La Presse Anarchiste

Stratégie de la révolution non-violente

[[Ce texte était, lors de sa publi­ca­tion, mis en paral­lèle avec des com­men­taires et des notes qui ne sont pas de l’au­teur. J’ai lais­sé aux notes leur carac­tère (ren­voi en bas de page), les com­men­taires appa­raissent au sein de cadres, qui, si ils peuvent gêner la lec­ture, per­mettent de rendre, par­tiel­le­ment, l’as­pect ori­gi­nal de cette mise en page. ]]

[(L’auteur, 32 ans, est doc­teur en phi­lo­lo­gie ; il a pré­sen­té en 1965 une thèse sur « l’insurrection non vio­lente, une alter­na­tive à la guerre civile ». Depuis 1966, il est assis­tant en socio­lo­gie à l’institut Otto-Suhr (sciences poli­tiques) à l’université libre de Berlin.
Le texte qui suit est extrait de « Junge Kirche » (mai 1969), revue de la branche alle­mande du Mou­ve­ment inter­na­tio­nal de la récon­ci­lia­tion. Il pose le pro­blème, entre autres, de l’action non vio­lente com­pa­rée à celle des gau­chistes. La pré­sen­ta­tion, les notes, les com­men­taires sont le résul­tat d’une ren­contre de tra­vail qui s’est tenue dans les Vosges les 16, 17 et 18 mai 1970.)]

Présentation

La publi­ca­tion de ce texte nous amène à poser de nou­veau la ques­tion de notre orien­ta­tion. En effet, on nous a déjà fait remar­quer que nous nous lais­sions influen­cer par une cer­taine pen­sée reli­gieuse, que d’autre part nous étions beau­coup plus non vio­lents qu’anarchistes. C’est un fait éta­bli que notre groupe s’est ouvert à des croyants, à des croyants qui se réclament de l’anarchisme. Lorsque nous dia­lo­guons avec des chré­tiens, lorsque nous accep­tons « leurs » tac­tiques, nous ne pen­sons pas avoir de dettes envers le chris­tia­nisme qui n’a pas le mono­pole de la non-violence.

Un de nos buts, et c’est en par­tie la rai­son de la publi­ca­tion du texte de Ebert, c’est de mettre en valeur l’anarchisme par­tiel qui vit dans la pen­sée et dans l’action de mili­tants, notam­ment chré­tiens, proches de nous, de le leur dire et d’exprimer notre accord pour aller plus loin. Mettre l’accent sur des domaines pré­cis conte­nant des germes liber­taires, aider à une prise de conscience, théo­ri­ser ce qui n’est qu’action de cir­cons­tances, n’est-ce pas tra­vailler dans un sens qui est le nôtre ?

Il n’a jamais été ques­tion pour les anar­chistes de faire la révo­lu­tion seuls : la révo­lu­tion a d’autant plus de valeur qu’elle est un mou­ve­ment pro­fond et géné­ral, un sou­lè­ve­ment majo­ri­taire qui, pour s’imposer, néces­site d’autant moins de vio­lences. Bar­thé­le­my de Ligt recon­nais­sait la qua­li­té de la révo­lu­tion au mini­mum de vio­lence mani­fes­tée, à son absence même. Quant à nous, en radi­ca­li­sant notre exi­gence, en rajou­tant la non-vio­lence au pro­jet ini­tial de révo­lu­tion anar­chiste, il peut paraître que nous dimi­nuons encore nos chance de réus­site. Sans jamais bien nous expli­quer à ce sujet, nous avons déjà dit que la non-vio­lence pré­sen­tait un poten­tiel liber­taire, que les concor­dances avec l’anarchisme étaient nom­breuses et les dif­fé­rences sur­tout liées aux tra­di­tions his­to­riques res­pec­tives. Le thème de la révo­lu­tion non vio­lente pour­tant n’a pas encore été sérieu­se­ment appro­fon­di, ne serait-ce que pour confron­ter but et moyen avec ceux de la « socié­té future anar­chiste » et la façon d’y parvenir.

Le texte de Ebert et les pro­po­si­tions qui s’y trouvent peuvent être un jalon sur le che­min. Avec Ebert pas d’exotisme non violent à la façon indienne ; nous sommes en Europe, dans un pays indus­tria­li­sé, au XXe siècle. (Nous sommes aus­si en plein folk­lore gauchiste.)

Ebert est pro­tes­tant : cer­tains pas­sages sentent la « cha­ri­té chré­tienne », son lan­gage n’est pas tou­jours le nôtre, son voca­bu­laire peut nous faire sou­rire, mais si une révo­lu­tion non vio­lente se met en marche, anar­chiste ou pas, elle se fera aus­si avec les croyants.

La tac­tique essen­tielle, et il n’est pas en cela ori­gi­nal, c’est le boy­cot­tage de la socié­té de consom­ma­tion par les consom­ma­teurs. On rejoint là une ques­tion déjà dis­cu­tée et posée d’une tout autre façon, mais qui n’a jamais, dans ANV, béné­fi­cié d’une expres­sion écrite ; nous résu­mions par la for­mule : non-vio­lence = pauvreté.

La mise en échec de la socié­té de consom­ma­tion par le boy­cot­tage, son rem­pla­ce­ment par une socié­té de ser­vice, c’est un pro­gramme à étu­dier, à expli­quer, à pro­po­ser comme plate-forme de com­bat. Paral­lè­le­ment, Ebert pro­pose la mise sur pied, la créa­tion de « ter­ri­toires libérés ».

