La Presse Anarchiste

Prophétie révolutionnaire

 

Bar­ce­lone
a sur­pris le monde civi­li­sé, en juillet 1909, par une de ces
explo­sions révo­lu­tion­naires qui — celle de Milan, en 1898,
mise à part — sem­blaient des­ti­nées à ne pas se
reproduire.

L’Es­pagne
étant conver­tie en récep­tacle des détritus
clé­ri­caux expul­sés de France ; étant considérée
comme le pays le plus retar­dé de l’Eu­rope dans l’évolution
pro­gres­sive, et ran­gée, par la presque tota­li­té des
intel­lec­tuels, dans le groupe de ces nations mori­bondes dénoncées
par lord Salis­bu­ry ; les dif­fé­rentes ten­ta­tives espa­gnoles de
grève géné­rale, en par­ti­cu­lier celle de
Bar­ce­lone en 1902, qui fut consi­dé­rée, au Parlement,
comme le pre­mier coup de cloche de la Révo­lu­tion sociale,
étant oubliées — per­sonne ne s’at­ten­dait, hors
d’Es­pagne et en Espagne même, à un soulèvement
popu­laire d’une telle impor­tance. Bien plus : il parais­sait impossible
que dans une nation qu’on sup­pose domi­née par les curés
et les moines, au cours d’une grève subite et imprévue,
sur­gi spon­ta­né­ment comme pro­tes­ta­tion contre une guerre
impo­pu­laire, on pût voir repro­duire la lutte acharnée
sur les bar­ri­cades, et une démons­tra­tion d’irréligion
révo­lu­tion­naire aus­si grave que l’in­cen­die de nombreux
cou­vents et églises, la pro­fa­na­tion d’un cimetière
conven­tuel, et la des­truc­tion d’i­mages sacrées et d’ustensiles
du culte avec une véri­table fureur iconoclaste.

Mais
il arrive que les faits viennent sou­vent contre­dire les prévisions
et la logique insuf­fi­sante de ceux qui se figurent connaître le
secret des choses, et aus­si de ceux qui, se don­nant pour bien
infor­més, ima­ginent, a pos­te­rio­ri et pour expli­quer les
évé­ne­ments ; des plans qui auraient été
pré­mé­di­tés pour atteindre telles ou telles fins.

Qu’on
dise tout ce qu’on vou­dra au sujet des des­seins attri­bués à
Mau­ra pour la défense des com­pa­gnies qui détiennent
l’ex­ploi­ta­tion des mines et des che­mins de fer du Riff, de son projet
de pro­vo­quer un sou­lè­ve­ment popu­laire à Bar­ce­lone au
moyen de l’embarquement des réser­vistes afin de pouvoir
châ­tier le pro­lé­ta­riat cata­lan et d’être agréable
à la classe capi­ta­liste de la Cata­logne, — toutes choses
dont il faut beau­coup rabattre, parce que la pré­voyance et
l’as­tuce des hommes d’É­tat ne méritent pas tou­jours les
éloges ni les cen­sures que leur pro­diguent leurs adu­la­teurs ou
leurs enne­mis, — la réa­li­té est que, dans les
évé­ne­ments de Bar­ce­lone, limi­tés à ce qui
s’est pas­sé durant ce qu’on appelle la « semaine
tra­gique » il n’existe nul­le­ment la res­pon­sa­bi­li­té soit
per­son­nelle, soit col­lec­tive, qu’on a sup­po­sée et sous
pré­texte de laquelle on a fait déjà tant de
vic­times ; et que tout ce qui a été dit ou écrit
à pro­pos de conspi­ra­tions ou de com­plots est ima­gi­naire ou
calomnieux.

Si
les conspi­ra­tions eussent été réelles, le
gou­ver­ne­ment était si impré­voyant, Bar­ce­lone et la
Cata­logne étaient si dégar­nies de troupes, qu’une
conspi­ra­tion sépa­ra­tiste ou répu­bli­caine eût
triom­phé faci­le­ment. Dans le pre­mier cas, la Catalogne
pour­rait être à cette heure une nation indépendante ;
dans le second, avec l’ap­pui de tous les répu­bli­cains des
autres régions, la Répu­blique espa­gnole, étranglée
à Sagonte (en 1874) par la tra­hi­son d’un général
(Mar­ti­nez Cam­pos), aurait repa­ru à Bar­ce­lone par l’ac­tion d’un
peuple.

