La Presse Anarchiste

La grève des tisseurs de Lille

 

Une
nou­velle fois, les tis­seurs de Lille et envi­rons, au nombre de 5000
sont en grève. Ils demandent l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs du
tis­sage de la toile, de manière à empê­cher la
concur­rence patro­nale de s’exer­cer sur le dos des ouvriers.

La
cor­po­ra­tion des ouvriers tis­seurs est peut-être celle qui a été
le plus éprou­vée par les vicis­si­tudes du régime
capi­ta­liste. C’est elle qui, depuis un siècle, a four­ni les
exemples les plus déci­sifs, les plus sai­sis­sants de la misère
prolétarienne.

Qu’on
se rap­pelle l’en­quête si pru­dente, si mesu­rée pourtant,
faite sous le règne de Louis-Phi­lippe, par l’économiste
bour­geois Vil­ler­mé : « De tous les quar­tiers ouvriers de
la région du Nord, des caves infectes et des gre­niers glacés,
s’ex­hale comme une odeur d’ab­jecte souf­france. La mortalité
des enfants est effroyable : la tuber­cu­lose et la chlo­rose blêmissent
le visage des femmes et déciment les générations. »

Chose
atroce : une par­tie du patro­nat spé­cu­lait, non seule­ment sur
cette misère, mais encore sur les vices et la déchéance
morale qui en for­maient la suite. Il est impos­sible de lire sans
fré­mir le témoi­gnage de Vil­ler­mé : « Je
pour­rais nom­mer des villes où des fabri­cants hono­rables, des
magis­trats, des membres de conseils muni­ci­paux et d’autres personnes
non moins dignes de foi, m’ont dit avoir enten­du des chefs de
mai­sons, sur­tout de mai­sons récentes et encore mal affermies,
avouer que, loin de vou­loir don­ne­ra à la classe ouvrière
de bonnes habi­tudes, ils fai­saient des vœux, au contraire, pour que
l’i­vro­gne­rie et la mau­vaise conduite s’é­ten­dissent à
tous les indi­vi­dus qui la com­posent : de cette manière, aucun
d’eux ne pour­rait sor­tir de sa condition…»

Si
la vie des pro­lé­taires du tex­tile a été si
long­temps dépri­mée et dou­lou­reuse, c’est que contre eux
toutes les condi­tions défa­vo­rables de la production
capi­ta­liste se sont en quelque sorte coalisées.

D’a­bord
comme l’in­dus­trie du tis­sage l’a été si long­temps, et
l’est encore, par­ti­cu­liè­re­ment dans le Cam­bré­sis, à
moi­tié orale, exer­cée à son domi­cile, par le
culti­va­teur, le salaire des tis­seurs et tis­seuses n’a été
long­temps qu’un salaire d’ap­point : de là un point de départ
très faible pour l’é­vo­lu­tion et l’é­va­lua­tion des
salaires.

En
outre, plus que dans les autres indus­tries, s’exerce la concurrence
dépri­mante des femmes et des enfants.

Enfin
c’est dans le tex­tile que les révo­lu­tions tech­niques, ont eu
le plus de sou­dai­ne­té ; et la com­pli­ca­tion, la varia­tion, la
diver­si­té des pro­duits, sou­mis à tous les caprices de
la mode, déro­baient sans cesse aux tra­vailleurs toute base
ferme et large de dis­cus­sion et d’action.

De
là, la len­teur, les dif­fi­cul­tés excep­tion­nelles, les
inter­mit­tences de l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions du travail
dans l’in­dus­trie textile.

Qu’il
y ait eu depuis un demi-siècle quelque vague progrès
dans l’a­mé­lio­ra­tion du sort du tis­seur, nous ne le
contes­te­rons point. Mais ce pro­grès n’a pas réus­si à
conju­rer la misère qui sévit sur la cor­po­ra­tion : misère
qui n’est point excep­tion­nelle, qui n’est point par­ti­cu­lière à
cer­tains ouvriers, qui ne résulte point, pour eux — comme
cela arrive par­fois — d’une mala­die pro­lon­gée ou d’un
chô­mage per­sis­tant, mais qui est deve­nue la condi­tion normale,
le régime per­ma­nent, des travailleurs.