Mais toute col­lec­ti­vi­té humaine esti­mée comme valable implique sa défense : défense col­lec­tive que nous sou­hai­tons non violente.

Il s’agit donc aus­si pour nous de voir dans quelle mesure des « struc­tures libres », sinon liber­taires, favo­risent une défense col­lec­tive non vio­lente, s’il y a plus que de simples concor­dances entre cer­tains aspects de l’anarchisme et cer­tains aspects de la non-vio­lence, si dans des notions comme : « révo­lu­tion au ras du sol », créa­tion de double pou­voir, de pou­voir paral­lèle, de pou­voir du bas vers le haut, il n’y a pas coïn­ci­dence entre pou­voir non violent et pou­voir anarchiste.

ANV

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Le 9 juin 1967, jour de l’enterrement de Ben­no Ohne­sorg, lors de son congrès de résis­tance à Hanovre, l’Opposition extra-par­le­men­taire (APO) inau­gu­ra un grand débat sur la stra­té­gie d’un chan­ge­ment social radi­cal en Alle­magne fédé­rale, et à Ber­lin-Ouest. Depuis ce congrès nous avons vu très peu, trop peu, de chan­ge­ments dans les méthodes essen­tielles de l’action. Dans l’ensemble, on reste fidèle aux « formes ritua­li­sées de pro­vo­ca­tion » pré­co­ni­sées par Hans Jür­gen Krahl, membre du SDS de Francfort.

L’escalade de la pro­vo­ca­tion abou­tit à Pâques 1968 aux inci­dents devant les suc­cur­sales des Edi­tions Sprin­ger. On y fran­chit le seuil de la « vio­lence contre les objets ». Le 4 novembre 1968, lors du pro­cès de l’avocat Mah­ler, devant le Tri­bu­nal d’Honneur ber­li­nois, on fran­chit même le seuil de la « vio­lence contre les per­sonnes » (que l’on s’était pour­tant impo­sé de ne pas fran­chir aupa­ra­vant) en lan­çant des pierres contre les policiers.

Pour Rudi Dut­schke, ces pro­vo­ca­tions avaient pour but « d’ouvrir une brèche par laquelle nous pour­rons intro­duire nos arguments ».

Depuis la fin de l’année 1968, ce que l’on appelle la « psy­cho ter­reur » se pré­sente de moins en moins comme une attaque intel­lec­tuelle contre la sécu­ri­té de « l’establishment » ou une démons­tra­tion du pou­voir révo­lu­tion­naire de rechange pré­co­ni­sé par l’APO, mais bien plu­tôt comme un simple affron­te­ment psy­chique et phy­sique. Cette pro­vo­ca­tion était pour une bonne part la réponse à la répres­sion exer­cée par le régime, mais au lieu d’ouvrir une brèche à des argu­ments, elle a eu pour consé­quence l’éclatement, dans plu­sieurs villes uni­ver­si­taires, du mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion tout en jus­ti­fiant, aux yeux de l’opinion publique mani­pu­lée, la légi­ti­mi­té de nou­velles mesures de répres­sion réactionnaires.

Cer­taines ten­ta­tives de chan­ger tota­le­ment le style de ces pro­vo­ca­tions et de deman­der aux mani­fes­tants de se mettre, au préa­lable, d’accord sur un com­por­te­ment stric­te­ment non violent, ne pro­mettent, d’après les expé­riences ber­li­noises, que peu de suc­cès. Consi­dé­rées par des groupes extré­mistes comme des entre­prises concur­ren­tielles, elles seront noyau­tées sans grand égard pour qui que ce soit. Quant à la popu­la­tion, elle est à un tel point condi­tion­née qu’aucune démons­tra­tion tumul­tueuse dans la rue n’ouvre plus la moindre brèche dans sa conscience.

Et tan­dis que l’APO enre­gistre de sévères chocs en retour, les guerres du Viet­nam et du Bia­fra réclament tou­jours de nou­velles vic­times, les dic­ta­teurs règnent inlas­sa­ble­ment en Grèce, en Espagne, au Por­tu­gal, au Bré­sil, en Iran, l’opposition socia­liste est oppri­mée dans les pays com­mu­nistes qui pour ce faire se servent d’arguments contre la poli­tique agres­sive de la Répu­blique fédé­rale, les Noirs du pays le plus riche du monde conti­nuent à pour­rir dans des ghet­tos misé­rables, et la course aux pro­fits empêche chez nous aus­si l’établissement de condi­tions de vie plus humaines. Or tous ces pro­blèmes, tout proches de nous, sont trop pres­sants pour que nous puis­sions nous per­mettre le luxe de pleu­rer sur les « occa­sions révo­lu­tion­naires man­quées » et cher­cher la paix avec le régime exis­tant en appli­quant à « l’establishment » des réformes pure­ment cosmétiques.

Nous avons besoin de méthodes d’action radi­cales sus­cep­tibles d’atteindre réel­le­ment le sys­tème capi­ta­liste. Il me semble impor­tant que nous nous inté­res­sions à des formes de lutte encore incon­nues chez nous, dont entre autres le boy­cot­tage par les consom­ma­teurs. Nous en par­le­rons ici comme l’une des formes d’action immé­diate. Nous nous effor­ce­rons ensuite de pré­sen­ter une stra­té­gie d’ensemble de la révo­lu­tion non vio­lente ou plu­tôt de la réforme radi­cale et per­ma­nente de dépas­se­ment du sys­tème actuel.

