La Presse Anarchiste

Le mouvement syndicaliste à Zurich

I

Le
mou­ve­ment ouvrier de Zurich, et celui de la Suisse alle­mande en
géné­ral, pré­sente des par­ti­cu­la­ri­tés qui
le dis­tinguent du mou­ve­ment de l’Al­le­magne, et qui font pressentir
(sur­tout pour l’a­ve­nir) cer­tains rap­ports avec le mou­ve­ment français.

Les
causes de ce carac­tère par­ti­cu­lier sont de diverse nature. En
pre­mier lieu, il ne faut pas oublier qu’en Suisse, et sur­tout à
Zurich, les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques ont atteint un haut
degré de développement.

Dans
le can­ton de Zurich, la classe ouvrière a réus­si à
conqué­rir une part consi­dé­rable du pou­voir politique
dans la com­mune et aus­si, à un moindre degré, dans
l’É­tat en can­to­nal. La muni­ci­pa­li­té (Stad­trat)
de la ville de Zurich, qui se com­po­sé de neuf membres entre
les­quels sont répar­tis les divers dépar­te­ments de
l’ad­mi­nis­tra­tion, compte actuel­le­ment quatre membres appar­te­nant au
par­ti socia­liste (Social­de­mo­kra­ten), par­mi les­quels le
direc­teur de la police muni­ci­pale ; et une quan­ti­té d’emplois
subal­ternes dans l’ad­mi­nis­tra­tion de la ville sont occu­pés par
des membres de ce parti.

Il
en est ain­si, par exemple, dans le troi­sième arrondissement, —
arron­dis­se­ment essen­tiel­le­ment ouvrier, — de tout le per­son­nel de
l’of­fice des pour­suites, atten­du que cette catégorie
d’au­to­ri­tés dépend aus­si de l’élection
popu­laire. Ce fait a contri­bué for­te­ment à la formation
de la manière de voir qui a cours à Zurich sur la
valeur de l’ac­tion poli­tique par­le­men­taire de la classe ouvrière.

L’ou­vrier
zuri­chois a appris à connaître par l’expérience
ce qu’on peut attendre de l’en­trée de « représentants
ouvriers » dans la légis­la­ture et dans l’administration.
Il sait que ces « repré­sen­tants » ne se distinguent
pas d’une façon bien tran­chée des législateurs
et admi­nis­tra­teurs bour­geois. Et c’est un des motifs pour lesquels,
dans le mou­ve­ment zuri­chois, on ne s’exa­gère pas la portée
de l’ac­tion poli­tique et par­le­men­taire, comme le font les camarades
d’Allemagne.

Ce
ne sont pas seule­ment les admi­nis­tra­tions, mais aus­si les autorités
judi­ciaires qui ren­ferment des élé­ments « socialistes» ;
et nous avons la bonne for­tune, à Zurich, dans les grèves,
de voir affi­chés des arrê­tés inter­di­sant les
postes de gré­vistes, qui portent la signa­ture d’un
admi­nis­tra­teur muni­ci­pal « socia­liste» ; d’être
empoi­gnés par une police « socia­liste », poursuivis
pour délit de grève par un pro­cu­reur général
« socia­liste », et condam­nés pour ce délit
par un juge « socia­liste ». Nous avons le privilège,
en cas de pour­suite pour dettes, de voir notre mobi­lier sai­si et
ven­du à l’en­can par un huis­sier « socialiste ».

En
un mot, l’op­pres­sion de l’É­tat se fait sen­tir à nous
par l’or­gane de repré­sen­tants que nous avons élus
nous-mêmes et qui appar­tiennent au par­ti ouvrier socia­liste, et
non pas seule­ment par l’or­gane de gou­ver­nants bour­geois. Et on
com­prend faci­le­ment que cette situa­tion ne nous dis­pose pas à
une admi­ra­tion bien enthou­siaste de ce que peut pro­duire la conquête
du pou­voir poli­tique et parlementaire.

Un
autre résul­tat de nos belles ins­ti­tu­tions démocratiques,
c’est que les ouvriers qui nous arrivent d’Al­le­magne et d’Autriche,
éle­vés dans l’or­tho­doxe cré­do de la
Social­de­mo­kra­tie, reviennent en géné­ral très
promp­te­ment de leurs illu­sions en matière politique,
par­ti­cu­liè­re­ment dans les moments de grève, et que leur
naïve croyance fait place à un état d’âme
plu­tôt anti-par­le­men­taire. Simple état d’âme,
d’ailleurs. Dans leur colère, ils s’en prennent à la
per­sonne des poli­ti­ciens zuri­chois : ils vou­draient, nous disent-ils,
les voir rem­pla­cer par des hommes qui res­te­raient fidèles à
leurs principes (!).

Voi­là
donc un point par lequel le mou­ve­ment zuri­chois se dis­tingue de celui
des pays poli­ti­que­ment plus arrié­rés, comme l’Allemagne
et l’Au­triche. Les illu­sions sur la démo­cra­tie sont moindres,
à Zurich que dans ces pays, l’ar­ri­visme des poli­ti­ciens y est
plus facile à consta­ter, parce qu’à chaque instant
quelque ambi­tieux y obtient une place et, en conséquence,
retourne plus ou moins sa veste.

