[[Parmi les écrits de Pelloutier non réunis encore en volume et par conséquent ignorés de la génération actuelle, cette étude, parue en 1895, dans le petit journal La Grève Générale, nous a semblé devoir figurer à la première place des documents et des études que nous voulons réunir ici pour montrer le développement de l’idée de grève générale.]]
(Historique)
« Il
est à remarquer, a dit M. Edouard Lockroy, que c’est dans les
pays où les grèves ont été les plus
fréquentes et les plus prolongées que les ouvriers sont
parvenus à obtenir les salaires les plus élevés.
On ne peut donc pas condamner les grèves au nom des intérêts
bien entendus des classes laborieuses ». La grève, en
effet, en cimentant entre les travailleurs une union de jour en jour
plus étroite, est de nature à leur inspirer le
sentiment de leur force et à déterminer, plus sûrement
encore que l’action de la rue, le succès de la bataille que
l’antagonisme économique a rendue nécessaire.
Mais
si l’accaparement partiel de la valeur-travail s’est accompli dès
le jour où le gouvernement de Napoléon III, pressé
par l’exemple de l’Angleterre, dut faire de la liberté
naturelle et primordiale de coalition une liberté civile,
l’idée de concerter un mouvement gigantesque, c’est-à-dire
de substituer aux grèves locales une grève générale
de toutes les industries, est tout à fait récente. Le
temps même qu’elle a mis à se produire, l’extension
constante depuis vingt-neuf ans du mouvement gréviste,
originairement limité à quelques centres industriels,
indique à la fois combien sont devenus profonds les ravages
causés par le développement du machinisme, combien, par
suite, s’impose une solution radicale et immédiate des
problèmes sociaux. On peut dire des grèves partielles
qu’elles n’ont été que des escarmouches, des combats
d’avant-garde, dont les hautes classes devraient tenir compte avant
que s’engage l’action décisive.
L’Association
internationale des travailleurs, issue nécessairement de la
loi du 25 mai 1864 sur le droit de coalition, avait pour but, en
supprimant toute barrière entre les classes ouvrières
des différents pays, de préparer pour un jour prochain
l’organisation d’un mouvement aussi large que possible du Travail
contre le Capital. Sous son impulsion, comme l’a constaté M.
Martial Delpit (Enq. parlem. s. l’Insurr. du 18 mars) « la
lutte des intérêts devait prendre des proportions
gigantesques et les grèves devenir irrésistibles ».
En fait, après avoir constaté, le 9 septembre 1868
(Congrès de Bruxelles), que « la grève n’est pas
un moyen d’affranchir complètement le travailleur, mais
qu’elle est souvent une nécessité dans la situation
actuelle », elle disait explicitement, le 27 mars 1869 (journal
l’Internationale, de Bruxelles): « Lorsque les grèves
s’étendent, se communiquent de proche en proche, c’est
qu’elles sont bien près de devenir une grève générale ;
et une grève générale, avec les idées
d’affranchissement qui règnent aujourd’hui, ne peut qu’aboutir
à un grand cataclysme qui ferait faire peau neuve à la
société ». C’est ainsi que la multiplication et
l’importance croissante des mouvements isolés, qu’elle ne
considérait primitivement que comme un moyen d’agitation
révolutionnaire, l’avaient amenée à envisager la
perspective d’un mouvement général susceptible de
réaliser l’émancipation du prolétariat. Aussi ne
cessa-t-elle d’encourager les grèves, tout en se réservant
de les approuver ou non ; et, à son instigation, les ouvriers
qui, après l’arrestation des rédacteurs de la
Marseillaise (8 et 9 février 1870), s’étaient
chargés de rédiger la rubrique : Question sociale,
conseillèrent la suspension du travail comme l’arme de
résistance la plus efficace aux abus de pouvoir du
gouvernement [[Pour l’historique du mouvement gréviste,
rappelons quelques-unes des déclarations officielles de
l’Internationale. Le Congrès de Genève (1866) demandait
d’établir entre les travailleurs un lien universel qui
permettrait d’organiser des grèves immenses, invincibles. —
Le Congrès de Bruxelles (1868) déclara que la grève
est une nécessité — M. Dupont, au nom du Conseil de
l’Internationale, écrivait : « La grève est une
arme terrible et constitue le meilleur moyen d’organiser les forces
de la classe ouvrière. » —.M. Tolain (quantum
mulatus ab illo!) constatait que l’Internationale « avait
pour mission de soutenir les grèves ».]].
