La Presse Anarchiste

Le Mouvement anarchiste

[(Pour la pre­mière fois depuis le n° 8, nous réen­ta­mons ce que nous vou­lons être un dia­logue avec les cama­rades des autres groupes anar­chistes. Aupa­ra­vant, nous avons accor­dé beau­coup plus d’importance à la deuxième par­tie de notre éti­quette et à notre soli­da­ri­té active avec les objec­teurs. Deux sortes d’événements nous poussent à cela ; les atten­tats d’Italie, et la recru­des­cence de la répres­sion, ain­si que les ten­ta­tives de regroupements.

Il est quand même évident que nous ne vou­lons pas concur­ren­cer « Recherches liber­taires » qui nous semble rem­plir cette tâche unique et impor­tante qui est la renais­sance d’une réflexion anar­chiste adap­tée aux temps que nous vivons.)]

Aujourd’hui le mou­ve­ment anar­chiste est com­po­sé essen­tiel­le­ment de petits groupes locaux actifs et par­fois acti­vistes sans beau­coup de liens entre eux. Une de leurs par­ti­cu­la­ri­tés est la fra­gi­li­té extrême de leur exis­tence. Il suf­fit d’un départ de lea­ders, étu­diants ou pas, d’un coup de vent ou même de la répres­sion poli­cière pour qu’un ou deux ans après leur nais­sance ils sombrent dans l’inconnu. Sou­vent, alors, cer­tains de leurs par­ti­ci­pants resur­gissent çà et là, silen­cieu­se­ment, ou en pro­cla­mant qu’ils y étaient et qu’on ver­ra ce qu’on ver­ra. Cela a pour consé­quence qu’il est pra­ti­que­ment impos­sible de savoir s’il ne s’est pas glis­sé par­mi ces reve­nants un pro­vo­ca­teur. Il serait ridi­cule de pro­po­ser la créa­tion d’un fichier natio­nal. Cela a déjà été fait par quelques groupes auto­ri­taires. Ce serait faci­li­ter à l’excès le tra­vail de la police mais, plus grave, ce serait contraire à l’idéal anar­chiste. Il serait tout aus­si ridi­cule de refu­ser de se poser le pro­blème. Pour ne pas som­brer dans la fli­co­ma­nie et la déla­tion interne, il faut lier ce pro­blème à celui de la répres­sion et à celui de la réflexion.

Il est ambi­tieux de tout abor­der de front. Pour­tant, si on regarde la situa­tion du mou­ve­ment anar actuel­le­ment, on dis­cerne un cer­tain nombre de choses. D’abord et avant tout la pau­vre­té incroyable des groupes puis (ceci en est une consé­quence posi­tive) un effort de regrou­pe­ment dans deux sens bien distincts.

Com­men­çons par ce qu’il est conve­nu d’appeler la pau­vre­té de l’«après-Mai ».

Les retom­bées de ce mois se sont fait dure­ment sen­tir dans les dif­fé­rents groupes. La sen­sa­tion pro­fonde qu’il y avait quelque chose de chan­gé et l’impossibilité de déter­mi­ner exac­te­ment quoi ame­nèrent beau­coup de groupes soit à se tor­piller par purisme (même si c’est deux ans après) soit à plon­ger dans un acti­visme débor­dant où chaque petite action prit une dimen­sion triom­pha­liste. Les groupes n’eurent pas la pos­si­bi­li­té de prendre du recul et d’ailleurs ne l’ont tou­jours pas. C’est alors que prit une grande impor­tance (du fait de l’absence d’autre chose) le cou­rant « pseu­do-situ ». Il se carac­té­rise par sa cri­tique des­truc­tive tous azi­muts et par son lan­gage incom­pré­hen­sible au mili­tant moyen (je ne parle pas des ouvriers). Les thèmes uti­li­sés, emprun­tés pour la plu­part aux thèses de l’Internationale situa­tion­niste jouent sur la mau­vaise conscience inhé­rente aux anars. En effet, qui par­mi nous ne se sait pas alié­né ? Le nier serait refu­ser la réa­li­té. Il ne suf­fit pour­tant pas de convaincre les autres de leur impuis­sance sexuelle et poli­tique pour les libé­rer. Il est remar­quable que les cri­tiques les plus vio­lentes s’adressent presque toutes aux cama­rades les plus proches poli­ti­que­ment. En paro­diant hon­teu­se­ment, leur devise semble être : « Tuez-les tous, l’IS retrou­ve­ra les siens ! » Il faut ten­ter de mettre fin à ce néo-nihi­lisme sans tou­te­fois jeter le bébé avec le bain. La plu­part des cri­tiques de l’IS sont fon­dées, il fau­drait pour­tant les abor­der avec moins d’agressivité gratuite.

