La Presse Anarchiste

Un été sur le Tibre

Vrai­sem­bla­ble­ment écrites vers 1930, ces pages, dont ma femme de son vivant ne m’avait jamais don­né à lire l’original, ont paru ce prin­temps en une pla­quette hors com­merce à tirage res­treint, ras­sem­blant et leur rédac­tion alle­mande et la pré­sente tra­duc­tion, impri­mée en regard. Assu­ré­ment, nos lec­teurs esti­me­ront-ils, eux aus­si, qu’il n’était que jus­tice de per­mettre à la rare per­fec­tion d’un tel texte de se mani­fes­ter aujourd’hui dans cette revue qui fut à tant d’égards éga­le­ment la créa­tion de l’amie dont ces radieuses images de l’été romain — lumière sur fond d’ombre secret — nous rendent, en dépit de l’irréparable, la présence. 

À l’instant pré­cis où le coup de canon de rigueur annon­çait à toute la ville de Rome qu’il était midi, je me mis à des­cendre le raide esca­lier sem­blable à une échelle dont les degrés conduisent au petit éta­blis­se­ment de bain qui, dis­si­mu­lé par des arbres, jouxte un long banc de sable en amont du Ponte Risor­gi­men­to. Ce bain est ce qu’on appelle là-bas un « gal­le­giante », un bain flot­tant ; gaî­ment badi­geon­né en bleu et en rouge, avec, au bout d’une longue perche, un petit fanion agi­té par le vent, il avait pour pro­prié­taire un cer­tain Sor (signor) Nico­la. Sor Nico­la était un madré vieux Romain qui, ayant à vingt ans convo­lé en justes noces avec une matrone de qua­rante — que ne fait-on pour l’argent ? — dut ensuite attendre trente années bien comp­tées avant que sa conjointe eût enfin le bon esprit de quit­ter ce monde ; sur quoi il s’était empres­sé d’épouser une jeu­nesse de dix-sept prin­temps. Toutes choses qu’il racon­tait à qui vou­lait l’entendre lorsque, à l’heure méri­dienne, il trô­nait der­rière son pupitre ser­vant d’éventaire à tout ce dont on peut avoir besoin l’été : aiguilles, fil, savon, huile, pan­se­ments, clés, limes, pinces, ficelle, etc. Tout en par­lant, il mor­dait dans l’espèce de sand­wich qui lui tenait lieu de déjeu­ner, un petit pain far­ci d’un légume quel­conque, « fagio­li in pael­la », des hari­cots en cas­se­role, pré­ci­sait-il le plus sou­vent, d’un ton cha­grin, quand on s’enquérait de son menu, car, ajou­tait-il, par les tristes temps qui courent, tout ce qu’il pou­vait se payer, c’était des hari­cots. Jadis, il y avait bien long­temps de cela, il avait pos­sé­dé une drague sur le fleuve, pour l’extraction du sable et du gra­vier, puis un remor­queur, mais il y avait déjà des années que la navi­ga­tion flu­viale avait été sup­pri­mée, de sorte qu’il en était à pré­sent réduit à ce « gal­le­giante » ser­vant d’établissement de bain aux jour­na­listes de Rome. La cou­tume veut en effet que les nom­breux bains jon­chant les bords du fleuve soient tous pro­prié­té de tel ou tel club ; de bain public, il n’en existe aucun et qui­conque veut se bai­gner l’été doit donc néces­sai­re­ment être intro­duit dans l’une de ces asso­cia­tions, affaire on ne peut plus per­son­nelle et qui exige que le can­di­dat soit dûment recom­man­dé ; mais une fois cette for­ma­li­té rem­plie, on est accueilli comme au sein d’une grande famille, et Sor Nico­la veillait pater­nel­le­ment à ce que cha­cun trou­vât toutes ses aises. Aus­si bien connais­sait-il son monde à fond et depuis des années. 