Les
événements de 1871 et la dispersion des membres de
l’Internationale après la chute du gouvernement communaliste
empêchèrent l’Association d’exécuter un dessein
dont mieux que quiconque elle pouvait assurer le succès. La
loi de proscription de 1872 fut faite pour enrayer, si c’était
possible, ou du moins canaliser l’évolution socialiste. Et
effectivement la plupart des syndicats disparurent. A l’époque
où fut votée la loi, il n’en subsistait plus à
Paris que cent trente-cinq, justiciables des articles 291 à
294 du Code pénal, de la loi du 10 avril 1834 et du décret
dès 25 mars et 2 avril 1852. Ces syndicats ayant résolu
d’opposer à l’Union nationale du commerce et de
l’industrie, véritable fédération des
syndicats patronaux, un cercle dit de l’Union syndicale ouvrière,
le Préfet de police reçut du Ministre de l’Intérieur
l’ordre de le dissoudre et sut habilement semer la discorde entre les
associations.
L’Assemblée
nationale refusant de supprimer la juridiction exceptionnelle
appliquée aux syndicats, M. Ed. Lockroy, alors député
des Bouches-du-Rhône, lui demanda de reconnaître leur
existence légale en déterminant leurs attributions.
Mais l’opposition du Congrès ouvrier de Paris (1876) le força
de retirer son projet, et une commission déléguée
par 62 syndicats, après s’être vu refuser de nouveau par
le Ministre de l’Intérieur l’autorisation de reconstituer le
Cercle de l’Union syndicale, élabora à son tour
un projet destiné à faire face à celui que le
ministre lui-même se proposait de déposer à bref
délai.
La
loi de 1872 ne visait que les associations ouvrières.
L’élément socialiste politique, imbu de la doctrine du
parlementarisme, affirmée par le socialisme allemand, en
profita pour se reconstituer dès 1877 sous l’étiquette
habilement choisie de Parti ouvrier. Sa tactique était
essentiellement contraire à celle de l’Internationale, et sous
l’Empire il avait eu, avec l’Association, des difficultés
malheureuses. Le 23 septembre 1865 il avait demandé aux
corporations d’intervenir en faveur de la Pologne ; le 3 septembre
1866 il avait posé la question des idées religieuses et
de leur influence sur le mouvement social, politique et intellectuel.
Ces deux propositions, l’Internationale les avait également
repoussées, non pas, comme on pourrait croire, parce qu’elle
s’écartait à leur sujet de l’opinion commune, mais
parce qu’elle les considérait comme une immixtion dans la
politique, contraire et fatale à son but qui était
l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes
sur le terrain du travail. De même la section parisienne avait
refusé d’admettre dans son sein les travailleurs de la
pensée, non par une distinction arbitraire et
antisocialiste entre producteurs manuels et producteurs
intellectuels, qui, les uns et les autres, sont des salariés,
mais parce qu’elle savait ceux-ci exclusivement partisans de l’action
de la rue, hostiles par conséquent au mouvement corporatif.
C’est enfin dans le même esprit qu’aux paroles adressées
par MM. Meunier et Genton aux internationalistes de Paris : « Si,
par impossible, vous réussissiez à rendre l’ouvrier
heureux, la Révolution n’arriverait jamais et nous voulons
avoir la Révolution », l’Internationale avait répondu
en 1869 : « Il faut que le peuple ne se laisse plus escamoter par
les parleurs et les rêveurs [[Les rêveurs signifie les
bâtisseurs de systèmes qui, comme Louis Blanc,
stérilisent les mouvements populaires en s’en servant comme de
champs d’expérimentation.]], comme en 1848 ».
