Au cours des derniers mois de l’année 1945, deux faits de ce genre me sont tombés sous les yeux. Un numéro récent de l’organe du mouvement unitaire The Inquirer a consacré une colonne à la vie et aux efforts de Frances (Françoise) Wright (1795 – 1852), 1945 étant le 150e anniversaire de sa naissance ; d’autre part, le numéro de juillet de L’Unique me rappelle que 1945 doit être en premier lieu considérée comme rappelant le centenaire de la publication du grand ouvrage de Stirner : L’Unique et sa propriété. Voilà une coïncidence intéressante. Ces deux êtres, entièrement dissemblables quant aux opinions et à l’activité, qui n’ont probablement jamais eu connaissance de leur existence, disparus de la scène du monde depuis un siècle, se lèvent et par la voix de leurs défenseurs, exigent que nous leur rendions leurs lauriers, et que nous fassions figurer leurs noms à côté de ceux des plus grands héros et penseurs d’aujourd’hui. C’est la prétention de chaque anniversaire. Dans le cas qui nous occupe, comment pouvons-nous y satisfaire ?
Notre connaissance des deux personnages offre un curieux parallèle et nous permet de les situer dans leur existence personnelle. Fanny Wright était bien connue, avait ses entrées partout, accomplissait tout. Elle tenait pour le socialisme, la réforme agraire, le mouvement antiesclavagiste, l’amour-libre, l’athéisme, l’éducation, l’égalité des sexes et la littérature. Elle fréquenta les plus grands personnages de son temps. Ses talents étaient divers, car elle a écrit un roman philosophique et plusieurs drames. Son extérieur était distingué et elle le rehaussait en défiant toutes les conventions, et en se vêtant à la grecque, costume beaucoup plus rationnel, et elle insistait sur ce point, que l’habillement féminin d’alors.
Née à Dundee, fille d’un pasteur libéral, Fanny Wright fut orpheline de bonne heure et c’est de bonne heure aussi qu’elle s’engagea sur la voie des hérésies. En 1818, elle débarqua aux États-Unis, en compagnie de Dale Owen (fils de Robert Owen). En 1829. après des années d’activité, ils avaient abouti à mener à la ruine le premier parti socialiste, qui essayait de se frayer un chemin à New York et dans les États de la côte de l’Atlantique. La cause en était l’accent mis par Fanny Wright sur l’éducation nationale plutôt que sur la réforme agraire qui était le premier point du programme du « Parti des Travailleurs ». Le parti se divisa, languit et finit par disparaître. Plus tard, Fanny reprit pour son compte la question de la réforme agraire.
De 1828 à 1832, elle fut corédactrice de The Free Inquirer. Elle assista Robert Owen dans ses projets de communautés (colonies). Elle collabora avec William Ellery Channing dans sa lutte contre l’esclavage. Elle fonda une coopérative, se procura des esclaves, son plan étant qu’ils puissent se racheter eux-mêmes à l’expiration d’un certain nombre d’années. Mais les esclaves en question ne répondirent pas à ce qu’elle attendait d’eux, loin de là, et le plan échoua. Elle trouva bientôt à s’intéresser à d’autres questions. Tant qu’elle vécut, elle fut une avocate infatigable des réformes populaires, davantage une femme d’action que de pensée, tacticienne plutôt que stratège. Les matériaux nécessaires à sa biographie seraient nombreux — si on voulait la rédiger — son nom figure dans une multitude de journaux. Toujours défiant les autorités. Ce serait une impossibilité physique, pour qui que ce soit, de la dépasser, tant au point de vue énergie qu’à celui du nombre de causes qu’elle épousa.
Stirner était tout autre. Max Stirner est le pseudonyme pris par un obscur professeur du nom de Kaspar Schmidt, et quoiqu’il ait vécu cinquante ans, il n’a qu’une œuvre à inscrire à son crédit, mais de taille, c’est Der Einzige und sein Eigentum (L’Unique et sa propriété — en anglais The Ego and its own). Stirner ne quitta jamais l’Allemagne, où il était né… Nous savons peu de chose concernant sa personnalité. Encore moins sur son apparence. Tout ce qui reste de lui est un profil au crayon, davantage une silhouette qu’un portrait. Il prit peu de part aux mouvements révolutionnaires de son époque. Quelqu’un qui l’aurait contrasté avec Fanny Wright, par exemple en 1850, aurait pu dire : « Elle s’est occupée de tout, il ne s’est occupé de rien ». Mais comment pourrions-nous les comparer ? Peut-être l’un et l’autre avaient-ils l’esprit plus qu’un peu dérangé, mais cela mis à part, — et le fait qu’ils étaient contemporains l’un de l’autre et s’intéressèrent passionnément à ce que nous pourrions vaguement dénommer « la question sociale » — ils n’avaient absolument rien de commun.
Le grand événement, le seul événement de la vie de Stirner se produisit quand parut L’Unique et sa propriété. Sur cet ouvrage se base sa revendication à l’immortalité. C’est une œuvre qui, indirectement, est le géniteur des philosophies de Nietzsche et de Sorel, une œuvre qui fait encore époque. Son thème est la nécessité de reconnaître honnêtement qu’au fond du cœur, nous sommes tous des égoïstes et qu’il n’y a pas à en avoir honte. D’où cette déduction principale qu’idéalement la société devrait être une association d’égoïstes conscients, dans laquelle quelques-unes des libertés individuelles devraient nécessairement être sacrifiées pour le bien de tous.
