La Presse Anarchiste

Deux anniversaires

Chaque année évoque un anni­ver­saire d’un genre ou d’un autre — une bataille célèbre ou la pre­mière publi­ca­tion d’un livre, peut-être la nais­sance ou la mort de quelque géant intel­lec­tuel ou de quelque per­son­na­li­té sor­tant de l’or­di­naire. La plu­part de ces évé­ne­ments sont célé­brés uni­que­ment dans de petites revues peu connues ou des organes cir­cu­lant au sein de petites sectes, les­quelles n’ont ni le désir ni les moyens d’at­teindre le grand public. Quel­que­fois, on se plaint que les bien­fai­teurs du pays n’ont pas reçu l’hom­mage annuel auquel ils avaient droit, mais, quoi qu’il en soit, il importe de tra­cer quelque part une ligne de démar­ca­tion, car chaque jour ins­crit à son calen­drier son petit héros et chaque mois sus­cite une gloire sans éclat et depuis long­temps oubliée. 

Au cours des der­niers mois de l’an­née 1945, deux faits de ce genre me sont tom­bés sous les yeux. Un numé­ro récent de l’or­gane du mou­ve­ment uni­taire The Inqui­rer a consa­cré une colonne à la vie et aux efforts de Frances (Fran­çoise) Wright (1795 – 1852), 1945 étant le 150e anni­ver­saire de sa nais­sance ; d’autre part, le numé­ro de juillet de L’U­nique me rap­pelle que 1945 doit être en pre­mier lieu consi­dé­rée comme rap­pe­lant le cen­te­naire de la publi­ca­tion du grand ouvrage de Stir­ner : L’U­nique et sa pro­prié­té. Voi­là une coïn­ci­dence inté­res­sante. Ces deux êtres, entiè­re­ment dis­sem­blables quant aux opi­nions et à l’ac­ti­vi­té, qui n’ont pro­ba­ble­ment jamais eu connais­sance de leur exis­tence, dis­pa­rus de la scène du monde depuis un siècle, se lèvent et par la voix de leurs défen­seurs, exigent que nous leur ren­dions leurs lau­riers, et que nous fas­sions figu­rer leurs noms à côté de ceux des plus grands héros et pen­seurs d’au­jourd’­hui. C’est la pré­ten­tion de chaque anni­ver­saire. Dans le cas qui nous occupe, com­ment pou­vons-nous y satisfaire ?

Notre connais­sance des deux per­son­nages offre un curieux paral­lèle et nous per­met de les situer dans leur exis­tence per­son­nelle. Fan­ny Wright était bien connue, avait ses entrées par­tout, accom­plis­sait tout. Elle tenait pour le socia­lisme, la réforme agraire, le mou­ve­ment anti­es­cla­va­giste, l’a­mour-libre, l’a­théisme, l’é­du­ca­tion, l’é­ga­li­té des sexes et la lit­té­ra­ture. Elle fré­quen­ta les plus grands per­son­nages de son temps. Ses talents étaient divers, car elle a écrit un roman phi­lo­so­phique et plu­sieurs drames. Son exté­rieur était dis­tin­gué et elle le rehaus­sait en défiant toutes les conven­tions, et en se vêtant à la grecque, cos­tume beau­coup plus ration­nel, et elle insis­tait sur ce point, que l’ha­bille­ment fémi­nin d’alors. 

Née à Dun­dee, fille d’un pas­teur libé­ral, Fan­ny Wright fut orphe­line de bonne heure et c’est de bonne heure aus­si qu’elle s’en­ga­gea sur la voie des héré­sies. En 1818, elle débar­qua aux États-Unis, en com­pa­gnie de Dale Owen (fils de Robert Owen). En 1829. après des années d’ac­ti­vi­té, ils avaient abou­ti à mener à la ruine le pre­mier par­ti socia­liste, qui essayait de se frayer un che­min à New York et dans les États de la côte de l’At­lan­tique. La cause en était l’ac­cent mis par Fan­ny Wright sur l’é­du­ca­tion natio­nale plu­tôt que sur la réforme agraire qui était le pre­mier point du pro­gramme du « Par­ti des Tra­vailleurs ». Le par­ti se divi­sa, lan­guit et finit par dis­pa­raître. Plus tard, Fan­ny reprit pour son compte la ques­tion de la réforme agraire. 