Ce
dualisme d’intérêts entre l’élément
ouvrier et le parti jacobin ne manqua pas de reparaître en
1877, d’autant moins réductible que le parti politique était
dirigé par d’éminentes personnalités et qu’il
évoluait avec une liberté relative, tandis que
l’élément corporatif, contenu par la loi de 1872,
n’avait ni chefs ni journaux. Aussi, comme l’Internationale l’avait
prévu, les théoriciens du collectivisme qui avaient
déjà combattu le projet de loi élaboré
par la commission des 62 syndicats, décrétèrent
que l’expropriation politique de la classe capitaliste devait
précéder son expropriation économique, et,
en conséquence, écartèrent par système
toute motion d’affranchissement du prolétariat sur le terrain
corporatif.
II
Vint
la loi du 21 mars 1884, stipulant que « les syndicats
professionnels régulièrement constitués
pourraient librement se concerter pour l’étude et la défense
de leurs intérêts économiques ». Les
ouvriers, qui n’attendaient que cette occasion, s’empressèrent
de mettre à profit la législation nouvelle et
multiplièrent, avec les syndicats, les grèves, qui sont
l’un des moyens que sous-entend la loi pour la défense des
intérêts du Travail.
Le
parti politique ne tarda pas à apercevoir le danger dont cette
loi menaçait son action et sa propagande. Aussi, fidèle
à sa tactique, il la présenta comme un piège, et
un journal de l’époque écrivit en substance : « Le
Parlement pouvait, au lieu d’adopter une loi nouvelle, demander
l’abrogation de celle qui a été votée en 1872
contre l’Internationale. En rapportant cette mesure exceptionnelle,
il édictait ipso facto le droit d’association, et les
syndicats se constituaient tels qu’ils existent aujourd’hui sans
qu’il fût besoin d’une autorisation spéciale. Mais il
s’est gardé de le faire parce que, tout en cédant aux
événements qui l’obligent à sanctionner les
légitimes aspirations du parti socialiste, il veut s’assurer
pour l’avenir une échappatoire contre les réclamations
trop pressantes , des travailleurs. Que le mouvement corporatif
s’étende au point de devenir menaçant pour le Capital,
et le pouvoir exécutif peut, grâce à la loi de
1872, empêcher, dissoudre, poursuivre les Fédérations
de syndicats que la loi de 1884 n’a pas expressément
autorisées [[Cette argumentation était, est encore,
rigoureusement juste. Mais comme elle avait moins pour but de mettre
les ouvriers en garde contre l’arbitraire éventuel du
gouvernement que de les détacher du mouvement corporatif, nous
n’en savons aucun gré à ceux qui l’ont produite. Si, du
reste, la fermeture de la Bourse du Travail de Paris est venue
justifier les pessimistes prévisions des politiques, du moins
cette violation du droit commun n’a-t-elle en rien arrêté
les événements. Elle n’aura même servi qu’à
les précipiter si, comme nous l’espérons, le
prolétariat français se prononce pour la grève
générale.]]».
Le
parti corporatif — qui n’avait pas d’étiquette, les
groupements politiques s’étant approprié la sienne, —
ne tint nul compte, et fit bien, de cet insidieux avertissement. Il
poursuivit sa réorganisation et l’élément
jacobin dut le suivre, faute d’avoir pu l’arrêter. Des
fédérations se constituèrent, d’abord locales,
limitées aux exigences immédiates de la lutte
économique (relèvement des salaires, coalitions contre
le chômage, le travail aux pièces, etc.), puis
régionales, et enfin nationales, celles-ci ayant pour but
d’empêcher la concurrence entre ouvriers d’une même
corporation et d’épuiser les voies légales
d’affranchissement en demandant aux pouvoirs publics ce que les
pouvoirs publics ne pourraient accorder qu’en faisant faillite au
Capital, leur protecteur naturel, à savoir : la limitation de
la durée du travail, la fixation d’un minimum de salaire…
D’autre part, quelques conseils municipaux subventionnèrent
des Bourses du Travail, c’est-à-dire des bureaux de placement
gratuit. (dont le nombre s’élève aujourd’hui à
33, comptant 1.284 syndicats et 1 million 300.000 syndiqués)
et cet ensemble d’associations fut relié aux associations
étrangères par l’institution d’un Secrétariat
national du travail.
C’est
alors que renaît l’idée d’une grève générale.
