La Presse Anarchiste

Le paragraphe treize

(Une grande salle, sous-sol ou cave cimen­tée. Der­rière une longue table en chêne rec­tan­gu­laire, trois per­son­nages sont assis ; au milieu, une femme ; à sa droite et a sa gauche, un homme. À cause de la dis­po­si­tion de l’a­bat-jour de la lampe placée au cen­tre et qui rabat la lumière sur la sur­face de la table, on ne dis­tingue que vague­ment leurs traits. À une dis­tance de trois ou qua­tre mètres de la table, un banc en bois. Les murs sont nus. Il n’y a aucun autre meu­ble dans la salle). 

La femme siégeant au milieu (s’adres­sant aux deux hommes placés a ses côtés, tan­dis qu’elle achève de feuil­leter un dossier ouvert devant — Vous con­nais­sez bien le dossier. 

L’homme siégeant à droite. — Je l’ai com­pul­sé minutieusement.

L’homme siégeant à gauche. — Je l’ai étudié avec soin.

La femme siégeant au milieu. — Nous n’avons plus qu’à attendre.

(À peine a‑t-elle pronon­cé ces mots qu’une porte s’ou­vre dans le mur du fond. On aperçoit, se détachant de l’om­bre, un homme masqué, amenant une femme dont les yeux sont bandés. Sans profér­er une parole, il con­duit celle-ci vers le banc et lui enlève son ban­deau. Machi­nale­ment, elle se laisse tomber sur le banc. L’homme se retire au fond de la salle). 

La femme assise sur le banc. — Pourquoi m’a-t-on amenée ici les yeux bandés ? Que me veut-on ? Où suis-je ?

La femme siégeant au milieu. — Nous allons te ren­seign­er. Mais un peu de patience.

La femme assise sur le banc. — Que me voulez-vous ? Qui êtes-vous ?

La femme siégeant au milieu. — Nous sommes les amis de Paul.

La femme assise sur le banc. — Je ne vous con­nais pas.

La femme siégeant au milieu. — Cela n’a aucune impor­tance. Mais tu sais qui était Paul ?

La femme assise sur le banc. — Paul, ce pau­vre Paul (sa voix trem­ble). Bien sûr que je le con­nais… que je l’ai connu.

La femme siégeant au milieu. — Si ce que nous savons est exact, tu n’ig­no­rais pas que Paul était affil­ié à une Ami­cale por­tant le titre de « Peu, mais sûrs » ?

La femme assise sur le banc. — En effet. Il m’en avait par­lé. Mais je ne fais pas par­tie de votre asso­ci­a­tion, moi. Encore une fois, que me voulez-vous ?

La femme siégeant au milieu. — Tu le sauras bien­tôt. Le para­graphe XIII des ser­ments qui nous lient les uns aux autres est ain­si conçu : « S’il arrivait à l’un de nous de subir de la part d’autrui, quel qu’il soit, un tort ou un dom­mage quel­conque, nous jurons de lui prêter aide et appui incon­di­tion­nés, jusqu’à ce qu’il ait obtenu répa­ra­tion pro­por­tion­nelle à l’im­por­tance du préju­dice à lui causé. S’il arrivait à l’un de nous de souf­frir morale­ment ou matérielle­ment à cause d’autrui, quel qu’il soit, nous jurons de lui apporter aide et appui incon­di­tion­nés jusqu’à ce qu’il ait obtenu de l’au­teur de la souf­france à lui imposée, ou répa­ra­tion ou guéri­son. Si un tel tort, un tel dom­mage, devait occa­sion­ner la mort de l’un de nous, nous jurons d’en tir­er vengeance, quelles qu’en soient les con­séquences ». Igno­rais-tu égale­ment cela ?

La femme assise sur le banc. — Je savais qu’il était fier d’ap­partenir à votre Ami­cale. Il me dis­ait sou­vent que s’as­soci­er à des affini­taires, c’é­tait accroître sa force per­son­nelle, mul­ti­pli­er sa puis­sance indi­vidu­elle. Il m’a fréquem­ment par­lé du principe qui vous ani­mait : « Un pour tous, tous pour un ». Je savais que vous étiez liés les uns aux autres par des ser­ments très rigides, mais j’en igno­rais la teneur exacte, je ne vois pas où vous voulez en venir. Qu’ai-je à faire avec tout cela ?

La femme siégeant au milieu (tout en feuil­letant le dossier placé devant elle). — Paul était ton ami. Il t’aimait, mais de ce que nous savons, tu ne lui rendais pas l’amour qu’il te por­tait. Il en a immen­sé­ment souf­fert. Tu as cepen­dant accep­té d’être aimée par lui. Est-ce exact ?

La femme assise sur le banc. — J’avais eu pitié de lui.