Le bain flot­tant de Sor Nico­la pré­sen­tait un ines­ti­mable avan­tage : grâce à son banc de sable, il dis­po­sait d’une « spia­gia », d’une plage. Aucun des nom­breux autres bains dis­po­sés en aval ne pou­vait se flat­ter de pos­sé­der sem­blable pri­vi­lège. Ce banc de sable était tout à la fois l’orgueil de Sor Nico­la et le point d’accostage pré­fé­ré de tous les rameurs évo­luant sur le fleuve entre onze heures et quatre jusqu’en amont du Ponte Molle — nom cou­rant, aujourd’hui, du véné­rable pont Mil­vius où le suc­cès des armes devait récom­pen­ser l’empereur Constan­tin d’avoir pro­non­cé le vœu de rendre au chris­tia­nisme le périlleux ser­vice de le pro­cla­mer reli­gion d’État.

Sor Nico­la me sou­hai­ta la bien­ve­nue. Il me disait « Mada­ma », mar­quant ain­si que sans être ita­lienne je n’en étais pas moins une créa­ture fémi­nine ayant droit à une appel­la­tion hono­ri­fique. Je m’étais acquis cette bien­veillance par l’entremise d’une obèse fiasque de vin des Cas­tel­li roma­ni, car Sor Nico­la aimait le vin, sur­tout lorsqu’il était « pas­to­so » (ce qui signi­fie à peu près velou­té, mais « avec du corps »). Il avait un voca­bu­laire d’une richesse extrême et mer­veilleu­se­ment colo­ré et, pour peu qu’il eût quelque chose à boire, il n’en finis­sait pas de conter les his­toires les plus cocasses agré­men­tées de beau­coup d’esprit ; les plus savou­reuses il les ache­vait tou­jours par cette même phrase : « Noi, che stia­mo a Roma, noi stia­mo sempre bene, perche c’e il San­to Padre, non ève­ro ? » (Nous qui nous trou­vons à Rome, nous sommes tou­jours sur du velours, puisque le Saint Père y est aus­si, n’est-il pas vrai?) Et pen­dant l’énoncé de ce mys­té­rieux apoph­tegme, il cli­gnait mali­cieu­se­ment de l’œil tout en quê­tant les signes d’entente et d’admiration de son auditoire. 

Mais déjà Sor Nico­la m’apportait mon maillot, mon bon­net de caou­tchouc et mon pei­gnoir, puis il me condui­sit jusqu’à une minus­cule cabine, non sans s’informer en détail de mon état de san­té et du rêve que j’avais eu la nuit pré­cé­dente. Pas plus qu’il se serait jamais abs­te­nu de me tenir au cou­rant de la tem­pé­ra­ture de l’eau, ni sur­tout de me rap­pe­ler que celle du Tibre a des pro­prié­tés cura­tives tout à fait excep­tion­nelles, en dépit de sa cou­leur jaune sale si faus­se­ment inter­pré­tée par tous les étran­gers ; car elles ne sont pas moins de sept — saluons au pas­sage le nombre sacré — les sources, non, pas moins de sept, fer­ru­gi­neuses, radio­ac­tives et sul­fu­reuses, qui ali­mentent le fleuve. Le Tibre, en véri­té, était un fleuve tout à fait par­ti­cu­lier, là-contre rien à dire, et d’un charme incom­pa­rable, à tel point que les connais­seurs le pré­fé­raient même à la mer. Et Sor Nico­la d’entamer l’une de ses innom­brables his­toires à seule fin de prou­ver la véra­ci­té de son dire. 

En bas sur le banc de sable, je retrou­vais la com­pa­gnie habi­tuelle qui régu­liè­re­ment venait là — en été la pause de midi dure jusqu’à quatre heures — pas­ser la par­tie la plus tor­ride de la jour­née sous les rayons, il est vrai, d’un soleil impla­cable, mais en se lais­sant du moins aller à vivre en sym­biose avec l’eau du fleuve sous la caresse du vent frais qui, à par­tir de midi, ne manque jamais de souf­fler dans la val­lée du Tibre. 