Mais deux courants vont se dessiner : l’un, favorable à la
grève des travailleurs d’une seule profession, l’autre à
la grève simultanée des travailleurs de toutes les
industries. Ce n’est pas que les initiateurs de la grève d’un
seul métier soient hostiles aux partisans de la grève
générale. Non, les circonstances seules : une situation
plus difficile, une misère plus grande, obligent les mineurs à
devancer les autres fractions du prolétariat. C’est le Congrès
tenu en mai 1890, à Jolimont, qui prend l’initiative du
mouvement en adoptant la proposition suivante d’un délégué
écossais, M. Keir Hardie, aujourd’hui membre de la Chambre des
Communes : « Le Congrès déclare qu’il y a lieu de
faire examiner par les associations ouvrières de tous les pays
représentés le principe de la grève générale
qui doit assurer le triomphe de la journée de huit heures. Il
engage les délégués à s’occuper le plus
possible de cette question et fixe au 1er avril 1891 la
date du prochain Congrès international où la grève,
dans tous les charbonnages d’Europe, pourra être décidée. »
Le
parti marxiste vit dans cette proposition un dérivatif
possible à l’idée, imprécise encore, mais
imminente, d’une grève générale de toutes les
industries. À la demande de Mme Aveling, une des
filles de Karl Marx, il prit donc (Congrès de Lille, octobre
1890) la résolution suivante qui, d’après le
Socialisle, son organe officiel, reste la loi du Parti :
« Considérant que la grève générale
proprement dite, c’est-à-dire le refus concerté et
simultané du travail par la totalité des
travailleurs… suppose et exige, pour aboutir, un état
d’esprit socialiste et d’organisation ouvrière auquel n’est
pas arrivé le prolétariat…, que la seule grève
qui, dans ces conditions, ne soit pas illusoire ou prématurée,
est celle des mineurs de tous les pays, appuyés dans leur
sortie générale des fosses par les ressources des
autres corps de métier…; qu’elle a été soumise
au Congrès de Joliment et renvoyée à l’étude
des intéressés…, le Congrès décide : les
Fédérations, groupes et membres du Parti sont invités
à appuyer de toutes leurs forces la grève
internationale des mineurs, au cas où elle serait votée
par ces derniers. »
Les
mineurs se réunirent en congrès le 1er avril
suivant. Sur la demande de M. Basly, député et
président du Syndicat des mineurs du Pas-de-Calais [[M. Hamon
raconte dans la France sociale et politique, année
1891, que « M. Basly, parlant contre la grève générale,
fut interrompu par le publie des tribunes qui criait : « Traitre !
Vendu ! » « Le bruit fut tel que la séance fut levée
et que M. Basly s’enfuit par une porte dérobée. Il
raconta dans la France cet incident d’une telle façon
que M. Thivrier lui donna par lettre le démenti le plus
formel. » Une altercation du mêmo genre et sur le même
sujet devait s’élever l’année suivante entre le même
Thivrier, Ferroul et Lafargue. Ajoutons qu’en octobre 1892 le Congrès
tenu par les mineurs à la Ricamarie vota la grève
générale sans en déterminer la date. C’est en
vertu de ce vote que les charbonnages du centre de la France et de la
Belgique songent à appuyer actuellement, la grève des
charbonnages du Pas-de-Calais, du Nord et de l’Angleterre.]], la
grève générale internationale fut
repoussée ; mais sept mois plus tard (25 octobre 1891), le
Congrès régional de Lens consultait sur l’opportunité
d’une grève les mineurs des charbonnages du Nord. 12.149 se
prononcèrent pour, 6.573 contre. Le Congrès, malgré
l’opposition persistante de M. Basly, proclama la grève par 48
voix contre 46 et, le 18 novembre, 33.000 ouvriers chômaient.
III
Jusqu’ici
la grève générale de toutes les industries, bien
que combattue par les groupements politiques, n’avait été
présentée nulle part — en France du moins, car les
Hollandais et Domela Nieuwenhuis ne cachent pas la faveur avec
laquelle ils la considèrent. Elle le fut, pour la première
fois, le 4 septembre 1892, devant le Congrès de Tours, auquel
M. Fernand Pelloutier, délégué des Bourses du
Travail de la Loire-Inférieure, présenta un projet sur
les hases suivantes :
1°
Érection de chaque Bourse du Travail en chef-lieu d’un
département syndical ;
2°
Propagande tendant à démontrer la nécessité
et à expliquer le mécanisme de la grève
générale ;
3°
Perception dans le ressort des Bourses d’une cotisation fixée,
quant à sa durée et à sa valeur, par le nombre
des ouvriers syndiqués ;
4°
Création de sociétés coopératives de
consommation, placées sous la surveillance immédiate
des Bourses et destinées à devenir les entrepôts
d’alimentation des grévistes.