Pour
citer notre expé­rience per­son­nelle, nous avons, de nos propres
yeux, obser­vé ces ménages lamen­tables, ces ménages
si pauvres, habi­tant des loge­ments si réduits, si exi­gus, que
le père, la mère, les fils, les filles, les
grands-parents, — la vieillesse, l’age mûr, la puberté
 — tout cela était entas­sé pêle-mêle dans
une pro­mis­cui­té atroce, misé­rable, où, seule,
l’i­dée du vice peut ger­mer. Et dans cette riche cité
d’Ar­men­tières, que l’on a sur­nom­mée « la reine
de la toile
 », nous avons vu des lits qui n’a­vaient pas un
mor­ceau de toile pour cou­vrir la nudi­té et la pudeur des,.
enfants.

La
res­pon­sa­bi­li­té des patrons est grande dans les misères
et les souf­frances des ouvriers. Tous n’a­doptent pas en même
temps l’ou­tillage per­fec­tion­né, et ceux qui gardent les
méthodes sur­an­nées et dis­pen­dieuses ne peuvent
sup­por­ter la concur­rence des pre­miers et ne se main­tiennent qu’en
rognant les salaires.

Ce
n’est pas de la concur­rence étran­gère que souffre
l’in­dus­trie tex­tile, mais de ces formes dégra­dées de la
concur­rence inté­rieure où le salaire, dérisoirement
bas, fait les frais de la rou­tine indus­trielle. Un seul remède
pour­rait mettre un frein au gâchis patro­nal, c’est
l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs.

C’est
là, le sens de la lutte enga­gée, c’est là, la
carac­té­ris­tique vraie et pro­fonde du conflit dont Lille est
actuel­le­ment le théâtre : l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs
per­met­tra au pro­lé­ta­riat tex­tile d’op­po­ser à des causes
de dépres­sion conti­nuelle, une orga­ni­sa­tion plus homogène ;
elle obli­ge­ra le patro­nat, l’in­dus­trie, à se régler un
peu, à se mieux ordon­ner. Assu­rer l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs,
c’est vrai­ment amé­lio­rer la condi­tion dos ouvriers.

Les
tarifs

La
façon dont se pré­sente la ques­tion des tarifs mérité
grande atten­tion. Le tra­vail sur deux métiers a per­mis aux
patrons de réduire les tarifs.

Il
ne faut pas confondre tarifs et salaires. Ain­si, le salaires à
Armen­tières, sont plu­tôt infé­rieurs à ceux
de Lille, mais les tarifs à Lille sont bien inférieurs
aux tarifs d’Ar­men­tières. Cela tient à ce qu’à
Lille, on fait subir à l’ar­ticle pro­duit sur deux métiers
une réduc­tion de tarif du 20, 30 et même 40%. À
Armen­tières, les ouvriers ont refu­sé de tra­vailler sur
deux métiers. Au lieu de pro­duire 300 à 400 mètres
par semaine comme cela se fait à Lille, l’ou­vrier armentiérois
ne peut arri­ver à four­nir que 200 à 250 mètres,
au maxi­mum. Tel article payé à Armen­tières 10
cen­times, n’est payé que 8 cen­times à Lille, soit 2
cen­times de réduc­tion au mètre, cela fait de 4 à
6 francs de moins par semaine, pour le tra­vail sur un métier.

Voi­là
un pre­mier point qu’il impor­tait de préciser.

À
Lille, les tarifs varient d’u­sine à usine. Le même
article tra­vaillé dans deux usines se paie sui­vant des tarifs
qui dif­fèrent de 20%. Et il arrive que dans cer­taines de ces
usines, l’ou­tillage étant le même, le ren­de­ment par
consé­quent le même, les salaires néanmoins
dif­fèrent. Enfin, il y a des mai­sons qui n’ont pas à
pro­pre­ment par­ler de tarif. Dans un même ate­lier, un article
ayant le même numé­ro de compte, le même duitage
est payé d’une façon dif­fé­rente, selon la
« marque », c’est-à-dire selon les conces­sions qu’un
patron aura consen­ties à un client pour enle­ver la vente.
C’est le salaire de l’ou­vrier qui paye les conces­sions de
l’in­dus­triel et qui fait les frais de la concur­rence interpatronale.

