La Presse Anarchiste

Stratégie de la révolution non-violente

[[Ce texte était, lors de sa pub­li­ca­tion, mis en par­al­lèle avec des com­men­taires et des notes qui ne sont pas de l’au­teur. J’ai lais­sé aux notes leur car­ac­tère (ren­voi en bas de page), les com­men­taires appa­rais­sent au sein de cadres, qui, si ils peu­vent gên­er la lec­ture, per­me­t­tent de ren­dre, par­tielle­ment, l’aspect orig­i­nal de cette mise en page. ]]

[(L’auteur, 32 ans, est doc­teur en philolo­gie ; il a présen­té en 1965 une thèse sur « l’insurrection non vio­lente, une alter­na­tive à la guerre civile ». Depuis 1966, il est assis­tant en soci­olo­gie à l’institut Otto-Suhr (sci­ences poli­tiques) à l’université libre de Berlin.
Le texte qui suit est extrait de « Junge Kirche » (mai 1969), revue de la branche alle­mande du Mou­ve­ment inter­na­tion­al de la réc­on­cil­i­a­tion. Il pose le prob­lème, entre autres, de l’action non vio­lente com­parée à celle des gauchistes. La présen­ta­tion, les notes, les com­men­taires sont le résul­tat d’une ren­con­tre de tra­vail qui s’est tenue dans les Vos­ges les 16, 17 et 18 mai 1970.)]

Présentation

La pub­li­ca­tion de ce texte nous amène à pos­er de nou­veau la ques­tion de notre ori­en­ta­tion. En effet, on nous a déjà fait remar­quer que nous nous lais­sions influ­encer par une cer­taine pen­sée religieuse, que d’autre part nous étions beau­coup plus non vio­lents qu’anarchistes. C’est un fait établi que notre groupe s’est ouvert à des croy­ants, à des croy­ants qui se récla­ment de l’anarchisme. Lorsque nous dia­loguons avec des chré­tiens, lorsque nous accep­tons « leurs » tac­tiques, nous ne pen­sons pas avoir de dettes envers le chris­tian­isme qui n’a pas le mono­pole de la non-violence.

Un de nos buts, et c’est en par­tie la rai­son de la pub­li­ca­tion du texte de Ebert, c’est de met­tre en valeur l’anarchisme par­tiel qui vit dans la pen­sée et dans l’action de mil­i­tants, notam­ment chré­tiens, proches de nous, de le leur dire et d’exprimer notre accord pour aller plus loin. Met­tre l’accent sur des domaines pré­cis con­tenant des ger­mes lib­er­taires, aider à une prise de con­science, théoris­er ce qui n’est qu’action de cir­con­stances, n’est-ce pas tra­vailler dans un sens qui est le nôtre ?

Il n’a jamais été ques­tion pour les anar­chistes de faire la révo­lu­tion seuls : la révo­lu­tion a d’autant plus de valeur qu’elle est un mou­ve­ment pro­fond et général, un soulève­ment majori­taire qui, pour s’imposer, néces­site d’autant moins de vio­lences. Barthéle­my de Ligt recon­nais­sait la qual­ité de la révo­lu­tion au min­i­mum de vio­lence man­i­festée, à son absence même. Quant à nous, en rad­i­cal­isant notre exi­gence, en rajoutant la non-vio­lence au pro­jet ini­tial de révo­lu­tion anar­chiste, il peut paraître que nous dimin­uons encore nos chance de réus­site. Sans jamais bien nous expli­quer à ce sujet, nous avons déjà dit que la non-vio­lence présen­tait un poten­tiel lib­er­taire, que les con­cor­dances avec l’anarchisme étaient nom­breuses et les dif­férences surtout liées aux tra­di­tions his­toriques respec­tives. Le thème de la révo­lu­tion non vio­lente pour­tant n’a pas encore été sérieuse­ment appro­fon­di, ne serait-ce que pour con­fron­ter but et moyen avec ceux de la « société future anar­chiste » et la façon d’y parvenir.

Le texte de Ebert et les propo­si­tions qui s’y trou­vent peu­vent être un jalon sur le chemin. Avec Ebert pas d’exotisme non vio­lent à la façon indi­enne ; nous sommes en Europe, dans un pays indus­tri­al­isé, au XXe siè­cle. (Nous sommes aus­si en plein folk­lore gauchiste.)

Ebert est protes­tant : cer­tains pas­sages sen­tent la « char­ité chré­ti­enne », son lan­gage n’est pas tou­jours le nôtre, son vocab­u­laire peut nous faire sourire, mais si une révo­lu­tion non vio­lente se met en marche, anar­chiste ou pas, elle se fera aus­si avec les croyants.

La tac­tique essen­tielle, et il n’est pas en cela orig­i­nal, c’est le boy­cottage de la société de con­som­ma­tion par les con­som­ma­teurs. On rejoint là une ques­tion déjà dis­cutée et posée d’une tout autre façon, mais qui n’a jamais, dans ANV, béné­fi­cié d’une expres­sion écrite ; nous résum­ions par la for­mule : non-vio­lence = pauvreté.

La mise en échec de la société de con­som­ma­tion par le boy­cottage, son rem­place­ment par une société de ser­vice, c’est un pro­gramme à étudi­er, à expli­quer, à pro­pos­er comme plate-forme de com­bat. Par­al­lèle­ment, Ebert pro­pose la mise sur pied, la créa­tion de « ter­ri­toires libérés ».

Mais toute col­lec­tiv­ité humaine estimée comme val­able implique sa défense : défense col­lec­tive que nous souhaitons non violente.

Il s’agit donc aus­si pour nous de voir dans quelle mesure des « struc­tures libres », sinon lib­er­taires, favorisent une défense col­lec­tive non vio­lente, s’il y a plus que de sim­ples con­cor­dances entre cer­tains aspects de l’anarchisme et cer­tains aspects de la non-vio­lence, si dans des notions comme : « révo­lu­tion au ras du sol », créa­tion de dou­ble pou­voir, de pou­voir par­al­lèle, de pou­voir du bas vers le haut, il n’y a pas coïn­ci­dence entre pou­voir non vio­lent et pou­voir anarchiste.

ANV

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Le 9 juin 1967, jour de l’enterrement de Ben­no Ohne­sorg, lors de son con­grès de résis­tance à Hanovre, l’Opposition extra-par­lemen­taire (APO) inau­gu­ra un grand débat sur la stratégie d’un change­ment social rad­i­cal en Alle­magne fédérale, et à Berlin-Ouest. Depuis ce con­grès nous avons vu très peu, trop peu, de change­ments dans les méth­odes essen­tielles de l’action. Dans l’ensemble, on reste fidèle aux « formes rit­u­al­isées de provo­ca­tion » pré­con­isées par Hans Jür­gen Krahl, mem­bre du SDS de Francfort.

L’escalade de la provo­ca­tion aboutit à Pâques 1968 aux inci­dents devant les suc­cur­sales des Edi­tions Springer. On y fran­chit le seuil de la « vio­lence con­tre les objets ». Le 4 novem­bre 1968, lors du procès de l’avocat Mahler, devant le Tri­bunal d’Honneur berli­nois, on fran­chit même le seuil de la « vio­lence con­tre les per­son­nes » (que l’on s’était pour­tant imposé de ne pas franchir aupar­a­vant) en lançant des pier­res con­tre les policiers.

Pour Rudi Dutschke, ces provo­ca­tions avaient pour but « d’ouvrir une brèche par laque­lle nous pour­rons intro­duire nos arguments ».

Depuis la fin de l’année 1968, ce que l’on appelle la « psy­cho ter­reur » se présente de moins en moins comme une attaque intel­lectuelle con­tre la sécu­rité de « l’establishment » ou une démon­stra­tion du pou­voir révo­lu­tion­naire de rechange pré­con­isé par l’APO, mais bien plutôt comme un sim­ple affron­te­ment psy­chique et physique. Cette provo­ca­tion était pour une bonne part la réponse à la répres­sion exer­cée par le régime, mais au lieu d’ouvrir une brèche à des argu­ments, elle a eu pour con­séquence l’éclatement, dans plusieurs villes uni­ver­si­taires, du mou­ve­ment de protes­ta­tion tout en jus­ti­fi­ant, aux yeux de l’opinion publique manip­ulée, la légitim­ité de nou­velles mesures de répres­sion réactionnaires.

Cer­taines ten­ta­tives de chang­er totale­ment le style de ces provo­ca­tions et de deman­der aux man­i­fes­tants de se met­tre, au préal­able, d’accord sur un com­porte­ment stricte­ment non vio­lent, ne promet­tent, d’après les expéri­ences berli­nois­es, que peu de suc­cès. Con­sid­érées par des groupes extrémistes comme des entre­pris­es con­cur­ren­tielles, elles seront noy­autées sans grand égard pour qui que ce soit. Quant à la pop­u­la­tion, elle est à un tel point con­di­tion­née qu’aucune démon­stra­tion tumultueuse dans la rue n’ouvre plus la moin­dre brèche dans sa conscience.

Et tan­dis que l’APO enreg­istre de sévères chocs en retour, les guer­res du Viet­nam et du Biafra récla­ment tou­jours de nou­velles vic­times, les dic­ta­teurs règ­nent inlass­able­ment en Grèce, en Espagne, au Por­tu­gal, au Brésil, en Iran, l’opposition social­iste est opprimée dans les pays com­mu­nistes qui pour ce faire se ser­vent d’arguments con­tre la poli­tique agres­sive de la République fédérale, les Noirs du pays le plus riche du monde con­tin­u­ent à pour­rir dans des ghet­tos mis­érables, et la course aux prof­its empêche chez nous aus­si l’établissement de con­di­tions de vie plus humaines. Or tous ces prob­lèmes, tout proches de nous, sont trop pres­sants pour que nous puis­sions nous per­me­t­tre le luxe de pleur­er sur les « occa­sions révo­lu­tion­naires man­quées » et chercher la paix avec le régime exis­tant en appli­quant à « l’establishment » des réformes pure­ment cosmétiques.

Nous avons besoin de méth­odes d’action rad­i­cales sus­cep­ti­bles d’atteindre réelle­ment le sys­tème cap­i­tal­iste. Il me sem­ble impor­tant que nous nous intéres­sions à des formes de lutte encore incon­nues chez nous, dont entre autres le boy­cottage par les con­som­ma­teurs. Nous en par­lerons ici comme l’une des formes d’action immé­di­ate. Nous nous efforcerons ensuite de présen­ter une stratégie d’ensemble de la révo­lu­tion non vio­lente ou plutôt de la réforme rad­i­cale et per­ma­nente de dépasse­ment du sys­tème actuel.

[(A par­tir de l’expérience gand­hi­enne et autour de ce que l’on peut appel­er l’idéologie non vio­lente, des hommes comme Vino­ba, Luther King, Dol­ci et bien d’autres ont fait sur­gir un pro­jet : la révo­lu­tion non vio­lente. Vino­ba lui a don­né un début de réal­i­sa­tion ; pour Dol­ci, le résul­tat est plus mod­este. Quant à Luther King, l’idée ne se fai­sait jour qu’après une série d’actions avec des buts bien pré­cis. L’Internationale des résis­tants à la guerre (IRG), organ­i­sa­tion paci­fiste et non vio­lente, donne la « société non vio­lente » comme but de son organ­i­sa­tion. Au siè­cle passé, Kropotkine et d’autres prévoy­aient la révo­lu­tion anar­chiste comme immi­nente. S’il y eut des révo­lu­tions, si elles furent sociales, elles se car­ac­téri­saient essen­tielle­ment par leur jacobin­isme, leur autori­tarisme, avec l’exception des mag­nifiques expéri­ences d’Ukraine et d’Espagne qui finirent dans le sang.

* * * *

Il est logique de se référ­er à Gand­hi lorsque l’on cherche à éla­bor­er une stratégie de la révo­lu­tion non vio­lente. En effet, par son action non vio­lente rad­i­cale, Gand­hi, aidé par le peu­ple indi­en, est par­venu à met­tre l’impérialisme anglais en échec. Cepen­dant, lim­iter toute référence sur l’action non vio­lente à l’expérience de Gand­hi ne nous paraît pas entière­ment appro­prié. Il serait par exem­ple intéres­sant d’étudier les rela­tions de Gand­hi avec le par­ti du Con­grès, par­ti qui détient tou­jours le pou­voir en Inde et qui, mal­gré ses nom­breuses références à Gand­hi, n’a pas hésité une sec­onde à recon­stituer une armée nationale. Cette fail­lite de la pen­sée gand­hi­enne dans le pays natal du pro­mo­teur pour­rait être mise en par­al­lèle avec la trahi­son de l’antimilitarisme par les dirigeants social­istes et syn­di­cal­istes en 1914, à la suite de l’assassinat de Jau­rès. Il ne s’agit nulle­ment de com­par­er Jau­rès à Gand­hi, mais de chercher à com­pren­dre l’échec d’un mou­ve­ment d’idées qui soule­va d’enthousiasme une grande par­tie du peu­ple indien.)]