a)
Création d’un service courant et d’un service de
réserve, celui-là destiné à faire
circuler, et, par conséquent, fructifier les fonds recueillis,
celui-ci déterminé par jour et par homme suivant les
unités qui seraient appelées à le consommer.
b)
Création d’un tableau spécial indiquant l’ordre des
deux approvisionnements, suivant la nature et la durée de
conservation des denrées et les besoins de chaque individu.
Le
Congrès de Tours se fondant, comme l’avait fait
l’Internationale, sur l’insuccès évident d’un mouvement
insurrectionnel, émit, à l’unanimité, un vote
favorable à l’acceptation de la grève, mais en renvoya
le projet à l’étude du plus prochain Congrès
international (lequel devait être celui de Zurich).
Quelques
jours plus tard (20 septembre), le Ve Congrès
national de la Fédération des Syndicats et groupe
corporatifs de France [[Tenu à Marseille.]] (une des trois
grandes organisations ouvrières françaises) votait, sur
la proposition de M. Briand, des conclusions identiques à
celles du Congrès de Tours, avec une clause additionnelle aux
termes de laquelle « le 1er mai suivant devait être
une date de consultation mondiale des travailleurs » sur
l’opportunité du mouvement.
Le
parti politique s’émut de ces deux votes successifs et chercha
à en amoindrir l’importance. Le groupe marxiste, réuni
le 24 septembre en Congrès, à Marseille, repoussa de
nouveau, suivant la loi du Parti, la proposition que M. Briand
osait lui soumettre. Chose curieuse, les membres de ce Congrès
politique qui, sur la demande de MM. Ferroul et Lafargue [[Jules
Guesde s’abstint loyalement, de se prononcer, quoique hostile à
la grève générale, pour laisser aux délégués
toute liberté d’allures.]], repoussaient le projet, étaient
les mêmes qui l’avaient acclamé au Congrès
corporatif tenu trois jours auparavant. Le vote, il est vrai, fut
loin d’être unanime. Une altercation assez vive s’éleva
entre MM. Lafargue, Jourde et Ferroul, d’une part, Thivrier et Antide
Boyer, d’autre part ; un grand nombre de délégués
s’abstinrent et l’on crut, pendant quelques jours, à une
scission des marxistes, restés, jusqu’alors, étroitement
unis. La majorité politique triompha pourtant, et c’est ce qui
explique pourquoi le Conseil national de la Fédération
des Syndicats, après avoir envoyé dans toute la
France un questionnaire sur la grève générale,
coupa court à sa louable initiative et négligea
d’exécuter, le 1er mai dernier, les résolutions
du Congrès.
En
même temps la Bourse du Travail de Béziers, affiliée
au parti marxiste, reprenait les conclusions du Congrès de
Lille, et, après avoir constaté que « la classe
ouvrière, prise dans son ensemble, n’est pas suffisamment
groupée sur le terrain corporatif pour l’arrêt simultané
de toutes les industries », concluait à « la grève
internationale des travailleurs des mines comme étant la seule
possible dans notre organisation actuelle ». Le Socialiste
s’empressa d’enregistrer cette déclaration et d’en louer
« l’esprit vraiment pratique et révolutionnaire ».
Cette
irréconciliable opposition ne pouvait empêcher l’idée
de mûrir. Tel avait été l’effet du vote du
Congrès de Tours qu’une des deux fractions du parti
possibiliste (celle qui reconnaît pour guide M. Allemane et qui
s’intitule : Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, Union
fédérative du Centre) se détacha de la Ligue
politique tacitement formée contre la grève générale
et se prononça à son tour dans les Congrès de
Saint-Quentin et d’Armentières (octobre et novembre 1892) pour
les conclusions précédemment votées à
Tours et à Marseille. C’était rendre un hommage mérité
à la puissance croissante de l’organisation corporative.