C’est
pour toutes ces rai­sons qu’a Lille, des tis­se­rands, pères de
famille, gagnent 12 francs cer­taines semaines, alors que d’autres
gagnent, à tra­vail sur même articles, de 20 à 22
francs par semaine.

C’est
pour faire ces­ser cette ano­ma­lie indus­trielle que les tisseurs
demandent l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs.

L’o­ri­gine
de l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs

Jusque
vers 1880, Armen­tières était, dans le Nord de la
France, l’u­nique centre de la fabri­ca­tion méca­nique de la
toile de lin, et les quelques rares usines, éta­blies en dehors
de l’ag­glo­mé­ra­tion d’Ar­men­tières-Hou­plines, ne
comp­taient, qu’un nombre de métiers négligeable
vis-à-vis des 5 à 6.000 uni­tés que fai­sait alors
battre la « reine de la. toile ».

Dès
1881, de nom­breux tis­sages com­men­cèrent, à se monter
tout autour d’Ar­men­tières, jus­qu’à Estaires,
Haze­brouck, Lille, etc., et il ne tar­da pas à en résulter
un grand excès de pro­duc­tion, qui ame­na une crise très
grave. Comme les usines nou­velles avaient impo­sé à
leurs ouvriers des tarifs très infé­rieurs à
celui d’Ar­men­tières, et cela, pour du tra­vail absolument
sem­blable sur des métiers en tous points iden­tiques, elles
pro­dui­sirent à meilleur mar­ché, purent vendre à
plus bas prix et obtinrent la pré­fé­rence des commandes.
Cette supé­rio­ri­té à une époque de
sur­pro­duc­tion fut écra­sante pour le centre
d’Ar­men­tières-Hou­plines, où, de 1883 à 1890,
huit éta­blis­se­ments et près de mille métiers
dis­pa­rurent, tan­dis que les tis­sages les plus favo­ri­sés de la
place n’ar­ri­vaient à faire battre qu’une par­tie de leurs
métiers, et cela même pen­dant un nombre réduit
d’heures de travail.

C’est
alors que cer­tains patrons d’Ar­men­tières, accu­lés par
le manque de com­mandes, cher­chèrent une solu­tion dans la
réduc­tion des prix de façon.

Les
cama­rades d’Ar­men­tières refu­sèrent de laisser
com­pro­mettre ain­si leurs inté­rêts. En 1889, ils
décla­rèrent la grève générale.

Cette
grève de 1889 n’a­vait pas d’autre but que de par­ve­nir au
main­tien et à la géné­ra­li­sa­tion sur la place
d’Ar­men­tières du tarif qui avait été appliqué
jus­qu’en 1883. Le ouvriers triom­phèrent et obtinrent la
recon­nais­sance offi­cielle d’un tarif uni­forme pour tous les tissages
d’Ar­men­tières-Hou­plines. Mais, bien que légi­time, ce
suc­cès aurait été fatal pour l’avenir
d’Ar­men­tières, à cause de la concur­rence des tarifs
réduits des nou­veaux centres de fabri­ca­tion, si un événement
éco­no­mique heu­reux n’é­tait venu lui appor­ter la planche
de salut. La toile métis (fil et coton) article nouveau,
entre­pris par quelques mai­sons d’Ar­men­tières, prit subitement
un déve­lop­pe­ment consi­dé­rable autant qu’i­nat­ten­du. Tant
à cause de l’in­fé­rio­ri­té de son prix, que de sa
moindre durée à l’u­sage, les consom­ma­teurs achetèrent
en métis des métrages très supé­rieurs à
ceux qu’ils pre­naient habi­tuel­le­ment en pur fil, et en 1892, la
consom­ma­tion géné­rale de la toile s’équilibra
avec la pro­duc­tion totale des métiers d’Armentières-Houplines
et des autres centres réunis.

Mal­heu­reu­se­ment,
la situa­tion pri­vi­lé­giée des centres d’Estaires,
Haze­brouck, Bailleul, Hal­luin, Lille, etc., au point de vue de
l’é­ta­blis­se­ment des prix de revient ten­ta de nou­veau les
capi­ta­listes et nombre d’u­sines sor­tirent bien­tôt de terre sur
tous ces ter­ri­toires, si bien qu’en 1900 une nou­velle surproduction
ame­na une nou­velle crise de l’in­dus­trie de la toile, dont Armentières
dut sup­por­ter tout le poids.