Les socialistes ? des consommateurs intégrés

Lorsque, le 18 févri­er (1969), l’APO man­i­fes­tait sur le Kur­fürs­ten­damm à Berlin con­tre la guerre améri­caine au Viet­nam en cri­ant « Ho-Ho-Ho Chi-minh » et en bran­dis­sant des posters de chefs social­istes célèbres, elle pas­sait devant un mag­a­sin de mode mas­cu­line qui se ser­vait pour sa pub­lic­ité de posters sem­blables de Mao et de Ho Chi-minh. Per­son­ne ne sem­ble avoir con­sid­éré cela comme une provo­ca­tion. De nom­breux gauchistes berli­nois trou­vent par­faite­ment nor­mal de s’habiller selon le « Mao-look », de se vêtir de cuir et de se laiss­er pouss­er une barbe à la Che Gue­vara, de renon­cer aux cig­a­rettes « Peter Stuyvesant » en faveur des « sans fil­tre » de la « Main Rouge » (Roth-Hän­dle). On recon­naît un « social­iste » berli­nois à ce com­porte­ment qui ne fait pas le moin­dre mal à la société de con­som­ma­tion. Selon mon expéri­ence per­son­nelle, on dépense, lors des « teach-in » révo­lu­tion­naires, davan­tage d’argent en cig­a­rettes et Coca-Cola qu’on n’en recueille pour le sou­tien des révo­lu­tion­naires en lutte. Je sup­pose que le bud­get d’un gauchiste ne se dis­tingue guère de celui d’un réac­tion­naire de droite ayant les mêmes revenus. Même si le gauchiste choisit éventuelle­ment d’autres mar­ques que celui-ci, il n’en reste pas moins un con­som­ma­teur par­faite­ment intégré.

Si, par-dessus le marché, il brise les vit­rines [[C’est un peu rapi­de de cri­ti­quer le bris de vit­rines en arguant du fait que cela ren­tre dans le cir­cuit économique de pro­duc­tion. Toute casse a une valeur psy­chologique de démon­stra­tion pour les spec­ta­teurs. L’efficacité de tels actes reste à démon­tr­er.]] du Kaufhaus des West­ens (qui valent quelque 200 000 DM), il accom­plit pour la société de con­som­ma­tion un acte haute­ment méri­toire. Car, même dans les prévi­sions de gaspillage plan­i­fié de Vance Packard, le verre à vit­res est con­sid­éré comme inin­téres­sant, parce que rel­a­tive­ment résis­tant à l’usage et peu sen­si­ble à la mode. Aus­si longtemps que les révo­lu­tion­naires ne fer­ont que brandir des posters et des ban­deroles, qu’ils casseront, ici et là, quelque mobili­er ou des car­reaux, même s’ils incen­di­ent des voitures, ils ne toucheront aucune­ment au nerf vital du sys­tème. Bien au con­traire ; ils ani­ment les affaires et sous­traient ain­si indi­recte­ment de l’argent au secteur des services.

[(Peut-être pour­rait-on retrou­ver dans l’œuvre même de Gand­hi l’explication que nous cher­chons. En effet, Gand­hi n’a jamais con­damné de manière rad­i­cale le mil­i­tarisme. Cer­tains écrits parus dans « Young India » insis­tent même, pour une Inde indépen­dante, sur l’instauration d’une armée nationale.
Dès lors, il nous paraît dan­gereux d’isoler Gand­hi et de le trans­former en apôtre infail­li­ble de la non-vio­lence, et si l’apport de la philoso­phie indi­enne reste pri­mor­dial dans l’élaboration de la théorie et de l’action non vio­lentes par Gand­hi, il reste mal­gré tout trib­u­taire d’une tra­di­tion paci­fiste occi­den­tale, forgée à l’école du chris­tian­isme (Dis­cours sur la mon­tagne), La Boëtie, Tol­stoï et du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire et anti­mil­i­tariste avec qui il eut des con­tacts lors de son séjour en Angleterre en 1884.

Peut-on aus­si, comme le fait Gand­hi, inclure dans la pra­tique non vio­lente cette notion de Brah­macharya — ou con­ti­nence absolue — indis­pens­able pour faire aboutir le satyagraha ?

Il est donc indis­pens­able que l’on remette en ques­tion la con­cep­tu­al­i­sa­tion de la non-vio­lence par Gand­hi, ain­si que le chem­ine­ment théorique de la non-vio­lence chré­ti­enne s’inspirant de Gandhi.

Mais l’important ne réside-t-il pas essen­tielle­ment au niveau de l’action sociale menée par Gand­hi et de sa remise en ques­tion d’une cer­taine par­tie de la société indi­enne ? Il serait bien hasardeux d’affirmer que Gand­hi mena en Inde une poli­tique s’inspirant des tra­di­tions anar­chistes : ses com­pro­mis avec le gou­verne­ment anglais et avec le par­ti du Con­grès prou­vent le con­traire. Pour­tant, Gand­hi s’efforça de con­sci­en­tis­er les mass­es paysannes, pré­con­isant au niveau de l’organisation sociale, une fédéra­tion de com­munes libres et autonomes. Mais peut-on avancer réelle­ment ce thème fédéral­iste dans l’action non vio­lente de Gand­hi alors que toute pra­tique sociale en Inde reste dom­inée par la clas­si­fi­ca­tion en castes et que toute la dialec­tique sociale pro­pre à l’Occident n’est plus val­able dans la société indi­enne tra­di­tion­nelle ? Dès lors, il serait impor­tant de réé­tudi­er Gand­hi, de le réac­tu­alis­er aussi.)]

Consommation et services

C’est là le suc­cès le plus remar­quable de la manip­u­la­tion cap­i­tal­iste qu’elle ait réus­si jusqu’ici à suff­isam­ment dis­traire les social­istes pour qu’ils ne tirent pas dans leur vie quo­ti­di­enne de con­som­ma­teurs les con­séquences de leur cri­tique du cap­i­tal­isme. Le sys­tème cap­i­tal­iste se dis­tingue du social­isme en ceci, qu’il n’oriente pas ses investisse­ments d’abord suiv­ant les besoins humains mais suiv­ant les prof­its que l’on peut atten­dre de l’investissement. Quant aux pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion, ils pré­ten­dent, en har­monie avec leurs intérêts spé­ci­fiques, que la recherche privée du prof­it est béné­fique au bien com­mun en assur­ant une sat­is­fac­tion opti­male des besoins de cha­cun. C’est le proche voisi­nage de régimes soi-dis­ant social­istes mais qui ori­en­tent leur pro­duc­tion essen­tielle­ment en vue du main­tien du pou­voir de l’Etat, qui empêche les citoyens d’y trou­ver des argu­ments pour une cri­tique de leur pro­pre société de con­som­ma­tion [[La dénon­ci­a­tion de la société de con­som­ma­tion a été très dif­fi­cile­ment com­prise par le monde ouvri­er en Mai 68. Car, sou­vent, les cri­tiques venaient de con­som­ma­teurs priv­ilégiés (les étu­di­ants étant en presque total­ité des fils de cadres moyens). Cette cri­tique étant pour­tant fondée, car dénonçant la « con­som­ma­tion dirigée ». Mais cepen­dant le but à attein­dre est une « société d’abondance » dans laque­lle la con­som­ma­tion se fera en fonc­tion des besoins réels. Cette nou­velle con­som­ma­tion « con­sciente » néces­site de la part des con­som­ma­teurs eux-mêmes un aban­don de leur léthargie. C’est ain­si que l’on assiste à la nais­sance de « sociétés de défense des con­som­ma­teurs ». Mais il est pos­si­ble et même prob­a­ble que ces organ­ismes de défense, en fin de compte jouent le rôle d’instrument sta­bil­isa­teur des prix.]]. Ils ont, au con­traire, ten­dance à con­sid­ér­er un sys­tème économique, basé sur l’augmentation du prof­it privé, comme le meilleur dans le meilleur des mondes.

C’est le mérite des jour­nal­istes sci­en­tifiques, comme Vance Packard, d’avoir mis à nu le « vieil­lisse­ment » psy­chologique­ment plan­i­fié des biens de con­som­ma­tion en par­fait état de fonc­tion­nement et leur élim­i­na­tion pré­maturée égale­ment plan­i­fiée en rai­son de vices de con­struc­tion. Il est pos­si­ble que les USA soient, en la matière, quelque peu en avance sur l’Allemagne fédérale, mais on nous pousse, nous aus­si, vers une con­som­ma­tion de masse qui ne répond en rien à nos besoins véri­ta­bles. Ceux-ci seraient bien plutôt de l’ordre des ser­vices, dans le développe­ment de l’éducation, de l’enseignement, des sci­ences, dans celui des routes et des moyens de trans­port, dans la con­struc­tion de jardins d’enfants, de maisons de retraite, d’installations sportives et d’hôpitaux, d’installations d’assainissement des eaux pol­luées de nos riv­ières, de la créa­tion de vastes parcs de pro­tec­tion de la nature et des paysages, et enfin de l’élimination de « l’inhospitalité de nos villes ». Et les ser­vices les plus urgents ne devraient-ils pas être des­tinés au Tiers Monde, qui végète, en dessous d’un niveau min­i­mal et pour qui un Alle­mand, même béné­fi­ci­aire de l’aide sociale, est encore un homme riche.

En atten­dant, l’industrie du tabac nous amène à dépenser bon an mal an sept mil­liards de DM en fumée bleue pour que grâce aux RB nous n’explosions pas trop vite et que grâce aux Peter Stuyvesant nous n’étouffions pas dans la puan­teur de notre ville. Si l’on fait le bilan de toutes les dépens­es en vête­ments, en pro­duits ali­men­taires, en alcool, cos­mé­tiques, auto­mo­biles et équipement ménag­er que les Alle­mands croient indis­pens­ables pour men­er une vie civil­isée, il en résul­terait tous les ans des sommes qui dépassent plusieurs fois les dépens­es de la République fédérale pour l’assistance tech­nique au Tiers Monde. Pen­dant la seule nuit de la Saint-Sylvestre, on dépense davan­tage en feux d’artifice que ne recueil­lent au cours de l’année des asso­ci­a­tions comme « Mis­ere­or », « Adve­ni­at » ou « Pain pour le monde ».

De ce point de vue, nos ser­vices ren­dus au Tiers Monde ressem­blent bien plutôt à un procédé tech­nique­ment admirable de ramass­er avec des instru­ments de pré­ci­sion les miettes tombées de la table du riche, de les décom­pos­er en par­tic­ules minus­cules et de les ten­dre aux Lazare mis­érables que nous exploitons sys­té­ma­tique­ment par la manip­u­la­tion des prix mon­di­aux des matières premières.

[(Le boy­cott des con­som­ma­teurs offre un autre argu­ment pour les anar­chistes : l’habituelle lutte antipar­lemen­tariste appa­raît comme sim­ple­ment néga­tive à l’homme moyen ; le bul­letin de vote reste pour lui la pos­si­bil­ité essen­tielle d’exprimer sa volon­té. Entre l’urne et le fusil, entre le par­lemen­tarisme et la révo­lu­tion armée, le boy­cottage est une solu­tion à la pré­ten­due alter­na­tive. Encore que le boy­cottage ne doive pas devenir un mot clé. Encore qu’il ne soit qu’une arme par­mi d’autres armes non violentes.)]

L’urne ou la caisse

De quel moyen dis­pose donc le citoyen d’une démoc­ra­tie par­lemen­taire pour obtenir que les investisse­ments pour la con­som­ma­tion soient trans­férés sur le secteur des ser­vices ? Il y a une voie directe et une voie indi­recte. Il peut être ten­té d’exercer une influ­ence indi­recte en votant, au petit bon­heur, pour l’un des nom­breux par­tis qui offrent leurs ser­vices comme si c’étaient des pro­duits de blan­chissage. Mais il peut aus­si faire usage de son droit de vote ou plutôt de son choix en tant que con­som­ma­teur. Bien sûr, il peut y avoir des « séduc­teurs clan­des­tins », mais c’est tout ce que le com­merce libéral peut inven­ter : l’Etat le plus répres­sif ne peut pas forcer les citoyens à consommer.

Le citoyen, qui à Noël refuse d’investir la moitié ou seule­ment le quart de son salaire men­su­el en cadeaux divers et qui décide d’envoyer les sommes cor­re­spon­dantes aux asso­ci­a­tions d’aide au Tiers Monde, frappe le sys­tème économique qui a pour but l’augmentation du prof­it privé. La diminu­tion du chiffre d’affaires oblige le gou­verne­ment à inter­venir de manière à éviter un chô­mage éventuel, et en inter­venant dans « l’économie libérale », il est presque inévitable­ment obligé de procéder à des investisse­ments dans le secteur des ser­vices [[Un peu naïf, car l’argent ain­si récupéré et envoyé directe­ment au tiers monde, à quoi servi­ra-t-il ? Sinon à acheter aux pays indus­tri­al­isés les pro­duits que ceux-ci leur enver­raient si gra­cieuse­ment ! L’aide au tiers monde n’est en fin de compte qu’un élar­gisse­ment des bonnes œuvres parois­siales.]]. Il lui est pos­si­ble d’animer l’économie en con­stru­isant des écoles et des insti­tuts de recherche, en embauchant des insti­tu­teurs, des pro­fesseurs et autant d’agents de police qu’il en faut pour un véri­ta­ble ser­vice des citoyens. Même si l’on fait abstrac­tion du ser­vice du Tiers Monde, il existe des objec­tifs immenses dans le secteur des ser­vices intérieurs : con­struc­tion de pris­ons mod­ernes adap­tées à la reso­cial­i­sa­tion des pris­on­niers [[Pris­ons mod­ernes ou pris­ons con­tem­po­raines ? Des pris­ons mod­ernes, nous en avons depuis 1500 comme l’époque du même nom. Des geôles con­tem­po­raines, il y en a mais si peu… si peu… Mais main­tenant le pris­on­nier a le choix : être frit au beurre comme au bon vieux temps, ou à la mar­garine mal­gré des préjugés qui nous coû­tent cher!]], organ­i­sa­tion d’un ser­vice de san­té suff­isam­ment vaste, d’un envi­ron­nement adap­té aux besoins du nom­bre crois­sant des per­son­nes âgées qui du point de vue de la course aux prof­its sont con­sid­érées comme des déchets soci­aux alors que dans une société de ser­vice elles seraient com­pris­es dans les forces créa­tri­ces de biens cul­turels et appré­ciées comme telles.