Une
autre par­ti­cu­la­ri­té, qu’on retrouve éga­le­ment dans
presque tout le mou­ve­ment suisse, c’est le nombre considérable
des ouvriers étran­gers. Pour la Suisse prise dans son
ensemble, on compte une pro­por­tion de 16,5% d’ou­vriers étrangers
dans les indus­tries aux­quelles s’ap­plique la loi sur les fabriques.
Mais la pro­por­tion réelle des étran­gers n’est pas
don­née par ce chiffre, car les ouvriers de beau­coup de métiers
ne sont pas « pro­té­gés » par cette loi ; et
l’in­dus­trie du bâti­ment, par exemple, qui est une de celles
aux­quelles la loi sur les fabriques ne s’ap­plique pas, n’occupe
presque que des tra­vailleurs étrangers.

Tous
ces ouvriers venus du dehors, ne jouis­sant pas du droit électoral,
ne peuvent pas prendre part au mou­ve­ment poli­tique et parlementaire.
Toute leur acti­vi­té, par consé­quent, se concentre dans
le mou­ve­ment cor­po­ra­tif ; .aucune pré­oc­cu­pa­tion de succès
élec­to­raux ne les trouble dans leur action syn­di­cale. Dans la
popu­la­tion totale de la ville de Zurich, la pro­por­tion de la
popu­la­tion étran­gère est de 34%; et si on se limite à
la seule classe ouvrière, cette pro­por­tion doit être
encore plus élevée.

Mais
Zurich est en outre une ville dont la popu­la­tion ouvrière est
très flot­tante. Non Seule­ment les maçons et manœuvres,
presque tous, sont des nomades, mais dans la plu­part des métiers
on trouve de nom­breux ouvriers alle­mands et autri­chiens qui, dans les
années de leur jeu­nesse, viennent pas­ser un cer­tain temps en
Suisse, et s’en retournent ensuite dans leur pays.

Il
en résulte que nous avons à Zurich, par­mi les salariés
de nom­breuses indus­tries, beau­coup d’élé­ments jeunes et
éner­giques, qui, après, un séjour plus ou moins
long, nous quittent, et sont rem­pla­cés, au fur et à
mesure, par une nou­velle géné­ra­tion de jeunes gens
venus de l’é­tran­ger. C’est là un fac­teur dont il faut
tenir compte pour bien appré­cier ce qu’on peut attendre du
mouvement.

Il
faut savoir aus­si, pour mieux com­prendre la situa­tion, quelles sont
les indus­tries qui existent à Zurich, et à quel stade
du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste elles trouvent.

Zurich
n’est pas, comme Win­ter­thour par exemple, une ville où
dominent de puis­santes fabriques, à côté
des­quelles les petits ate­liers ne jouent qu’un rôle
insi­gni­fiant. Sur les 34.000 ouvriers que compte Zurich (pour une
popu­la­tion totale de 180.000 hab.), il n’y en a que 10.000
tra­vaillant dans les ate­liers qui occupent plus de 100 personnes ;
envi­ron 10.000 tra­vaillent dans des ate­liers occu­pant de 21 à
100 per­sonnes, envi­ron 7.000 dans des ate­liers de 6 à 20
per­sonnes, et plus de 8.000 dans des ate­liers de 2 à 5
per­sonnes. Et c’est là un fait dont l’im­por­tance ne saurait
être négligée.

La
classe ouvrière de la ville de Zurich s’est trouvée
jus­qu’à pré­sent en face de patrons aux­quels il n’était
pas trop dif­fi­cile de s’at­ta­quer, en com­pa­rai­son de ceux de la grande
indus­trie. Dans les petits ate­liers, où l’on n’a pas à
mettre en branle le poids dif­fi­cile à remuer d’une masse
consi­dé­rable, où l’exemple indi­vi­duel a une importance
plus grande, où l’on ris­que­ra plus faci­le­ment une grève
même avec peu de chances de suc­cès, parce qu’on sait
qu’on retrou­ve­ra de l’ou­vrage ailleurs, les ouvriers sont plus
dis­po­sés à entrer en lutte que dans les vastes usines,
où une grève coûte des sacri­fices énormes,
et où beau­coup d’autres causes en rendent l’or­ga­ni­sa­tion et le
suc­cès plus difficiles.

Il
est vrai que dans ces der­nières années les patrons ont
cher­ché à contre­ba­lan­cer ces condi­tions plus favorables
où se trouvent les ouvriers, en créant des
orga­ni­sa­tions locales et natio­nales, et qu’ils ont plu­sieurs fois
réus­si à tenir ain­si leurs sala­riés en échec.

Il
ne sau­rait être ques­tion de décrire ici l’organisation
de résis­tance patro­nale, qui s’é­tend sur toute la
Suisse. Il suf­fi­ra de dire qu’à la fin de 1908 l’Union
cen­trale suisse des patrons se com­po­sait de treize unions centrales ;
que le nombre des ouvriers occu­pés par les patrons ainsi
orga­ni­sés était de 154.000, et que les salaires payés
annuel­le­ment par ces patrons s’é­le­vaient, selon leurs dires, à
la somme de 156 mil­lions de francs. Le nombre des ouvriers de
fabrique, en Suisse était, d’a­près le recen­se­ment de
1907, de 307.131. À côté des unions cen­trales, il
existe des unions locales des orga­ni­sa­tions patro­nales. On peut dire
que les patrons sont presque tous affi­liés à ces
orga­ni­sa­tions, bien que dans le can­ton de Zurich un cer­tain nombre
d’entre eux res­tent encore en dehors.