Ce
manque d’é­qui­libre entre la pro­duc­tion des divers centres de
tis­sage — dont tous les tra­vailleurs étaient victimes —
atti­ra d’une façon spé­ciale l’at­ten­tion de la
com­mis­sion mixte, ins­ti­tuée à Armen­tières pour
la révi­sion du tarif de 1889, et qui exa­mi­na en 1904, la
situa­tion géné­rale du tis­sage de la toile dans
l’ar­ron­dis­se­ment de Lille et la val­lée de la Lys.

Ouvriers
et patrons firent cette triple constatation :

1°’
Que les prix du tarif de 1889 étaient de 15 à 20%
supé­rieurs à presque tous les prix payés hors
d’Armentièes-Houplines ;


Que pour exploi­ter cette dif­fé­rence de prix de la
main-d’œuvre, plus de 4.000 métiers nou­veaux (dans ce nombre,
ne sont pas com­pris, bien enten­du, les métiers de cou­til et de
linge de table) s’é­taient mon­tés hors
d’Ar­men­tières-Hou­plines depuis 1883, tan­dis que pen­dant ce
temps, l’ef­fec­tif d’Ar­men­tière-Hou­plines était reve­nu à
son chiffre de 1883, soit à sept mille métiers ;


Qu’à la faveur des tarifs réduits, les tis­sages de
l’ex­té­rieur bat­taient en pleine acti­vi­té, tan­dis que
nombre de métiers res­taient arrê­tés, et que le
nombre nor­mal d’heures n’é­tait pas atteint, à beaucoup
près, sur la place d’Armentières-Houplines.

Mal­gré
cette situa­tion, les ouvriers de la com­mis­sion mixte, après
avoir pris l’a­vis des syn­di­cats d’Ar­men­tières et aus­si des
syn­di­cats de tous les autres centres tex­tiles de la région,
exi­gèrent et obtinrent des patrons d’Armentières-Houplines
une aug­men­ta­tion de 8% comme consé­quence de l’ap­pli­ca­tion de
la loi Mil­le­rand-Col­liard, mais ils n’hé­si­tèrent pas à
pro­cla­mer la néces­si­té abso­lue d’un tarif uni­forme de
façons pour le tis­sage de la toile dans l’ar­ron­dis­se­ment de
Lille et dans la val­lée de la Lys. 

Tous
les syn­di­cats tex­tiles furent à ce moment d’ac­cord pour
décla­rer que la concur­rence entre patrons ne devait pas se
faire sur le dos des ouvriers, et qu’il ne pou­vait pas conve­nir aux
tis­seurs des dif­fé­rents centres de tis­sage de mettre dans une
situa­tion cri­tique les tis­seurs d’Ar­men­tières en acca­pa­rant le
tra­vail par des réduc­tions injus­ti­fiées sur la
main-d’œuvre.

Les
énormes sacri­fices ain­si impo­sés à la classe
ouvrière par les patrons des tarifs réduits, sacrifices
se chif­frant par une perte heb­do­ma­daire de deux à quatre
francs par ouvrier et par une perte annuelle totale de près
d’un mil­lion pour l’en­semble des tis­seurs, appa­rais­saient alors à
tous les tra­vailleurs conscients comme aus­si vains que dangereux.

La
ques­tion de l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs était donc nettement
posée. Pour­quoi n’est-elle pas encore résolue ?

Il
n’y a pas lieu de s’ar­rê­ter long­temps à l’affirmation
fan­tai­siste de cer­tains patrons de Lille, d’Hal­luin, d’Es­taires et
d’autres lieux que l’u­ni­fi­ca­tion n’est pas pos­sible, que le tarif
d’Ar­men­tières ne peut pas être appli­qué dans
leurs usines, parce qu’on y fabrique des genres tota­le­ment différents
des toiles d’Ar­men­tières. Cha­cun sait, pour peu qu’il soit
tis­seur, que les tis­sages de Bailleul, d’Es­taires d’Ha­ze­brouck, ne
pro­duisent pas autre chose que de la toile d’Ar­men­tières, que
si dans quelques tis­sages de Lille et des envi­rons, quelques métiers
sont occu­pés à des articles spé­ciaux, les quatre
cin­quièmes, sinon plus de l’en­semble de ce centre tissent
uni­que­ment les genres dont Armen­tières avait le mono­pole avant
1883.