Il y avait là le jeune Fran­ces­co et sa mère, ron­de­lette et brave per­sonne sans com­pli­ca­tions ; son mari était ce que l’on appe­lait entre ini­tiés un « pez­zo gros­so », une grosse légume, quelqu’un d’important, à ce que l’on pou­vait com­prendre, dans la vaste machi­ne­rie du minis­tère des finances. Il y avait Pavo­ni, le met­teur en scène de la vie col­lec­tive du club, maigre, éner­gique, de son métier jour­na­liste et édi­teur, et qui, avec l’inimitable gen­ti­lez­za propre aux Ita­liens, accueillait les bai­gneurs, les inci­tait à orga­ni­ser des par­ties de bateau et, d’une manière tout à fait géné­rale, ne ces­sait d’inventer les meilleures façons de faire valoir tout ce qui pou­vait être à l’avantage de l’établissement de Sor Nico­la. Il y avait les frères Soda­ni, construc­teurs d’avions, et la quelque peu hys­té­rique et gra­cieuse épouse d’un second jour­na­liste ; puis, cer­taine jeune fille vague­ment exo­tique aux jambes d’un brun de brou de noix et aux lèvres far­dées du rouge le plus vif que l’on pût ima­gi­ner. Elle s’intéressait sur­tout au foot­ball et dis­cu­tait pas­sion­né­ment avec Fran­ces­co de tous les matchs de chaque dimanche sur tout le conti­nent, émet­tant sou­vent sur les joueurs les juge­ments cri­tiques les plus acerbes, voire les plus inju­rieux que peut se per­mettre un expert rom­pu depuis des années aux arcanes du bal­lon rond. Il y avait Zam­bet­ti, aus­si beau, aus­si par­fait de pro­por­tions qu’une sta­tue antique ; il n’appartenait pas au « gal­le­giante » de Sor Nico­la, mais venait de la rive oppo­sée, où son club d’aviron dis­po­sait d’un pavillon allè­gre­ment peint en bleu et blanc. Il connais­sait les Soda­ni et aimait à conver­ser avec eux. Il arri­vait dans son petit skiff aux formes élan­cées ; ce Zam­bet­ti était le meilleur rameur du fleuve. De temps à autre, il tenait des pro­pos mélan­co­liques, mais qu’on ne pou­vait pas prendre tout à fait au sérieux, sur l’absurdité de cette vie, ajou­tant que son sou­hait le plus ardent eût été de peindre toute la jour­née dans la soli­tude. Tous les assis­tants, alors, de rire à qui mieux mieux et de le bro­car­der pour vou­loir ain­si épa­ter son monde avec de telles bille­ve­sées, mais il ne dai­gnait pas répondre et tour­nait vers le ciel bleu son brun et har­di pro­fil romain, ou bien, ramas­sant des cailloux plats, se met­tait à faire des rico­chets sur l’eau du fleuve. Et à tous les nou­veaux venus au club il ne man­quait pas de racon­ter qu’incapable de résis­ter plus long­temps à sa pas­sion pour la musique, il appre­nait main­te­nant à jouer du tam­bour. Pur men­songe, mais rien ne l’amusait comme la stu­peur dont témoi­gnait à chaque fois le visage de ses naïves vic­times. Assis à côté de lui, le lieu­te­nant avia­teur Pris­ti­ni, petit de taille, souple, coquet, empres­sé, se mon­trait d’une cour­toi­sie tou­jours sur le qui-vive ; il n’allait jamais à l’eau, ne savait pas nager, bor­nant son ambi­tion à se lais­ser bru­nir par le soleil afin de mieux plaire au beau sexe, car ain­si le vou­lait la mode cette sai­son-là. Son père pos­sé­dait dans le Sud, près de Bari, des vignes dont le rai­sin d’une qua­li­té toute par­ti­cu­lière était, encore au cep, enclos avant matu­ri­té dans des sortes de bou­teilles et, expo­sé à la cha­leur constante du soleil, four­nis­sait des grains d’une gros­seur aus­si légen­daire que leur sucré. Les grappes épou­saient à tel point la forme du verre qu’elles finis­saient par l’emplir sans y lais­ser le moindre inter­stice, de sorte que, l’automne venu, il n’y avait plus qu’à cache­ter avec de la cire ces espèces de serres por­ta­tives pour qu’il fût pos­sible de conser­ver en cave, pen­dant des années, le fameux rai­sin, en atten­dant de bri­ser son enve­loppe pour le ser­vir dans les grandes occasions. 