[(A par­tir de l’expérience gand­hienne et autour de ce que l’on peut appe­ler l’idéologie non vio­lente, des hommes comme Vino­ba, Luther King, Dol­ci et bien d’autres ont fait sur­gir un pro­jet : la révo­lu­tion non vio­lente. Vino­ba lui a don­né un début de réa­li­sa­tion ; pour Dol­ci, le résul­tat est plus modeste. Quant à Luther King, l’idée ne se fai­sait jour qu’après une série d’actions avec des buts bien pré­cis. L’Internationale des résis­tants à la guerre (IRG), orga­ni­sa­tion paci­fiste et non vio­lente, donne la « socié­té non vio­lente » comme but de son orga­ni­sa­tion. Au siècle pas­sé, Kro­pot­kine et d’autres pré­voyaient la révo­lu­tion anar­chiste comme immi­nente. S’il y eut des révo­lu­tions, si elles furent sociales, elles se carac­té­ri­saient essen­tiel­le­ment par leur jaco­bi­nisme, leur auto­ri­ta­risme, avec l’exception des magni­fiques expé­riences d’Ukraine et d’Espagne qui finirent dans le sang.

* * * *

Il est logique de se réfé­rer à Gand­hi lorsque l’on cherche à éla­bo­rer une stra­té­gie de la révo­lu­tion non vio­lente. En effet, par son action non vio­lente radi­cale, Gand­hi, aidé par le peuple indien, est par­ve­nu à mettre l’impérialisme anglais en échec. Cepen­dant, limi­ter toute réfé­rence sur l’action non vio­lente à l’expérience de Gand­hi ne nous paraît pas entiè­re­ment appro­prié. Il serait par exemple inté­res­sant d’étudier les rela­tions de Gand­hi avec le par­ti du Congrès, par­ti qui détient tou­jours le pou­voir en Inde et qui, mal­gré ses nom­breuses réfé­rences à Gand­hi, n’a pas hési­té une seconde à recons­ti­tuer une armée natio­nale. Cette faillite de la pen­sée gand­hienne dans le pays natal du pro­mo­teur pour­rait être mise en paral­lèle avec la tra­hi­son de l’antimilitarisme par les diri­geants socia­listes et syn­di­ca­listes en 1914, à la suite de l’assassinat de Jau­rès. Il ne s’agit nul­le­ment de com­pa­rer Jau­rès à Gand­hi, mais de cher­cher à com­prendre l’échec d’un mou­ve­ment d’idées qui sou­le­va d’enthousiasme une grande par­tie du peuple indien.)]

Les socialistes ? des consommateurs intégrés

Lorsque, le 18 février (1969), l’APO mani­fes­tait sur le Kurfürs­ten­damm à Ber­lin contre la guerre amé­ri­caine au Viet­nam en criant « Ho-Ho-Ho Chi-minh » et en bran­dis­sant des pos­ters de chefs socia­listes célèbres, elle pas­sait devant un maga­sin de mode mas­cu­line qui se ser­vait pour sa publi­ci­té de pos­ters sem­blables de Mao et de Ho Chi-minh. Per­sonne ne semble avoir consi­dé­ré cela comme une pro­vo­ca­tion. De nom­breux gau­chistes ber­li­nois trouvent par­fai­te­ment nor­mal de s’habiller selon le « Mao-look », de se vêtir de cuir et de se lais­ser pous­ser une barbe à la Che Gue­va­ra, de renon­cer aux ciga­rettes « Peter Stuy­ve­sant » en faveur des « sans filtre » de la « Main Rouge » (Roth-Händle). On recon­naît un « socia­liste » ber­li­nois à ce com­por­te­ment qui ne fait pas le moindre mal à la socié­té de consom­ma­tion. Selon mon expé­rience per­son­nelle, on dépense, lors des « teach-in » révo­lu­tion­naires, davan­tage d’argent en ciga­rettes et Coca-Cola qu’on n’en recueille pour le sou­tien des révo­lu­tion­naires en lutte. Je sup­pose que le bud­get d’un gau­chiste ne se dis­tingue guère de celui d’un réac­tion­naire de droite ayant les mêmes reve­nus. Même si le gau­chiste choi­sit éven­tuel­le­ment d’autres marques que celui-ci, il n’en reste pas moins un consom­ma­teur par­fai­te­ment intégré.

Si, par-des­sus le mar­ché, il brise les vitrines [[C’est un peu rapide de cri­ti­quer le bris de vitrines en arguant du fait que cela rentre dans le cir­cuit éco­no­mique de pro­duc­tion. Toute casse a une valeur psy­cho­lo­gique de démons­tra­tion pour les spec­ta­teurs. L’efficacité de tels actes reste à démon­trer.]] du Kauf­haus des Wes­tens (qui valent quelque 200 000 DM), il accom­plit pour la socié­té de consom­ma­tion un acte hau­te­ment méri­toire. Car, même dans les pré­vi­sions de gas­pillage pla­ni­fié de Vance Packard, le verre à vitres est consi­dé­ré comme inin­té­res­sant, parce que rela­ti­ve­ment résis­tant à l’usage et peu sen­sible à la mode. Aus­si long­temps que les révo­lu­tion­naires ne feront que bran­dir des pos­ters et des ban­de­roles, qu’ils cas­se­ront, ici et là, quelque mobi­lier ou des car­reaux, même s’ils incen­dient des voi­tures, ils ne tou­che­ront aucu­ne­ment au nerf vital du sys­tème. Bien au contraire ; ils animent les affaires et sous­traient ain­si indi­rec­te­ment de l’argent au sec­teur des services.

