défen­dable…]]. Pen­ser qu’on a per­sua­dé « à
tout prix » les Algé­riens de com­battre pour obtenir
l’indépendance c’est, excu­sez ma net­te­té, n’avoir
rien connu ni de la conjonc­tion des causes qui ont abou­ti à
l’insurrection algé­rienne ni de la vio­lence, voire du
fana­tisme avec lequel les Algé­riens ont com­bat­tu. Ah ! ils se
sont bien pas­sés de notre aide. Ils ont tou­jours trouvé
au contraire que nous étions des com­pa­gnons bien tièdes,
bien nuan­cés et bien réser­vés [[Certes, le péché
de tié­deur nous est à presque tous impu­table. Mais
fau­dra-t-il y faire entrer le refus pré­ci­sé­ment, du
fana­tisme ? Car l’on voit bien qu’il était inévitable ;
mais l’inévitable — l’histoire — n’est jamais Camus
fut de ceux qui en prirent le mieux conscience — qu’une vaine
idole, un faux dieu…]].

Pour
ce qui est de l’Algérie offi­cielle, je veux dire celle de M.
Ben Bel­la, je ne me suis jamais caché de dire ce que j’en
pen­sais. L’opinion de M. Daniel Gué­rin me paraît, dans
son infan­ti­li­té élé­giaque négligeable.
Cela dit, chaque fois que l’occasion m’en est don­née, et
avec la même force, je rap­pelle que les colo­ni­sés se
trouvent la plu­part du temps là où les colonisateurs
les ont conduits. Après deux années d’OAS, je défie
n’importe quel pays de trou­ver immé­dia­te­ment la voie du
redres­se­ment heu­reux et démocratique.

Je
ne veux pas (je me l’interdis) me sub­sti­tuer à Camus pour
ima­gi­ner ses réac­tions devant l’Algérie nouvelle.
Mais je puis vous dire que nombre de ses amis algériens
sont morts aus­si du fait de l’OAS dont on ne mesu­re­ra que plus tard
le mal qu’elle aura fait.

Un
jour je ferai le point, si cela inté­resse encore les lecteurs,
sur ce qui m’a sépa­ré de Camus à pro­pos de
l’Algérie ; ce qui m’a sépa­ré d’un homme
dont l’amitié fut l’une des fier­tés de ma vie.
J’essaierai de démon­trer que c’est dans Camus lui-même
que j’ai trou­vé, ou cru trou­ver, une vérité
qui a fini par m’opposer à lui.

Avec
ma plus fidèle sympathie.

Jean
Daniel

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