[(Ecoles, pris­ons mod­ernes, ser­vices de san­té : on retrou­ve à plusieurs repris­es dans ce texte l’idée qu’il faut trans­former les insti­tu­tions, amélior­er les ser­vices, intro­duire la par­tic­i­pa­tion jusque dans les postes de police. De telles réformes, même rad­i­cales, peu­vent-elles met­tre en dan­ger le système ?

Les insti­tu­tions sont sécrétées par un sys­tème social, dans lequel elles trou­vent leur fonde­ment, et qu’elles sou­ti­en­nent à leur tour. Mais elles ne sont pas le sys­tème : on peut leur apporter beau­coup de réformes — ren­dre gra­tu­its les hôpi­taux et les uni­ver­sités, intro­duire la coges­tion dans les ser­vices publics, etc. — sans rien touch­er de fondamental.

Il y a certes une lim­ite, un point de non-retour à par­tir duquel le sys­tème n’admet plus qu’on touche à ses insti­tu­tions ; en par­ti­c­uli­er lorsque se pose la ques­tion de les sup­primer — sup­primer le ser­vice mil­i­taire oblig­a­toire, puis l’armée ; le catéchisme, puis l’Eglise ; les tri­bunaux, puis la jus­tice bour­geoise. A ce point se révè­lent les con­tra­dic­tions essen­tielles du sys­tème, et ceux qui auront été mobil­isés dans la lutte con­tre les insti­tu­tions, qui y auront appris à militer, décou­vriront le fond du prob­lème, le lieu de la lutte révolutionnaire.
Le sim­ple désir de réformer, d’améliorer les insti­tu­tions ne suf­fit pas à cela, il risque au con­traire de voil­er les con­tra­dic­tions essen­tielles. Ce peut donc être un champ d’expérience intéres­sant, au plus (cf. le para­graphe sur les « ter­ri­toires libérés »); mais la trans­for­ma­tion des insti­tu­tions ne suf­fi­ra pas à chang­er les struc­tures sociales.

Enfin, la nou­velle société se créera elle-même des insti­tu­tions nou­velles, plus ou moins sta­bles, plus ou moins durables, plus ou moins organ­isées ; il n’est pas cer­tain qu’elle en con­serve d’anciennes.)]

Exemple

Nous dis­posons de mod­èles étrangers sus­cep­ti­bles de nous faire réfléchir sur le meilleur moyen de frap­per « l’establishment » non pas à l’urne, mais à sa caisse. Dans les Etats du Sud de l’Amérique et les ghet­tos du Nord, les Noirs ont boy­cotté cer­taines firmes pour les con­train­dre à renon­cer aux bar­rières raciales dans le choix de leurs clients ou lors de l’embauche de leur per­son­nel. En 1963, à Birm­ing­ham, le boy­cottage des mag­a­sins du cen­tre de la ville était prob­a­ble­ment plus impor­tant pour la com­bat­iv­ité des Noirs que les march­es de protes­ta­tion spec­tac­u­laires dans les rues. Lorsque, en 1965, à Chica­go, M. L. King n’obtint pas de change­ments suff­isam­ment impor­tants par le moyen des march­es de masse, il obtint finale­ment, avec les pas­teurs de Chica­go, l’embauche de tra­vailleurs de couleur dans dif­férentes firmes blanch­es en organ­isant un mou­ve­ment de boy­cottage sélec­tif sous la forme de « l’action cor­beille à pain ».

En Alle­magne fédérale, un tel boy­cottage de la société de con­som­ma­tion et la trans­for­ma­tion de la con­som­ma­tion, prof­itable à quelques-uns, en ser­vices vrai­ment utiles devrait s’orienter vers des buts beau­coup plus vastes que ceux visés par les Noirs améri­cains, mais elle serait aus­si d’autant plus dif­fi­cile à organiser […].

Campagne « Noël chrétien »

Mais les paroiss­es devraient mon­tr­er, égale­ment, qu’elles s’opposent active­ment aux ten­dances alié­nantes de la société de consommation.

Il me sem­ble qu’elles mon­tr­eraient plus aisé­ment leur volon­té d’instaurer une société de ser­vice, en pré­parant longtemps à l’avance une cam­pagne « Noël chré­tien ». Qui, par­mi nous, ne s’est déjà dit en choi­sis­sant des cadeaux de Noël pour ses par­ents ou amis : « Au fond, il a tout ce qu’il lui faut ! » Alors, faute de mieux on choisit un objet de luxe, l’emballage de luxe pour les rela­tions d’affaires, une cape de four­rure est rem­placée par le man­teau de four­rure, la vieille télé par une télé en couleurs, les bou­tons de manchettes en argent par d’autres en or, les bijoux arti­sanaux par les dia­mants du joail­li­er, le tapis indus­triel par un « fait main ». C’est ici que devrait s’amorcer la cam­pagne, en dirigeant le refus de con­som­ma­tion vers l’aide aux pays sous-dévelop­pés. Plus cette cam­pagne serait pré­parée avec soin et de longue date, plus il serait facile d’éviter de prob­lé­ma­tique actions de rue juste avant Noël.

En 1968, en Suède, on a impro­visé une telle cam­pagne : mais les per­tur­ba­tions organ­isées dans les grands mag­a­sins étaient des sin­geries qui irri­taient les acheteurs sans pour autant nuire au chiffre d’affaires. Les expéri­ences de Birm­ing­ham en 1963 nous prou­vent que d’aimables dis­trib­u­teurs de tracts ont beau­coup plus de succès.

La paroisse protes­tante d’Alt-Tempelhof-Est à Berlin, lors d’un col­loque parois­sial, a décidé une telle cam­pagne de Noël. Des mem­bres des paroiss­es uni­ver­si­taires, protes­tante et catholique ont don­né leur accord. On évo­qua égale­ment l’organisation d’une marche de la faim, prévue sur la dis­tance de Marathon de 42 km pour le 5 octo­bre 1969 à Kiel. Lors de cette marche, il devait s’agir d’obtenir de ses par­ents et amis pour chaque kilo­mètre par­cou­ru une cer­taine somme pour les pays sous-développés.

De telles actions ne suff­isent évidem­ment pas pour faire d’une société de con­som­ma­tion une société de ser­vice, mais elles sont sus­cep­ti­bles de pré­par­er le ter­rain pour une atti­tude cri­tique et un large mou­ve­ment de boy­cottage de la con­som­ma­tion en vue d’une réelle démoc­ra­ti­sa­tion de notre société. Il me faut main­tenant indi­quer en quoi cette stratégie du change­ment social rad­i­cal mais non vio­lent se dis­tingue de la stratégie révo­lu­tion­naire du XIXe siè­cle et des tac­tiques récentes de la guérilla.

[(Le Cen­tre d’action directe non vio­lente, de Brux­elles, organ­isa un jeune pub­lic de qua­tre jours à l’occasion des fêtes de Noël, en sol­i­dar­ité avec le Mora­toire aux USA et tous ceux qui dans le monde entier pren­nent sur eux-mêmes les risques de protes­ta­tions rad­i­cales, con­tre l’injustice des sys­tèmes, établis.

Le groupe était con­sti­tué d’une quin­zaine de jeûneurs et d’une ving­taine de man­i­fes­tants qui les soute­naient par une dis­tri­b­u­tion de tracts en divers endroits de la ville.

Ces tracts expli­quaient que nous par­ticipons tous implicite­ment à la destruc­tion du Viet­nam par la col­lab­o­ra­tion de notre pays à l’Otan (bud­gets mil­i­taires, impôts, etc.), au pil­lage du Tiers Monde par nos mécan­ismes économiques, assis­tance tech­nique, etc., que notre pays est directe­ment con­cerné par la fab­ri­ca­tion et la vente d’armements au Tiers Monde (Biafra, Israël, etc.) et ce mal­gré les belles déné­ga­tions de notre min­istre des Affaires étrangères.

Cette action con­sis­tait en un « sit in » dans une galerie com­mer­ciale très fréquen­tée. Cet endroit étant « pro­priété privée », le gérant fit appel à la police pour qu’elle dis­perse ces gêneurs. Une trentaine de policiers, dont cer­tains armés de fusils, envahirent la galerie et ten­tèrent de sépar­er les manifestants.

Ceux-ci, devant une répres­sion pos­si­ble, avaient décidé — au préal­able — de met­tre en pra­tique une tech­nique non vio­lente, active et sym­bol­ique à la fois, qui con­sis­tait à rester sur place en se ten­ant solide­ment les uns aux autres.

Psy­chologique­ment, cette atti­tude de non-agres­sion envers les forces de l’ordre fit une impres­sion favor­able sur les pas­sants, nom­breux à cette heure, qui choqués par l’attitude de la police (fusils, matraques) prirent la défense des non-violents.

La police ne put effec­tive­ment arrêter cette man­i­fes­ta­tion et se reti­ra sous la huée des passants.

Le cen­tre d’action directe non vio­lente, 35, rue Van Elewi­jck 1050-Brux­elles regroupe, sur des bases non con­fes­sion­nelles, des mil­i­tants paci­fistes du MIR, de l’IRG, du SCI, du MCP.

Après son action de Noël, le Cen­tre s’est essouf­flé en vaines querelles entre les ten­ants d’une « mys­tique » non vio­lente, basée sur la recherche d’une théori­sa­tion de la non-vio­lence et ceux qui recher­chaient une prax­is révo­lu­tion­naire au tra­vers d’actions de type non violent.)]

La subversion violente est dépassée

Dans le « Man­i­feste com­mu­niste », Marx et Engels ont fait sur les méth­odes révo­lu­tion­naires des déc­la­ra­tions apparem­ment défini­tives : « Les com­mu­nistes déclar­ent franche­ment qu’ils ne peu­vent attein­dre leur but que par le ren­verse­ment vio­lent de l’ordre social actuel…».

Il y a de nos jours de nom­breux adhérents de la Nou­velle Gauche qui font de cette déc­la­ra­tion un absolu sans tenir compte de la sit­u­a­tion his­torique changée et qu’Engels entrevoy­ait en pré­cisant que « l’armement, la com­po­si­tion, l’organisation, la tac­tique et la stratégie dépen­dent avant tout, et à chaque fois du niveau de pro­duc­tion atteint et des moyens de communication ».

Si l’on s’interroge sur la stratégie d’un change­ment révo­lu­tion­naire en ten­ant compte du niveau actuel de la pro­duc­tion, la con­cep­tion d’un ren­verse­ment vio­lent n’apparaît plus que comme une solu­tion anachronique dans une société indus­trielle mod­erne pra­ti­quant une divi­sion extrême du tra­vail. Dans son intro­duc­tion aux écrits de Mao Tsé-toung, Sébastien Haffn­er a dit, en ce qui con­cerne la stratégie de guéril­la dans les pays du Tiers Monde, que la « tech­nique de vie très com­plexe… des pays haute­ment indus­tri­al­isés inter­dit toute guerre pop­u­laire, puisque celle-ci, mal­gré l’importance de la motori­sa­tion, immo­bilise la pop­u­la­tion et freine l’action politi­co-mil­i­taire. L’homme isolé et même une masse com­posée d’hommes isolés ne peut s’exclure du réseau et de la dépen­dance économique pro­pres à la civil­i­sa­tion haute­ment indus­tri­al­isée sans courir aus­sitôt des risques mortels ».

Tous ceux qui, de nos jours, jouent encore avec l’idée d’un ren­verse­ment vio­lent, devraient songer à ceci : « Une pop­u­la­tion qui dépend de la tech­nique ressent la paralysie soudaine et durable de l’appareil tech­nique comme une sorte de géno­cide : il en résul­terait inévitable­ment la famine, des épidémies et la mort de foules innombrables.

D’ailleurs on peut sup­pos­er qu’on n’en viendrait pas là. En ten­ant compte de l’expérience de mai 68 en France, on peut sup­pos­er que la seule per­spec­tive d’un retour à l’enlèvement nor­mal des ordures et à la dis­tri­b­u­tion de l’essence serait suff­isante pour jeter la pop­u­la­tion dans les bras des « forces de l’ordre » [[Ce pro­gramme ne démon­tre pas à notre avis le dépasse­ment de la sub­ver­sion vio­lente ; il démon­tre seule­ment la néces­sité d’une rapi­de remise en route des ser­vices (ali­men­ta­tion, essence, com­mu­ni­ca­tions) lors d’une grève générale révo­lu­tion­naire Il ne faut pour­tant pas que cette reprise de pro­duc­tion aboutisse à l’autogestion du sys­tème cap­i­tal­iste, car ce ne serait qu’une sim­ple per­pé­tu­a­tion des rap­ports de pro­duc­tion exis­tants. Il est impos­si­ble de gér­er le cap­i­tal­isme différemment.]].

[(Il est très impor­tant d’analyser le rôle que joue l’automobile dans notre société et d’en tenir compte dans l’élaboration d’une stratégie révolutionnaire.