Cette
année, la grève générale est entrée
dans la période d’exécution. Le Congrès de la
Fédération des Bourses du Travail l’avait, dès
le mois de mai, et sur la demande expresse du Congrès de
Saint-Quentin, inscrite à son ordre du jour. Peut-être,
cependant, ne l’aurait-il pas votée s’il n’avait dû
traduire avec une énergie toute particulière le
mécontentement causé parmi les ouvriers de Paris par la
fermeture de la Bourse du Travail. À la majorité il
adopta, le 16 juillet, les résolutions suivantes :
1°
Rejet de la grève générale immédiate,
à laquelle 25 délégués s’étaient
déchirés favorables ;
2°
Préparation à la grève par des conférences
et des brochures ; consultation de tous les syndicats sur
l’application de la grève dans un délai qui ne devra
pas dépasser le 1er octobre prochain (1893).
3°
Mandat donné au Comité d’organisation [[Composé
des membres du Secrétariat National et de cinq délégués
désignés par le Congres.]], au cas où, avant
cette date, le gouvernement tenterai quelque attaque contre le
prolétariat, de décréter la grève
générale proprio motu, après avis donné
par télégramme, et dans les quarante-huit heures, aux
ouvriers français.
Quant
au Congrès de Zurich, auquel les Congrès de Tours et
de Marseille avaient décidé de renvoyer l’étude
du projet d’organisation dont nous avons donné plus haut la
substance, il prit, le 16 août dernier, la délibération
suivante dont l’incohérence dispense de tout commentaire :
« Considérant que les grèves ne peuvent être
entreprises avec succès que dans des circonstances spéciales
(lesquelles?) et dans un but spécial (lequel?) qui ne peuvent
pas être déterminés d’avance ; qu’une grève
universelle n’est déjà pas praticable (suivez bien
l’argumentation) à cause du développement économique
si différent dans les divers pays (en ce cas les mineurs de
Belgique, d’Angleterre et de France ont donc tort de se concerter
actuellement pour le relèvement de leurs salaires?), mais que,
dès qu’elle est praticable, elle n’est plus nécessaire
[[C’est Anseele, Je ne me trompe, qui, le premier, prononça
cette phrase au Congrès marxiste de Marseille, l’an dernier.
Depuis, elle a fait fortune, parait-il, bien qu’absolument dénuée
de sens, puisque nous la retrouvons dans les considérants du
Congrès marxiste de Zurich. Je serais bien aise qu’on
m’explique : 1° comment la grève pourrait être jugée
praticable sans avoir été faite ; 2° pourquoi, en
admettant même la possibilité de cette impossible et
impayable constatation, la grève en cesserait, du même
coup, d’être nécessaire ? Suppose-t-on donc, parce que le
Travail dirait au Capital : « Je suis enfin mieux armé que
toi ; rends les armes sans combat », que celui-ci désarmerait
bénévolement et tendrait le cou au justicier ? Et c’est
à l’aide de telles formules, sonores mais qui ne résistent
pas l’œil, que le parti politique cherche à entraver l’action
corporative. Mieux vaudrait boire l’Océan.]]; considérant
de plus que même une grève générale
restreinte à un seul pays ne peul avoir de résultat
lorsqu’elle est faite pacifiquement, parce que, d’abord, les
grévistes seraient les premiers souffrir de la faim et
contraints de capituler, et qu’une grève violente, par contre,
serait écrasée impitoyablement par les classes
dirigeantes (il en serait clone de même pour un Révolution,
et, dans cette alternative, le prolétariat n’a plus qu’à
se croiser les bras), le Congrès déclare que, dans les
conditions politiques et sociales actuelles, tout au plus une grève
générale d’industries spéciales pourrait être
pratiquée avec succès (pardon, si elle est praticable,
elle n’est plus nécessaire). Les grèves en masse
peuvent, il est vrai, dans certaines conditions (lesquelles?) être
une arme très efficace ; mais c’est une arme qui, pour être
maniée efficacement, suppose une puissante organisation
syndicale et politique de la classe ouvrière (alors elle peut
donc devenir praticable et nécessaire?). Le Congrès
recommande, en conséquence, aux partis socialistes de tous les