[(Peut-être pour­rait-on retrou­ver dans l’œuvre même de Gand­hi l’explication que nous cher­chons. En effet, Gand­hi n’a jamais condam­né de manière radi­cale le mili­ta­risme. Cer­tains écrits parus dans « Young India » insistent même, pour une Inde indé­pen­dante, sur l’instauration d’une armée nationale.
Dès lors, il nous paraît dan­ge­reux d’isoler Gand­hi et de le trans­for­mer en apôtre infaillible de la non-vio­lence, et si l’apport de la phi­lo­so­phie indienne reste pri­mor­dial dans l’élaboration de la théo­rie et de l’action non vio­lentes par Gand­hi, il reste mal­gré tout tri­bu­taire d’une tra­di­tion paci­fiste occi­den­tale, for­gée à l’école du chris­tia­nisme (Dis­cours sur la mon­tagne), La Boë­tie, Tol­stoï et du mou­ve­ment révo­lu­tion­naire et anti­mi­li­ta­riste avec qui il eut des contacts lors de son séjour en Angle­terre en 1884.

Peut-on aus­si, comme le fait Gand­hi, inclure dans la pra­tique non vio­lente cette notion de Brah­ma­cha­rya — ou conti­nence abso­lue — indis­pen­sable pour faire abou­tir le satyagraha ?

Il est donc indis­pen­sable que l’on remette en ques­tion la concep­tua­li­sa­tion de la non-vio­lence par Gand­hi, ain­si que le che­mi­ne­ment théo­rique de la non-vio­lence chré­tienne s’inspirant de Gandhi.

Mais l’important ne réside-t-il pas essen­tiel­le­ment au niveau de l’action sociale menée par Gand­hi et de sa remise en ques­tion d’une cer­taine par­tie de la socié­té indienne ? Il serait bien hasar­deux d’affirmer que Gand­hi mena en Inde une poli­tique s’inspirant des tra­di­tions anar­chistes : ses com­pro­mis avec le gou­ver­ne­ment anglais et avec le par­ti du Congrès prouvent le contraire. Pour­tant, Gand­hi s’efforça de conscien­ti­ser les masses pay­sannes, pré­co­ni­sant au niveau de l’organisation sociale, une fédé­ra­tion de com­munes libres et auto­nomes. Mais peut-on avan­cer réel­le­ment ce thème fédé­ra­liste dans l’action non vio­lente de Gand­hi alors que toute pra­tique sociale en Inde reste domi­née par la clas­si­fi­ca­tion en castes et que toute la dia­lec­tique sociale propre à l’Occident n’est plus valable dans la socié­té indienne tra­di­tion­nelle ? Dès lors, il serait impor­tant de réétu­dier Gand­hi, de le réac­tua­li­ser aussi.)]

Consommation et services

C’est là le suc­cès le plus remar­quable de la mani­pu­la­tion capi­ta­liste qu’elle ait réus­si jusqu’ici à suf­fi­sam­ment dis­traire les socia­listes pour qu’ils ne tirent pas dans leur vie quo­ti­dienne de consom­ma­teurs les consé­quences de leur cri­tique du capi­ta­lisme. Le sys­tème capi­ta­liste se dis­tingue du socia­lisme en ceci, qu’il n’oriente pas ses inves­tis­se­ments d’abord sui­vant les besoins humains mais sui­vant les pro­fits que l’on peut attendre de l’investissement. Quant aux pro­prié­taires des moyens de pro­duc­tion, ils pré­tendent, en har­mo­nie avec leurs inté­rêts spé­ci­fiques, que la recherche pri­vée du pro­fit est béné­fique au bien com­mun en assu­rant une satis­fac­tion opti­male des besoins de cha­cun. C’est le proche voi­si­nage de régimes soi-disant socia­listes mais qui orientent leur pro­duc­tion essen­tiel­le­ment en vue du main­tien du pou­voir de l’Etat, qui empêche les citoyens d’y trou­ver des argu­ments pour une cri­tique de leur propre socié­té de consom­ma­tion [[La dénon­cia­tion de la socié­té de consom­ma­tion a été très dif­fi­ci­le­ment com­prise par le monde ouvrier en Mai 68. Car, sou­vent, les cri­tiques venaient de consom­ma­teurs pri­vi­lé­giés (les étu­diants étant en presque tota­li­té des fils de cadres moyens). Cette cri­tique étant pour­tant fon­dée, car dénon­çant la « consom­ma­tion diri­gée ». Mais cepen­dant le but à atteindre est une « socié­té d’abondance » dans laquelle la consom­ma­tion se fera en fonc­tion des besoins réels. Cette nou­velle consom­ma­tion « consciente » néces­site de la part des consom­ma­teurs eux-mêmes un aban­don de leur léthar­gie. C’est ain­si que l’on assiste à la nais­sance de « socié­tés de défense des consom­ma­teurs ». Mais il est pos­sible et même pro­bable que ces orga­nismes de défense, en fin de compte jouent le rôle d’instrument sta­bi­li­sa­teur des prix.]]. Ils ont, au contraire, ten­dance à consi­dé­rer un sys­tème éco­no­mique, basé sur l’augmentation du pro­fit pri­vé, comme le meilleur dans le meilleur des mondes.