Il faut se ren­dre compte qu’en s’attaquant aux voitures elles-mêmes (en mai) ou en les immo­bil­isant faute d’essence pen­dant une grève on déclenche une réac­tion affec­tive vio­lente. La voiture est dev­enue pour la presque total­ité des gens dans notre société un but en soi plus qu’un moyen de se déplacer.

En effet, ils ont tra­vail­lé pour s’acheter une voiture. A tra­vers cet objet ils auront l’impression d’atteindre un rang social plus élevé. Pour­tant, à leur insu, s’est opéré un trans­fert affec­tif qui rend par­ti­c­ulière­ment trau­ma­ti­sante toute attaque directe ou indi­recte con­tre leur voiture.

a) En soignant et bichon­nant sa voiture, le con­duc­teur moyen accom­plit des gestes que, dans son foy­er, il con­sid­ère comme typ­ique­ment féminins, donc en dessous de sa dig­nité virile.

Or il suf­fit d’écouter par­ler de leur voiture ces mêmes hommes pour s’apercevoir qu’ils lui prê­tent tant de ver­tus féminines que les agents de pub­lic­ité ont exploité ce « cou­plage » voiture femme. Au dernier Salon de l’auto, tous les reporters ont été frap­pés par le fait que chaque voiture était « ornée », d’une pin-up hôtesse-démon­stra­trice, aguichante.

b) La voiture est aus­si dev­enue moyen mag­ique de se faire respecter, d’être quelqu’un.

Com­bi­en de con­duc­teurs n’ont­-ils pas l’impression, quand ils sont au volant, d’être les maîtres tout-puis­sants de leur des­tinée ? Le con­duc­teur prend sa revanche sur ce monde qu’il ne con­trôle plus, qui lui est hos­tile et qui l’aliène. « Enfin, dit-il, quelque chose qui m’obéit. » En agis­sant vio­lem­ment con­tre la voiture, on déclenche une espèce de choc avec tous les risques que cela com­porte quand on le fait sans con­trôle simultané.)]

La longue marche

Les con­di­tions matérielles du monde indus­triel mod­erne exi­gent de nou­velles méth­odes révo­lu­tion­naires. Celles-ci doivent con­duire à des change­ments rad­i­caux des struc­tures sociales sans pour autant entraîn­er des per­tur­ba­tions exces­sives des tech­niques vitales com­plex­es. L’insurrection non vio­lente est une de ces nou­velles méth­odes révolutionnaire.

A la place du « ren­verse­ment vio­lent » qui n’était même pas tout à fait adap­té au cap­i­tal­isme floris­sant, on pré­conise en péri­ode de néo­cap­i­tal­isme ou de cap­i­tal­isme social la « longue marche à tra­vers les insti­tu­tions » (Rudi Dutschke).

Cette stratégie met l’accent sur l’exploitation de toutes les pos­si­bil­ités offertes par la démoc­ra­tie formelle pour arriv­er à la démoc­ra­ti­sa­tion pro­gres­sive d’institutions sociales isolées. On créerait ain­si le ter­rain per­me­t­tant de men­er avec la pop­u­la­tion un dia­logue sur les objec­tifs de la « Nou­velle Gauche » en général et de l’APO en particulier.

Dans sa cri­tique du « Grand Refus » de Mar­cuse, H. Th. Risse a fait remar­quer « qu’une théorie cri­tique de la société ne peut pas se pass­er d’un tra­vail sur des objec­tifs con­crets et qu’ainsi tout change­ment social n’est pos­si­ble que dans des domaines bien délimités ».

Territoires libérés

De telles domaines délim­ités ne peu­vent pas être dis­so­ciés du con­texte général de la société indus­trielle mod­erne. Ils doivent oblig­a­toire­ment rester en « inter­ac­tion » avec celle-ci, s’ils veu­lent rester vivants et act­ifs, c’est-à-dire « con­tagieux ». Une telle « inter­ac­tion » ne veut pas dire. inté­gra­tion dans un sys­tème que l’on pré­tend dépasser.

Même si tem­po­raire­ment on est obligé de s’adapter et de con­sen­tir à des com­pro­mis, on peut compter par­mi les « ter­ri­toires libérés » les insti­tu­tions que l’on a réus­si à trans­former en une cel­lule de par­tic­i­pa­tion démoc­ra­tique où toute man­i­fes­ta­tion de la volon­té a lieu de bas en haut.

C’est en cela que con­siste la stratégie de guéril­la pour les métrop­o­les, et celle-ci pour­rait égale­ment être val­able pour les vil­lages où, tech­nique­ment par­lant, la guéril­la serait encore prat­i­ca­ble. Dès qu’au sein d’une insti­tu­tion tous ses mem­bres par­ticipent active­ment aux déci­sions qui les con­cer­nent, celle-ci devient capa­ble, mal­gré des arrange­ments tem­po­raires avec le sys­tème établi autori­taire et hiérar­chisé, de se rassem­bler en vue de nou­velles offen­sives et de nou­veaux élar­gisse­ments des « ter­ri­toires libérés ». Elle se pro­tège con­tre l’intégration et par les struc­tures de con­seils et par la déf­i­ni­tion de ces objec­tifs socio-économiques [[A ce pro­pos, les « ter­ri­toires » de pro­duc­tion ne peu­vent véri­ta­ble­ment être des « ter­ri­toires libérés », car libér­er un secteur de pro­duc­tion, ne peut se faire qu’en libérant le sys­tème lui-même. On ne peut véri­ta­ble­ment par­ler de ter­ri­toires libérés que pour les ter­ri­toires cul­turels : ciné­ma, théâtre, MJC, foy­ers, crèch­es, uni­ver­sités à la rigueur, hors du sys­tème de pro­duc­tion. Ebert nous sem­ble incom­plet, car pour nous la con­quête d’un ter­ri­toire et de sa ges­tion révo­lu­tion­naire ne peut se pour­suiv­re à l’infini. Il faut, avant que la récupéra­tion ne reprenne le dessus, pass­er à la troisième étape qui est celle du sab­o­tage. Sab­o­tage n’est pas for­cé­ment destruc­tion des locaux mais départ des forces révo­lu­tion­naires, départ volon­taire et non for­cé, démon­trant ain­si l’impossibilité de gér­er un frag­ment du sys­tème et le car­ac­tère pétri­fi­ant de celui-ci.

Le « ter­ri­toire libéré » a pour rôle d’étudier et d’éduquer les mil­i­tants et la masse aux nou­velles normes de ges­tion. Après le sab­o­tage, il faut entrevoir le repli des forces révo­lu­tion­naires. Nous sem­ble intéres­sant la for­ma­tion d’une « armée de libéra­tion » : Armée à la fois mil­i­tante non vio­lente pour con­quérir de nou­veaux ter­ri­toires, et plus clas­sique pour la défense des acquis révolutionnaires.]].

[(De quoi s’agit-il ? Mal­gré l’emprise éta­tique et cap­i­tal­iste, la société présente effec­tive­ment des « trous» ; c’est-à-dire des struc­tures où le con­trôle par le haut n’est pas ou peu pos­si­ble et où la créa­tiv­ité par le bas peut se man­i­fester. Il s’agit donc de déter­min­er ce qu’on entend par « ter­ri­toires libérés », de les situer, de les met­tre en valeur, de les rad­i­calis­er. Glob­ale­ment, on peut dire que ce sont des formes auto­ges­tion­naires : uni­ver­sités « libres », coopéra­tives, com­mu­nautés divers­es, « com­munes », col­lec­tiv­ités, écoles Freinet (cer­taines mater­nelles), le Liv­ing théa­tre, etc. Ça peut être un milieu de cul­ture ou de pro­duc­tion. En tout cas, c’est un milieu de lib­erté, de con­fronta­tion, de progrès.)]

Bornes routières

Au cours de cette « longue marche à tra­vers les insti­tu­tions », nous avons besoin de bornes nous per­me­t­tant de faire la dis­tinc­tion entre les pro­grès réels et les sim­ples manœu­vres d’adaptation tech­nocra­tiques. Sur une dis­tance moyenne, il peut s’agir pour les uni­ver­sités de nou­veaux statuts sur une base tri­par­tite [[Il ne faut pas con­fon­dre par­tic­i­pa­tion même tri­par­tite et « ter­ri­toire libéré ». « Par­tic­i­pa­tion » : Ne voyons dans ce terme que le sens terre à terre du mot : par­ticiper au sys­tème de pro­duc­tion cap­i­tal­iste ; en aucun cas la par­tic­i­pa­tion ne peut être une borne sur le chemin de la con­quête des ter­ri­toires.]] et pour les entre­pris­es de la par­tic­i­pa­tion aux déci­sions patronales. Sur une plus longue per­spec­tive, il me sem­ble par­ti­c­ulière­ment impor­tant de se don­ner pour objec­tif la trans­for­ma­tion de la défense mil­i­taire en défense sociale, per­me­t­tant, en cas de besoin, à des civils de défendre les insti­tu­tions sociales démoc­ra­tiques con­tre les coups d’Etat ou les agres­sions en faisant appel à des méth­odes non violentes.

L’acceptation d’une telle per­spec­tive est dès à présent un critère qui nous per­met de dis­tinguer entre ceux qui ne voient dans les réformes qu’une pos­si­bil­ité d’atteindre une plus grande effi­cac­ité tech­nocra­tique et ceux qui ont pour but une réforme rad­i­cale et per­ma­nente, la sup­pres­sion de la dom­i­na­tion de l’homme par l’homme.

Celui qui accepte pour objec­tif l’organisation de la défense sociale [[L’organisation de la défense sociale ne peut se con­cevoir que pour la défense des acquis révo­lu­tion­naires. En effet, si Mai 68 avait abouti, on aurait eu affaire aux paras de Mas­su et aux chars de l’Otan. Même sit­u­a­tion qu’à Prague. Il faut donc prévoir une telle éven­tu­al­ité et s’organiser en con­séquence (des études ont été faites à ce sujet sous le titre ten­dan­cieux de « Défense nationale non vio­lente »).]] se déclare aus­sitôt d’accord avec deux objec­tifs com­plé­men­taires : le renon­ce­ment à l’appareil mil­i­taire comme instru­ment de la dis­ci­pline intérieure et l’acceptation, en cas de besoin, de l’action autonome des insti­tu­tions éman­cipées, c’est-à-dire du « pou­voir par la base ».

La révolution au ras du sol

Cette « longue marche à tra­vers les insti­tu­tions » , cette réforme rad­i­cale per­ma­nente, ce proces­sus de longue haleine de déman­tèle­ment du pou­voir établi ne sont que apparem­ment plus longs que le « ren­verse­ment vio­lent ». La tech­nique non vio­lente a, par rap­port au « ren­verse­ment vio­lent », l’avantage de résoudre simul­tané­ment deux prob­lèmes que celui-ci est obligé d’attaquer suc­ces­sive­ment, si toute­fois il peut les résoudre : pour la stratégie de la révo­lu­tion non vio­lente, il n’existe pas de pri­mat de la prise du pou­voir poli­tique, per­me­t­tant de rat­trap­er la révo­lu­tion de la société par le moyen d’une « dic­tature éduca­tive ». Pour la révo­lu­tion non vio­lente, il ne peut y avoir que simul­tanéité et par­al­lélisme entre la révo­lu­tion sociale et la révo­lu­tion poli­tique. De nom­breux étu­di­ants de l’APO pensent avoir appris ce con­cept de la simul­tanéité de la révo­lu­tion sociale et poli­tique chez Mao ; c’est du moins ce que S. Haffn­er essaie de démon­tr­er dans son analyse des ten­dances révo­lu­tion­naires chez les étu­di­ants berlinois :

« La révo­lu­tion de Mao… n’était pas une offen­sive frontale con­tre le pou­voir de l’Etat, mais la lente con­struc­tion d’un pou­voir con­traire d’abord insai­siss­able, au ras du sol. Sans doute ne peut-on pas trans­pos­er sans plus la méth­ode de Mao sur le ter­rain d’une société haute­ment indus­tri­al­isée ; mais les principes de son action… la trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire de secteurs par­ti­c­ulière­ment vul­nérables de la société au lieu d’une attaque directe con­tre le pou­voir de l’Etat… inspirent instinc­tive­ment et très effi­cace­ment les actions actuelles en Europe. En ce sens, les jeunes Européens peu­vent être con­sid­érés comme des élèves de Mao, qu’ils le sachent ou non » [[Gand­hi dit à Ebert : « Récupère Mao », et il le fit!]].

Mais si l’on tient davan­tage compte de la pra­tique que de cette inter­pré­ta­tion-là, on con­state avec bien plus de raisons encore que les étu­di­ants sont les élèves de Gand­hi. La « révo­lu­tion au ras du sol », c’est-à-dire la trans­for­ma­tion rad­i­cale d’une société par le moyen de la démoc­ra­ti­sa­tion suc­ces­sive de ses insti­tu­tions de bas en haut, était sa pro­pre con­cep­tion de la révo­lu­tion, et c’est dans ce sens qu’il a cher­ché à infléchir la poli­tique indi­enne jusqu’à sa mort. Cette con­cep­tion l’a con­duit à tou­jours s’opposer aux politi­ciens du Con­grès qui recher­chaient une prise du pou­voir non vio­lente par le haut et non, comme le voulait Gand­hi, par le bas, par une république de con­seils, de coopératives […].

La con­cep­tion révo­lu­tion­naire de Gand­hi est d’autant plus proche de celle de l’APO, qu’à la dif­férence de Mao, Gand­hi ne l’entendait pas sur le plan ter­ri­to­r­i­al, mais sur le plan social. Il ne cher­chait pas à créer des régions libérées, mais à démoc­ra­tis­er ouverte­ment et non vio­lem­ment des insti­tu­tions déjà existantes […].