Notre lieu­te­nant avia­teur avait pris un plai­sir mani­feste à divul­guer tous ces détails, puis allu­mant une ciga­rette, se mit à par­ler du saut en para­chute qu’il allait ten­ter le len­de­main. Oh, l’on voyait bien qu’il avait du cou­rage, car c’est avec le plus indé­fec­tible sang-froid qu’il énu­mé­rait tous les dan­gers de l’entreprise : un para­chute, n’est-ce pas, ça ne s’ouvre pas tou­jours comme on y compte, et alors rien à faire. Il en connais­sait des exemples, plus qu’on n’en peut comp­ter sur les dix doigts. Dans de tels cas, bien chan­ceux qui pou­vait encore, cadavre conve­nable, être logé dans un cer­cueil et non point jeté au trou à coups de pelle. 

Il eût volon­tiers conti­nué long­temps sur le même sujet, mais cette fois ne devait guère avoir de chance avec ses his­toires macabres, car l’attention géné­rale se tour­na vers Bar­do­ni qui n’avait pas un ins­tant ces­sé de regar­der devant soi dans le vide en mon­trant un visage indi­ci­ble­ment sou­cieux. Fina­le­ment, ledit Bar­do­ni avoua en toute sin­cé­ri­té qu’il venait d’écrire une lettre de rup­ture à une presque fian­cée de plus — la troi­sième de l’été, affir­maient les Soda­ni — et vivait main­te­nant dans une peur affreuse du père de l’offensée, depuis qu’on lui avait rap­por­té cer­tain pro­pos du per­son­nage dont les termes obli­geaient l’inconstant à pré­voir qu’il n’avait rien de bon à attendre, mais là rien de bon du tout, la pro­chaine fois qu’il le ren­con­tre­rait. L’air acca­blé, Bar­do­ni creu­sait un trou dans le sable tout en sou­pi­rant : « Madon­na mia, che brut­ta vita ! » — ah, sainte Vierge, quelle sale vie ! —, puis, tout à trac, annon­ça sa déci­sion de s’absenter pen­dant une hui­taine afin d’échapper au péril. 

Assise sur le sable brû­lant, j’avais à côté de moi la mère de Fran­ces­co, qui n’aimait rien tant que bavar­der pour ne rien dire, à moins que la curio­si­té ne la pous­sât à vous poser ques­tion sur ques­tion. Elle avait un frère consul quelque part en Amé­rique du Sud et à qui sa brillante car­rière valait de tou­cher un trai­te­ment sub­stan­tiel dont elle n’était pas peu fière — elle s’en serait vou­lu de ne pas pré­ci­ser la somme — non plus que des vastes pou­voirs que lui confé­rait sa charge ; et tous les mil­liers de kilo­mètres qui la sépa­raient de ce frère si bien casé ne l’empêchaient pas, cela sau­tait aux yeux, de par­ti­ci­per en esprit à sa réus­site. Par-des­sus le mar­ché, elle avait aus­si un oncle car­di­nal, fort âgé, mais à l’intacte facul­té de juge­ment de qui le saint-père ne s’en fiait pas moins dans bien des ques­tions impor­tantes. C’est cet oncle, ne man­qua-t-elle pas d’ajouter, qui les avait mariés, elle et son mari, et, lors du bap­tême de Fran­ces­co, il avait même obte­nu du pape une béné­dic­tion par­ti­cu­lière. Sur quoi elle en vint à me deman­der si j’étais catho­lique et, lorsque je lui eus répon­du néga­ti­ve­ment, elle expri­ma tout à la fois sa sur­prise et sa com­pas­sion ; car tout ce qui se trou­vait en dehors de la Sainte Église était pour elle, pure­ment et sim­ple­ment, com­po­sé de païens et elle se sen­tait péné­trée pour tous ces mal­heu­reux d’une pitié toute chré­tienne. Elle vou­lut cepen­dant savoir si je croyais à l’enfer et s’il y avait des saints dans ma confes­sion. Non, fis-je, il n’y avait pas de saints et, quant à l’enfer, il m’était abso­lu­ment impos­sible d’y croire. Qu’elle me plai­gnait ! Car de pareilles façons de voir pou­vaient encore pas­ser chez un homme, chez un savant, mais sans le secours de l’Église une jeune fille était per­due. La triste reli­gion que celle dont je venais de par­ler, sans saints patrons, sans enfer, et quelle affreuse exis­tence pour les êtres humains qui ne connais­saient qu’elle ! Mais Fran­ces­co, tout frais émou­lu des épreuves du bachot — il devait com­men­cer sa méde­cine en automne — n’avait pas encore oublié ce qu’on lui avait appris : la Réforme et Luther, et la mère se sou­vint aus­si, bien sûr, que cela, en effet, exis­tait. Et cepen­dant elle s’empressa de me dire avec la convic­tion la plus sin­cère, même la plus tou­chante, qu’il lui était impos­sible de se repré­sen­ter que l’on pût être heu­reux dans de telles condi­tions ; ah que sa vie et sa foi valaient donc mieux ! Les jeunes autour de nous, par poli­tesse, se tai­saient, — peut-être pen­saient-ils un peu dif­fé­rem­ment, pas très dif­fé­rem­ment, mais un peu. Entre temps, le soleil nous avait sérieu­se­ment rôtis et l’on déci­da de faire un plon­geon. Nous remon­tâmes alors le cou­rant à la nage le long du banc de sable tout en nous frayant un che­min entre des théo­ries de pois­sons minus­cules. Le vent était un pur délice, le ciel bleu et infi­ni. Là où, sur l’autre rive, ces­sait le sable s’élevait un nou­vel éta­blis­se­ment de bain appar­te­nant à l’Ope­ra Nazio­nale Bal­li­la, l’organisation des jeu­nesses fas­cistes. Cela four­millait d’une foule atti­rée par quelque match ou quelque récep­tion offi­cielle. On enten­dait des déto­na­tions d’armes à feu, des rou­le­ments de tam­bour ; quelques canots auto­mo­biles, après avoir remon­té le fleuve dans un fra­cas à tout rompre, accos­tèrent pour que pussent en des­cendre les repré­sen­tants de la ville et du par­ti, accueillis par la jeu­nesse en uni­forme mili­tai­re­ment ran­gée autour du débar­ca­dère, tous le bras levé pour le salut à la romaine, cepen­dant que reten­tis­saient les accents de « Gio­vi­nez­za ». Puis se firent confu­sé­ment entendre les échos indis­tincts d’une allo­cu­tion indu­bi­ta­ble­ment martiale.