Cela
n’a pas eu lieu, parce que dans la genèse de ces événements
il y a eu des causes plus pro­fondes et — quoique à l’état
embryon­naire — une orien­ta­tion de plus haute por­tée, que
celles qui peuvent venir des sphères d’ac­tion dans lesquelles
se meuvent sépa­ra­tistes et répu­bli­cains. Les
sépa­ra­tistes, — et sont tels, en géné­ral, tous
ceux qui se nomment « cata­la­nistes », quoi qu’ils ne
l’a­vouent pas publi­que­ment, — enne­mis la cen­tra­li­sa­tion madrilène,
ne sont pas véri­ta­ble­ment cata­la­nistes, en dépit du nom
qu’ils se donnent : ils sont « bar­ce­lo­nistes », et rêvent
pour la Cata­logne un régime poli­tique et « économique
sem­blable au sys­tème cen­tra­li­sa­teur dont ils veulent se
libé­rer ; ce régime ne tar­de­rait pas, s’il triom­phait, à
avoir contre lui les bour­geois de Tar­ra­gone, de Léri­da, de
Gerone, sans comp­ter le pro­lé­ta­riat, dont l’exploitation
n’au­rait pas dimi­nué et qui n’au­rait pas aban­don­né ses
aspi­ra­tions à l’é­man­ci­pa­tion totale. Les républicains,
Une fois dis­soute l’é­phé­mère Union républicaine,
seraient bien­tôt occu­pés à recons­ti­tuer un
nou­veau par­ti, divi­sé en conser­va­teurs et radi­caux : la
pre­mière frac­tion serait diri­gée par des bour­geois qui,
comme Sieyès, veulent que le Tiers-État soit le maître
du monde ; la seconde, sous les ordres du dic­ta­teur Ler­roux, lequel
pro­fesse « qu’il convient d’a­jour­ner indé­fi­ni­ment les
uto­pies socio­lo­giques socia­listes ou anar­chistes, et que l’objectif
de la révo­lu­tion doit être la conquête du Jour­nal
offi­ciel
 », obéi­rait doci­le­ment à son chef,
par ata­visme, igno­rance, et absence de volonté.

Aux
évé­ne­ments de Bar­ce­lone il y a eu deux causes, l’une
acci­den­telle et immé­diate, l’autre grande, profonde,
per­ma­nente : d’où il résulte que ces actes sont le
pro­logue d’une action qui doit conti­nuer jus­qu’à ce qu’elle
arrive à son terme mutuel, au temps fixé par les
destins.

La
cause acci­den­telle a été la mal­adresse du gouvernement
de faire effec­tuer à Bar­ce­lone l’embarquement des réservistes,
qui lais­saient dans le plus grand aban­don leurs jeunes femmes et
leurs enfants en bas-âge, tan­dis que des grandes dames de la
bour­geoi­sie et de l’a­ris­to­cra­tie dis­tri­buaient aux sol­dats de
ridi­cules amu­lettes, et que le gou­ver­neur inter­di­sait un mee­ting de
pro­tes­ta­tion contre la guerre orga­ni­sé par la Soli­da­ri­dad
Obre­ra
, fédé­ra­tion de syn­di­cats ouvriers et base de
la future Confé­dé­ra­tion du tra­vail en Espagne. Sans
l’os­ten­ta­tion de cet embar­que­ment, sans l’in­sul­tant empres­se­ment de
ces femmes dont les fils s’é­taient libé­rés du
ser­vice mili­taire moyen­nant 1500 pese­tas, faible frac­tion des
richesses amas­sées par l’u­sure, l’ex­ploi­ta­tion et le monopole,
enfin sans la stu­pide inter­dic­tion du gou­ver­neur, la grève
géné­rale n’au­rait pas sur­gi et ne se serait pas
géné­ra­li­sée avec une admi­rable spontanéité,
et la colère popu­laire, aus­si furieuse qu’in­cons­ciente, ne se
serait pas limi­tée à l’in­cen­die des cou­vents, espèce
de feu de paille, d’as­pect ter­ri­fiant, mais de mince signification
révo­lu­tion­naire à une époque de lutte ouverte
entre bour­geoi­sie et prolétariat.

La
cause per­ma­nente consiste :


Dans l’exis­tence du trust plou­to­cra­tique et clé­ri­cal, formé
à Bar­ce­lone par l’al­liance du grou­pe­ment capi­ta­liste El
Fomen­to del Tra­ba­jo Nacio­nal
avec le couvent des jésuites
de la Calle de Caspre, repré­sen­té et diri­gé par
le Comi­té de Défense sociale, dans lequel des jésuites
en redin­gote et des bour­geois en sou­tane consti­tuent une espèce
de poulpe qui pompe le sang des tra­vailleurs et absorbe toutes les
richesses pro­duites par le travail ;


Dans la pro­tes­ta­tion qui, contre cette exploi­ta­tion inique, s’élève
presque exclu­si­ve­ment du sein du pro­lé­ta­riat conscient et
rebelle ; de celui qui se sépare des par­tis politiques,
bour­geois et anti­pro­gres­sistes en réa­li­té, quelque
radi­caux qu’ils soient en appa­rence ; de celui qui pro­fesse cet
apho­risme de l’In­ter­na­tio­nale, « L’é­man­ci­pa­tion des
tra­vailleurs doit être l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes »,
atten­du que la bour­geoi­sie en géné­ral et les
tra­vailleurs non éclai­rés s’en remettent, pour leurs
reven­di­ca­tions, aux poli­tiques pro­fes­sion­nels qui déguisent
leur égoïsme et leurs ambi­tions sous des programmes
pom­peux, en entre­te­nant par­mi leurs par­ti­sans la divi­sion et les
pas­sions au moyen des déno­mi­na­tions de « conservateurs »
et de « radi­caux », de « soli­daires » et
d’«anti-solidaires », conti­nua­tion de ces luttes des
« blancs » et des « noirs » dans les­quelles se
sont entre­tués nos aïeux pen­dant la première
moi­tié du dix-neu­vième siècle.