L’homme siégeant à droite. — La pitié est le signe d’une âme généreuse, mais pour qu’elle soit effi­cace, elle ne saurait s’ar­rêter à mi-chemin, sinon elle ne fait qu’en­ven­imer la blessure qu’elle entend guérir.

L’homme siégeant à gauche. — La pitié est supérieure à l’amour. Être aimé par pitié n’abaisse pas celui qui l’ac­cepte, à cause de la richesse de cœur qu’elle révèle chez celui qui aime ain­si. Tout le monde n’est pas capa­ble d’aimer par pitié.

La femme siégeant au milieu. — Quoi qu’il en soit, il nour­ris­sait pour toi un amour très vif, pro­fond, sincère. Si nous sommes bien ren­seignés, il t’avait déclaré que sur cet amour, il jouait sa dernière carte. Est-ce exact ?

La femme assise sur le banc. — Oui.

La femme siégeant au milieu. — Bien que le manque de réciproc­ité de ta part l’ait tor­turé, il ne s’en est pas plaint à nous, comme le para­graphe XIII lui en four­nis­sait la pos­si­bil­ité. La nature de vos rela­tions ne nous intéresse pas, après tout. C’é­tait votre affaire. Un jour la jus­tice des hommes jeta Paul en prison pour deux ans. Quelques jours après sa con­damna­tion, tu ces­sas de lui don­ner signe de vie. Il t’écriv­it, te sup­plia de lui don­ner les raisons de ton silence : tu restas muette. Nous savons que ton silence a décu­plé sa douleur de se sen­tir retranché de la vie active. Il a passé ain­si vingt-qua­tre mois en proie à une ago­nie sen­ti­men­tale inde­scriptible. À sa libéra­tion, il prit le pre­mier train en par­tance, se ren­dit chez toi afin d’obtenir des éclair­cisse­ments sur ton atti­tude. Il t’a trou­vée, parait-il, dans les bras d’un autre, lit­térale­ment par­lant. Il est immé­di­ate­ment ren­tré dans la cham­bre d’hô­tel qu’il avait louée en atten­dant. Il s’y est enfer­mé. Une heure après on entendait un coup de feu. On ne fut pas long à en localis­er la prove­nance… On enfonçait la porte de la cham­bre et on trou­vait Paul éten­du sur son petit lit, baig­nant dans son sang. Il s’é­tait tiré une balle en plein cœur et ne s’é­tait pas man­qué. Est-ce exact, tout cela ?

La femme assise sur le banc. — Oui, mais…

La femme siégeant au milieu — Ce n’est pas tout. Sur la table de cette cham­bre d’hô­tel, il y avait une let­tre à notre adresse. Pas longue, quelques lignes. La voici : « Celle que j’aimais a fail­li à sa promesse. C’est plus que je n’en puisse sup­port­er. Je préfère m’ôter la vie, mais en mourant, j’en appelle au para­graphe XIII : vengez-moi ».

La femme assise sur le banc. — Quelle promesse ?

La femme siégeant au milieu. — Dans une let­tre de ta main, jointe à celle qu’il nous adres­sait, fig­ure un pas­sage souligné par lui : « Pour vous prou­ver com­bi­en j’ap­pré­cie la sincérité et la pro­fondeur de vos sen­ti­ments à mon égard, je puis vous promet­tre que, vous vivant, je ne serai jamais à un autre homme ». Est-ce exact ?

La femme assise sur le banc. — Oui, j’ai écrit cela. Il se plaig­nait de ma froideur, de ma dureté, de ma cru­auté, de mon insen­si­bil­ité. Je voulais alléger sa peine, adoucir son mal.

La femme siégeant au milieu. — Tu as trente ans. A ton âge, on n’est plus une petite fille. Nous comp­tons par­mi nous des femmes qui ont dix ans de moins que toi et aux­quelles nous con­fions des mis­sions périlleuses où elles risquent leur exis­tence à tout moment. Ce qu’elles ont à accom­plir n’est pas tou­jours de leur goût, mais jamais une seule n’a man­qué à son ser­ment. Chose promise, chose due. C’est notre morale, à nous.

La femme assise sur le banc. — N’é­tais-je pas libre de me déli­er de ma promesse ?

La femme siégeant au milieu — Non, selon nous, sans en être con­venu avec celui auquel elle te liait. Nous n’ad­met­tons pas, nous, la rup­ture uni­latérale du pacte. Pas d’a­van­tage qu’on rompe un engage­ment pris, hors le cas de con­sen­te­ment mutuel. Là-dessus, nous ne tran­si­geons pas. Tu es d’au­tant plus coupable en ce qui con­cerne Paul, que dans la sit­u­a­tion qui lui avait été imposée, il ne pou­vait ni objecter, ni se défendre, ni t’op­pos­er ver­bale­ment aucun argument…

L’homme siégeant à droite. — Les con­séquences de ton manque de parole sont de nous avoir privés de l’ami­tié de Paul. il nous était cher. Pour nous, l’ami­tié est une chose sacrée. Qui nous enlève un de nos amis com­met un crime.