Nous nous jetâmes tous d’un seul élan dans le fleuve, dont la fraî­cheur nous fut à la fois détente et refuge. Un peu plus tard, dans un bateau de course, les frères Soda­ni m’emmenaient à grands coups de rames encore plus en amont, moi-même étant char­gée de tenir la barre. C’était notre exer­cice à peu près quo­ti­dien, en guise d’entraînement. Jusqu’au Ponte Molle, il y avait bien deux kilo­mètres ; on ser­rait la rive de près, le cou­rant sur les bords étant moins sen­sible. Sous le pont venait le moment cri­tique. Là, les eaux avaient toute la vio­lence d’un rapide, tour­billons et rochers com­pli­quant encore le pas­sage. Sur le pont même, les badauds guet­taient, criant à pleine gorge « avan­ti ! », « for­za ! », et applau­dis­saient à tout rompre lorsque, fran­chies les ténèbres de l’arche, on retrou­vait au-delà, encore tout essouf­flés, soleil et clar­té du jour. Mais pour peu que l’on eût man­qué le bon moment, failli à tour­ner la barre à l’instant vou­lu ou recom­men­cé de ramer avec l’aviron qu’il ne fal­lait pas, le cou­rant obli­geait aus­si­tôt l’embarcation à faire demi-tour et l’on déva­lait à la dérive entre les tour­billons. Alors, sur le pont, la foule sif­flait, voci­fé­rait, hur­lait ses invec­tives, aus­si peu sou­cieuse d’en limi­ter le nombre que d’en châ­tier les termes. Sans se décou­ra­ger pour autant, on remon­tait tant bien que mal à l’assaut et, le pas­sage fina­le­ment for­cé, le Tibre, en amont du pont, nous accueillait large et calme, jon­ché çà et là de petites dragues fai­sant tour­ner leurs bras grêles avant de les plon­ger len­te­ment dans l’eau. Les rives n’étaient plus si hautes ni si escar­pées ; plane, brune et brû­lée, la cam­pagne romaine régnait jusqu’au fleuve. Bleus et comme trans­pa­rents, les monts Sabins, tout au fond, déployaient leur admi­rable struc­ture. Conti­nuant sur notre lan­cée, nous voguions jusqu’à l’«Acqua ace­to­sa », célèbre source d’eau miné­rale [[Don­nons tout de suite le pas­sage de Goethe auquel fait aus­si­tôt écho, un peu plus loin, le texte de la narratrice :