Il existe aus­si par­mi presque tous les groupes une impos­si­bi­li­té d’analyse per­ma­nente de l’action en cours, de la situa­tion poli­tique et des moti­va­tions des mili­tants, et cela dans un lan­gage nor­mal épu­ré du voca­bu­laire révolutionnaire.

Quand il y a ana­lyse, elle est faite en cercle fer­mé, avec les mêmes élé­ments sub­jec­tifs, dans une ambiance révo­lu­tion­na­riste. Après ladite pau­vre­té, exa­mi­nons le pro­blème des regrou­pe­ments. Il y en a de deux sortes : le régio­nal et le poli­tique. Sur le plan régio­nal, on assiste dans l’Est et le Midi à des ten­ta­tives de créa­tion d’union de groupes sans dis­tinc­tion de ten­dance poli­tique, le fait de se récla­mer de l’anarchisme étant suf­fi­sant en soi. Les choses sont déjà assez avan­cées dans l’Est où les réunions se suc­cèdent et où le BI en est déjà à son numé­ro 4. Il est inté­res­sant de noter à ce pro­pos que cette union est née de l’initiative de cama­rades de la FA alors que la majo­ri­té de ses membres en sont en dehors et entendent y res­ter. Dans cette union il y a beau­coup de dif­fi­cul­tés cau­sées par des dif­fé­rences de lan­gage (pré­sence d’Italiens, d’Espagnols et de Fran­çais), des dif­fé­rences de situa­tion (mino­ri­té de tra­vailleurs) et des dif­fé­rences d’âge assez prononcées.

Tout cela fait qu’après plu­sieurs réunions on ne se connaît que fort peu.

Je ne sais quelle est la situa­tion dans le Midi mais, d’après les infor­ma­tions recueillies, elle semble être en plein mou­ve­ment. Les regrou­pe­ments poli­tiques sont d’une teinte très dif­fé­rente. J’en cite­rai deux (je n’en connais pas d’autres actuel­le­ment): le MCL (Mou­ve­ment com­mu­niste liber­taire) et UGAL (Union des groupes auto­nomes liber­taires). Cha­cun semble affir­mer être le seul vrai et voit les autres de haut. Visant à être des avant-gardes ou de grandes orga­ni­sa­tions, ils vont avoir ten­dance à adop­ter des posi­tions auto­ri­taires (cela se sent déjà dans leurs textes) d’abord à l’égard des autres groupes puis en leur sein. Pour­tant ces unions poli­tiques sont la consé­quence de la prise de conscience de l’après-Mai et de sa pauvreté.

Quelque néces­saires que soient ces unions, ni les unions régio­nales ni encore moins les unions poli­tiques ne pour­ront résoudre le pro­blème actuel du mou­ve­ment anar­chiste en France (dans les autres pays ce n’est pas mes oignons).

Il y a deux besoins : sta­bi­li­té dans le temps (base d’appui) et pos­si­bi­li­té de réflexion vraie cor­res­pon­dant à la réa­li­té glo­bale et locale. Je pré­tends donc qu’on ne peut les résoudre ni dans de petits groupes ni dans des unions régio­nales ou poli­tiques. Il est néces­saire, pour que nous autres anar­chistes puis­sions ensemble être et réflé­chir cal­me­ment, que des liens affec­tifs pro­fonds existent entre nous. Ces liens ne peuvent exis­ter vrai­ment dans des unions régio­nales ou poli­tiques. Que pro­po­ser alors ?