Il
ne semble pas non plus utile de prendre en consi­dé­ra­tion ce
dire de cer­tains autres patrons de Lille, que le tarif appliqué
dans leurs usines est au moins égal, sinon supérieur,
au tarif d’Armentières.

S’il
en était réel­le­ment ain­si, les dits patrons ne
refu­se­raient cer­tai­ne­ment pas de com­mu­ni­quer leurs tarifs, et ne
crain­draient pas la lumière d’une dis­cus­sion en commission
mixte. Les enquêtes faites par les syn­di­cats montrent que les
prix payés en dehors d’Ar­men­tières-Hou­plines sont de
plus de quinze pour cent infé­rieurs à ceux du tarif
éla­bo­ré en 1904 par la com­mis­sion mixte d’Armentières.
On peut dire, sans crainte d’un démen­ti que les prix
actuel­le­ment payés à Lille sont de plus de dix pour
cent infé­rieurs aux prix pra­ti­qués à
Armen­tières, il y a plus de trente ans, alors que la vie était
pour l’ou­vrier beau­coup moins chère qu’aujourd’hui.

L’u­ni­fi­ca­tion
des tarifs s’im­pose pour l’a­ve­nir des tis­seurs de l’ar­ron­dis­se­ment de
Lille et de la val­lée de la Lys. C’est pour ne pas l’avoir
assez tôt com­pris que les cama­rades lil­lois se sont pendant
plu­sieurs années dés­in­té­res­sés de cette
ques­tion, et ont ain­si retar­dé la réa­li­sa­tion de ce
pro­grès social.

Avant
la grève

Au
mois de février der­nier, les tis­seurs d’Armentières-Houplines
pro­po­sèrent à leurs cama­rades de la région de
reprendre en com­mun une nou­velle cam­pagne pour obte­nir du syndicat
des fabri­cants de toiles de chaque loca­li­té un tarif général
uniforme.

Pour
Armen­tières, où fonc­tionne tou­jours la commission
mixte, il n’y eut qu’à révi­ser les tarifs III et IV,
tra­vail sur deux métiers (coton et fil), tra­vail sur deux
métiers (avec appren­ti). Ces tarifs furent rele­vés de
10 et 15%.

Ailleurs,
les négo­cia­tions et l’a­gi­ta­tion com­men­cèrent. Le
syn­di­cat de Lille entrait en mou­ve­ment : 300 tarifs en blanc furent,
impri­més et remis à des délégués
spé­ciaux afin de rele­ver avec la plus scru­pu­leuse exactitude,
dans chaque usine du sec­teur de Lille, les tarifs en vigueur.

Ce
tra­vail ter­mi­né, le syn­di­cat patro­nal rece­vait le 22 mai une
lettre du syn­di­cat ouvrier sol­li­ci­tant la réunion d’une
com­mis­sion mixte char­gée d’exa­mi­ner ses propositions
d’u­ni­fi­ca­tion des tarifs.

Le
syn­di­cat des fabri­cants de toile décli­nait cette proposition
de recher­cher avec les ouvriers les voies et moyens permettant,
d’a­bou­tir sans heurt. Il arguait qu’il n’a­vait ni qua­li­té, ni
man­dat, pour enga­ger de telles négo­cia­tions et il invi­tait la
chambre syn­di­cale ouvrière à adres­ser une demande
indi­vi­duelle à cha­cun des patrons.

Le
9 juin, le syn­di­cat ouvrier adres­sait aux 28 patrons lettre, leur
sol­li­ci­tant une entre­vue, et dans laquelle il se défendait
d’être un fomen­teur de grève.

Une
seule réponse favo­rable éma­nant d’un des industriels
les plus notables de Lille lui parvint.

Le
syn­di­cat réso­lut de vaincre ce mau­vais vou­loir, en montrant
aux patrons la volon­té una­nime des ouvriers de la corporation,
et il déci­da de com­men­cer sans délai une série
de confé­rences orga­ni­sées dans le voi­si­nage de chaque
usine. Elle débu­ta le 20 juin. 