D’a­près
un rap­port offi­ciel de 1909, nous pos­sé­dons dans le can­ton de
Zurich soixante et onze unions de patrons, et ces unions sont
fédé­rées entre elles. Les unions ont pour la
plu­part des secré­taires per­ma­nents, et possèdent
géné­ra­le­ment des agences de pla­ce­ment. Elles ont aussi
des rela­tions à l’é­tran­ger, et à plusieurs
reprises elles se sont fait envoyer des « bri­seurs de grèves »
par leurs orga­ni­sa­tions sœurs d’Al­le­magne. Ç’a été
le cas, en par­ti­cu­lier, lors d’une grève de menui­siers en
1909, où Zurich a reçu du Comi­té cen­tral de
Ber­lin les bri­seurs de grèves dont les patrons avaient besoin.

Pas­sons
à la des­crip­tion des orga­ni­sa­tions ouvrières
zuri­choises. Comme il a été dit, la ville de Zurich
compte envi­ron 34.000 ouvriers d’in­dus­trie. Sur ce nombre, il y en
avait 11.666, à la fin de 1908, qui étaient organisés
en syn­di­cats (Gewerk­schaf­ten). La plus grande par­tie de ces
syn­di­cats font par­tie, d’une part, de la fédération
d’in­dus­trie ou de métier à laquelle ils ressortissent,
et, d’autre part, de l’U­nion ouvrière locale.

À
ces sala­riés il faut ajou­ter les tra­vailleurs des che­mins de
fer, qui n’ap­par­tiennent pas à l’U­nion ouvrière.

Les
fédé­ra­tions d’in­dus­trie ou de métier
(Cen­tral­ver­bande) ont un carac­tère poli­tique, bien que,
nomi­na­le­ment, elles soient neutres. Par leurs jour­naux professionnels
et par leurs caisses cen­trales, elles sou­tiennent officiellement
l’ac­tion du par­ti socia­liste (social­de­mo­kra­tische Par­tei) et
elles par­ti­cipent aux élec­tions par des appels, etc.;
tou­te­fois, elles ne paient pas de coti­sa­tions régulières
au parti.

L’U­nion
ouvrière de Zurich, par contre, est, aux termes de son
pro­gramme, une orga­ni­sa­tion socia­liste (social­de­mo­kra­tisch),
et si on vou­lait juger, par la lettre de leurs sta­tuts, des syndicats
qui en font par­tie, ils auraient tous le carac­tère de
syn­di­cats socia­listes. Il y a peu de temps encore, l’U­nion ouvrière
de Zurich avait à sa tête un comi­té unique, élu
à la fois par les syn­di­cats et par les grou­pe­ments politiques.
Mais comme les syn­di­ca­listes se sen­taient gênés par les
poli­ti­ciens, qui jouaient le rôle de frein modérateur,
ils ont récla­mé en 1909, à la suite de la grève
des menui­siers, une sépa­ra­tion à l’a­miable ; et
aujourd’­hui il n’existe plus entre l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale et
l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique qu’un lien assez relâ­ché. La
sec­tion syn­di­cale et la sec­tion poli­tique de l’U­nion ouvrière
ont main­te­nant cha­cune leur comi­té par­ti­cu­lier, et leurs
réunions par­ti­cu­lières de délégués.
L’une des sec­tions s’oc­cupe exclu­si­ve­ment de ques­tions syn­di­cales, et
l’autre s’oc­cupe exclu­si­ve­ment de ques­tions poli­tiques. Les
poli­ti­ciens se sont mon­trés dis­po­sés à accepter
de bon gré la sépa­ra­tion pro­po­sée par les
syn­di­ca­listes, parce que ces der­niers trans­por­taient trop, au goût
des poli­ti­ciens, la méthode d’ac­tion directe dans le domaine
de la poli­tique, et trou­blaient par là l’exis­tence idyllique
des meneurs électoraux.

Comme,
depuis la nou­velle orga­ni­sa­tion, l’oc­ca­sion ne s’est encore présentée
d’au­cun grand mou­ve­ment d’en­semble, il n’est pas encore pos­sible de
se pro­non­cer sur la valeur de cette orga­ni­sa­tion nouvelle.

Avant
de par­ler des prin­ci­pales luttes qui ont été soutenues
contre le capi­ta­lisme par la classe ouvrière zuri­choise, il
sera bon de dire quelques mots de la jour­née de tra­vail et des
salaires dans la ville de Zurich. Nous emprun­tons les données
qui suivent à une sta­tis­tique éta­blie par le secrétaire
de l’U­nion ouvrière zurichoise.

Chez
les maçons et manœuvres, la jour­née est de dix heures ;
chez les peintres, de neuf heures ; chez les métallurgistes,
elle est de neuf à dix heures ; chez les ouvriers du bois, de
neuf heures ; chez les typo­graphes (com­po­si­teurs et conduc­teurs de
machines), de neuf heures ; chez les relieurs, de neuf heures et
demie ; chez les tapis­siers, de neuf heures.