Guérilla non violente

Cette « longue marche » n’implique pas la néces­sité pour les insti­tu­tions de men­er leur démoc­ra­ti­sa­tion d’une manière spec­tac­u­laire. Dans la règle, cette démoc­ra­ti­sa­tion fon­da­men­tale dans une démoc­ra­tie formelle devra pass­er par des élec­tions et des votes précédés de pourparlers.

Les inter­ven­tions dra­ma­tiques telles qu’occupations (go-in), grèves de la faim et protes­ta­tions assis­es n’ont toute leur valeur qu’au cas où il devient néces­saire de porter à la con­nais­sance du pub­lic les con­flits exis­tants entre les ten­ants du pou­voir et les ini­tia­tives de la base d’une insti­tu­tion, et lorsque seule une pres­sion non vio­lente mas­sive sem­ble capa­ble d’amener les « étab­lis » à s’adapter au nou­veau sys­tème à instaurer.

D’ailleurs, on peut, à la rigueur, com­par­er la révo­lu­tion non vio­lente avec la guéril­la à con­di­tion toute­fois de rem­plac­er les points d’appui de la guéril­la par des « insti­tu­tions libérées », et les ter­ri­toires libérés par des com­plex­es d’institutions sociales, comme des uni­ver­sités ou des syn­di­cats. Cepen­dant il sera plus dif­fi­cile de dire si une insti­tu­tion est véri­ta­ble­ment « libérée » ou encore sous le con­trôle de l’establishment, qu’il ne l’est pour la guéril­la ; il arrive, en effet fréquem­ment que de vastes ter­ri­toires d’un pays soient tirail­lés entre les deux camps et que l’on ne puisse dire de petits secteurs s’ils sont entière­ment con­trôlés par l’un ou par l’autre [[Pour la con­quête d’un « fuo­co » (foy­er révo­lu­tion­naire), il faut envis­ager une stratégie qui, quoique fonc­tion de la sit­u­a­tion intérieure et extérieure, restera rel­a­tive­ment tou­jours la même. Il y aura une escalade dans la non-vio­lence. Sou­vent il y aura d’abord coopéra­tion, afin de con­naître les prob­lèmes qui se posent dans l’institution et d’agir en con­séquence. Coopéra­tion ne sig­ni­fie pas par­tic­i­pa­tion à la ges­tion. Puis on passera au stade de la con­tes­ta­tion, soit générale soit par­ti­c­ulière, qui, suiv­ant les cir­con­stances, amèn­era à une ges­tion révo­lu­tion­naire ou à une autre péri­ode de coopéra­tion. Enten­dons-nous bien, cette stratégie ne peut s’appliquer qu’à des insti­tu­tions périphériques au secteur de pro­duc­tion. Si la con­quête et la libéra­tion de ter­ri­toires extérieurs à la pro­duc­tion peut et doit se faire à n’importe quel moment, la remise en marche des usines occupées ne peut se faire avec quelque chance de suc­cès qu’en péri­ode révo­lu­tion­naire. Alors s’il y a essai de reprise des usines occupées par le pou­voir, le prob­lème de la résis­tance non vio­lente se posera avec acuité. L’option « sab­o­tage des moyens de pro­duc­tion » devra avoir été envis­agée dès le com­mence­ment de l’occupation. Elle pour­rait s’avérer la meilleure défense.]].

L’usurpation civile

La suite de notre dis­cus­sion sur les com­pro­mis entre les « étab­lis » et les « insurgés » devrait tenir compte de l’élargissement des insti­tu­tions libérées sur l’ensemble du pays, soit dans le cadre d’élections, soit par le moyen de man­i­fes­ta­tions de masse ou d’occupations non vio­lentes des entre­pris­es et admin­is­tra­tions… méth­odes par lesquelles le pou­voir passe entre les mains des insurgés.

Il ne s’agit pas pour nous d’une sorte de putsch non vio­lent, œuvre d’une élite gauchiste ou d’un « grand refus » sous forme de grève générale, mais d’une « usurpa­tion civile ». Cela veut dire que loin de cess­er le tra­vail, les insurgés pren­nent eux-mêmes l’organisation du tra­vail en main selon les méth­odes du sys­tème social qu’ils pré­conisent et c’est l’ampleur de cette action qui force les déten­teurs actuels du pou­voir à s’adapter aux struc­tures créées par les insurgés.

Cela sig­ni­fierait, par exem­ple, pour les uni­ver­sités que ni les étu­di­ants ni les pro­fesseurs de gauche ne se met­tent en grève mais qu’ils pren­nent la machine uni­ver­si­taire sous leur pro­pre régie. Les choses se passeraient de la même manière pour les ouvri­ers et employés des entre­pris­es, les jour­nal­istes des salles de rédac­tion et les agents des postes de police.

Sans aucun doute faut-il compter avec les sanc­tions par lesquelles les gou­ver­nants essaieront de stop­per un tel développe­ment. Mais c’est là que se des­sine l’originalité d’une telle con­cep­tion : les insurgés se ser­vent exclu­sive­ment de méth­odes de com­bat non vio­lentes et ils ne s’opposent pas non plus par la vio­lence aux sanc­tions des gou­ver­nants. Ces deux car­ac­téris­tiques de la nou­velle stratégie révo­lu­tion­naire néces­si­tent des com­men­taires plus détaillés.

Exclusivité des moyens non violents

La pre­mière car­ac­téris­tique de la stratégie non vio­lente con­siste dans le fait que l’adversaire est formelle­ment aver­ti de ce que les insurgés n’emploient pas les moyens vio­lents, ni à titre expéri­men­tal, ni à titre pro­vi­soire, mais que leurs méth­odes de com­bat res­teront non vio­lentes jusqu’au niveau extrême de l’escalade. Nehru déclara le 12 octo­bre 1930 à Ahmed­abad : « Le vice-roi anglais aux Indes sait que le par­ti du Con­grès a décidé après des délibéra­tions pro­longées de s’engager dans une voie non vio­lente et qu’il lui restera fidèle ». L’APO alle­mande n’a pas réus­si, jusqu’ici, à pren­dre une déci­sion sem­blable, parce qu’il lui manque les con­di­tions insti­tu­tion­nelles pour les « dis­cus­sions publiques sur l’aspect organ­i­sa­tion­nel des man­i­fes­ta­tions de com­bat », réclamées aus­si par Rudi Dutschke [[Toute promesse de s’en tenir à la non-vio­lence ne peut engager que ceux qui la font. Une telle procla­ma­tion a pour but essen­tiel, non de ras­sur­er le pou­voir quant à son sort futur, mais de l’empêcher de légitimer sa répression.

Il est évi­dent que la pos­si­bil­ité d’un débor­de­ment ne doit pas être exclue. Déjà dans l’histoire de la non-vio­lence, une action qui rem­por­tait un suc­cès cer­tain a été arrêtée à cause des risques de débor­de­ment. (Cf.: « Une nou­velle force de frappe », de Jo Pyronnet.)]].

Des révo­lu­tion­naires tels que Gand­hi ou M. L. King ont pris la déci­sion d’employer exclu­sive­ment des méth­odes non vio­lentes pour les raisons suiv­antes. Pre­mière­ment, ils étaient con­va­in­cus que seule une telle déc­la­ra­tion de principe pou­vait con­va­in­cre l’adversaire de ce qu’il n’avait rien à crain­dre pour sa pro­pre exis­tence et que le sys­tème post-révo­lu­tion­naire lui réserverait une place et une place acceptable.

En sec­ond lieu, ils étaient con­va­in­cus que les méth­odes non vio­lentes étaient pleine­ment équiv­a­lentes aux méth­odes d’insurrection armée et que si la non-coopéra­tion, la désobéis­sance civile et l’usurpation civile n’ont pu mon­tr­er jusqu’ici leur pleine effi­cac­ité c’était à cause de con­di­tions d’organisation pré­caires ou parce qu’elles étaient appliquées selon une stratégie conçue d’après les méth­odes de la guerre civile armée.

Les gou­ver­nants, infor­més du car­ac­tère rigoureuse­ment non vio­lent de la lutte insur­rec­tion­nelle, doivent être con­va­in­cus que les insurgés appré­cient à leur juste valeur leurs capac­ités con­struc­tives et leur savoir et qu’ils les respecteront dans leur dig­nité humaine.

Esclaves du système et non des fantoches

King et Gand­hi admet­tent cer­taine­ment que leurs adver­saires (et leurs adeptes manip­ulés) sont les « esclaves du sys­tème » et que les « struc­tures économiques les détour­nent de leur voca­tion humaine », mais ils ne les con­sid­èrent jamais comme des fan­toches déter­minés par l’économie [[« To be or not to be ». Fan­toche stéréo­typé. Ebert, comme Gand­hi et Luther-King, répond en bon matéri­al­iste (!) que les ten­ants du pou­voir et leurs valets sont seule­ment des esclaves des struc­tures. Et nous nous empres­sons de con­tin­uer son raison­nement en dis­ant que le pro­lé­tari­at, en se libérant, les libér­era aus­si. Cela posé en pos­tu­lat, nous refu­sons d’apprécier leur capac­ité con­struc­tive de quelque façon que ce soit, si ce n’est en poten­tial­ité, et encore moins de leur laiss­er une place priv­ilégiée dans le société à venir.]]. C’est là l’un des aspects essen­tiels de leur stratégie. La stratégie de la guéril­la et celle de l’insurrection non vio­lente ont ceci de com­mun qu’elles essaient de gag­n­er par la pro­pa­gande des alliés par­mi les groupes dont les intérêts sont proches des leurs. Mais elles se dis­tinguent fon­da­men­tale­ment l’une de l’autre lorsqu’il s’agit de leurs rela­tions avec leurs adver­saires déclarés. Gand­hi et King par­tent de l’hypothèse que tout adver­saire peut être con­va­in­cu de ses intérêts humains véri­ta­bles si seule­ment on lui oppose un ensem­ble intel­li­gent d’appels à sa con­science et de pres­sions non vio­lentes et si on lui pro­pose une alter­na­tive en état de fonc­tion­nement ; il peut ain­si être amené à s’adapter au sys­tème social pré­con­isé par les insurgés.

Mao et Gue­vara au con­traire affir­ment que les sys­tèmes soci­aux qu’ils com­bat­tent ne se lais­sent trans­former que par le moyen de la destruc­tion physique de leurs prin­ci­paux représen­tants. Aus­si Gue­vara doit-il voir dans la haine l’un des moteurs du com­bat, « cette haine de l’ennemi qui pousse les hommes au-delà de leurs lim­ites naturelles et les trans­forme en machines à tuer effi­caces, vio­lentes, sélec­tives et froides ».

De telles phras­es sont effroy­ables, et le médecin Gue­vara n’a pas dû les écrire de gai­eté de cœur, il ne se serait pas con­sciem­ment exposé à la cri­tique s’il n’avait pas vu un prob­lème dans cette trans­for­ma­tion de révo­lu­tion­naires human­istes en machines à tuer, et s’il n’avait pas espéré qu’on lui pro­pose une solu­tion de rechange. On devrait en tenir compte plutôt que de s’indigner à bon compte en tirant des par­al­lèles hâtives avec la machine à tuer fas­ciste. Les fas­cistes ont l’habitude d’entourer leurs crimes par une phraséolo­gie ras­sur­ante du genre « traite­ment spé­cial » ou « solu­tion finale » [[De tout temps les chré­tiens ont essayé de récupér­er le Gue­vara du moment. La ten­ta­tive d’Ebert ne nous éton­nera pas. Il faut bien recon­naître que des anars ont essayé de récupér­er Jésus-Christ. Cela n’a rien changé à la valeur de leurs Églis­es respec­tives. C’est tou­jours mal­hon­nête d’ajouter des « si » et des « quand » à un per­son­nage pour lui faire dire ce qu’il n’a pas dit. On a même dit que le « Che » était chré­tien car la haine est tout près de l’amour… Allons enfants de la patrie!]].

Différence entre système et personne

Il nous faut oppos­er la con­cep­tion de Gand­hi et de King à celle de Gue­vara, car leur stratégie exige une dis­tinc­tion nette entre le sys­tème et les hommes qui le représen­tent [[Ben alors y’en a des sys­tèmes dans son texte ! Le prob­lème c’est qu’on n’a pas trou­vé notre sys­tème à nous dans ce para­graphe. Peut-être sim­ple­ment parce que nous n’en avons pas. Nous n’apportons pas un nou­veau catéchisme. Il y a assez de curés sur terre, les plus dan­gereux n’ayant pas de soutane. Les struc­tures qui se met­tront en place au cours de la lutte ne seront val­ables que dans la mesure ou elles seront ressen­ties comme une néces­sité vécue. Alors, de ce seul fait, elles seront incom­préhen­si­bles pour le con­ser­va­teur qui les ver­ra du dehors. Il s’agirait pour nous de les ren­dre intel­li­gi­bles mais, de grâce, fou­tons-nous du « qu’en dira-t-on » ! Il n’y aura de véri­ta­ble mobil­i­sa­tion de masse qu’en péri­ode insur­rec­tion­nelle. Il faut en la matière se méfi­er de tout volon­tarisme. Pour ren­vers­er la société, il ne suf­fit pas de vouloir, il faut que les con­di­tions économiques et cul­turelles soient rem­plies. Pour plus de développe­ment, adressez-vous à votre théoricien paten­té ! La désobéis­sance civile n’est pas seule­ment s’asseoir par terre, elle peut pren­dre d’autres formes : refus de l’impôt, boy­cottage, grèves de la faim, objec­tion de con­science.]]. On peut haïr un sys­tème, quant à ses représen­tants, il faut qu’on les approche avec « com­préhen­sion et avec une bonne volon­té créa­trice et capa­ble de pardon ».

