Il est quand même évident que nous ne voulons pas concurrencer « Recherches libertaires » qui nous semble remplir cette tâche unique et importante qui est la renaissance d’une réflexion anarchiste adaptée aux temps que nous vivons.)]
Aujourd’hui le mouvement anarchiste est composé essentiellement de petits groupes locaux actifs et parfois activistes sans beaucoup de liens entre eux. Une de leurs particularités est la fragilité extrême de leur existence. Il suffit d’un départ de leaders, étudiants ou pas, d’un coup de vent ou même de la répression policière pour qu’un ou deux ans après leur naissance ils sombrent dans l’inconnu. Souvent, alors, certains de leurs participants resurgissent çà et là, silencieusement, ou en proclamant qu’ils y étaient et qu’on verra ce qu’on verra. Cela a pour conséquence qu’il est pratiquement impossible de savoir s’il ne s’est pas glissé parmi ces revenants un provocateur. Il serait ridicule de proposer la création d’un fichier national. Cela a déjà été fait par quelques groupes autoritaires. Ce serait faciliter à l’excès le travail de la police mais, plus grave, ce serait contraire à l’idéal anarchiste. Il serait tout aussi ridicule de refuser de se poser le problème. Pour ne pas sombrer dans la flicomanie et la délation interne, il faut lier ce problème à celui de la répression et à celui de la réflexion.
Il est ambitieux de tout aborder de front. Pourtant, si on regarde la situation du mouvement anar actuellement, on discerne un certain nombre de choses. D’abord et avant tout la pauvreté incroyable des groupes puis (ceci en est une conséquence positive) un effort de regroupement dans deux sens bien distincts.
Commençons par ce qu’il est convenu d’appeler la pauvreté de l’«après-Mai ».
Les retombées de ce mois se sont fait durement sentir dans les différents groupes. La sensation profonde qu’il y avait quelque chose de changé et l’impossibilité de déterminer exactement quoi amenèrent beaucoup de groupes soit à se torpiller par purisme (même si c’est deux ans après) soit à plonger dans un activisme débordant où chaque petite action prit une dimension triomphaliste. Les groupes n’eurent pas la possibilité de prendre du recul et d’ailleurs ne l’ont toujours pas. C’est alors que prit une grande importance (du fait de l’absence d’autre chose) le courant « pseudo-situ ». Il se caractérise par sa critique destructive tous azimuts et par son langage incompréhensible au militant moyen (je ne parle pas des ouvriers). Les thèmes utilisés, empruntés pour la plupart aux thèses de l’Internationale situationniste jouent sur la mauvaise conscience inhérente aux anars. En effet, qui parmi nous ne se sait pas aliéné ? Le nier serait refuser la réalité. Il ne suffit pourtant pas de convaincre les autres de leur impuissance sexuelle et politique pour les libérer. Il est remarquable que les critiques les plus violentes s’adressent presque toutes aux camarades les plus proches politiquement. En parodiant honteusement, leur devise semble être : « Tuez-les tous, l’IS retrouvera les siens ! » Il faut tenter de mettre fin à ce néo-nihilisme sans toutefois jeter le bébé avec le bain. La plupart des critiques de l’IS sont fondées, il faudrait pourtant les aborder avec moins d’agressivité gratuite.
Il existe aussi parmi presque tous les groupes une impossibilité d’analyse permanente de l’action en cours, de la situation politique et des motivations des militants, et cela dans un langage normal épuré du vocabulaire révolutionnaire.
Quand il y a analyse, elle est faite en cercle fermé, avec les mêmes éléments subjectifs, dans une ambiance révolutionnariste. Après ladite pauvreté, examinons le problème des regroupements. Il y en a de deux sortes : le régional et le politique. Sur le plan régional, on assiste dans l’Est et le Midi à des tentatives de création d’union de groupes sans distinction de tendance politique, le fait de se réclamer de l’anarchisme étant suffisant en soi. Les choses sont déjà assez avancées dans l’Est où les réunions se succèdent et où le BI en est déjà à son numéro 4. Il est intéressant de noter à ce propos que cette union est née de l’initiative de camarades de la FA alors que la majorité de ses membres en sont en dehors et entendent y rester. Dans cette union il y a beaucoup de difficultés causées par des différences de langage (présence d’Italiens, d’Espagnols et de Français), des différences de situation (minorité de travailleurs) et des différences d’âge assez prononcées.