Les
tra­vailleurs muni­ci­paux (tram­ways, élec­tri­ci­té, gaz,
balayeurs, etc.) ont la jour­née de neuf heures : ils ne l’ont
pas conquise par une reven­di­ca­tion syn­di­cale, elle leur a été
octroyée par un vote du corps élec­to­ral com­mu­nal. Comme
par­tout, les tra­vailleurs muni­ci­paux appar­tiennent aux éléments
les moins impul­sifs, et qui se dis­tinguent le moins par la conscience
de classe, tan­dis que le reste de la classe ouvrière s’efforce
constam­ment d’a­mé­lio­rer son sort. La ville de Zurich a
muni­ci­pa­li­sé presque tous les ser­vices publics ; et, comme elle
pos­sède une classe très nom­breuses d’électeurs
ouvriers qui ont le droit, non seule­ment de nom­mer des représentants
poli­tiques, mais aus­si de voter sur les lois, la situa­tion économique
des tra­vailleurs muni­ci­paux, grâce à l’ac­tion politique
par­le­men­taire de l’en­semble des ouvriers, a fait dans ces dernières.
années de grands pro­grès. On n’en peut pas dire autant
de leur déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel et moral. Pris en masse,
ils forment la por­tion la moins avan­cée de la classe ouvrière
zuri­choise, avec, néan­moins, un cer­tain nombre d’honorables
exceptions.

Quant
aux salaires, celui des maçons est de 54 cen­times l’heure ;
celui des manœuvres de 44 cen­times, celui des char­pen­tiers de 66 à
73 cen­times, celui des peintres de 95 cen­times, celui des tailleurs
de pierre de 75 cen­times, celui des ser­ru­riers en bâti­ment de
45 cen­times, celui des mon­teurs et ins­tal­la­teurs de 65 centimes,
celui des menui­siers et ébé­nistes de 66 cen­times ; celui
des affi­cheurs de 75 cen­times, celui des tapis­sier de 50 centimes,
celui des cor­don­niers de 48 cen­times Le salaire annuel des
tra­vailleurs muni­ci­paux va de 1.500 à 2.200 francs. Le cadre
de cet article ne nous per­met pas d’en­trer dans de plus longs détails
sur ce point.

Pour
faire appré­cier ce que repré­sentent ces salaires il
faut encore don­ner quelques indi­ca­tions sur le prix des loge­ments et
des prin­ci­paux moyens de sub­sis­tance. Nous les emprun­tons à
une sta­tis­tique publiée par la Typo­gra­phie. En 1908, le
loyer d’un loge­ment de deux à trois pièces, à
Zurich, variait entre 500 et 1190 francs ; celui d’une chambre meublée
était de 17 à 30 francs par mois. Le prix de la pension
ali­men­taire pour un ouvrier était de 17 fr. 50 par semaine. Le
lait coû­tait 23 cen­times le litre, le pain 40 cen­times le kilo,
la viande de bœuf 95 cen­times le demi-kilo, le veau 1 fr. 20 le
kilo.

Ces
divers chiffres, s’ils sont un peu arides, per­met­tront au moins au
lec­teur de se for­mer une idée plus nette de l’é­tat des
choses que ne le feraient de simples généralités
non appuyées d’une docu­men­ta­tion pré­cise. Nous allons
main­te­nant, pour mon­trer l’es­prit qui anime la classe ouvrière
de Zurich, racon­ter quelques-uns des mou­ve­ments de l’é­poque la
plus récente, et par­ler de l’at­ti­tude prise par les ouvriers à
l’é­gard d’un cer­tain nombre de ques­tions générales.

II

Nous
choi­sis­sons, pour carac­té­ri­ser les luttes, la résistance
et l’es­prit de la classe ouvrière zuri­choise, deux grèves
qui ont exer­cé une grande influence sur le développement
du mou­ve­ment. Ce sont celle des maçons et manœuvres en 1905,
et celle des métal­lur­gistes en 1906.

La
lutte menée par les maçons en 1905 avait pour objet
d’ob­te­nir la fixa­tion d’un mini­mum de salaire et un contrat pour la
régle­men­ta­tion des condi­tions du tra­vail. Le syn­di­cat des
maçons et manœuvres avait envoyé en juin 1904 à
l’as­so­cia­tion des patrons de la maçon­ne­rie un pro­jet de
contrat, en l’in­vi­tant à se pro­non­cer sur l’ac­cep­ta­tion ou le
rejet de ce pro­jet. Comme, au prin­temps de 1905, les patrons
n’a­vaient rien répon­du encore, le syn­di­cat revint à la
charge, en fixant le 25 mars pour der­nier délai. Les patrons
alors, se déci­dèrent à répondre, et
refu­sèrent d’ac­cep­ter le prin­cipe d’un mini­mum de salaire.
Là-des­sus, le syn­di­cat s’a­dres­sa au pré­sident de la
ville (titre équi­valent à celui de maire) en
sol­li­ci­tant sa média­tion. L’in­ter­ven­tion du président
res­ta sans résul­tat. Les maçons et manœuvres,
natu­rel­le­ment, avaient dési­ré, avant de déclarer
la grève, s’as­su­rer de l’ap­pui d’autres organisations
ouvrières ; ils s’é­taient adres­sés, à cet
effet, au Comi­té cen­tral de leur fédé­ra­tion de
métier, et au Comi­té du Gewerk­schafts­bund
(c’est-à-dire de la Fédé­ra­tion cen­trale des
syn­di­cats pro­fes­sion­nels suisses, qui a son comi­té à
Berne). Ces deux comi­tés se pro­non­cèrent contre
l’op­por­tu­ni­té d’une grève, en don­nant pour motif que
les maçons et manœuvres étaient insuffisamment
orga­ni­sés. Mais l’U­nion ouvrière de Zurich, mieux
pla­cée pour juger, se pro­non­ça en sens contraire :
mal­gré l’at­ti­tude néga­tive du Comi­té cen­tral de
la fédé­ra­tion des maçons et du Comi­té du
Gewerk­schafts­bund, l’en­semble des délégués
de l’U­nion décla­ra, le 30 mars, que celle-ci sou­tien­drait la
grève et ferait appel à des sous­crip­tions. Toutefois
elle posa comme condi­tion de ce concours que ce serait le Comité
de l’U­nion ouvrière qui pren­drait la direc­tion de la grève.

