L’hiver 1968 – 1969 avait été marqué par une série de luttes sociales en Italie ; dont certaines avaient fait des morts — à Battipaglia et en Sardaigne. Les anarchistes n’avaient pas été les derniers sur le front des luttes ; certains d’entre eux, renouant — hélas — avec une vieille tradition du mouvement, s’étaient servis d’arguments explosifs. Mais les « bombes en papier » de faible puissance avaient été posées dans des endroits peu fréquentés, de nuit, devant des palais de justice ou des hôtels de ville, faisant sauter quelques moellons et laissant une tache noire sur le mur. Mais surtout, c’est une véritable vague d’attentats qui déferla sur l’Italie à cette époque : entre les bombes des séparatistes du haut Adige, celles dans les trains, celles des fascistes contre le siège d’organisations de gauche, celles des groupuscules d’excités, on a dénombré 145 attentats en 1969, douze par mois, trois par semaine… La plupart étaient sans équivoque dus à des milieux d’extrême droite, qui allaient parfois jusqu’à s’en vanter, puisqu’ils savaient bien qu’ils ne seraient pas inquiétés, qu’ils avaient la police et les groupes de pression pour eux. Quant aux attentats supposés anarchistes, ils étaient signés d’un texte, manuscrit ou polycopié, expliquant la signification de l’acte et le choix de l’objectif. Les arrestations arbitraires n’avaient pas servi à grand-chose, jusqu’à ce qu’en avril on arrête plusieurs très jeunes gens à Milan, et que sous la pression de la torture, de la faim, de la soif, de la peur, on leur fasse « avouer » certains de ces « crimes ».
Rien cependant ne rapproche les « bombes en papier » de l’hiver de celles meurtrières d’avril et surtout de décembre. Hormis la fausse conception que la bourgeoisie, les hommes au pouvoir et les cercles d’extrême droite entretiennent de l’anarchisme. Hormis aussi, il faut le dire, une certaine responsabilité du mouvement : les anarchistes ne prônent-ils pas bien souvent la violence contre l’exploiteur, la destruction des organes du pouvoir, la disparition brutale des institutions abhorrées ? Et si leur propagande a été mal comprise, poussée à l’extrême par des désespérés, et surtout utilisée contre eux par des provocateurs, c’est qu’ils n’ont pas toujours su éviter les contresens, expliquer les contradictions historiques du mouvement. Il y a dans la mémoire des anarchistes un certain culte des héros attentateurs, de Ravachol à Caserio, de Bresci à Mariani : aujourd’hui qu’il n’est plus de mode de tuer des tsars ou des gros bourgeois, on peut être tenté d’utiliser des explosifs à d’autres endroits.
Le danger surtout, mais qui n’était pas conscient avant qu’il ne soit trop tard, c’est que des attentats dus à des provocateurs servent à affaiblir et à démanteler le mouvement anarchiste dans son ensemble. Il est aujourd’hui indubitable — la presse de gauche, un grand nombre d’avocats, d’intellectuels, de gens de toute sorte l’ont bien compris — que tel a été le cas à Milan en avril et en décembre.
On vient de publier en Italie un ouvrage intitulé « La Strage di Stato » [[« Le Massacre d’Etat », Rome, Ed. Samonà e Savelli, 1970, 160 p., 500 lires.]], « contre-enquête » sur les attentats et la manière dont les enquêtes ont été menées. Les auteurs — militants dans différents groupes de l’opposition extra-parlementaire — sont très bien documentés sur les milieux d’extrême droite, et plutôt que de se borner à accuser la jurisprudence et à dénoncer quelques individus qui auraient posé les bombes meurtrières, c’est de toute la renaissance du fascisme en Italie qu’ils démontent les mécanismes : provocation, « entrisme » d’éléments néo-fascistes dans les mouvements maoïstes, anarchistes, étudiants, financement des organisations et des journaux nationaux-socialistes, liens avec la dictature militaire en Grèce, biographies de responsables et de militants fascistes. Simultanément, ils font un tableau de la dégradation de la situation sociale et politique dans l’Italie de ces dernières années.