Les
ora­teurs firent obser­ver que l’in­dus­trie tex­tile tra­verse en ce
moment une période de pros­pé­ri­té dont les
patrons doivent pro­fi­ter pour écou­ter les reven­di­ca­tions de
leurs sala­riés. Ils insis­tèrent sur l’équité
d’une uni­fi­ca­tion des tarifs dans tous les tis­sages de Lille et
envi­rons qui fixe­rait le même prix de façon pour les
articles identique

Après
cha­cune de ces confé­rences, les ouvriers étaient
appe­lés à voter un ordre du jour don­nant man­dat au
syn­di­cat tex­tile de Lille de s’en­tendre avec la Fédération
Natio­nal et avec l’ag­glo­mé­ra­tion de la val­lée de la
Lys, pour pren­dra les mesures néces­saires pour faire aboutir
l’unification.

Ain­si
man­da­té, le secré­taire du syn­di­cat tex­tile sollicitai
du pré­fet du Nord une entre­vue qui fut fixée au 22
juillet Les délé­gués Bauche et Creton
entre­tinrent le pré­fet ques­tion et le mirent au cou­rant de la
situa­tion. Ils expo­sèrent que c’est par la conci­lia­tion que le
syn­di­cat veut obte­nir l’u­ni­fi­ca­tion, qu’il n’a jamais été
dans ses inten­tion d’en­traî­ner aveu­glé­ment les tisseurs
dans un mou­ve­ment de grève ; qu’il désire entrer en
rela­tions directes avec les patrons, bien per­sua­dé que
l’en­tente naî­tra de ces entrevues.

Le
pré­fet accep­ta d’in­ter­ve­nir auprès des patrons à
l’ef­fet de recher­cher les bases de l’unification.

À
la lettre du pré­fet, le syn­di­cat patro­nal répondit
qu’il consi­dé­rait l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs comme irréalisable,
que les ouvriers ont toute lati­tude pour faire entendre à
leurs employeurs les récla­ma­tions légi­times qu’ils
peuvent avoir à formuler.

Com­mue
on le voit, la réponse des fabri­cants de toile fui un refus
bru­tal d’en­trer en pour­par­lers avec le syn­di­cal ouvrier, qui n’a,
comme on l’a remar­qué, rien du tempérament
révolutionnaire.


Rouges
et jaunes

Jus­qu’au
10 sep­tembre, il n’y eut rien de bien saillant. À cette date
le secré­taire du syn­di­cat tex­tile d’Hou­pline adres­sa à
tous les syn­di­cats tex­tiles de la région — rouges et jaunes
 — l’ap­pel suivant :

[(Cama­rades,

Vous
êtes priés d’as­sis­ter à la réunion des
Syn­di­cats de la toile de la région, qui aura lieu le dimanche
12 sep­tembre 1009, à 4 heures du soir, à l’es­ta­mi­net de
l’A­bat­toir, rue Natio­nale, à Armentières.

Ordre
du jour : l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs. Mesures à prendre. 

Comp­tant
sur…

Pour
l’ag­glo­mé­ra­tion de la toile :

Hen­ri
Rose,

Secré­taire
du Syn­di­cal Tex­tile d’Hau­plines.
)]

À
cette réunion 41 délé­gués, représentant
14 syn­di­cats ouvriers de la toile étaient présents.

Après
quatre heures de dis­cus­sion, l’ordre du jour sui­vant fut mis aux
voix : Les délé­gués de l’ag­glo­mé­ra­tion de
la val­lée de la Lys, réunis le 12 sep­tembre, à
quatre heures du soir, Esta­mi­net de l’A­bat­toir (siège du
syn­di­cat indé­pen­dant), après avoir étudié
la cam­pagne faite par Lille pour l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs ; heureux
d’a­voir mis les deux syn­di­cats de Lille (rouge et jaune) d’ac­cord sur
toute l’ac­tion à entre­prendre pour cette ques­tion, donnent
man­dat de ten­ter les der­nières démarches auprès
du syn­di­cat des fabri­cants de toile de Lille ; décident que le
résul­tat, de leurs négo­cia­tions sera sou­mis à
une der­nière réunion de l’ag­glo­mé­ra­tion, qui
fixe­ra défi­ni­ti­ve­ment les moyens à employer pour l’aire
abou­tir cette légi­time reven­di­ca­tion réclamée
par la classe ouvrière tex­tile. Confiants dans les nouvelles
déci­sions des patrons toi­liers lil­lois, les délégués
se séparent au cri de « Vive l’Unification ! »