« Rome, le 5 juillet 1787

« Ma vie actuelle res­semble tout à fait à un rêve de jeu­nesse ; nous ver­rons si je suis des­ti­né à en goû­ter toute la joie ou au contraire à devoir consta­ter que cela aus­si n’est que vani­té… La cha­leur est écra­sante. Le matin, je me lève avec le soleil et marche jusqu’à l’Acqua Ace­to­sa, source d’eau miné­rale à envi­ron une demi-heure de la porte près de laquelle j’habite (*), j’en bois l’eau, qui a le goût de celle de Schwal­bach (**) en plus faible…» (Second séjour à Rome). — Hélas, la source est aujourd’hui tarie ; il ne reste plus que le joli monu­ment papal, et l’accès au fleuve est désor­mais bar­ré par d’affreux camps spor­tifs ins­tal­lés là sous pré­texte de je ne sais quelle olympiade.

(*) Por­ta del Popo­lo. —  (**) Les eaux de Schwal­bach, près de Wies­ba­den, étaient, à l’époque, déjà répu­tées pour leurs ver­tus cura­tives.]], et tan­dis que mes deux com­pa­gnons dis­cu­taient nou­velles construc­tions d’avions et que nous conve­nions de voler un peu, l’un des pro­chains soirs, au-des­sus de Rome avec un pilote de connais­sance, le sou­ve­nir en moi, sou­dain, pâle et comme en rêve, me revint que Goethe, sou­vent, dès l’aurore, quit­tait sa petite mai­son sise au bas du Cor­so, puis, après avoir tra­ver­sé la Piaz­za del Popo­lo et fran­chi la porte du même nom, venait, par des che­mins qu’il avait appris à aimer, jusqu’au but de notre propre pro­me­nade, afin d’y boire de cette eau « qui a le goût de celle de Schwal­bach, en plus faible ». Qu’il avait à cette époque écrit Iphi­gé­nie et Egmont et, las de tant d’égarements et du néant des jours, cher­ché et trou­vé un divin équi­libre à Rome, la ville devant les portes de laquelle, à son arri­vée, il avait dit : «… Si ce vœu m’est accor­dé, que pour­rais-je de plus me sou­hai­ter encore ! »

Donc l’Acqua ace­to­sa était le but de notre ran­don­née ; arri­vés là, nous rebrous­sions che­min et, dans le soleil et le vent, nous lais­sions des­cendre en regar­dant les dragues tou­jours pro­digues de leur bruit méca­nique, puis, refran­chi le Ponte Molle, pas­sions au large du gigan­tesque mono­lithe de marbre blanc qui, cou­ché sur la rive, atten­dait d’être dres­sé, en l’honneur du dic­ta­teur alors tout-puis­sant, sur le stade à l’époque en voie d’être ache­vé. Entre les arbres, on aper­ce­vait le haut des tentes et les fanions du vaste cam­ping ins­tal­lé sur les prai­ries qui s’étendent entre le Monte Mario et le fleuve. Là vivaient pour quelques semaines cin­quante mille « avant-gar­distes », jeunes recrues du fas­cisme entre quinze et vingt ans, venues de toutes les pro­vinces et des colo­nies pour rece­voir une sorte de pré­pa­ra­tion mili­taire et apprendre à connaître et à aimer « leur » Rome. A de cer­tains jours, on les voyait défi­ler dans les rues de la capi­tale et sur la Piaz­za Vene­zia, allant rendre leur hom­mage au Sol­dat incon­nu qui a trou­vé, le mal­heu­reux, sa tombe au pied de l’horrible et colos­sal monu­ment de Vic­tor-Emma­nuel II. En plus de la che­mise noire, ils por­taient autour du cou des mou­choirs mi-par­tie jaunes et mi-par­tie vio­lets, se res­sem­blaient tous par le brun de la peau et leurs yeux noirs, infor­tu­née jeu­nesse si sûre d’elle-même, bruyante, insou­ciante, vigou­reuse et avide. Le vent incli­nait d’un même côté, comme une seule vague gris vert, les fron­dai­sons des saules, et sou­dain sur­gis­sait, soli­taire et loin­taine, la cou­pole de Saint-Pierre, pas­sant len­te­ment, sur un fond d’azur tou­jours aus­si imma­cu­lé, de la rive gauche, d’abord, à la rive droite ensuite, avant d’y être bru­ta­le­ment offus­quée par une infâme construc­tion moderne. C’est à peu près arri­vés là que nous nous reje­tions à l’eau, tirant der­rière nous notre canot au bout d’un câble. On riait, on fai­sait gicler l’eau, tout en se frayant sa route entre les bateaux d’entraînement, barques pour quatre ou huit rameurs, avec, à la barre, leur entraî­neur aboyant comme un chien pour scan­der le rythme à tenir. Un quart d’heure plus tard, nous abor­dions notre banc de sable, accueillis par les mille et mille démons­tra­tions ver­bales de ceux qui n’avaient pas bougé.