C’est le mérite des jour­na­listes scien­ti­fiques, comme Vance Packard, d’avoir mis à nu le « vieillis­se­ment » psy­cho­lo­gi­que­ment pla­ni­fié des biens de consom­ma­tion en par­fait état de fonc­tion­ne­ment et leur éli­mi­na­tion pré­ma­tu­rée éga­le­ment pla­ni­fiée en rai­son de vices de construc­tion. Il est pos­sible que les USA soient, en la matière, quelque peu en avance sur l’Allemagne fédé­rale, mais on nous pousse, nous aus­si, vers une consom­ma­tion de masse qui ne répond en rien à nos besoins véri­tables. Ceux-ci seraient bien plu­tôt de l’ordre des ser­vices, dans le déve­lop­pe­ment de l’éducation, de l’enseignement, des sciences, dans celui des routes et des moyens de trans­port, dans la construc­tion de jar­dins d’enfants, de mai­sons de retraite, d’installations spor­tives et d’hôpitaux, d’installations d’assainissement des eaux pol­luées de nos rivières, de la créa­tion de vastes parcs de pro­tec­tion de la nature et des pay­sages, et enfin de l’élimination de « l’inhospitalité de nos villes ». Et les ser­vices les plus urgents ne devraient-ils pas être des­ti­nés au Tiers Monde, qui végète, en des­sous d’un niveau mini­mal et pour qui un Alle­mand, même béné­fi­ciaire de l’aide sociale, est encore un homme riche.

En atten­dant, l’industrie du tabac nous amène à dépen­ser bon an mal an sept mil­liards de DM en fumée bleue pour que grâce aux RB nous n’explosions pas trop vite et que grâce aux Peter Stuy­ve­sant nous n’étouffions pas dans la puan­teur de notre ville. Si l’on fait le bilan de toutes les dépenses en vête­ments, en pro­duits ali­men­taires, en alcool, cos­mé­tiques, auto­mo­biles et équi­pe­ment ména­ger que les Alle­mands croient indis­pen­sables pour mener une vie civi­li­sée, il en résul­te­rait tous les ans des sommes qui dépassent plu­sieurs fois les dépenses de la Répu­blique fédé­rale pour l’assistance tech­nique au Tiers Monde. Pen­dant la seule nuit de la Saint-Syl­vestre, on dépense davan­tage en feux d’artifice que ne recueillent au cours de l’année des asso­cia­tions comme « Mise­reor », « Adve­niat » ou « Pain pour le monde ».

De ce point de vue, nos ser­vices ren­dus au Tiers Monde res­semblent bien plu­tôt à un pro­cé­dé tech­ni­que­ment admi­rable de ramas­ser avec des ins­tru­ments de pré­ci­sion les miettes tom­bées de la table du riche, de les décom­po­ser en par­ti­cules minus­cules et de les tendre aux Lazare misé­rables que nous exploi­tons sys­té­ma­ti­que­ment par la mani­pu­la­tion des prix mon­diaux des matières premières.

[(Le boy­cott des consom­ma­teurs offre un autre argu­ment pour les anar­chistes : l’habituelle lutte anti­par­le­men­ta­riste appa­raît comme sim­ple­ment néga­tive à l’homme moyen ; le bul­le­tin de vote reste pour lui la pos­si­bi­li­té essen­tielle d’exprimer sa volon­té. Entre l’urne et le fusil, entre le par­le­men­ta­risme et la révo­lu­tion armée, le boy­cot­tage est une solu­tion à la pré­ten­due alter­na­tive. Encore que le boy­cot­tage ne doive pas deve­nir un mot clé. Encore qu’il ne soit qu’une arme par­mi d’autres armes non violentes.)]

L’urne ou la caisse

De quel moyen dis­pose donc le citoyen d’une démo­cra­tie par­le­men­taire pour obte­nir que les inves­tis­se­ments pour la consom­ma­tion soient trans­fé­rés sur le sec­teur des ser­vices ? Il y a une voie directe et une voie indi­recte. Il peut être ten­té d’exercer une influence indi­recte en votant, au petit bon­heur, pour l’un des nom­breux par­tis qui offrent leurs ser­vices comme si c’étaient des pro­duits de blan­chis­sage. Mais il peut aus­si faire usage de son droit de vote ou plu­tôt de son choix en tant que consom­ma­teur. Bien sûr, il peut y avoir des « séduc­teurs clan­des­tins », mais c’est tout ce que le com­merce libé­ral peut inven­ter : l’Etat le plus répres­sif ne peut pas for­cer les citoyens à consommer.