Les anarchistes se sont livré à la même analyse, même s’ils ont procédé moins systématiquement. Dès le mois d’août 1969, le bulletin de « Crocenera anarchica » — le secours international anarchiste — écrit que les arrestations de camarades milanais doivent être rapportées aux problèmes de l’Italie tout entière, « les mêmes qu’il y a 70 ans » : déséquilibre entre le Nord et le Midi, chômage, émigration, catastrophes naturelles ou dues à la négligence, organisation de la police et des carabiniers en pouvoir parallèle. Les révoltes les plus criantes éclatent à la périphérie sociale et politique : en Sardaigne, en Sicile, au Mezzogiorno, chez des paysans, dans des bourgades ; et la répression peut s’y exercer bien plus violemment que dans les usines Fiat à Turin ou Pirelli à Milan. La répression du gouvernement vise les victimes de sa propre violence ; et les partis d’opposition, « pour conserver leur peu de pouvoir, renoncent honteusement à tous leurs principes et font l’apologie de l’ordre » , donc de la réaction. « Quand les anarchistes disent qu’«avec l’arrestation des anarchistes commence le fascisme », ils entendent mettre en lumière la circonstance suivante : avec la répression violente exercée contre la périphérie sociale et politique, une opération de police plus générale a commencé. Le gouvernement qui a sur la conscience Avola, Battipaglia et l’Italie tout entière continue à parler de violence sans chercher à expliquer d’où vient cette violence. »
Les attentats et leur répression ne sont donc pas un problème pour les seuls anarchistes ; mais ce sont eux qui sont physiquement les plus touchés. Dès les premières minutes de l’enquête sur les bombes criminelles de décembre, les noms de plusieurs anarchistes étaient prononcés et ils allaient être arrêtés par dizaines ; Valpreda était immédiatement le bouc émissaire désigné.
Et pourtant, qu’est-ce que de tels attentats pouvaient avoir d’anarchiste ? Le 27 décembre, « Umanità Nova », l’hebdomadaire de la FAI, publie un éditorial intitulé : « Nous ne nous défendons pas, nous accusons ».
« Répétons-le : il y a tant d’humanité en nous autres, les anarchistes, tant de haine contre la violence sauvage et qui se prend elle-même pour fin, que nous transformons l’horreur envers le massacre aussi monstrueux qu’inimaginable de Milan en une profonde révolte contre ceux qui tentent, cyniquement, utilisant l’émotion générale, d’associer quelque idéologie progressiste — et en particulier l’idéologie libertaire — au massacre de vies humaines, dans un froid calcul de profit. Révolte profonde que la nôtre, contre une telle profanation de la souffrance des victimes innocentes, que n’adoucit pas la sincère indignation populaire, qui n’est que passagère. Révolte qui subsistera en nous-mêmes quand tous auront oublié, comme ils ont oublié les victimes des massacres d’ouvriers, et comme la chronique est lue distraitement qui fait connaître aujourd’hui le honteux verdict condamnant les auteurs conscients de l’immonde tragédie du Vajont — 2 000 victimes de la spéculation et de l’affairisme criminel — à un seul jour de prison. »
Toutefois, la plupart des journaux anarchistes se méfient d’abord de Valpreda et des autres arrêtés. Seul Pinelli « tombé » par la fenêtre après trois jours d’interrogatoire (alors qu’il était probablement déjà mort sous les coups des policiers, alors qu’il avait un alibi irréfutable, alors qu’il était venu volontairement se faire interroger, sur sa propre moto) jouissait de la confiance et de l’estime de tous. A son enterrement, la télévision a dénombré 3000 personnes. Le coup de force contre les anarchistes aura servi, pour quelque temps du moins, à ressouder les rangs de l’opposition extra-parlementaire.
Quant à Valpreda, il est si fortement accusé par la presse et les mouvements de l’extrême droite à une certaine gauche, on raconte tant de choses sur lui, que les milieux anarchistes doutent quelque temps. Très tôt, la Crocenera affirme cependant son innocence : c’est avant tout une conviction politique, car aucun anarchiste n’aurait pu commettre des attentats de ce genre, et ceux-ci s’insèrent parfaitement dans la logique de provocation-répression du gouvernement. Mais c’est aussi une conviction technique, à cause de son alibi, des nombreux indices en sa faveur et de la faiblesse des « preuves » contre lui. La seule qui tienne est la reconnaissance formelle d’un chauffeur de taxi, Rolandi ; mais on a appris depuis que le policier chargé de l’enquête aurait présenté une seule photo, celle de Valpreda, à ce chauffeur, en lui disant qu’il « devait le reconnaître» ; on a aussi trouvé au moins deux sosies possibles, militants d’extrême droite impliqués depuis longtemps dans de la provocation terroriste, et à qui leurs chefs auraient fort bien pu faire jouer le rôle de Valpreda. Ce dernier l’a bien compris, qui écrit dans une lettre sortie clandestinement de sa prison romaine : « Si vraiment le tueur de la Piazza Fontana a utilisé le taxi de Rolandi, c’est qu’il savait qu’il était complètement couvert et que quelqu’un d’autre serait reconnu à sa place. »
En effet, il y avait à coup sûr des provocateurs dans le groupe du « 22 mars » romain que fréquentait Valpreda : ex-militants fascistes qui avaient gardé un peu trop de relations avec leurs anciens amis, qui surtout proposaient un peu trop souvent de faire des actions terroristes, d’apprendre à confectionner des cocktails Molotov et d’autres jouets plus dangereux pour « tout foutre en l’air ». Nombreux sont les groupes d’extrême gauche et les mouvements étudiants qui ont été « infiltrés » de cette façon depuis quelques années, et pour un temps plus ou moins long, jusqu’à ce que les provocateurs et les indicateurs soient démasqués.