Cela ne sig­ni­fie en rien que Gand­hi et King auraient espéré con­va­in­cre leurs adver­saires par le seul moyen des appels à la con­science. Ils envis­agent simul­tané­ment des mesures de non-coopéra­tion, d’usurpation civile sus­cep­ti­bles d’isoler leurs adver­saires de la masse et de les amen­er pro­gres­sive­ment à l’acceptation du nou­veau sys­tème social qu’ils préconisent.

On a fréquem­ment émis des cri­tiques sur les actions non vio­lentes en les con­sid­érant comme des appels moral­isants pass­able­ment naïfs, mais on n’a tenu aucun compte de la théorie avancée de l’action non vio­lente. Celle-ci tient par­faite­ment compte des pres­sions qu’exercent sur les pro­tag­o­nistes leurs rôles au sein du sys­tème économique, seule­ment elle se refuse de figer l’adversaire dans le masque d’un fan­toche his­torique­ment déter­miné. Car l’usurpation civile crée, en fin de compte, des struc­tures sociales nou­velles où même de pré­ten­dus fan­toches pour­raient inven­ter de nou­veaux comportements.

Les insurgés non vio­lents opposent au sys­tème com­bat­tu une alter­na­tive con­struc­tive. Cela implique que l’on prou­ve con­scien­cieuse­ment le fonc­tion­nement pos­si­ble du nou­veau sys­tème et qu’on fasse la démon­stra­tion par des ini­tia­tives con­crètes de jus­ti­fi­ca­tions historiques.

C’est ain­si que l’on tien­dra compte des craintes d’adversaires con­ser­va­teurs qui hési­tent à s’engager sur des voies incer­taines. Cela ne sig­ni­fie cepen­dant nulle­ment que les insurgés soient oblig­és d’intégrer leurs insti­tu­tions de rechange dans le sys­tème exis­tant, cela sig­ni­fie seule­ment que l’on tient compte des exi­gences de l’adversaire con­cer­nant le bon fonc­tion­nement d’un sys­tème et que l’on « dose les ini­tia­tives révo­lu­tion­naires de telle manière qu’il ne réagisse pas oblig­a­toire­ment par la panique ».

[(Il est absol­u­ment néces­saire de met­tre au point un cer­tain nom­bre de choses à pro­pos de Mar­tin Luther King. Il est trop con­sid­éré comme un magi­cien qui à par­tir de rien a créé le plus grand mou­ve­ment non vio­lent de ces vingt-cinq dernières années.

La sit­u­a­tion qui existe aux USA se rap­proche beau­coup d’un sché­ma colo­nial, sit­u­a­tion sim­i­laire à celle de L’Inde. Pour des raisons économiques et au nom d’une idéolo­gie raciste, une eth­nie (blanche en l’occurrence) en oppresse une autre (noire).

Cette sit­u­a­tion spé­ci­fique ren­dra plus facile l’appel au boy­cottage d’autobus ou de mag­a­sins. Le com­bat pour les droits civiques se rap­prochera, beau­coup plus d’un com­bat de « libéra­tion nationale » que d’une lutte de classe réelle. Les séparatistes noirs con­tin­ueront cette analyse de la « libéra­tion nationale » qui pren­dra en con­séquence une couleur très net­te­ment raciste et sera totale­ment arti­fi­cielle. Les Blancs autant que les Noirs sont en réal­ité des occu­pants de ter­ri­toires ne leur appar­tenant pas originellement.

Avant de pass­er à un essai d’analyse plus poussée des struc­tures organ­i­sa­tion­nelles du Mou­ve­ment des droits civiques, il faudrait situer ce mou­ve­ment dans la gauche améri­caine. S’il y a eu une gauche avant la guerre de 40, on peut dire qu’à la sor­tie de la guerre froide (1954) la gauche a été com­plète­ment décapitée par Mac Carthy et sa com­mis­sion. Seuls restent un PC stal­in­ien réduit à une poignée de fana­tiques et des grou­pus­cules trotskistes.

Le Mou­ve­ment des droits civiques sera à l’origine du renou­veau de la nou­velle gauche américaine.
La plu­part des lead­ers des nou­veaux groupes gauchistes blancs ou noirs ain­si que ceux qui mili­tent dans l’armée sont issus du mou­ve­ment des droits civiques.

Depuis déjà de longues années, dès leur arrivée aux USA, les Noirs sont organ­isés. Ils le sont d’une façon pas­sive et répres­sive. En effet, les vel­léités de révolte seront anni­hilées par ces pas­teurs blancs puis noirs qui prêchent une reli­gion de soumis­sion sur la terre, « val­lée de larmes », pour attein­dre une lib­erté sans lim­ites dans la « Jérusalem céleste » (cf. Negro spir­i­tu­als). Cela con­duit à une organ­i­sa­tion de paroisse. Les paroiss­es, protes­tantes pour la plu­part et délim­itées géo­graphique­ment, rassem­blent quelques cen­taines de gens, cha­cune vivant et s’autogérant depuis de longues années et sou­vent depuis plusieurs généra­tions. Cela du fait de la non-mobil­ité de la main‑d’œuvre.

Les Améri­cains appel­lent ces paroiss­es des « com­mu­ni­ties ». La notion de com­mu­nauté se retrou­ve tout au long des ouvrages se rap­por­tant au mou­ve­ment non vio­lent améri­cain. C’est à par­tir de cette base organ­isée que le mou­ve­ment pour les droits civiques sera lancé dans le Sud. Il suf­fi­ra à King et à ses amis de con­va­in­cre les dirigeants des com­mu­nautés pour les jeter dans la lutte.

C’est la rai­son pour laque­lle on a peu ou pas com­pris la créa­tion du SCLC (Con­férence des lead­ers chré­tiens du Sud) qui sera en fait une organ­i­sa­tion de type fédéral rassem­blant des com­mu­nautés à tra­vers leurs leaders.

Quand Luther King déplac­era son action dans le Nord, ce sché­ma lui fera défaut. Cela explique en par­tie l’échec de son action à Chica­go. En effet, l’organisation tra­di­tion­nelle n’existe plus. L’implantation des Noirs est rel­a­tive­ment récente. Comme partout ailleurs, la mon­tée à la ville, l’intégration dans un autre style de tra­vail (indus­trie), la mobil­ité de la main‑d’œuvre, la mis­ère des ghet­tos amè­nent la dis­so­lu­tion d’une civil­i­sa­tion, d’une morale et d’une cul­ture tra­di­tion­nelles. Ces struc­tures dif­férentes amèneront le Mou­ve­ment des droits civiques à se rad­i­calis­er et à se syn­di­calis­er, tan­dis que Luther King trou­vera la mort au cours de son com­bat pour les éboueurs de Birm­ing­ham. Pour bien com­pren­dre ce qui s’est passé aux USA dans le Mou­ve­ment pour les droits civiques, autant au niveau de l’action que de l’esprit, il sem­ble indis­pens­able de pren­dre con­nais­sance d’un livre récem­ment pub­lié par nos amis belges de l’Internationale des résis­tants à la guerre. Ce « manuel d’action directe » est le résumé de ces années de luttes. Il est une analyse pro­fonde et une dis­sec­tion de l’action menée, et par là même un manuel pour l’action à venir. Si toute une par­tie con­sacrée à la lutte antiraciste nous sem­ble étrangère, celle rel­a­tive aux actions de rue ne peut que nous être utile. De même le chapitre con­sacré aux mesures de sécu­rité à pren­dre dans le sud des USA nous sera prof­itable dans notre pays de plus en plus policier.)]

King : action non violente militante

Cette volon­té de dis­tinguer entre le sys­tème adverse que l’on com­bat et la per­son­ne adverse que l’on respecte est née, comme je viens de le dire, chez Gand­hi et King à cause de leur con­vic­tion que l’action non vio­lente n’est en rien inférieure à l’action vio­lente. Les actions non vio­lentes ne con­sis­tent évidem­ment pas seule­ment en march­es de protes­ta­tion ou grèves de la faim, mais en « blocages assis », grèves et usurpa­tions civiles. Chaque fois que dans ses derniers dis­cours M. L. King par­lait d’action mil­i­tante non vio­lente il avait en vue des ini­tia­tives de com­bat qui devaient attein­dre la vie adap­tée et manip­ulée bien plus durable­ment que les quelques pier­res ou les cock­tails Molotov.

[(Pour les anar­chistes, l’ennemi le plus dan­gereux ce sont l’Etat, le patronat, le cap­i­tal ; les hommes qui déti­en­nent le pou­voir sont cor­rom­pus par lui, mais pas fon­da­men­tale­ment, mauvais.

Pour les chré­tiens non vio­lents, quak­ers, mou­ve­ment de la réc­on­cil­i­a­tion, Arche, le principe d’«aller par­ler aux puis­sants », de se sac­ri­fi­er pour « sus­citer un change­ment dans les dis­po­si­tions émo­tion­nelles des obser­va­teurs » est depuis longtemps favorisé : il s’agit de faire com­pren­dre à ceux qui ont le pou­voir (poli­tique ou économique) qu’ils doivent l’utiliser en faveur des déshérités, des exploités, des opprimés, et non con­tre eux. La révo­lu­tion par le bas aidée par ceux du haut : n’y a‑t-il pas contradiction ?

Nous ne reje­tons certes pas le principe du respect de l’ennemi ; on pour­rait citer Bak­ou­nine à l’appui : « Le social­isme fera une guerre inex­orable aux posi­tions sociales, non aux hommes ; et une fois ces posi­tions détru­ites et brisées, les hommes qui les avaient occupées, désar­més et privés de tous les moyens d’action, seront devenus inof­fen­sifs et beau­coup moins puis­sants, je vous l’assure, que le plus igno­rant ouvri­er ; car leur puis­sance actuelle ne réside pas en eux-mêmes, dans leur valeur intrin­sèque, mais dans leur richesse et dans l’appui de l’Etat ».

Mais la con­tra­dic­tion d’Ebert réside dans les pri­or­ités. Une fois de plus il sem­ble pren­dre les choses par le mau­vais bout : il est assuré­ment impor­tant que par des actions non vio­lentes nous arriv­ions à faire pren­dre con­science au gou­ver­nants, mais ne s’agit-il pas d’abord de gag­n­er des alliés immé­di­ats par­mi les exploités ; les vic­times du sys­tème ? C’est vers ceux-là que nos actions doivent se diriger, pour met­tre à l’épreuve la force de la non-vio­lence, pour la faire assumer par le grand nom­bre. Si nous arrivons à les gag­n­er à nos méth­odes, alors nous n’aurons plus besoin de nous charg­er de nos ennemis.)]

Désobéissance civile

Dans l’un de ses derniers dis­cours, M. L. King a pro­posé la désobéis­sance civile de masse par les chômeurs et les « sous-employés » de manière à faire évoluer le prob­lème des taud­is du Nord des États-Unis par le pou­voir de la base. Il songea en pre­mier au blocage des cen­tres urbains par des mil­liers de grévistes assis ; assis devant et à l’intérieur des usines, et à un grand campe­ment de chômeurs de couleur à Wash­ing­ton. Il jus­ti­fi­ait de telles mesures de con­trainte en dis­ant : « Nous refu­sons comme moyens de lutte et l’insurrection armée et les sup­pli­ca­tions inutiles adressées à un gou­verne­ment qui ne veut pas enten­dre… Il nous faut pass­er à la désobéis­sance civile. Il nous faut empêch­er une ville de fonc­tion­ner sans pour autant la détru­ire ; et cela peut être plus effi­cace que des émeutes parce que la désobéis­sance civile peut être soutenue plus longtemps et que, si elle est coû­teuse, elle n’est pour­tant pas aveuglé­ment destruc­trice. En out­re il est plus dif­fi­cile pour un gou­verne­ment d’intervenir con­tre la désobéis­sance civile avec des méth­odes répres­sives trop mas­sives. La désobéis­sance civile de masse peut égale­ment tir­er prof­it de la colère pour en faire une force con­struc­tive et créa­trice. Il est inutile de recom­man­der aux Noirs de ne pas se met­tre en colère lorsqu’ils le sont effec­tive­ment. Il est même plus sain pour le psy­chisme humain de ne pas refouler sa colère mais de la trans­former en énergie con­struc­tive et paci­fique, pleine de vigueur, capa­ble d’empêcher le fonc­tion­nement nor­mal d’une ville répressive. »

Le pas­teur King savait qu’il serait très dif­fi­cile d’organiser la désobéis­sance civile de masse. Gand­hi, en 1922, avait dû inter­rompre sa pre­mière cam­pagne de désobéis­sance civile parce que des Indi­ens exas­pérés du Chau­ri Chau­ra avaient abat­tu plusieurs policiers. Mais King était con­va­in­cu qu’un com­porte­ment réelle­ment non vio­lent lors d’une action de désobéis­sance civile « pour­rait pren­dre les pro­por­tions d’un séisme, sans que l’on ait allumé une seule allumette ou tiré un seul coup de fusil ».