Le citoyen, qui à Noël refuse d’investir la moi­tié ou seule­ment le quart de son salaire men­suel en cadeaux divers et qui décide d’envoyer les sommes cor­res­pon­dantes aux asso­cia­tions d’aide au Tiers Monde, frappe le sys­tème éco­no­mique qui a pour but l’augmentation du pro­fit pri­vé. La dimi­nu­tion du chiffre d’affaires oblige le gou­ver­ne­ment à inter­ve­nir de manière à évi­ter un chô­mage éven­tuel, et en inter­ve­nant dans « l’économie libé­rale », il est presque inévi­ta­ble­ment obli­gé de pro­cé­der à des inves­tis­se­ments dans le sec­teur des ser­vices [[Un peu naïf, car l’argent ain­si récu­pé­ré et envoyé direc­te­ment au tiers monde, à quoi ser­vi­ra-t-il ? Sinon à ache­ter aux pays indus­tria­li­sés les pro­duits que ceux-ci leur enver­raient si gra­cieu­se­ment ! L’aide au tiers monde n’est en fin de compte qu’un élar­gis­se­ment des bonnes œuvres parois­siales.]]. Il lui est pos­sible d’animer l’économie en construi­sant des écoles et des ins­ti­tuts de recherche, en embau­chant des ins­ti­tu­teurs, des pro­fes­seurs et autant d’agents de police qu’il en faut pour un véri­table ser­vice des citoyens. Même si l’on fait abs­trac­tion du ser­vice du Tiers Monde, il existe des objec­tifs immenses dans le sec­teur des ser­vices inté­rieurs : construc­tion de pri­sons modernes adap­tées à la reso­cia­li­sa­tion des pri­son­niers [[Pri­sons modernes ou pri­sons contem­po­raines ? Des pri­sons modernes, nous en avons depuis 1500 comme l’époque du même nom. Des geôles contem­po­raines, il y en a mais si peu… si peu… Mais main­te­nant le pri­son­nier a le choix : être frit au beurre comme au bon vieux temps, ou à la mar­ga­rine mal­gré des pré­ju­gés qui nous coûtent cher!]], orga­ni­sa­tion d’un ser­vice de san­té suf­fi­sam­ment vaste, d’un envi­ron­ne­ment adap­té aux besoins du nombre crois­sant des per­sonnes âgées qui du point de vue de la course aux pro­fits sont consi­dé­rées comme des déchets sociaux alors que dans une socié­té de ser­vice elles seraient com­prises dans les forces créa­trices de biens cultu­rels et appré­ciées comme telles.

[(Ecoles, pri­sons modernes, ser­vices de san­té : on retrouve à plu­sieurs reprises dans ce texte l’idée qu’il faut trans­for­mer les ins­ti­tu­tions, amé­lio­rer les ser­vices, intro­duire la par­ti­ci­pa­tion jusque dans les postes de police. De telles réformes, même radi­cales, peuvent-elles mettre en dan­ger le système ?

Les ins­ti­tu­tions sont sécré­tées par un sys­tème social, dans lequel elles trouvent leur fon­de­ment, et qu’elles sou­tiennent à leur tour. Mais elles ne sont pas le sys­tème : on peut leur appor­ter beau­coup de réformes — rendre gra­tuits les hôpi­taux et les uni­ver­si­tés, intro­duire la coges­tion dans les ser­vices publics, etc. — sans rien tou­cher de fondamental.

Il y a certes une limite, un point de non-retour à par­tir duquel le sys­tème n’admet plus qu’on touche à ses ins­ti­tu­tions ; en par­ti­cu­lier lorsque se pose la ques­tion de les sup­pri­mer — sup­pri­mer le ser­vice mili­taire obli­ga­toire, puis l’armée ; le caté­chisme, puis l’Eglise ; les tri­bu­naux, puis la jus­tice bour­geoise. A ce point se révèlent les contra­dic­tions essen­tielles du sys­tème, et ceux qui auront été mobi­li­sés dans la lutte contre les ins­ti­tu­tions, qui y auront appris à mili­ter, décou­vri­ront le fond du pro­blème, le lieu de la lutte révolutionnaire.
Le simple désir de réfor­mer, d’améliorer les ins­ti­tu­tions ne suf­fit pas à cela, il risque au contraire de voi­ler les contra­dic­tions essen­tielles. Ce peut donc être un champ d’expérience inté­res­sant, au plus (cf. le para­graphe sur les « ter­ri­toires libé­rés »); mais la trans­for­ma­tion des ins­ti­tu­tions ne suf­fi­ra pas à chan­ger les struc­tures sociales.

Enfin, la nou­velle socié­té se crée­ra elle-même des ins­ti­tu­tions nou­velles, plus ou moins stables, plus ou moins durables, plus ou moins orga­ni­sées ; il n’est pas cer­tain qu’elle en conserve d’anciennes.)]

Exemple

Nous dis­po­sons de modèles étran­gers sus­cep­tibles de nous faire réflé­chir sur le meilleur moyen de frap­per « l’establishment » non pas à l’urne, mais à sa caisse. Dans les Etats du Sud de l’Amérique et les ghet­tos du Nord, les Noirs ont boy­cot­té cer­taines firmes pour les contraindre à renon­cer aux bar­rières raciales dans le choix de leurs clients ou lors de l’embauche de leur per­son­nel. En 1963, à Bir­min­gham, le boy­cot­tage des maga­sins du centre de la ville était pro­ba­ble­ment plus impor­tant pour la com­ba­ti­vi­té des Noirs que les marches de pro­tes­ta­tion spec­ta­cu­laires dans les rues. Lorsque, en 1965, à Chi­ca­go, M. L. King n’obtint pas de chan­ge­ments suf­fi­sam­ment impor­tants par le moyen des marches de masse, il obtint fina­le­ment, avec les pas­teurs de Chi­ca­go, l’embauche de tra­vailleurs de cou­leur dans dif­fé­rentes firmes blanches en orga­ni­sant un mou­ve­ment de boy­cot­tage sélec­tif sous la forme de « l’action cor­beille à pain ».