On
avait objec­té aux maçons et manœuvres qu’ils étaient
mal orga­ni­sés. Pour les lec­teurs étran­gers à la
Suisse, ceci a besoin de quelques expli­ca­tions. Dans la Suisse
alle­mande, le métier de maçon n’est généralement
pas exer­cé par des ouvriers par­lant l’al­le­mand et fixés
dans le pays, mais par des ouvriers ita­liens, qui presque tous ne
résident que tem­po­rai­re­ment à Zurich, pen­dant la saison
des tra­vaux. Il y a bien un petit noyau d’I­ta­liens sédentaires,
fixés à Zurich, mais ceux-là sont précisément
les élé­ments les moins vivants. Les ouvriers nomades
sont natu­rel­le­ment dif­fi­ciles à réunir dans une
orga­ni­sa­tion. La dif­fi­cul­té est d’au­tant plus grande qu’on ne
trouve sur la place presque pas de mili­tants et de propagandistes
par­lant l’i­ta­lien. Les caisses de grève de ces travailleurs
non séden­taires offrent donc peu de res­sources, et c’est
jus­te­ment la rai­son pour laquelle les maçons durent avoir
recours à l’U­nion ouvrière avant la déclaration
de grève.

Après
que l’U­nion eut don­né son consen­te­ment, 2500 maçons et
manœuvres, c’est-à-dire la presque tota­li­té de la
cor­po­ra­tion, déci­dèrent la grève. Dès le
len­de­main, 3 avril, à l’ex­cep­tion d’une cen­taine environ
d’in­di­vi­dus, per­sonne ne tra­vaillait. Pour se désennuyer
pen­dant leur inac­tion for­cée, les grévistes
consti­tuèrent un corps de musique. Chaque gréviste
reçut une carte de contrôle, et dut tous les jours se
pré­sen­ter au local des assem­blées. Puis une police de
grève fut orga­ni­sée par les ouvriers, d’ac­cord avec la
police muni­ci­pale. Cha­cun des membres de cette police de grève
dut por­ter un bras­sard de cou­leur rose, et eut la mis­sion d’empêcher
les gré­vistes de se livrer à des actes inconsidérés.

Dès
le début de la grève, les gré­vistes firent une
démons­tra­tion paci­fique dans les rues de la ville, au cours de
laquelle ils dis­tri­buèrent une feuille volante destinée
à faire connaître au public les reven­di­ca­tions des
ouvriers. Ensuite le pré­sident de la ville fit une nouvelle
ten­ta­tive de conci­lia­tion. Elle échoua.

Dans
la seconde semaine de grève com­men­cèrent les
dis­tri­bu­tions de secours, sous la forme de bons remis aux familles,
de soupes pré­pa­rées par une cui­sine de cam­pagne pour
les céli­ba­taires, et d’hos­pi­ta­li­sa­tion des enfants dans les
familles des ouvriers zurichois.

Les
orga­ni­sa­tions ouvrières déci­dèrent toutes le
ver­se­ment par leurs membres de coti­sa­tions extra­or­di­naires, s’élevant
de 50 cen­times à 1 franc par semaine. Il fut distribué
pour 15.765 francs de bons.

Bien­tôt
se pro­dui­sirent des conflits avec les « jaunes », et l’on
vit la police mettre sabre au clair. Dans un fau­bourg l’autorité
fit son­ner le toc­sin et mar­cher les pom­piers, parce que les ouvriers
avaient vou­lu empê­cher des « jaunes » de travailler.
La muni­ci­pa­li­té de Zurich déci­da de deman­der au
gou­ver­ne­ment de mettre des troupes sur pied pour le main­tien de
l’ordre ; mais, pour une rai­son ou pour une autre, le gouvernement
n’ac­cé­da pas à ce désir.