Il fau­drait qu’à par­tir des unions régio­nales (et pour­quoi pas poli­tiques?) des regrou­pe­ments s’opèrent, non plus sur des bases géo­gra­phiques locales, mais natio­nales, sur un accord poli­tique (autant théo­rique que pra­tique) et sur des liens affec­tifs. Ces trois bases, natio­na­li­té, poli­ti­sa­tion et affec­ti­vi­té, me semblent être essen­tielles si l’on veut créer quelque chose de durable.

Natio­na­li­té

Natio­na­li­té prend ici une dimen­sion géo­gra­phique, évi­dem­ment. Si un groupe est inter­na­tio­nal, ce n’en est que meilleur. Il est néces­saire que les membres de ces groupes soient de par­tout afin de sai­sir les dif­fé­rentes facettes de la même réa­li­té, cha­cun dans sa pra­tique dif­fé­rente. Il est cer­tain qu’une telle dis­per­sion entraîne des pro­blèmes de rela­tions (écrits et voyages) ain­si que financiers.

Poli­ti­sa­tion

Poli­ti­sa­tion : L’accord poli­tique ne peut être total (ou alors plus de dis­cus­sions ni de recherches), pour­tant il doit y tendre. Il doit être autant au niveau de la théo­rie et de la recherche qu’au niveau de la pra­tique de cha­cun. Sur­tout il faut de prime abord ne vou­loir à aucun prix être une avant-garde de quelque sorte que ce soit. Autant parce qu’un peu de modes­tie ne fait de mal à per­sonne que parce qu’une telle posi­tion com­pro­met gra­ve­ment les rela­tions avec les autres groupes et camarades.

Affec­ti­vi­té

Il faut se gar­der comme de la peste de n’avoir que des rela­tions affec­tives ou de les pri­vi­lé­gier. Il n’y a rien de pire qu’un groupe poli­tique de copains. En dehors du fait que cela crée des rela­tions curieuses, cela empêche toute entrée régu­lière de nou­veaux, et cela amène à l’échec final amè­re­ment regret­té, une bles­sure pro­fonde ne créant que des aigris. Pour­tant les rela­tions affec­tives sont néces­saires car elles sont un fac­teur impor­tant dans la confron­ta­tion des idées. Dans la socié­té quo­ti­dienne confron­tée à nos pro­blèmes, nous sommes obli­gés de nous cui­ras­ser pour à la fois ne pas recu­ler devant les attaques et céder devant le doute. Cette mise en état de défense per­ma­nente, entraîne à la longue une impos­si­bi­li­té d’autoanalyse ain­si que des rela­tions fausses avec les gens que nous fréquentons.

Se sen­tant bien avec des cama­rades dans le groupe, se sachant en sécu­ri­té, ne crai­gnant plus d’être détruit, cha­cun pour­ra essayer de se rou­vrir com­plè­te­ment, se sachant com­pris. C’est alors que se sen­tant bien, en accord poli­tique avec des cama­rades venus de par­tout, il sera pos­sible de mener année après année, un tra­vail com­mun qui fera avan­cer et les indi­vi­dus et le mouvement.

Il serait ridi­cule de pen­ser que je pro­pose une recette effi­cace à cent pour cent. Ma pro­po­si­tion ne per­met, à mon sens, que d’aborder plus sérieu­se­ment les dif­fi­cul­tés et les ten­sions qui sur­gi­ront inévi­ta­ble­ment dans ces groupes. Elle per­met aus­si de créer une ossa­ture stable, des points de repères, et un réseau de rela­tions per­ma­nentes dans le mou­ve­ment anar­chiste français.

Pierre Som­mer­meyer

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