En Alle­magne fédé­rale, un tel boy­cot­tage de la socié­té de consom­ma­tion et la trans­for­ma­tion de la consom­ma­tion, pro­fi­table à quelques-uns, en ser­vices vrai­ment utiles devrait s’orienter vers des buts beau­coup plus vastes que ceux visés par les Noirs amé­ri­cains, mais elle serait aus­si d’autant plus dif­fi­cile à organiser […].

Campagne « Noël chrétien »

Mais les paroisses devraient mon­trer, éga­le­ment, qu’elles s’opposent acti­ve­ment aux ten­dances alié­nantes de la socié­té de consommation.

Il me semble qu’elles mon­tre­raient plus aisé­ment leur volon­té d’instaurer une socié­té de ser­vice, en pré­pa­rant long­temps à l’avance une cam­pagne « Noël chré­tien ». Qui, par­mi nous, ne s’est déjà dit en choi­sis­sant des cadeaux de Noël pour ses parents ou amis : « Au fond, il a tout ce qu’il lui faut ! » Alors, faute de mieux on choi­sit un objet de luxe, l’emballage de luxe pour les rela­tions d’affaires, une cape de four­rure est rem­pla­cée par le man­teau de four­rure, la vieille télé par une télé en cou­leurs, les bou­tons de man­chettes en argent par d’autres en or, les bijoux arti­sa­naux par les dia­mants du joaillier, le tapis indus­triel par un « fait main ». C’est ici que devrait s’amorcer la cam­pagne, en diri­geant le refus de consom­ma­tion vers l’aide aux pays sous-déve­lop­pés. Plus cette cam­pagne serait pré­pa­rée avec soin et de longue date, plus il serait facile d’éviter de pro­blé­ma­tique actions de rue juste avant Noël.

En 1968, en Suède, on a impro­vi­sé une telle cam­pagne : mais les per­tur­ba­tions orga­ni­sées dans les grands maga­sins étaient des sin­ge­ries qui irri­taient les ache­teurs sans pour autant nuire au chiffre d’affaires. Les expé­riences de Bir­min­gham en 1963 nous prouvent que d’aimables dis­tri­bu­teurs de tracts ont beau­coup plus de succès.

La paroisse pro­tes­tante d’Alt-Tempelhof-Est à Ber­lin, lors d’un col­loque parois­sial, a déci­dé une telle cam­pagne de Noël. Des membres des paroisses uni­ver­si­taires, pro­tes­tante et catho­lique ont don­né leur accord. On évo­qua éga­le­ment l’organisation d’une marche de la faim, pré­vue sur la dis­tance de Mara­thon de 42 km pour le 5 octobre 1969 à Kiel. Lors de cette marche, il devait s’agir d’obtenir de ses parents et amis pour chaque kilo­mètre par­cou­ru une cer­taine somme pour les pays sous-développés.

De telles actions ne suf­fisent évi­dem­ment pas pour faire d’une socié­té de consom­ma­tion une socié­té de ser­vice, mais elles sont sus­cep­tibles de pré­pa­rer le ter­rain pour une atti­tude cri­tique et un large mou­ve­ment de boy­cot­tage de la consom­ma­tion en vue d’une réelle démo­cra­ti­sa­tion de notre socié­té. Il me faut main­te­nant indi­quer en quoi cette stra­té­gie du chan­ge­ment social radi­cal mais non violent se dis­tingue de la stra­té­gie révo­lu­tion­naire du XIXe siècle et des tac­tiques récentes de la guérilla.

[(Le Centre d’action directe non vio­lente, de Bruxelles, orga­ni­sa un jeune public de quatre jours à l’occasion des fêtes de Noël, en soli­da­ri­té avec le Mora­toire aux USA et tous ceux qui dans le monde entier prennent sur eux-mêmes les risques de pro­tes­ta­tions radi­cales, contre l’injustice des sys­tèmes, établis.

Le groupe était consti­tué d’une quin­zaine de jeû­neurs et d’une ving­taine de mani­fes­tants qui les sou­te­naient par une dis­tri­bu­tion de tracts en divers endroits de la ville.

Ces tracts expli­quaient que nous par­ti­ci­pons tous impli­ci­te­ment à la des­truc­tion du Viet­nam par la col­la­bo­ra­tion de notre pays à l’Otan (bud­gets mili­taires, impôts, etc.), au pillage du Tiers Monde par nos méca­nismes éco­no­miques, assis­tance tech­nique, etc., que notre pays est direc­te­ment concer­né par la fabri­ca­tion et la vente d’armements au Tiers Monde (Bia­fra, Israël, etc.) et ce mal­gré les belles déné­ga­tions de notre ministre des Affaires étrangères.

Cette action consis­tait en un « sit in » dans une gale­rie com­mer­ciale très fré­quen­tée. Cet endroit étant « pro­prié­té pri­vée », le gérant fit appel à la police pour qu’elle dis­perse ces gêneurs. Une tren­taine de poli­ciers, dont cer­tains armés de fusils, enva­hirent la gale­rie et ten­tèrent de sépa­rer les manifestants.