Si
les ouvriers de Zurich s’é­taient déclarés
soli­daires des gré­vistes, la bour­geoi­sie témoi­gna de
son côté sa soli­da­ri­té aux patrons. Les bourgeois
tinrent une grande assem­blée et, ne se sen­tant pas
suf­fi­sam­ment secou­rus par les repré­sen­tants de l’État,
déci­dèrent la fon­da­tion d’une Asso­cia­tion bourgeoise
ou Bür­ger­ver­band [[Le mot Bür­ger signi­fie à
la fois citoyen et bour­geois ; les patrons et leurs
amis donnent à ce mot le pre­mier de ces deux sens, les
ouvriers lui donnent le second. Depuis les grandes grèves
zuri­choises, les ouvriers dési­gne­ra la coa­li­tion de leurs
adver­saires de toutes nuances, radi­caux, libéraux,
conser­va­teurs, par ce mot nou­veau, qui les amal­game en un même
bloc réac­tion­naire : die Bür­ger­li­chen.]].

Quelques
ouvriers s’é­taient ren­dus à l’assemblée
convo­quée par les bour­geois : ils y furent l’ob­jet de voies de
fait bru­tales, et on les expul­sa. Cet inci­dent don­na lieu à
une grande réunion de pro­tes­ta­tion de l’U­nion ouvrière,
à laquelle prirent part dix mille ouvriers, et à la
suite de laquelle une for­mi­dable démons­tra­tion par­cou­rut la
ville.

Dans
la cin­quième semaine, une assem­blée des délégués
de l’U­nion ouvrière don­na aux gré­vistes le conseil de
ces­ser la grève. Celle-ci se pro­lon­gea néanmoins
pen­dant trois semaines encore. Dans cette der­nière période,
les gré­vistes exé­cu­tèrent en régie un
cer­tain nombre de constructions.

Les
conflits entre gré­vistes et « jaunes » devinrent
tou­jours plus fré­quents. La ville elle-même,
c’est-à-dire la direc­tion muni­ci­pale des tra­vaux publics, qui
se trou­vait entre les mains des socia­listes, pre­nant ouvertement
par­ti contre les gré­vistes, logea les « jaunes »
dans le bâti­ment de l’u­sine à gaz muni­ci­pale et les fit
pro­té­ger par la police.

La
grève finit au bout de la hui­tième semaine. Ce fut la
média­tion du gou­ver­ne­ment can­to­nal qui y mil un terme.

Les
ouvriers n’ob­tinrent pas le mini­mum de salaire qu’ils avaient
récla­mé. On leur fit quelques petites conces­sions de
détail. Mais la classe ouvrière tout entière
reti­ra de cette lutte un utile ensei­gne­ment : elle apprit à
connaître cette véri­té, que municipalité
et État ne sont pas autre chose que les chiens de garde du
capi­tal. Et cet autre ensei­gne­ment encore : que pour la réussite
d’une grève, l’argent et le calme ne sont pas des moyens
efficaces.

Après
la grève des maçons, le jour­nal anar­chiste Weckruf,
qui jus­qu’à ce moment avait été peu répandu,
vil son tirage aug­men­ter consi­dé­ra­ble­ment : la cause en était
la pro­pa­gande faite par ce jour­nal en faveur des idées de
grève géné­rale, d’an­ti­mi­li­ta­risme et d’action
directe. La bataille avait fait com­prendre à la classe
ouvrière la néces­si­té de recou­rir à des
moyens de lutte plus éner­giques que ceux qui lui avaient été
recom­man­dés précédemment.

Cette
grève nous offre un exem­plaire du type clas­sique des grèves
de maçons en Suisse : il lui man­quait seule­ment l’inévitable
accom­pa­gne­ment de l’in­ter­ven­tion de l’in­fan­te­rie et de la cavalerie.
Cette lacune devait être com­blée dans la grève
des métal­lur­gistes de 1906, qui a fait mille fois plus pour
l’é­du­ca­tion de la classe ouvrière que de longues années
de pro­pa­gande théorique.

Les
mois qui s’é­cou­lèrent entre la grève des maçons
de 1905 et la grève des métal­lur­gistes de 1006 furent
une période très inté­res­sante. Le mou­ve­ment des
maçons avait mis les ouvriers zuri­chois dans un état
d’âme très par­ti­cu­lier, une fer­men­ta­tion sans précédent.
Jus­qu’a­lors on avait beau­coup espé­ré du
par­le­men­ta­risme ; le gou­ver­ne­ment des meneurs des comités
cen­traux des orga­ni­sa­tions n’a­vait jamais été l’objet
de sérieuses cri­tiques ; on s’é­tait figu­ré, sans
plus appro­fon­dir la ques­tion, que pour triom­pher dans les grèves
il suf­fi­sait d’a­voir des caisses bien gar­nies ; on avait cru pouvoir
comp­ter sur la bien­veillante pla­ci­di­té de l’État.

Toutes
ces opi­nions étaient main­te­nant ébran­lées par
les expé­riences de la grève des maçons. Presque
tout le monde était mécon­tent. Les reproches, mérités
ou non, pleu­vaient comme grêle sur les meneurs qu’on avait eu
l’ha­bi­tude de suivre. Mais les nou­velles idées qui
com­men­çaient à se for­mer dans les têtes étaient
encore confuses. On n’y voyait pas suf­fi­sam­ment clair. Le Weckruf
ren­dit alors au mou­ve­ment un grand ser­vice en nous fai­sant connaître,
quoique de façon incom­plète, les idées du
Congrès de Bourges. Il invi­ta les ouvriers suisses à se
joindre à leurs cama­rades fran­çais pour la réalisation
de la jour­née de huit heures à la date du 1er
mai 1906.