On a dit que les anarchistes étaient une proie plus facile à cause de leur organisation non centralisée, de leur idéologie mal définie ; mais, selon « La Strage di Stato », rares sont les groupes qui ont échappé à l’infiltration. Et si les anarchistes ont été une proie de choix, c’est surtout à cause de l’image traditionnelle du lanceur de bombes que les classes dirigeantes cultivent dans l’opinion publique et que l’on essaie de leur faire endosser à chaque occasion.
Aujourd’hui, une douzaine de camarades sont encore emprisonnés en Italie pour les attentats d’avril et de décembre. Le plus jeune d’entre eux, Roberto Mander, écrit à « Umanità Nova » de la maison de rééducation où il a été fourré :
« Je saisis l’occasion pour demander aux juges et aux policiers où ils étaient les 25 avril et 12 décembre ? Eh bien, je pense que ces messieurs respectables étaient sortis, à cette heure fatidique, pour prendre un café ou aller aux cabinets ; mais moi, pauvre citoyen, qui garantit que je n’étais pas à la Foire ou à la Piazza Fontana plutôt qu’au café à côté du bureau ? En somme, tout citoyen pouvait se trouver en chemin, pendant ces deux heures, sans alibi solide ; l’important, c’est qu’il n’ait pas professé d’idées anarchistes ; autrement, alibi ou non, il pouvait être incriminé, parce que la seule preuve déterminante pour des délits de ce genre, c’est le credo politique ; il est donc logique (selon la logique de l’Etat) que seuls des anarchistes soient arrêtés et accusés. »
On a vu que les fascistes italiens avaient des relations étroites avec certains milieux grecs. Un document grec secret publié par des journaux anglais en automne 1969 apporte des révélations surprenantes sur les attentats d’avril :
« Chapitre II. Action concrète. A. Les actions qui devaient se réaliser antérieurement n’ont pu être réalisées avant le 20 avril. La modification de nos plans a été rendue nécessaire parce qu’un contretemps a rendu difficile l’accès au pavillon Fiat [de la Foire de Milan, où l’une des bombes a explosé — ndt]. Les deux actions ont eu un effet remarqué. »
Par la suite, plusieurs hommes de main des fascistes ont déclaré qu’on leur avait proposé toutes sortes d’attentats, devant parfois mettre en danger des vies humaines, pour créer en Italie une psychose de coup d’Etat. Après leurs déclarations, ils ont disparu de la circulation, ou ont reçu des menaces graves, comme en reçoivent régulièrement les anarchistes qui en savent trop long ou les avocats qui cherchent trop loin.
N’allons pas jusqu’à dire que les anarchistes sont purs de tout soupçon, ne portent aucune responsabilité dans les actes terroristes et dans l’escalade de la provocation et de la répression. Il faut avant tout distinguer les attentats qu’ils peuvent avoir commis — comme nous l’avons montré plus haut — et ceux qui sont étrangers à toute idéologie et à toute stratégie anarchistes. Mais il faut aussi se demander quelle part ils prennent dans la conservation du stéréotype « anarchie = bombe ». Pour s’en défaire, il leur faut proposer une stratégie radicalement différente, définir clairement les types d’action — les « actions exemplaires » sont à cet égard un thème à discuter — et, surtout, arrêter de jouer avec les explosifs. Quand ça fait boum, ça fait surtout plaisir à celui qui a posé l’engin, mais a‑t-on jamais vu que cela fît avancer la révolution ?
Le terrorisme et la provocation posent aussi, une fois de plus, le problème de l’organisation. La chasse aux sorcières menée contre les anarchistes a permis au mouvement italien de se débarrasser d’éléments douteux et de resserrer les rangs ; mais il eût mieux valu pouvoir le faire sans tous les emprisonnements, tous les interrogatoires et toutes les perquisitions qui ont eu lieu ces derniers mois. Nous aux provocateurs et à la suspicion de l’Etat ; au moins devrions-nous pouvoir être sûrs de nous-mêmes et des nôtres. L’insécurité et le malaise qui ont régné parmi nous, ne fût-ce que quelques jours, après les derniers attentats meurtriers, et qui renaissent à chaque événement équivoque, montrent que le doute subsiste. La création de comités contre la répression et de secours aux militants, un peu partout en Europe [[En Italie : Crocenera anarchica, c/o Circolo Ponte della Ghisolfa, Piazzale Lugano 31, 20 158 Milano. Versements au nom d’Umberto del Grande.]], montre que la solidarité est cependant agissante, et permettra peut-être une action de type préventif.
1er septembre 1970.
Marie Martin