Limites de la pression non violente

Ce serait pour­tant une erreur que de ne voir dans la désobéis­sance que son aspect de con­trainte. Elle est simul­tané­ment une ten­ta­tive de per­sua­sion : elle fait tou­jours égale­ment appel aux sen­ti­ments les plus nobles de ceux que l’on met sous pres­sion. Celui qui exerce une pres­sion non vio­lente s’expose sans réserve à la vio­lence des oppresseurs… en sup­posant que ceux-ci ne seront à la longue ni morale­ment ni matérielle­ment en état de réprimer la révolte non vio­lente. Le but essen­tiel des ini­tia­tives de pres­sion non vio­lente entre­pris­es par des minorités, c’est de gag­n­er la sym­pa­thie de la majorité de la pop­u­la­tion aux con­vic­tions de l’opposition et d’empêcher, en atten­dant l’exécution des déci­sions gou­verne­men­tales par des engage­ments coû­teux et l’exploitation de toutes les pos­si­bil­ités organisationnelles.

Gene Sharp, le théoricien améri­cain le plus remar­quable de l’action non vio­lente, a cepen­dant attiré l’attention sur les lim­ites de ces actions de pres­sion en com­men­tant des obser­va­tions du Com­mit­tee of 100 anglais. Il a longue­ment expliqué pourquoi toute minorité est oblig­ée de con­quérir la majorité et pourquoi une sorte de « putsch non vio­lent » est impos­si­ble. « Ceux qui s’imaginent qu’ils pour­raient devenir des « jacobins gand­histes » et, en tant que minorité clair­voy­ante impos­er leur volon­té à la majorité qui croit à la poli­tique actuelle, n’ont man­i­feste­ment rien com­pris à la nature de l’action non vio­lente et con­ser­vent des idées inad­mis­si­bles et dan­gereuses au plus haut degré » [[Tout à fait d’accord avec toi, Ebert ! Le rôle de l’action non vio­lente n’est pas de men­er à un putsch sans vio­lence. On ne ferait alors que chang­er de gou­verne­ment. Les exem­ples con­nus, de prise non vio­lente du pou­voir : Nehru, N’Krumah, le prou­vent. Il est cer­tain que tout boule­verse­ment amène un change­ment de gou­verne­ment ; les non-vio­lents, anars ou pas, n’ont pas à y participer.]].

Sharp conçoit une éven­tu­al­ité où une minorité bien organ­isée obtiendrait par une tac­tique d’obstruction la démis­sion d’un gou­verne­ment, mais il tient une telle action pour myope et finale­ment peu promet­teuse. « La minorité, par sa tac­tique d’obstruction, ne risque que de s’aliéner la sym­pa­thie de la majorité qui seule l’amènerait à con­sid­ér­er le point de vue de la minorité d’une manière ouverte. On assis­terait à l’installation d’un nou­veau régime qui, tout en con­tin­u­ant la poli­tique anci­enne, opprimerait énergique­ment la minorité, soit par la voie con­sti­tu­tion­nelle soit par le moyen d’un putsch. Une minorité n’ayant en vue que le blocage de l’action gou­verne­men­tale est appelée à devenir une minorité tou­jours plus mince, ayant des « chances de moins en moins grandes d’atteindre son but ».»

Coalition avec des libéraux

M. L. King a pré­cisé dans ses propo­si­tions de désobéis­sance civile qu’il faudrait éviter la polar­i­sa­tion de la société autour de groupes extrémistes. La désobéis­sance vrai­ment civile et prête au sac­ri­fice doit exercer sa pres­sion morale et matérielle de telle manière qu’elle déclenche un mou­ve­ment de sol­i­dar­ité allant de la gauche jusque large­ment vers le cen­tre, en évi­tant de don­ner aux con­ser­va­teurs des pré­textes pour la for­ma­tion d’organisations de « défense civique ». King avait espéré que la désobéis­sance civile « n’exclurait pas une poli­tique de coali­tion (c’est-à-dire l’entente poli­tique avec des libéraux blancs — Th. Ebert) mais la sou­tiendrait plutôt » [[Les alliances avec les libéraux ne sont pas à rejeter, au con­traire. Mais elles ne peu­vent se faire que néga­tive­ment, c’est-à-dire con­tre quelque chose : la répres­sion par exem­ple. Alliance au niveau des moyens et non des buts, elle aura son util­ité au moment où la répres­sion s’abattra. En effet, n’ayant pas coupé tous les ponts avec le pou­voir, ils auront alors un rôle d’avocat.]].

En dehors d’une poli­tique de coali­tion, la col­lab­o­ra­tion entre des groupes légal­istes et la désobéis­sance civile pour­ra se faire aus­si bien indi­recte­ment, de telle manière que les mod­érés met­tent sous pres­sion les con­ser­va­teurs, quitte à tir­er argu­ment de l’augmentation des élé­ments rad­i­caux. C’est le mérite de Lewis Coser d’avoir attiré l’attention sur cette influ­ence indi­recte des rad­i­caux et des mod­érés. Il voit dans l’emploi de la vio­lence par les extrémistes une con­di­tion essen­tielle du suc­cès éventuel de l’action des mod­érés. Mais il faut ici cor­riger son analyse. Le mécan­isme qu’il a observé fonc­tionne encore beau­coup plus rapi­de­ment, plus sûre­ment, lors d’actions directes non vio­lentes. En effet, les actions non vio­lentes provo­quent bien moins la sol­i­dar­ité des élé­ments con­ser­va­teurs, et les mod­érés n’ont nulle­ment besoin de pren­dre leurs dis­tances par rap­port aux rad­i­caux. Coser a omis d’insister sur le fait que la réac­tion con­ser­va­trice aux actions vio­lentes est sus­cep­ti­ble de blo­quer même des mesures pro­gres­sistes mod­érées ; s’il n’en était pas ain­si, le sys­tème des « agents provo­ca­teurs » n’aurait joué aucun rôle dans l’histoire des con­flits internes.

Exclusion de l’autodéfense violente

Si le refus de toute méth­ode de com­bat autre que non vio­lente découle de la cer­ti­tude de la force inhérente à la non-vio­lence, la deux­ième car­ac­téris­tique de toute cam­pagne non vio­lente s’appuie, elle aus­si, sur des con­sid­éra­tions stratégiques pré­cis­es. L’acceptation par les insurgés de sup­port­er les sanc­tions des gou­ver­nants sans avoir recours à la légitime défense vio­lente est l’aspect aus­si pop­u­laire que générale­ment mal inter­prété des soulève­ments non violents.

Une telle accep­ta­tion du sac­ri­fice n’a pas son orig­ine dans une obéis­sance inco­ercible aux autorités ni dans une con­science insuff­isante de l’illégitimité des sanc­tions, mais dans un cal­cul bien raison­né. Étant don­né le con­trôle gou­verne­men­tal sur les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse et les ten­dances à la soumis­sion aux autorités chez l’ensemble de la pop­u­la­tion, il est plus que vraisem­blable que toute ten­ta­tive d’autodéfense con­tre les bru­tal­ités poli­cières serait inter­prétée comme une ten­ta­tive d’agression de la part des man­i­fes­tants. Si, au con­traire, les man­i­fes­tants annon­cent à l’avance leur inten­tion de men­er une action directe rad­i­cale­ment non vio­lente, ils n’ont pas à prou­ver, eux, qu’ils étaient en sit­u­a­tion d’autodéfense, mais c’est au pou­voir de jus­ti­fi­er les moyens qu’il emploie. Or c’est ce ren­verse­ment et cette mise en cause des gou­ver­nants qui est l’un des buts psy­chologiques de l’action directe [[L’échec même des mesures d’autodéfense vio­lente a été illus­tré par la répres­sion crim­inelle qui s’est abattue sur le Par­ti des Black Pan­thers. Issus du Mou­ve­ment des droits civiques, ils refusèrent le principe de non-vio­lence totale. Le pou­voir améri­cain détour­na alors cette notion d’autodéfense vio­lente en celle d’agression délibérée et con­di­tion­na l’opinion pour la pré­par­er à accepter la décap­i­ta­tion du par­ti.]]. Si les man­i­fes­tants cèdent devant les sanc­tions des gou­ver­nants, ils renon­cent du même coup à l’exploitation du fac­teur émo­tion­nel en faveur de leur ten­ta­tive d’information. Les man­i­fes­tants n’ont pas pour seul objec­tif la provo­ca­tion et l’argumentation, mais égale­ment la cristalli­sa­tion d’un mou­ve­ment de sympathie.

Esprit de sacrifice calculé

Lorsque ceux à qui s’adresse la man­i­fes­ta­tion sont fer­més à tout argu­ment rationnel en rai­son des manip­u­la­tions de toute sorte qu’ils ont subies, il faut sou­vent l’esprit de sac­ri­fice et la souf­france volon­taire des insurgés pour entamer le mur des préjugés et pour sus­citer un change­ment dans les dis­po­si­tions émo­tion­nelles des observateurs.
On reproche sou­vent à ceux qui se récla­ment d’actions non vio­lentes qu’ils par­lent trop de leurs méth­odes et pas assez de leurs objec­tifs poli­tiques. Ce reproche est jus­ti­fié chez cer­tains libéraux ou paci­fistes, mais d’une manière générale il me sem­ble que l’on doive se tenir à la règle : si les man­i­fes­tants veu­lent attir­er l’attention du pub­lic sur les buts de leur action, il leur faut réfléchir eux-mêmes sur les méth­odes qu’ils emploient. Sinon, il peut arriv­er que le pub­lic ne par­le que des méth­odes, et les man­i­fes­tants que du con­tenu poli­tique de leur action.

Lors d’actions vio­lentes il arrive facile­ment que les groupe­ments inter­pel­lés soient écartelés entre la rai­son et le sen­ti­ment et que les réac­tions émo­tion­nelles empêchent les solu­tions rationnelles du con­flit. Lors d’actions physique­ment non vio­lentes et formelle­ment « civiles », l’élément émo­tif sou­tient générale­ment l’argument rationnel. La stratégie de M. K. Ghan­di et de M. L. King était car­ac­térisée par le fait qu’une pop­u­la­tion imper­méable à l’argumentation rationnelle devait être ébran­lée non seule­ment par des moyens de pres­sion non vio­lents mais aus­si et surtout par l’appel aux sen­ti­ments. « J’ai décou­vert que le sim­ple appel à la rai­son ne ren­con­tre aucun écho là où des préjugés sécu­laires exis­tent et s’appuient sur une pré­ten­due autorité. La rai­son a besoin de se for­ti­fi­er au con­tact de la souf­france, et c’est la souf­france qui rend les yeux capa­bles de com­pren­dre. » (Gand­hi) [[La notion de sac­ri­fice n’est pas étrangère à l’anarchisme, pour­tant elle se dif­féren­cie fon­da­men­tale­ment des idées chré­ti­ennes, du sac­ri­fice des uns pour le salut des autres. L’anarchiste se sac­ri­fie pour une idée, en un mot, c’est un sac­ri­fice égoïste. En 1886, l’anarchiste Reins­dorff, après son atten­tat man­qué con­tre le kaiser Guil­laume Ier déclara : « Si j’avais dix têtes, je les sac­ri­fierais pour la lutte con­tre la société égoïste, lâche et cor­rompue ». Effec­tive­ment, Ebert a rai­son de soulign­er le rôle des spec­ta­teurs. La non-vio­lence ne peut qu’attirer l’attention et la retenir pos­i­tive­ment. Au niveau des man­i­fes­tants, elle évite la panique, elle peut ralen­tir le cours des événe­ments, per­me­t­tre de réa­gir en con­séquence et surtout elle peut éviter les dan­gers de provo­ca­tions divers­es. A ce sujet, l’élaboration de tech­niques d’agression psy­chique non vio­lente mis­es au point par le Liv­ing The­atre nous paraît intéres­sante. Par exem­ple une ligne de per­son­nes, poing ten­du en forme de pis­to­let, tirent sur une autre ligne de per­son­nes qui s’abattent, touchées à mort. La scène se repro­duit jusqu’à la man­i­fes­ta­tion du public.]].

Pas de recherche des coupables

Une telle accep­ta­tion de la souf­france ne doit pas con­duire les man­i­fes­tants à se con­sid­ér­er comme des mar­tyrs en puis­sance. Mais de telles réflex­ions peu­vent les amen­er à con­sid­ér­er les sac­ri­fices inévita­bles méthodique­ment et sans haine, mais en songeant au but poursuivi.