Puis on s’étendait à nou­veau à même le sable, écou­tant le caquet des autres ou, les yeux mi-clos, regar­dant pas­ser, ramant dans sa barque en com­pa­gnie de deux amis, le fils du grand poète, qui, comme presque tous les fils d’hommes illustres, avait la répu­ta­tion d’être insi­gni­fiant, peut-être parce qu’on le jugeait selon des cri­tères qui n’étaient pas faits pour lui, et qui d’ailleurs, vrai­sem­bla­ble­ment écra­sé, irri­té par la gloire pater­nelle, menait effec­ti­ve­ment la vie la plus plate.

Après avoir pris congé de cha­cun, le lieu­te­nant avia­teur par­tit, cepen­dant que Zam­bet­ti rega­gnait l’autre rive dans son esquif et que Fran­ces­co et sa mère, non sans sou­pi­rer, s’exilaient à leur tour de l’eau et du soleil afin d’être ren­trés à deux heures et demie pour le déjeu­ner. Sur le fleuve parut alors le vieux mon­sieur de soixante ans qui avait l’air de n’en avoir que vingt, sauf que ses che­veux étaient tout blancs. Il remon­tait le cou­rant avec un ami, ramant à la véni­tienne, élé­gant, se balan­çant comme un gon­do­lier et plon­geant dans le Tibre, d’un mou­ve­ment sûr et ryth­mé, la longue tige de son avi­ron. Tous deux vinrent s’asseoir auprès de moi pour se repo­ser tout en bavar­dant ; le vieux mon­sieur enta­ma tout de suite une conver­sa­tion sur l’art, car il n’aimait rien tant que ce genre d’entretien, non seule­ment parce que j’étais étran­gère et donc, pro­ba­ble­ment, à Rome pour en admi­rer les tré­sors artis­tiques, mais encore parce que l’art était pour lui un domaine qua­si per­son­nel, lui-même ayant jadis peint et copié, en simple dilet­tante, certes, et quand il était encore jeune, il y avait donc bien long­temps de cela. Mais il en avait gar­dé un culte fana­tique de tout art ancien. Quand aux modernes, ah ! dieux, quels gens ! Avaient-ils seule­ment la moindre notion de l’accord entre les cou­leurs, de l’harmonieuse répar­ti­tion des figures sur une sur­face don­née, — de la beau­té, en un mot ? Il était lan­cé — et moi je res­tais muette comme un pois­son, sachant trop bien que l’on ne sau­rait à Rome dis­cu­ter d’art moderne avec les sexa­gé­naires — oui, quelle bru­ta­li­té de sen­ti­ment, quelles cou­leurs impures ou criardes, quels sujets ! O, che scioc­chez­za ! — quelle sot­tise ! Puis, sans tran­si­tion aucune, il se mit à par­ler de l’Amérique ; c’est d’outre-Atlantique que venait tout le mal et les gens com­men­çaient, jusque dans son Ita­lie, à imi­ter les méthodes amé­ri­caines, s’imaginant que le salut venait de là-bas et s’en lais­sant impo­ser par le bat­tage de la réclame, les suc­cès ver­ti­gi­neux, l’inhumaine agi­ta­tion au nom sacro-saint des affaires. L’ami sou­riait avec indul­gence, gagné qu’il était par le doute et en proie à une admi­rable et mélan­co­lique facul­té de tout com­prendre. « Calme-toi, Gino, dit-il, il ne faut pas se cou­per de tout, si l’on veut sur­vivre ; aucune chose, per for­za ! qui ne soit condam­née à ne plus res­sem­bler à ce qu’elle était au bon vieux temps ; ce n’est pas si ter­rible et a même ses rai­sons pro­fondes. » Sur quoi, gar­dant la parole, l’ami, heu­reux de pui­ser dans ses sou­ve­nirs, se mit à pro­non­cer l’éloge de ma Suisse natale. Ces prés si verts, ces cha­lets, et la pro­pre­té ! « Et puis, Gino, le beurre que tu peux man­ger n’importe où, car il est tou­jours frais, et dans le moindre des vil­lages tu peux te cou­cher sans crainte dans le pre­mier lit venu. » Un beau pays, un pays heu­reux, un pays rai­son­nable. Médi­ta­ti­ve­ment, tous deux lais­saient le sable s’écouler entre leurs doigts. De l’autre rive arri­vait un bruit de caval­cade : un déta­che­ment de cara­bi­niers qui défi­lait ; au-des­sus des hommes à che­val, on aper­ce­vait les cyprès d’un parc sur­éle­vé, cepen­dant que, très haut dans le ciel, tour­nait en cercle, avec un sourd bour­don­ne­ment, une escadrille.