Cet
ordre du jour fut voté à l’u­na­ni­mi­té par les
syn­di­cats repré­sen­tés dont voi­ci la liste :

Armen­tières,
l’As­so­cia­tion. syn­di­cale Tex­tile, le Syn­di­cat fra­ter­nel,
l’U­nion ouvrière ; Lille, le Tex­tile et
l’In­dé­pen­dant ; Hou­plines, Haze­brouck, Perenchies,
Bailleul, Estaires, Nieppe, Erquin­ghem, La Cha­pelle d’Armentières.

Ain­si
qu’on vient de le voir, l’en­tente des rouges et des jaunes fut
pré­co­ni­sée par les syn­di­cats de l’Agglomération
de la toile.

C’est
un spec­tacle peu banal et de nature à sus­ci­ter la réflexion
que cette réunion d’hommes aux opi­nions si antagoniques
d’or­di­naire. Il est vrai que nous sommes en plein réformisme
et… nous com­pre­nons main­te­nant pour­quoi Renard quand il nous
don­nait, au Congrès d’A­miens 1906, le nombre des syndiqués
du Nord s’é­ga­rait jus­qu’à comp­ter avec les siens tous
les jaunes. Il est vrai encore que la nuance est presque
imper­cep­tible entre nos bons réfor­mistes et nos excellents
jaunes…

En
confor­mi­té des réso­lu­tions prises par les délégués
des centres toi­liers au Congrès du 12 sep­tembre à
Armen­tières, les délé­gués lil­lois des
deux syn­di­cats se réunirent le 14 sep­tembre à sept
heures du soir, 37, rue de Béthune à Lille.

Après
dis­cus­sion, ils déci­dèrent d’a­dres­ser au Préfet
du Nord une nou­velle demande d’en­tre­vue. Ils décidèrent
éga­le­ment que les frais que pour­rait occa­sion­ner la cam­pagne à
conti­nuer seraient sup­por­tés par les deux syndicats.

Le
ven­dre­di 17 sep­tembre, ils furent reçus à la préfecture
par son Secré­taire géné­ral. L’en­tre­tien dura une
heure, les délé­gués expo­sèrent la
situa­tion et le désir des orga­ni­sa­tions ouvrières de
solu­tion­ner la ques­tion au mieux des inté­rêts de tous,
mais comme le refus patro­nal d’en­trer en dis­cus­sion empêchait
tout arran­ge­ment, le secré­taire géné­ral, au nom
du Pré­fet, pro­mit aux délé­gués que tout
le pos­sible serait fait pour ten­ter un arrangement.

Le
mer­cre­di 29 sep­tembre, sous la pres­sion pré­fec­to­rale, se tint
salle de la Socié­té Indus­trielle, une réunion
des patrons tis­seurs à laquelle assis­taient le Préfet
du Nord et le maire de Lille.

À
l’u­na­ni­mi­té, les patrons confir­mèrent ce qu’ils avaient
écrit pré­cé­de­ment au Pré­fet, à
savoir que l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs était impos­sible et que si
des ouvriers avaient des récla­ma­tions à faire, ils
étaient tout dis­po­sés à les écouter.

Le
même soir, à neuf heures et demie, les délégués
de la Com­mis­sion Inter­syn­di­cale se réunirent au siège
choi­si par eux, 47, rue de Béthune, pour exa­mi­ner la réponse
patro­nale par­ve­nue par l’en­tre­mise du Préfet.

Les
délé­gués déci­dèrent d’organiser
pour le sur­len­de­main une réunion pri­vée des syndiqués
des deux orga­ni­sa­tions, puis de se rendre à la réunion
de l’Ag­glo­mé­ra­tion de la toile qui se tien­drait dimanche 3
octobre, à quatre heures de l’a­près-midi, à
Armentières.