Une telle volon­té de sup­port­er sans défense des sanc­tions injustes per­met finale­ment aux insurgés de faire, com­pren­dre aux gou­ver­nants qu’il ne leur importe pas de se venger pour l’exploitation subie préal­able­ment, ni pour la répres­sion ou l’aliénation, mais qu’il s’agit pour eux de l’établissement d’un ordre nou­veau et juste. Etre prêt à oubli­er le passé et à ne pas pour­suiv­re des coupables devrait générale­ment avoir pour résul­tat que les groupe­ments hos­tiles, impliqués dans une cul­pa­bil­ité impor­tante, puis­sent oser s’engager dans une « nou­velle étape », côte à côte avec les insurgés [[Lors de libéra­tions nationales, la chas­se aux coupables s’est tou­jours trans­for­mée en épu­ra­tion sanglante don­nant lieu à des règle­ments de compte par­ti­c­uliers. De nos jours, l’Etat a telle­ment ren­for­cé ses moyens de répres­sion que les « valets du pou­voir » sont devenus légion. Une épu­ra­tion sanglante équiv­audrait à un mini-géno­cide. Il faut élim­in­er toute pos­si­bil­ité de nuire aux alliés du pou­voir défunt, sans pour autant les tuer ou les met­tre en prison. Il a tou­jours été reproché aux man­i­fes­tants non vio­lents leur folk­lore qui con­tribue à empêch­er les spec­ta­teurs de s’identifier à eux. Il faut dire qu’un tel folk­lore est bien éloigné des tenues des Zen­gakuren japon­ais ou des groupes de chocs étu­di­ants actuels. Peut-être un jour fau­dra-t-il que les non-vio­lents hir­sutes se rasent pour obtenir une plus grande effi­cac­ité… et vivent les coif­feurs, ma mère ! Eh oui, ça pue le curé ! Pour­tant il serait intéres­sant de faire une cri­tique du lan­gage que nous employons couram­ment. Nous nous apercevri­ons de sa dimen­sion religieuse pro­fonde. Nous sommes, que nous le voulions ou non, chris­tian­isés cul­turelle­ment. Il est très dif­fi­cile de se détach­er d’une civil­i­sa­tion mil­lé­naire. Nous risquons de la rem­plac­er par un sys­tème de pen­sée totale­ment artificiel.]].

Les man­i­fes­tants, qui par une tac­tique de mou­ve­ment ou par la rup­ture de bar­rières essaient de met­tre en échec les forces de police, font en réal­ité le jeu de celles-ci, car à la longue c’est tou­jours la police qui est la mieux entraînée et la mieux armée. Plus les man­i­fes­tants s’affublent de cos­tumes révo­lu­tion­naires ou jouent à la guerre civile comme les étu­di­ants Zen­gakua japon­ais, plus ils empêchent la pop­u­la­tion qui les observe à recon­naître en eux des citoyens moyens avec lesquels elle devrait s’identifier, et plus ils lui inter­dis­ent, en voy­ant leurs formes d’action, de con­clure que l’objectif orig­i­nal de l’action pour­rait les intéress­er eux aus­si. En faisant l’expérience théorique d’une escalade de casques, boucliers et perch­es, on en vient, au beau milieu du vingtième siè­cle, à l’image absurde des batailles moyenâgeuses entre cheva­liers cuirassés de pied en cap.

Les Noirs du mou­ve­ment pour les droits civiques aux USA et les adver­saires de l’armement atom­ique du « Com­mit­tee of 100 » anglais ont fait des march­es par­tielle­ment illé­gales et des protes­ta­tions assis­es dans les cen­tres des villes. Par leur dis­ci­pline dans la désobéis­sance et leur déter­mi­na­tion à sup­port­er les sac­ri­fices, ils se sont effor­cés de faire com­pren­dre à la pop­u­la­tion manip­ulée qu’ils ne s’opposaient pas à tout ordre mais seule­ment au « désor­dre établi » et qu’ils étaient en train de man­i­fester par devoir de con­science et non pas parce que man­i­fester « c’est pas­sion­nant et c’est mar­rant » (Wolf­gang Lefèvre, SBS/1966).

La non-violence, position radicale

La plu­part du temps, ceux des mem­bres de l’APO qui seraient égale­ment prêts à pass­er à l’action vio­lente se con­sid­èrent comme par­ti­c­ulière­ment rad­i­caux. Quant à moi, je pense que pour un social­iste human­iste et pour un démoc­rate il ne peut pas y avoir de posi­tion plus rad­i­cale que celle de chercher délibéré­ment à attein­dre l’objectif révo­lu­tion­naire par des moyens non vio­lents. C’est là la seule voie par laque­lle nous pou­vons man­i­fester notre con­fi­ance lucide dans les pos­si­bil­ités d’amendement chez nos adver­saires, et la méfi­ance per­ma­nente envers les jus­ti­fi­ca­tions de nos posi­tions pro­pres. Pour le dire autrement, je pense que seule l’élimination de toute vio­lence nous per­met d’élargir con­stam­ment notre pro­pre com­préhen­sion des inter­re­la­tions sociales.

Gand­hi et King ont renon­cé à l’emploi de la vio­lence en avouant que, même s’ils fai­saient les efforts les plus intens­es en vue de l’analyse d’une sit­u­a­tion, ils ne pou­vaient jamais attein­dre qu’une com­préhen­sion par­tielle et de ce fait com­met­tre des erreurs de juge­ment, quoi qu’ils fassent. Un tel aveu des lim­ites de leur pro­pre savoir ne les ame­nait pour­tant nulle­ment à renon­cer à l’action. Le Groupe de recherche 28 de l’Université Cri­tique, en annonçant son pro­gramme pour le semes­tre d’été 1968, a déclaré ceci : « La méth­ode de l’action directe non vio­lente per­met l’action même dans des sit­u­a­tions con­flictuelles ne per­me­t­tant pas une déf­i­ni­tion tout à fait nette, car en cas d’erreur de prévi­sion ce sont en pre­mière ligne les acteurs de l’action eux-mêmes qui en sup­por­t­ent les con­séquences. Renon­cer à la vio­lence et à la sim­u­la­tion per­met un affron­te­ment rationnel puisque de cette manière on ne court pas le risque d’actions de com­bat qui deviendraient un but en elles-mêmes et qui imposeraient et la sim­u­la­tion idéologique et le renon­ce­ment à toute aut­o­cri­tique. Au con­traire on con­serve ain­si toutes les chances pour une réflex­ion per­ma­nente et la mod­i­fi­ca­tion des plans d’action ».

Critique de la violence « émancipatrice »

Le refus de la vio­lence se présente ain­si comme la con­di­tion même de toute démoc­ra­tie de par­tic­i­pa­tion car l’emploi de la vio­lence rend impos­si­ble toute dis­cus­sion publique avant, pen­dant et après l’action.

Nous voyons les raisons de notre adhé­sion à la non-vio­lence d’une part dans la crainte devant la mise en œuvre d’un entraîne­ment pathologique et d’autre part dans notre con­vic­tion que l’on ne peut pas lut­ter pour une démoc­ra­tie des hommes libres et égaux en la sus­pen­dant temporairement.

Les actions vio­lentes d’un groupe de l’APO con­duisent, au moins au début, à la mise en échec des mécan­ismes de con­trôle démoc­ra­tiques et, lorsqu’elles sont appliquées et plan­i­fiées sys­té­ma­tique­ment par des groupes de per­son­nes plus nom­breux, à des struc­tures de com­man­de­ment hiérar­chisées. Des incendies poli­tiques et des jets de pierre sur des bar­rages de police ne peu­vent être dis­cutés avant ou pen­dant l’action, et après l’action on ren­con­tre des dif­fi­cultés cer­taines à les dis­cuter publique­ment. La plan­i­fi­ca­tion d’actions ter­ror­istes, comme le bris de vit­res de loge­ments, l’enlèvement d’un pro­cureur de la République ou d’un politi­cien trans­formerait l’actuelle APO en organ­i­sa­tion clan­des­tine. Cela aurait pour con­séquences que même des ordres incom­préhen­si­bles seraient exé­cutés pour des raisons de sécu­rité et que la peur des mouchards agi­rait sur l’atmosphère interne des organ­i­sa­tions de com­bat en sus­ci­tant la méfi­ance de tous envers tous.

Au cas où une telle organ­i­sa­tion révo­lu­tion­naire, hiérar­chique­ment struc­turée et fonc­tion­nant selon des mécan­ismes de com­man­de­ment et obéis­sance prendrait le pou­voir, les som­mets d’un tel « mou­ve­ment de libéra­tion » seraient entre les mains d’éléments incon­trôlés. Il existe alors le dan­ger per­ma­nent que ces élé­ments puis­sent refuser de ren­dre leur pou­voir au peu­ple et qu’ils tirent argu­ment d’un état d’urgence, générale­ment réel après des luttes vio­lentes, pour le garder bien en main. Il est même courant qu’après des mou­ve­ments de libéra­tion vio­lents on assiste dans les rangs même des libéra­teurs à des règle­ments de compte entre frac­tions et à des purges sanglantes. Les exem­ples des révo­lu­tions russe et algéri­enne sont faits pour nous met­tre en garde. Il nous sem­ble que l’on devrait égale­ment avoir une atti­tude cri­tique vis-à-vis de la révo­lu­tion chi­noise. On peut sup­pos­er que le véri­ta­ble garant de l’ordre et le déten­teur du pou­voir après la révo­lu­tion cul­turelle en Chine ne sera nul autre que l’armée.

Lorsqu’en mars 1963, on deman­da à Ken­neth Kaun­da, qui devint le prési­dent du Con­seil de la Zam­bie, pourquoi il ne pre­nait pas mod­èle sur la guerre de libéra­tion algéri­enne, il répon­dit : « Si nous com­bat­tons en employ­ant la vio­lence et si même nous atteignons dans un an ou deux ce que nous voulons, nous aurons néan­moins semé la méfi­ance dans notre pays. Ceux qui ne sont pas d’accord avec nous y auraient trou­vé un mod­èle d’action poli­tique et ils s’efforceraient de fomenter un putsch. L’histoire nous démon­tre que les méth­odes que quelqu’un emploie pour attein­dre son but sont égale­ment celles qu’emploient d’autres per­son­nes pour le lui arracher. » (inter­view « Peace News » 4–1963).

En cal­cu­lant froide­ment les chances de la vio­lence révo­lu­tion­naire on en vient à con­clure avec le Hol­landais Barthéle­my de Ligt : « Plus il y a de vio­lence, moins il y a de révo­lu­tion ». En se ren­dant à une telle évi­dence, on libère l’imagination et déclenche et active un proces­sus réelle­ment révo­lu­tion­naire. On con­firme l’inscription de la révolte française de mai 1968 : « L’imagination prend le pouvoir ! ».
On ne gaspille plus temps et forces à des spécu­la­tions et expéri­men­ta­tions dans le domaine de la pré­ten­due vio­lence révo­lu­tion­naire. L’adhésion rigoureuse à la non-vio­lence — dans une per­spec­tive chré­ti­enne de la force libéra­trice de l’amour et de la souf­france con­sen­tie — ne peut que con­fér­er à l’action des révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels non vio­lents une pleine force de per­sua­sion. Leur hardiesse aura alors ses fonde­ments dans l’espoir que les moyens non vio­lents offrent des pos­si­bil­ités illim­itées d’établir et d’étendre le pou­voir par la base. Gand­hi a dit : « Un sol­dat ne com­bat avec une déter­mi­na­tion irré­sistible que s’il a fait sauter les ponts der­rière lui et qu’il a brûlé ses vais­seaux. Il en va de même pour le sol­dat de l’action non violente. »

Theodor Ebert

[(S’agit-il de com­mencer le proces­sus révo­lu­tion­naire, comme le pro­pose Ebert, par une sim­ple con­sci­en­ti­sa­tion au niveau des besoins de démoc­ra­ti­sa­tion des insti­tu­tions cul­turelles, ou, selon un sché­ma, dis­ons matéri­al­iste, de pour­suiv­re une action de désal­ié­na­tion pra­tique au niveau des véri­ta­bles déten­teurs des forces de pro­duc­tion : le pro­lé­tari­at, ouvri­er ou paysan ?

Un des buts que nous assignons à la révo­lu­tion n’est-il pas d’éliminer les couch­es par­a­sites et exploiteuses, et de généralis­er la par­tic­i­pa­tion active et col­lec­tive à la ges­tion d’une société de service ?

S’attacher, comme le fait Ebert, à vouloir libér­er des insti­tu­tions de type cul­turel (uni­ver­sité, école, théâtre, presse, etc.), bien qu’une telle lutte puisse con­sci­en­tis­er de nou­velles couch­es de la pop­u­la­tion, et donc de for­mer de nou­veaux « mil­i­tants », est de nature sec­ondaire et ne tend donc que d’une manière fort som­maire à la libéra­tion des insti­tu­tions vitales d’aide socio-économique.

En effet, le prob­lème de la lutte ant­i­cap­i­tal­iste est posé en des ter­mes fort peu clairs : con­cer­ta­tion avec le patronat à un pre­mier stade, auto­ges­tion à un stade ultérieur non pré­cisé d’ailleurs. Or, nous sem­ble-t-il, pré­cis­er les pos­si­bil­ités d’action du pro­lé­tari­at con­tre l’exploitant cap­i­tal­iste devient néces­saire dès que l’on pose n’importe quelle reven­di­ca­tion sociale ou même cul­turelle de type révolutionnaire.

Il est clair, pour nous, que la révo­lu­tion véri­ta­ble ne peut s’engendrer que par une révolte rad­i­cale du pro­lé­tari­at con­tre les formes d’exploitation mis­es en place par le cap­i­tal­isme mod­erne (tech­nocratie avancée, syn­di­cal­isme inté­gré) et par une organ­i­sa­tion autonome des luttes au tra­vers d’organismes (con­seils ouvri­ers, con­seils de quartiers, etc.) dont les tra­vailleurs assumeront eux-mêmes le con­trôle et le fonctionnement.

Cepen­dant, ce qui actuelle­ment manque le plus pour favoris­er la rad­i­cal­i­sa­tion de la classe ouvrière, ce sont des infor­ma­tions objec­tives, des liaisons inter­en­tre­pris­es éclairant les tra­vailleurs sur les luttes engagées dans d’autres entre­pris­es, créant ain­si un cli­mat de sol­i­dar­ité effective.

Ce serait dans une telle direc­tion qu’une stratégie non vio­lente de la révo­lu­tion, basée sur l’inévitable lutte de classe, devrait être précisée.)] 


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