Les deux vieux mes­sieurs, alors se levèrent et après mille for­mules empreintes de la poli­tesse la plus exquise, ils me ser­rèrent la main, non sans me mettre en garde contre l’excessive ardeur du soleil et tout en expri­mant l’espoir de me retrou­ver le len­de­main et encore de très nom­breux jours. Puis, se lais­sant por­ter en aval par le cou­rant, leur svelte et sûre sil­houette dres­sée sur le bord, ils levèrent encore une fois leurs mains brunes en guise de salut tout en incli­nant cour­toi­se­ment la tête ; le vent emmê­lait leurs che­veux blancs et, sans une lacune, leur den­ture étin­ce­la dans leurs visages basanés.

Je res­tai seule, cou­chée sur le sable. Le soleil, avec mon sang, cir­cu­lait dans tout mon corps, le sable brû­lait et, à tra­vers mes pau­pières closes, je per­ce­vais l’invraisemblable azur du ciel ; tout près s’entêtait le grin­ce­ment d’une drague. Sans pen­sée, sans désir, je n’étais plus que soleil, sable, vent. Un peu plus tard, je tra­ver­se­rais encore le Tibre à la nage, puis me dou­che­rais sous l’eau gla­cée venue des Marches et, pen­dant que je m’habillerais, Sor Nico­la me racon­te­rait encore quelques-unes de ses impayables anec­dotes, dans son dia­lecte romain si haut en cou­leur. Les mots dif­fi­ciles, il me les expli­que­rait par une expres­sive pan­to­mime inter­rom­pue d’innombrables « ha capi­to ? », « non è vero ? » et « Madon­na mia ! ». Après quoi je gra­vi­rais le ter­ri­ble­ment raide esca­lier de pierre en effrayant, sou­dain sor­tis de leurs invi­sibles cachettes ou des buis­sons pous­sié­reux, les lézards sur­pris dans leur sieste ; alors, quelques ins­tants, je m’immobiliserais, sif­fle­rais en sour­dine et, me fixant de leurs petits yeux brillants, comme arrê­tés par un charme ils m’écouteraient. Plus haut : sur la chaus­sée pou­dreuse domi­nant la rive, la cha­leur, aus­si vio­lente qu’au sor­tir de la bouche d’un four, m’assaillirait. Dans tous mes membres, je sen­ti­rais encore la fraî­cheur de l’eau, jusque tard dans la soi­rée lorsque, de ma fenêtre, au-des­sus du jar­din Borg­hèse et du faible oscil­le­ment des pins, je ver­rais la lune pro­fi­ler sa corne de cuivre sur le ciel nocturne.

[/​Gritta Sam­son-Baer­lo­cher/​]

La Presse Anarchiste