La femme assise sur le banc. — Je n’é­tais pour rien dans la sit­u­a­tion imposée à Paul. Ce qui est fait est fait : je ne puis le défaire. J’es­time ma lib­erté, à moi, supérieure à toutes les promess­es que j’au­rais pu faire…

L’homme siégeant à gauche. — Ta lib­erté s’ar­rête là où les con­séquences de son exer­ci­ce jet­tent le deuil dans un milieu qui ne t’avait jamais causé le moin­dre tort. Non, tu n’é­tais pas libre, par ton par­jure, d’en­lever Paul à notre amitié.

L’homme siégeant à droite. — Tu con­fonds lib­erté avec licence. La licence est d’or­dre super­fi­ciel, elle varie selon les temps et les ambiances, elle revêt le masque de toutes sortes d’empreintes suc­ces­sives et con­tra­dic­toires, elle vire à tous les vents, elle fait fi de la respon­s­abil­ité. La lib­erté, elle, se base sur la respon­s­abil­ité ; elle se fonde sur la rai­son et tient en laisse les appétits : elle est con­stance et non caprice, point cour­bée devant les cir­con­stances, mais sans cesse en état de per­pétuelle défense con­tre leur emprise.

La femme siégeant eu milieu. — Sans doute cha­cun est libre, en dernier ressort, de se déli­er uni­latérale­ment d’une promesse, mais c’est à ses risques et périls. C’est pourquoi tu es là, devant nous, assise sur ce banc. Et la pen­sée ne t’est pas venue de te supprimer ?

La femme assise sur le banc. — Je n’imag­i­nais pas que Paul se serait sui­cidé. Je ne me doutais pas que son amour pour moi fût aus­si intense. Lorsque j’ai appris la nou­velle de sa mort, ma stupé­fac­tion a été grande. J’en suis navrée, désolée, mais qu’y faire ? Me sui­cider à mon tour ne le ressus­cit­erait pas.

La femme siégeant au milieu. — Certes non, mais cela nous eût épargné de la besogne. Com­prends-tu que Paul était notre ami et que, entre nous, l’ami­tié est à a vie, à la mort ? Com­prends-tu que c’est comme si, à cause de ton par­jure, cha­cun de nous avait été poussé au dés­espoir ? Com­prends-tu que ce n’est plus le sang où son corps baig­nait qui crie vengeance, mais que c’est comme si le sang où baig­nent tous nos corps sup­pli­ait qu’on le venge. Un pour tous, tous pour un. Nous te deman­dons compte de la mort de Paul.

La femme assise sur le banc. — Est-ce que je pou­vais penser que Paul en viendrait à cette extrémité ?

La femme siégeant au milieu. — Je te le répète, tu n’es plus une petite fille pour agir sans te préoc­cu­per des con­séquences proches ou loin­taines de tes actes. Nous savons que tu con­nais­sais par­faite­ment la solid­ité de l’amour que te con­sacrait Paul.

La femme assise sur le banc — Je vous répète, moi, que ce qui est fait est fait et qu’on ne peut revenir sur le passé, quelqu’im­mé­di­at qu’il soit. S’il fal­lait tou­jours réfléchir aux con­séquences de ses actions, on n’en­tre­prendrait jamais rien.

La femme siégeant au milieu. — Ce n’est pas notre morale, à nous. As-tu quelque chose d’autre à ajouter à ta défense ?

La femme assise sur le banc. — À ma défense ? Suis-je devant des juges ?

La femme siégeant au milieu. — Oui, tu l’es. Puisque, se récla­mant du para­graphe XIII, Paul, notre ami, nous a demandé de le venger, nous t’ac­cu­sons : en pre­mier lieu, d’être la cause de son sui­cide, par manque de parole ; en sec­ond lieu, de l’avoir enlevé à notre ami­tié. Nous te déclarons dou­ble­ment crim­inelle. Pour ma part, comme sanc­tion de tes crimes, je te con­damne à mourir. (s’adres­sant, à l’homme siégeant à droite) Et toi ?

L’homme siégeant à droite. — À mourir.

La. femme siégeant au milieu. (s’adres­sant à l’homme siégeant à gauche). — Et toi ?

L’homme siégeant à gauche. — À mourir.

La femme siégeant au milieu (à la femme assise sur le banc). — Tu peux t’en aller. 

(La femme assise sur le banc se lève, elle se dirige vers la porte qui vient de s’ou­vrir. Elle marche comme hébétée. L’homme masqué la suit à deux ou trois pas de dis­tance. La porte se referme. Quelques instants s’é­coulent, dans le silence, puis on entend le bruit d’une détonation).

La femme siégeant au milieu. — Notre ami Paul est vengé. Jus­tice est faite ! 

E. Armand, 15 octo­bre 1943.


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