Ceci apparaît en soi comme un lien commun, mais dans l’ouvrage de Stirner, ce n’est qu’un aspect secondaire de sa thèse originelle. L’individu est la chose essentielle : l’ultime réalité. Les abstractions — comme l’État, la Nation, Dieu, l’Humanité — absorbent par trop notre attention ; le plus souvent, ce ne sont que des masques camouflant quelque intérêts égoïste. La conception stirnérienne succédait immédiatement à l’âge du despote éclairé d’une part, à l’âge du jacobinisme d’autre part. Elle jetait le gantelet à la philosophie de Hegel et, précédant le manifeste communiste de trois ans, s’opposait à la doctrine d’un état « prolétarien » tout puissant avec autant de vigueur qu’elle combattait l’État « bourgeois » des jacobins français ou l’État des junkers prussiens. Stirner essaya honnêtement d’exposer la troisième alternative — si longtemps cherchée, si rarement découverte entre les despotismes de classe, que ce soit de droite ou de gauche. Vers la fin de son livre, il esquisse les théories que Sorel a plus tard développées à partir du marxisme — le syndicalisme — c’est-à-dire la conception de la société comme une agrégation d’unions à fonctionnement volontaire et ce qu’on a appelé la dissolution de la société politique dans la société économique.
Psychologiquement parlant, la porté de la pensée de Stirner fut même plus importante. L’admission franche de l’égoïsme comme philosophie doit avoir agi comme un soulagement mental pour des milliers de personnes. La tension souvent insupportable résultant de la lutte qui se livre entre les idéaux et les aspirations individuelles d’une part, et sociales, de l’autre, a constitué la racine des nombreuses névroses dominantes, (à la fois individuelles et sociales) qui ont servi de terrain fertile pour le développement du pernicieux Führerprinzip ou de notre démocratique culte du chef. L’ère de la liberté était née. L’homme n’était plus obligé d’adorer les creuses idoles qu’il avait créées. Il pouvait se dresser, en iconoclaste — répudiant tout devoir à l’égard des abstractions — suivant ses propres impulsions, sans limites autres que les accords volontaires qu’il pouvait passer avec des individus aussi libres que lui-même. L’âge du despote étant (en puissance) à son terme. La société grégaire avait atteint sa consommation et était morte de sa fin naturelle. La science, la philosophie, la sociologie, l’éthique, tout s’associait dans le cerveau de Stirner et se présentait, renouvelé, chez ce philosophe — le premier qui fut le plus complètement humaniste du 19e siècle. Nietzsche, qu’on croyait jadis le plus « original » de son siècle et Sorel, le seul théoricien qui essaya d’amener le marxisme à son développement logique, ont été tous deux précédés par Stirner.
Mais le monde comprit Stirner de travers. Lisant à moitié son ouvrage — ou ne le lisant pas — ils se servirent de son nom pour justifier leurs moindres caprices, comme une excuse pour ne tenir aucun compte des sentiments d’autrui — invariablement, par principe. Là où la voix du maître n’était pas écoutée, celle de ses disciples trouvait des oreilles attentives. Un bonze déclara même que « ce Stirner avait érigé les mauvaises mœurs en philosophie ». La même accusation fut portée contre Nietzsche, lequel, tout en étant individualiste, se glorifiait d’être un gentilhomme polonais — « Fidèle aux amis, pitoyable aux vaincus ».
1945. Il y a cent cinquante ans naissait Fanny Wright. Il y a cent ans Kaspar Schmidt proclamait qu’au-dessus de toutes choses, l’individu seul importe et non les idoles abstraites qui encombrent le temple de la vie. Tandis qu’il formulait et développait ses convictions, Fanny Wright se rendait célèbre dans tous les pays de langue anglaise. Révoltée, hérétique, combattant pour les réformes, elle se donnait sans compter : mais quel message a‑t-elle à nous adresser aujourd’hui ? Est-ce : De consacrer le meilleur de soi-même à toute bonne cause qui nous intéresse ? D’être prodigue de notre énergie quand il est question d’une réforme ? De ne pas perdre de temps à réfléchir sur toutes les données des grands problèmes que nous avons à résoudre ? De mépriser l’homme qui veut être certain qu’en fin de compte tout ce qu’il entreprendra portera du fruit ? Et qu’il ne sera pas balayé par le prochain vent de controverse ? Voici comment Stirner aurait critiqué Fanny Wright : — comme une femme qui passa tant de temps à « libérer » et a « réformer » les différentes classes de la société qu’il ne lui en resta plus pour se demander ce que devait signifier « la Liberté » pour les hommes et les femmes, pris individuellement.
Les Wright et les Stirner sont avec nous aujourd’hui. Abstraitement parlant, ils représentent les aspects actif et passif de l’esprit de progrès. Jusqu’à ce qu’ils s’unissent, le monde continuera à souffrir, car la femme qui agit incessamment sans jamais réfléchir est aussi futile que l’homme qui, détenant une grande vérité, née et grandie dans son propre cœur, ne veut pas s’en servir comme d’une arme audacieuse en faveur des causes qu’il sent et sait être justes. Or, ce fut vraiment le cas de Stirner.
Alan Smith