Ces
causes étant don­nées, la pro­tes­ta­tion prolétarienne
à l’é­tat latent, et la tyran­nie bour­geoise et cléricale
mani­fes­té par l’exis­tence des cou­vents anciens, situés
dans la vieille ville et des cou­vents modernes qui forment à
Bar­ce­lone, sui­vant une expres­sion consa­crée, un car­can qui
l’é­touffe — de ces cou­vents où, à côté
de la cupi­di­té qui amasse mys­té­rieu­se­ment des trésors,
s’exerce une hypo­crite exploi­ta­tion cou­verte du man­teau d’une charité
qui amol­lit et dégrade les carac­tères — le peuple eut
l’ins­pi­ra­tion de pro­fi­ter du loi­sir que lui fai­sait la grève
pour don­ner cours à ses ins­tincts révo­lu­tion­naires, et
il se mit à brû­ler des cou­vents, des églises et
des ima­gés, sans ver­ser une goutte de sang, obéis­sant à
ce point d’hon­neur révo­lu­tion­naire qui lui fai­sait crier :
« Mort aux voleurs », la maxime de l’In­ter­na­tio­nale « Paix
aux hommes et guerre aux choses ».

Que
des gens sans aveu aient pro­fi­té des cir­cons­tances, c’est
indu­bi­table ; mais quand les per­sé­cu­teurs et leurs apologistes
dans la presse confondent en une seule et même classe les
révo­lu­tion­naires et les apaches, ils com­mettent une infa­mie de
plus, jointe à toutes celles qui forment leur sanglant
bagage.

Après
tout ce qui a été dit et écrit sur les
évé­ne­ments de Bar­ce­lone, soit au point de vue du
pri­vi­lège bour­geois, afin de jus­ti­fier la bar­bare et absurde
per­sé­cu­tion qui a sui­vi, et l’exé­cu­tion de Fer­rer, soit
au point de vue révo­lu­tion­naire, pour en expli­quer les causes
et la por­tée, il faut recon­naître que ce qu’on a écrit
et dit de plus vrai, de plus juste et de plus ins­truc­tif, a été
dit avant que ces évé­ne­ments eussent eu lieu.

En
sep­tembre 1908, à Madrid, à l’oc­ca­sion de la rentrée
des tri­bu­naux, le pré­sident du Tri­bu­nal suprême a lu un
dis­cours qui conte­nait les phrases suivantes :

« II
faut arri­ver à la répar­ti­tion des pro­duits de
l’in­dus­trie et de l’a­gri­cul­ture sur la base d’une participation
équi­table de cha­cun des élé­ments pro­duc­teurs, en
hom­mage à la jus­tice et en vue d’al­lé­ger les misères
de la vie de classes qui sont par­tie inté­grante du corps
social, comme les tra­vailleurs manuels et ceux de l’intelligence…

« La
rapi­di­té avec laquelle s’ac­croît la recherche des
amé­lio­ra­tions impose aux socié­tés et aux États
le déve­lop­pe­ment tou­jours plus grand de leurs moyens de
pro­grès effectifs…

« Si
on ne prête pas d’at­ten­tion à ces maux, si on n’y
apporte pas de solu­tions conso­la­trices, si on ne réus­sit pas à
for­mu­ler la règle juri­dique régu­la­trice des relations
créées par de nou­veaux inté­rêts privés,
si l’É­tat per­siste à sou­mettre ces ques­tions à
un cri­tère vieilli et se contente de pro­cla­mer la domination
éphé­mère de la force, la tour­mente fini­ra par
écla­ter, et il n’y aura pas de para­ton­nerre qui puisse nous
pré­ser­ver de l’élec­tri­ci­té accu­mu­lée, en
lui four­nis­sant la déri­va­tion oppor­tune.
»

Que
l’on donne à ces paroles toute l’ex­ten­sion dont elles sont
sus­cep­tibles, et leur signi­fi­ca­tion la plus grave ; que l’on considère
ce que repré­sente celui qui les a dites et la circonstance
dans laquelle il les a pro­non­cées, et l’on com­pren­dra qu’il
existe une rébel­lion latente, conte­nue, non plus par le
res­pect tra­di­tion­nel, mais par la force habi­le­ment organisée ;
que dans un moment de relâche cet esprit de révolte
pro­fi­te­ra de la moindre occa­sion pour pro­duire un conflit et, comme
une chau­dière à vapeur, par excès de
com­pres­sion, écla­te­ra un jour en une explo­sion formidable.

Et
cette pré­vi­sion logique est l’an­nonce d’une révolution
inévi­table et abso­lu­ment néces­saire pour faire la voie
libre à la marche en avant de l’humanité.

Ansel­mo
Lorenzo

La Presse Anarchiste