Cette
pro­pa­gande trou­va assez d’é­cho pour que l’U­nion ouvrière
déci­dât de consa­crer à la ques­tion des huit
heures une soi­rée de dis­cus­sion. Au lieu d’une soirée,
il y en eut quatre. Et s’en sui­virent les débats qui agitèrent
et inté­res­sèrent toute la classe ouvrière. On
vit se pro­duire une lutte entre les idées nou­velles de
l’ac­tion directe, de l’an­ti­mi­li­ta­risme, de la grève générale,
du fédé­ra­lisme, et celles du par­le­men­ta­risme, du
cen­tra­lisme, du sys­tème repré­sen­ta­tif en général.

Ces
dis­cus­sions furent ali­men­tées par des conférences
faites dans toute la Suisse alle­mande, dans les syn­di­cats, dans les
groupes poli­tiques, sur le mou­ve­ment syn­di­ca­liste fran­çais. Et
par­tout on put voir d’im­por­tantes mino­ri­tés, et dans bien des
endroits des majo­ri­tés, qui vou­laient, simultanément
avec les cama­rades fran­çais, en confor­mi­té de la
déci­sion du Congrès de Bourges, faire un mou­ve­ment pour
la jour­née de huit fleures au 1er mai 1906.

En
même temps, les syn­di­ca­listes fon­dèrent à Zurich
une Ligue anti­mi­li­ta­riste suisse. Jusque dans les plus petits
vil­lages il fut par­lé de l’an­ti­mi­li­ta­risme dans des centaines
de confé­rences contradictoires.

Mais
res­tons à Zurich. La masse des ouvriers n’y était pas
encore gagnée aux idées anti­mi­li­ta­ristes. Il n’y avait
que cette mino­ri­té d’a­vant-garde, qu’on trouve tou­jours sur la
brèche, qui eût com­pris la doc­trine nou­velle. La grève
des métal­lur­gistes de 1906, à Laquelle se joignit
encore une nou­velle grève des maçons, devait ame­ner aux
concep­tions de l’an­ti­mi­li­ta­risme ceux qui ont besoin, pour
com­prendre, d’a­voir, au préa­lable, reçu quelques coups.

Cette
grève écla­ta en juin 1006 à la suite du renvoi
de quelques ouvriers d’une fabrique d’au­to­mo­biles. Comme toujours,
les gré­vistes ins­tal­lèrent, devant la fabrique, des
postes de sur­veillants, tan­dis que l’É­tat y envoyait ses
poli­ciers. Bien­tôt se mon­trèrent des « jaunes »,
que les gré­vistes cher­chèrent à empêcher
de tra­vailler ; d’où quelques conflits avec la police.

Le
nombre des poli­ciers fut aug­men­té ; celui des « jaunes »
aug­men­ta aus­si. Les gré­vistes, alors, pla­cèrent devant
la fabrique aus­si des postes de nuit. Les « jaunes »
étaient recon­duits chez eux, après le tra­vail, par la
police, dans des auto­mo­biles. Mais ils devaient tra­ver­ser des
quar­tiers habi­tés par une nom­breuse popu­la­tion ouvrière,
au sein de laquelle se pro­dui­sit bien­tôt une agi­ta­tion intense.
Ce ne furent pas seule­ment des métal­lur­gistes, mais des
tra­vailleurs d’autres métiers, qui se mirent à la
dis­po­si­tion des gré­vistes pour les postes de sur­veillance et
les démons­tra­tions. À la fin, tout le fau­bourg ouvrier
fut sur pied : on atten­dait les auto­mo­biles des « jaunes »,
pour les saluer, au pas­sage, de com­pli­ments. peu flat­teurs. Alors le
gou­ver­ne­ment ordon­na la mise de piquet d’un régiment
d’in­fan­te­rie et d’un esca­dron de dragons.Vinrent ensuite des conflits
entre les ouvriers et la police, de nom­breuses arres­ta­tions, des
conflits avec la masse popu­laire dans le fau­bourg. Et, pour finir, un
régi­ment d’in­fan­te­rie et un esca­dron de dra­gons firent leur
entrée dans la ville. La cava­le­rie fit des charges, le sabre
au clair ; il y eut une quan­ti­té de bles­sés. Celui qui
se per­met­tait de sou­rire sur le pas­sage des sol­dats était
sabré, empoi­gné et pas­sé à tabac. Dans la
caserne, sous les yeux des offi­ciers, des ouvriers furent si
cruel­le­ment bat­tus à coups de cra­vache qu’il en résulta
pour eux une longue inca­pa­ci­té de travail.

On
com­men­ça alors à dis­tri­buer des feuilles volantes
anti­mi­li­ta­ristes. La police réus­sit à sai­sir les
dis­tri­bu­teurs et les auteurs, qui furent tra­duits devant un conseil
de guerre ; par­mi eux se trou­vait une femme. L’au­teur prin­ci­pal fut
condam­né à huit mois de pri­son. Le nombre des personnes
empri­son­nées fut de 180 ; celui des bles­sés est
incalculable.