À
cette réunion, 18 syn­di­cats étaient représentés.
Après dis­cus­sion l’ordre du jour sui­vant fut voté :

[(Les
Syn­di­cats ouvriers tex­tiles de Bailleul, Bac-Saint-Maur,La Chapelle
d.‘Armentières, Hou­plines, Armen­tières (3), Roncq,
Hal­luin, Lille (2), Haze­brouck, Nieppe, Péren­chies, Estaires,
Erquin­ghem, repré­sen­tés par 46 délégués,
réunis le dimanche 3 octobre 1909 à 4 heures du soir, à
la Coopé­ra­tive l’A­ve­nir, place du rond-point d’Armentières ;

Après
avoir exa­mi­né le refus hau­tain des fabri­cants de toiles aux
pro­po­si­tions de dis­cus­sion cour­toise sur le pro­jet d’u­ni­fi­ca­tion des
tarifs à Lille ;

Ésti­ment,
que les patrons ne peuvent pas jus­ti­fier leur argu­men­ta­tion en
décla­rant inac­cep­table un tarif qu’ils ne veulent pas
discuter ;

Décident
que les ouvriers et ouvrières des tis­sages de Lille et
envi­rons doivent pour­suivre l’u­ni­fi­ca­tion des tarifs par la grève
géné­rale des tis­sages là où les patrons
refu­se­ront l’unification.

Le
tra­vail ne devra pas ces­ser où le tarif sera accepté,
sous réserve que les ouvriers lais­se­ront 1 franc par semaine
et les ouvrières 50 cen­times, pour sou­te­nir leurs cama­rades en
lutte.

En
outre, tous les syn­di­cats s’en­gagent à nour­rir et loger les
gré­vistes qui vien­dront vendre les tickets offi­ciels dans
leurs loca­li­tés et à ver­ser une coti­sa­tion hebdomadaire
sur les fonds des syndicats.

De
plus quatre syn­di­cats sont par­ti­sans de sou­te­nir Lille par la grève
géné­rale, dont trois réser­vant, la grève
géné­rale au jour où où les syn­di­cats se
décla­re­ront impuis­sants à mar­cher seuls. 

Enfin
onze syn­di­cats sont pour l’ap­pui finan­cier, dans la plus large mesure
de leurs moyens.

Décident
qu’une grande réunion géné­rale de tous les
ouvriers et ouvrières des tis­sages de Lille soit organisée
dans la plus grande salle de leur ville, dans laquelle les délégués
de l’Ag­glo­mé­ra­tion de la toile vien­dront conti­nuer leurs
enga­ge­ments avant de pas­ser au vote sur la décla­ra­tion de la
grève.
)]

Le
30 octobre, la com­mis­sion inter­syn­di­cale se réunit à
trois heures du soir à son siège.

Après
avoir éla­bo­ré défi­ni­ti­ve­ment les tarifs qu’elle
fit dis­tri­buer le jeu­di 7 octobre, elle déci­da la distribution
d’un mani­feste, convo­quant pour le dimanche 10, à deux heures
pré­cises du soir, salle. de l’Al­ca­zar à Lille, tous les
ouvriers tis­se­rands, à l’ef­fet de décré­ter la
grève générale.

Tous
les tis­se­rands de Lille et des envi­rons étaient présents
à cette réunion.

Renard,
secré­taire de la Fédé­ra­tion Tex­tile ; Créton
(rouge) et Lam­bert (jaune), secré­taires intersyndicaux ;
Cou­tel, pré­sident de l’As­so­cia­tion des Syn­di­cats Indépendants
(jaunes); Saint-Venant, secré­taire de la Fédération
locale des Syn­di­cats de Lille ; Bauche, tré­so­rier du Syndicat
Tex­tile, et des délé­gués de Roncq, d’Halluin,
d’Ar­men­tières prirent la parole et exhor­tèrent les
tis­se­rands à se’ mettre en grève et à suspendre
tout tra­vail. Bien enten­du ils deman­dèrent de ne pas se
dépar­tir du calme et de la réflexion qui sont tous
deux, dirent-ils, des gages de suc­cès comme s’il était
encore pos­sible de craindre l’é­ner­ve­ment de ces bons moutons
syn­di­qués du Nord qu’ils ont com­plè­te­ment détournés
de tout acte révo­lu­tion­naire. Sur les 2.000 pré­sents à
la réunion, 647 prirent part au vote. La grève fut
votée par 533 voix contre 112.

A.
Deverné

P.-S.
 — Dès que la grève sera définitivement
ter­mi­née ; nous exa­mi­ne­rons les condi­tions dans les­quelles elle
s’est déroulée.

La Presse Anarchiste