pays de poursuivre avec la plus grande énergie cette
organisation. »
Cette
conclusion était prévue, et plutôt que d’évoluer
aussi maladroitement au milieu des réticences et des
circonlocutions, le Congrès aurait mieux fait de voter la
question préalable. « En supposant même,
écrivions-nous le 26 juillet dernier [[ Avenir Social,
Dijon.]], que le Congrès accepte de discuter la grève,
écartée cependant de son ordre. du jour, il ne pourra
qu’examiner l’ensemble des forces ouvrières de l’Europe, et,
statuant sur le principe d’une grève internationale, déclarer
cette grève, sinon mauvaise, du moins prématurée. »
Or, il n’est jamais entré dans notre pensée d’organiser
autre chose qu’une grève nationale, la seule qu’autorisent les
circonstances présentes. Et nous ajoutions : « Le Congrès
sera fortement poussé dans cette voie par les révolutionnaires
politiques français, notamment par les collectivistes, qui, on
l’a vu au Xe Congrès de Marseille, et Jourde
[[Député socialiste de Gironde.]] le répétait
l’autre soir au Syndicat des journalistes socialistes, sont les
adversaires déclarés de la Révolution
économique, impraticable, à leur avis, si elle doit
précéder la Révolution politique. D’autre part,
le délégué du Parti ouvrier espagnol a, dès
le mois de septembre ou d’octobre 1892, reçu mandat de
combattre toute proposition de grève générale ;
les chefs du mouvement anglais, satisfaits, sauf de rares exceptions,
de la tactique à laquelle ils ont dû d’arriver à
la puissance actuelle de leurs associations, ne voient pas la
nécessité d’en changer. Enfin, le parti des
soziademocrats allemands imitera, s’il ne l’inspire,
l’opposition des marxistes français. Dès lors, un
dilemme s’impose : ou la question sera ajournée sans débats,
ou le Congrès ne l’étudiera que pour la répudier. »
On comprend maintenant pourquoi nous évitâmes de
soumettre à l’examen du Congrès de Zurich le projet du
Congrès de Tours, nous déclarant amplement satisfait du
vote émis par la Fédération des Bourses du
Travail.
IV
Quel
est l’avenir réservé à la grève générale ?
Bien hardi qui oserait formuler un pronostic sur une aussi grave
question. Juger même de la grève générale
par les grèves partielles, ce serait juger fort légèrement,
celle-là étant à celles-ci comme le communisme
est au collectivisme : l’aboutissant inévitable. On peut,
cependant tirer des résultats des grèves partielles
quelques renseignements utiles pour envisager les probabilités
de succès d’une grève nationale.
Des
statistiques publiées par l’Office du travail au ministère
du commerce nous extrayons le tableau suivant :
1890 | 1891 | |
Réussite | 82 grèves | 91 grèves, soit 9 de plus |
Réussite partielle | 64 | 67 soit 3 de plus |
Échec | 161 | 106 soit 55 de moins |
De
ces chiffres il résulte que pour la France l’excédent
d’insuccès qui a affecté les grèves en 1890
s’est transformé en 1891 en excédent de succès.
La proportion des grèves heureuses a été en 1890
de 47,55%, en 1891 de 59,84%. Cette proportion est, en Angleterre, de
144,35%. Mais si l’on considère, d’une part, les difficultés
de toute nature auxquelles se heurtent les chefs des grèves :
provocations de la police, hostilité des tribunaux, et la
résistance qu’ils rencontrent chez certains ouvriers
eux-mêmes, et d’autre part, l’assistance pécuniaire que
peuvent se prêter les industriels (assistance impossible, ou,
pour mieux ; dire, inutile dans l’hypothèse d’une grève
générale), notre projet n’apparaît plus aussi
chimérique que quelques-uns ont bien voulu le dire. Et quand.
même l’espoir des initiateurs du mouvement ne serait pas
absolument satisfait, l’épuisement de la surproduction, du
moins, et l’usure du machinisme nécessiteraient après
la grève une si vigoureuse reprise de la vie universelle que
le prolétariat serait le maître du marché
industriel, l’arbitre unique, par conséquent, du taux des
salaires. Ce résultat ne mériterait-il pas à lui
seul l’effort souhaité ? Là est presque toute la
question.
Fernand
Pelloutier (Septembre 1893)