L’U­nion
ouvrière ayant vou­lu orga­ni­ser une démons­tra­tion contre
ces vio­lences, la démons­tra­tion fut inter­dite, au mépris
de toutes les garan­ties légales. Alors on se mit à
dis­cu­ter sérieu­se­ment, pour la pre­mière fois,
l’é­ven­tua­li­té d’une grève générale.

Des
gens qui, pen­dant des années, avaient systématiquement
répri­mé, dans les orga­ni­sa­tions, toute libre parole
concer­nant la grève géné­rale, l’antimilitarisme,
etc., se trans­for­mèrent subi­te­ment, en public, en partisans
« théo­riques » du « prin­cipe » de la grève
géné­rale, tout en se livrant à toute sorte de
manœuvres pour en empê­cher la réa­li­sa­tion « pratique »
à ce moment. On assure que Greu­lich écri­vit aux
tra­vailleurs muni­ci­paux, dont il était le président,
une lettre pour leur dire qu’ils devraient ne pas se confor­mer à
la déci­sion de l’U­nion ouvrière si celle-ci proclamait
la grève géné­rale, bien que les travailleurs
muni­ci­paux soient membres de cette Union.

L’op­po­si­tion
faite à la grève géné­rale, dont ils
déna­tu­raient le carac­tère, par des meneurs politiciens
ou cor­po­ra­tistes rétro­grades, empê­cha celle-ci
d’é­cla­ter. Et, cepen­dant, les ouvriers étaient presque
una­nimes à recon­naître que c’é­tait le seul moyen
de lutte dans une cir­cons­tance pareille.

Depuis
ce temps, la grève géné­rale est deve­nue, pour la
classe ouvrière zuri­choise, une idée qu’on ne discute
plus et qui est accep­tée comme un axiome évident. La
Ligue anti­mi­li­ta­riste a pu se dis­soudre, car tout le monde était
deve­nu anti­mi­li­ta­riste. On ne croit plus ni à la patrie ni à
la démo­cra­tie ; et le par­le­men­ta­risme est tom­bé dans un
pro­fond dis­cré­dit. Ce que la grève de 1905 avait
com­men­cé, ce que la pro­pa­gande du Weckruf et du journal
anti­mi­li­ta­riste le Vor­pos­ten avait conti­nué, est devenu
l’o­pi­nion de la masse des tra­vailleurs zuri­chois, à la suite
des vio­lences mili­taires de 1906.

On
voit main­te­nant quel a été le point de départ de
l’é­tat d’es­prit qui domine actuel­le­ment chez les ouvriers de
Zurich. Cette dis­po­si­tion a conti­nué à se développer
dans la même direc­tion. On peut dire que notre classe ouvrière
a com­plè­te­ment échap­pé aux mains des politiciens
et des cen­tra­listes ; qu’elle ne croit plus sérieu­se­ment qu’à
une chose, à sa propre force ; qu’elle en est venue de plus en
plus à cette opi­nion, que l’ac­tion réso­lue des
indi­vi­dus, ayant à sa base une solide orga­ni­sa­tion de l’aide,
mutuelle, peut lut­ter avec suc­cès par la grève générale
et l’an­ti­mi­li­ta­risme contre l’É­tat et contre le patronat.

Le
bul­le­tin de vote est employé aus­si, il est vrai, mais on ne
s’en sert plus avec la convic­tion d’au­tre­fois. On a vu trop souvent
que les gens qu’on avait élus chan­geaient de cou­leur ; que,
deve­nus direc­teurs de police, ils fai­saient empri­son­ner et pas­ser à
tabac les gré­vistes ; que, deve­nus juges, ils les condamnaient ;
qu’en­fin, comme l’a fait le conseiller d’É­tat [[« Conseiller
d’É­tat » en Suisse, signi­fie membre d’un gouvernement
can­to­nal.]] social-démo­crate Wull­schle­ger à Bâle,
ils n’hé­sitent pas à mettre leur signa­ture au bas d’un
arrê­té ordon­nant la mise sur pied des troupes contre des
gré­vistes. On a vu trop sou­vent qu’au lieu d’o­rien­ter le
mou­ve­ment dans le sens de la lutte de classe, ils com­battes ou
faussent l’i­dée de la lutte de classe. Et c’est parce qu’on a
vu cela, que les ouvriers de Zurich ont deman­dé que l’Union
ouvrière se divi­sât en une sec­tion syn­di­cale et une
sec­tion poli­tique parlementaire.

Cette
sépa­ra­tion, nous l’a­vons dit, a été accom­plie en
1909. Et les poli­ti­ciens eux-mêmes s’en sont félicités.
Ils voyaient, en effet, que, sous l’in­fluence des syn­di­cats, leur
poli­tique élec­to­rale était de plus en plus compromise.
Par cette sépa­ra­tion, ils ont obte­nu que les syndicalistes
n’eussent plus voix au cha­pitre dans la direc­tion de l’action
poli­tique parlementaire.

Il
eût été inté­res­sant de signa­ler encore
quelques autres germes, carac­té­ris­tiques éga­le­ment de
la ten­dance syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire. Mais pour le lecteur
qui n’ha­bite pas la Suisse, il sera encore assez tôt d’en faire
men­tion quand nous pour­rons ne plus par­ler seule­ment de germes, de
mino­ri­tés, mais d’ac­tions col­lec­tives de la masse.

Fritz
Brupbacher

La Presse Anarchiste