De 1828 à 1832, elle fut coré­dac­trice de The Free Inqui­rer. Elle assis­ta Robert Owen dans ses pro­jets de com­mu­nau­tés (colo­nies). Elle col­la­bo­ra avec William Elle­ry Chan­ning dans sa lutte contre l’es­cla­vage. Elle fon­da une coopé­ra­tive, se pro­cu­ra des esclaves, son plan étant qu’ils puissent se rache­ter eux-mêmes à l’ex­pi­ra­tion d’un cer­tain nombre d’an­nées. Mais les esclaves en ques­tion ne répon­dirent pas à ce qu’elle atten­dait d’eux, loin de là, et le plan échoua. Elle trou­va bien­tôt à s’in­té­res­ser à d’autres ques­tions. Tant qu’elle vécut, elle fut une avo­cate infa­ti­gable des réformes popu­laires, davan­tage une femme d’ac­tion que de pen­sée, tac­ti­cienne plu­tôt que stra­tège. Les maté­riaux néces­saires à sa bio­gra­phie seraient nom­breux — si on vou­lait la rédi­ger — son nom figure dans une mul­ti­tude de jour­naux. Tou­jours défiant les auto­ri­tés. Ce serait une impos­si­bi­li­té phy­sique, pour qui que ce soit, de la dépas­ser, tant au point de vue éner­gie qu’à celui du nombre de causes qu’elle épousa. 

Stir­ner était tout autre. Max Stir­ner est le pseu­do­nyme pris par un obs­cur pro­fes­seur du nom de Kas­par Schmidt, et quoi­qu’il ait vécu cin­quante ans, il n’a qu’une œuvre à ins­crire à son cré­dit, mais de taille, c’est Der Ein­zige und sein Eigen­tum (L’U­nique et sa pro­prié­té — en anglais The Ego and its own). Stir­ner ne quit­ta jamais l’Al­le­magne, où il était né… Nous savons peu de chose concer­nant sa per­son­na­li­té. Encore moins sur son appa­rence. Tout ce qui reste de lui est un pro­fil au crayon, davan­tage une sil­houette qu’un por­trait. Il prit peu de part aux mou­ve­ments révo­lu­tion­naires de son époque. Quel­qu’un qui l’au­rait contras­té avec Fan­ny Wright, par exemple en 1850, aurait pu dire : « Elle s’est occu­pée de tout, il ne s’est occu­pé de rien ». Mais com­ment pour­rions-nous les com­pa­rer ? Peut-être l’un et l’autre avaient-ils l’es­prit plus qu’un peu déran­gé, mais cela mis à part, — et le fait qu’ils étaient contem­po­rains l’un de l’autre et s’in­té­res­sèrent pas­sion­né­ment à ce que nous pour­rions vague­ment dénom­mer « la ques­tion sociale » — ils n’a­vaient abso­lu­ment rien de commun. 

Le grand évé­ne­ment, le seul évé­ne­ment de la vie de Stir­ner se pro­dui­sit quand parut L’U­nique et sa pro­prié­té. Sur cet ouvrage se base sa reven­di­ca­tion à l’im­mor­ta­li­té. C’est une œuvre qui, indi­rec­te­ment, est le géni­teur des phi­lo­so­phies de Nietzsche et de Sorel, une œuvre qui fait encore époque. Son thème est la néces­si­té de recon­naître hon­nê­te­ment qu’au fond du cœur, nous sommes tous des égoïstes et qu’il n’y a pas à en avoir honte. D’où cette déduc­tion prin­ci­pale qu’i­déa­le­ment la socié­té devrait être une asso­cia­tion d’é­goïstes conscients, dans laquelle quelques-unes des liber­tés indi­vi­duelles devraient néces­sai­re­ment être sacri­fiées pour le bien de tous. 

Ceci appa­raît en soi comme un lien com­mun, mais dans l’ou­vrage de Stir­ner, ce n’est qu’un aspect secon­daire de sa thèse ori­gi­nelle. L’in­di­vi­du est la chose essen­tielle : l’ul­time réa­li­té. Les abs­trac­tions — comme l’É­tat, la Nation, Dieu, l’Hu­ma­ni­té — absorbent par trop notre atten­tion ; le plus sou­vent, ce ne sont que des masques camou­flant quelque inté­rêts égoïste. La concep­tion stir­né­rienne suc­cé­dait immé­dia­te­ment à l’âge du des­pote éclai­ré d’une part, à l’âge du jaco­bi­nisme d’autre part. Elle jetait le gan­te­let à la phi­lo­so­phie de Hegel et, pré­cé­dant le mani­feste com­mu­niste de trois ans, s’op­po­sait à la doc­trine d’un état « pro­lé­ta­rien » tout puis­sant avec autant de vigueur qu’elle com­bat­tait l’É­tat « bour­geois » des jaco­bins fran­çais ou l’É­tat des jun­kers prus­siens. Stir­ner essaya hon­nê­te­ment d’ex­po­ser la troi­sième alter­na­tive — si long­temps cher­chée, si rare­ment décou­verte entre les des­po­tismes de classe, que ce soit de droite ou de gauche. Vers la fin de son livre, il esquisse les théo­ries que Sorel a plus tard déve­lop­pées à par­tir du mar­xisme — le syn­di­ca­lisme — c’est-à-dire la concep­tion de la socié­té comme une agré­ga­tion d’u­nions à fonc­tion­ne­ment volon­taire et ce qu’on a appe­lé la dis­so­lu­tion de la socié­té poli­tique dans la socié­té économique. 