Tout cela fait qu’après plusieurs réunions on ne se connaît que fort peu.
Je ne sais quelle est la situation dans le Midi mais, d’après les informations recueillies, elle semble être en plein mouvement. Les regroupements politiques sont d’une teinte très différente. J’en citerai deux (je n’en connais pas d’autres actuellement): le MCL (Mouvement communiste libertaire) et UGAL (Union des groupes autonomes libertaires). Chacun semble affirmer être le seul vrai et voit les autres de haut. Visant à être des avant-gardes ou de grandes organisations, ils vont avoir tendance à adopter des positions autoritaires (cela se sent déjà dans leurs textes) d’abord à l’égard des autres groupes puis en leur sein. Pourtant ces unions politiques sont la conséquence de la prise de conscience de l’après-Mai et de sa pauvreté.
Quelque nécessaires que soient ces unions, ni les unions régionales ni encore moins les unions politiques ne pourront résoudre le problème actuel du mouvement anarchiste en France (dans les autres pays ce n’est pas mes oignons).
Il y a deux besoins : stabilité dans le temps (base d’appui) et possibilité de réflexion vraie correspondant à la réalité globale et locale. Je prétends donc qu’on ne peut les résoudre ni dans de petits groupes ni dans des unions régionales ou politiques. Il est nécessaire, pour que nous autres anarchistes puissions ensemble être et réfléchir calmement, que des liens affectifs profonds existent entre nous. Ces liens ne peuvent exister vraiment dans des unions régionales ou politiques. Que proposer alors ?
Il faudrait qu’à partir des unions régionales (et pourquoi pas politiques?) des regroupements s’opèrent, non plus sur des bases géographiques locales, mais nationales, sur un accord politique (autant théorique que pratique) et sur des liens affectifs. Ces trois bases, nationalité, politisation et affectivité, me semblent être essentielles si l’on veut créer quelque chose de durable.
Nationalité
Nationalité prend ici une dimension géographique, évidemment. Si un groupe est international, ce n’en est que meilleur. Il est nécessaire que les membres de ces groupes soient de partout afin de saisir les différentes facettes de la même réalité, chacun dans sa pratique différente. Il est certain qu’une telle dispersion entraîne des problèmes de relations (écrits et voyages) ainsi que financiers.
Politisation
Politisation : L’accord politique ne peut être total (ou alors plus de discussions ni de recherches), pourtant il doit y tendre. Il doit être autant au niveau de la théorie et de la recherche qu’au niveau de la pratique de chacun. Surtout il faut de prime abord ne vouloir à aucun prix être une avant-garde de quelque sorte que ce soit. Autant parce qu’un peu de modestie ne fait de mal à personne que parce qu’une telle position compromet gravement les relations avec les autres groupes et camarades.
Affectivité
Il faut se garder comme de la peste de n’avoir que des relations affectives ou de les privilégier. Il n’y a rien de pire qu’un groupe politique de copains. En dehors du fait que cela crée des relations curieuses, cela empêche toute entrée régulière de nouveaux, et cela amène à l’échec final amèrement regretté, une blessure profonde ne créant que des aigris. Pourtant les relations affectives sont nécessaires car elles sont un facteur important dans la confrontation des idées. Dans la société quotidienne confrontée à nos problèmes, nous sommes obligés de nous cuirasser pour à la fois ne pas reculer devant les attaques et céder devant le doute. Cette mise en état de défense permanente, entraîne à la longue une impossibilité d’autoanalyse ainsi que des relations fausses avec les gens que nous fréquentons.
Se sentant bien avec des camarades dans le groupe, se sachant en sécurité, ne craignant plus d’être détruit, chacun pourra essayer de se rouvrir complètement, se sachant compris. C’est alors que se sentant bien, en accord politique avec des camarades venus de partout, il sera possible de mener année après année, un travail commun qui fera avancer et les individus et le mouvement.
Il serait ridicule de penser que je propose une recette efficace à cent pour cent. Ma proposition ne permet, à mon sens, que d’aborder plus sérieusement les difficultés et les tensions qui surgiront inévitablement dans ces groupes. Elle permet aussi de créer une ossature stable, des points de repères, et un réseau de relations permanentes dans le mouvement anarchiste français.
Pierre Sommermeyer