Psy­cho­lo­gi­que­ment par­lant, la por­té de la pen­sée de Stir­ner fut même plus impor­tante. L’ad­mis­sion franche de l’é­goïsme comme phi­lo­so­phie doit avoir agi comme un sou­la­ge­ment men­tal pour des mil­liers de per­sonnes. La ten­sion sou­vent insup­por­table résul­tant de la lutte qui se livre entre les idéaux et les aspi­ra­tions indi­vi­duelles d’une part, et sociales, de l’autre, a consti­tué la racine des nom­breuses névroses domi­nantes, (à la fois indi­vi­duelles et sociales) qui ont ser­vi de ter­rain fer­tile pour le déve­lop­pe­ment du per­ni­cieux Füh­rer­prin­zip ou de notre démo­cra­tique culte du chef. L’ère de la liber­té était née. L’homme n’é­tait plus obli­gé d’a­do­rer les creuses idoles qu’il avait créées. Il pou­vait se dres­ser, en ico­no­claste — répu­diant tout devoir à l’é­gard des abs­trac­tions — sui­vant ses propres impul­sions, sans limites autres que les accords volon­taires qu’il pou­vait pas­ser avec des indi­vi­dus aus­si libres que lui-même. L’âge du des­pote étant (en puis­sance) à son terme. La socié­té gré­gaire avait atteint sa consom­ma­tion et était morte de sa fin natu­relle. La science, la phi­lo­so­phie, la socio­lo­gie, l’é­thique, tout s’as­so­ciait dans le cer­veau de Stir­ner et se pré­sen­tait, renou­ve­lé, chez ce phi­lo­sophe — le pre­mier qui fut le plus com­plè­te­ment huma­niste du 19e siècle. Nietzsche, qu’on croyait jadis le plus « ori­gi­nal » de son siècle et Sorel, le seul théo­ri­cien qui essaya d’a­me­ner le mar­xisme à son déve­lop­pe­ment logique, ont été tous deux pré­cé­dés par Stirner. 

Mais le monde com­prit Stir­ner de tra­vers. Lisant à moi­tié son ouvrage — ou ne le lisant pas — ils se ser­virent de son nom pour jus­ti­fier leurs moindres caprices, comme une excuse pour ne tenir aucun compte des sen­ti­ments d’au­trui — inva­ria­ble­ment, par prin­cipe. Là où la voix du maître n’é­tait pas écou­tée, celle de ses dis­ciples trou­vait des oreilles atten­tives. Un bonze décla­ra même que « ce Stir­ner avait éri­gé les mau­vaises mœurs en phi­lo­so­phie ». La même accu­sa­tion fut por­tée contre Nietzsche, lequel, tout en étant indi­vi­dua­liste, se glo­ri­fiait d’être un gen­til­homme polo­nais — « Fidèle aux amis, pitoyable aux vaincus ». 

1945. Il y a cent cin­quante ans nais­sait Fan­ny Wright. Il y a cent ans Kas­par Schmidt pro­cla­mait qu’au-des­sus de toutes choses, l’in­di­vi­du seul importe et non les idoles abs­traites qui encombrent le temple de la vie. Tan­dis qu’il for­mu­lait et déve­lop­pait ses convic­tions, Fan­ny Wright se ren­dait célèbre dans tous les pays de langue anglaise. Révol­tée, héré­tique, com­bat­tant pour les réformes, elle se don­nait sans comp­ter : mais quel mes­sage a‑t-elle à nous adres­ser aujourd’­hui ? Est-ce : De consa­crer le meilleur de soi-même à toute bonne cause qui nous inté­resse ? D’être pro­digue de notre éner­gie quand il est ques­tion d’une réforme ? De ne pas perdre de temps à réflé­chir sur toutes les don­nées des grands pro­blèmes que nous avons à résoudre ? De mépri­ser l’homme qui veut être cer­tain qu’en fin de compte tout ce qu’il entre­pren­dra por­te­ra du fruit ? Et qu’il ne sera pas balayé par le pro­chain vent de contro­verse ? Voi­ci com­ment Stir­ner aurait cri­ti­qué Fan­ny Wright : — comme une femme qui pas­sa tant de temps à « libé­rer » et a « réfor­mer » les dif­fé­rentes classes de la socié­té qu’il ne lui en res­ta plus pour se deman­der ce que devait signi­fier « la Liber­té » pour les hommes et les femmes, pris individuellement. 

Les Wright et les Stir­ner sont avec nous aujourd’­hui. Abs­trai­te­ment par­lant, ils repré­sentent les aspects actif et pas­sif de l’es­prit de pro­grès. Jus­qu’à ce qu’ils s’u­nissent, le monde conti­nue­ra à souf­frir, car la femme qui agit inces­sam­ment sans jamais réflé­chir est aus­si futile que l’homme qui, déte­nant une grande véri­té, née et gran­die dans son propre cœur, ne veut pas s’en ser­vir comme d’une arme auda­cieuse en faveur des causes qu’il sent et sait être justes. Or, ce fut vrai­ment le cas de Stirner.

Alan Smith

La Presse Anarchiste