Ceux-ci, devant une répres­sion pos­sible, avaient déci­dé — au préa­lable — de mettre en pra­tique une tech­nique non vio­lente, active et sym­bo­lique à la fois, qui consis­tait à res­ter sur place en se tenant soli­de­ment les uns aux autres.

Psy­cho­lo­gi­que­ment, cette atti­tude de non-agres­sion envers les forces de l’ordre fit une impres­sion favo­rable sur les pas­sants, nom­breux à cette heure, qui cho­qués par l’attitude de la police (fusils, matraques) prirent la défense des non-violents.

La police ne put effec­ti­ve­ment arrê­ter cette mani­fes­ta­tion et se reti­ra sous la huée des passants.

Le centre d’action directe non vio­lente, 35, rue Van Ele­wi­jck 1050-Bruxelles regroupe, sur des bases non confes­sion­nelles, des mili­tants paci­fistes du MIR, de l’IRG, du SCI, du MCP.

Après son action de Noël, le Centre s’est essouf­flé en vaines que­relles entre les tenants d’une « mys­tique » non vio­lente, basée sur la recherche d’une théo­ri­sa­tion de la non-vio­lence et ceux qui recher­chaient une praxis révo­lu­tion­naire au tra­vers d’actions de type non violent.)]

La subversion violente est dépassée

Dans le « Mani­feste com­mu­niste », Marx et Engels ont fait sur les méthodes révo­lu­tion­naires des décla­ra­tions appa­rem­ment défi­ni­tives : « Les com­mu­nistes déclarent fran­che­ment qu’ils ne peuvent atteindre leur but que par le ren­ver­se­ment violent de l’ordre social actuel…».

Il y a de nos jours de nom­breux adhé­rents de la Nou­velle Gauche qui font de cette décla­ra­tion un abso­lu sans tenir compte de la situa­tion his­to­rique chan­gée et qu’Engels entre­voyait en pré­ci­sant que « l’armement, la com­po­si­tion, l’organisation, la tac­tique et la stra­té­gie dépendent avant tout, et à chaque fois du niveau de pro­duc­tion atteint et des moyens de communication ».

Si l’on s’interroge sur la stra­té­gie d’un chan­ge­ment révo­lu­tion­naire en tenant compte du niveau actuel de la pro­duc­tion, la concep­tion d’un ren­ver­se­ment violent n’apparaît plus que comme une solu­tion ana­chro­nique dans une socié­té indus­trielle moderne pra­ti­quant une divi­sion extrême du tra­vail. Dans son intro­duc­tion aux écrits de Mao Tsé-toung, Sébas­tien Haff­ner a dit, en ce qui concerne la stra­té­gie de gué­rilla dans les pays du Tiers Monde, que la « tech­nique de vie très com­plexe… des pays hau­te­ment indus­tria­li­sés inter­dit toute guerre popu­laire, puisque celle-ci, mal­gré l’importance de la moto­ri­sa­tion, immo­bi­lise la popu­la­tion et freine l’action poli­ti­co-mili­taire. L’homme iso­lé et même une masse com­po­sée d’hommes iso­lés ne peut s’exclure du réseau et de la dépen­dance éco­no­mique propres à la civi­li­sa­tion hau­te­ment indus­tria­li­sée sans cou­rir aus­si­tôt des risques mortels ».

Tous ceux qui, de nos jours, jouent encore avec l’idée d’un ren­ver­se­ment violent, devraient son­ger à ceci : « Une popu­la­tion qui dépend de la tech­nique res­sent la para­ly­sie sou­daine et durable de l’appareil tech­nique comme une sorte de géno­cide : il en résul­te­rait inévi­ta­ble­ment la famine, des épi­dé­mies et la mort de foules innombrables.

D’ailleurs on peut sup­po­ser qu’on n’en vien­drait pas là. En tenant compte de l’expérience de mai 68 en France, on peut sup­po­ser que la seule pers­pec­tive d’un retour à l’enlèvement nor­mal des ordures et à la dis­tri­bu­tion de l’essence serait suf­fi­sante pour jeter la popu­la­tion dans les bras des « forces de l’ordre » [[Ce pro­gramme ne démontre pas à notre avis le dépas­se­ment de la sub­ver­sion vio­lente ; il démontre seule­ment la néces­si­té d’une rapide remise en route des ser­vices (ali­men­ta­tion, essence, com­mu­ni­ca­tions) lors d’une grève géné­rale révo­lu­tion­naire Il ne faut pour­tant pas que cette reprise de pro­duc­tion abou­tisse à l’autogestion du sys­tème capi­ta­liste, car ce ne serait qu’une simple per­pé­tua­tion des rap­ports de pro­duc­tion exis­tants. Il est impos­sible de gérer le capi­ta­lisme différemment.]].

[(Il est très impor­tant d’analyser le rôle que joue l’automobile dans notre socié­té et d’en tenir compte dans l’élaboration d’une stra­té­gie révolutionnaire.

Il faut se rendre compte qu’en s’attaquant aux voi­tures elles-mêmes (en mai) ou en les immo­bi­li­sant faute d’essence pen­dant une grève on déclenche une réac­tion affec­tive vio­lente. La voi­ture est deve­nue pour la presque tota­li­té des gens dans notre socié­té un but en soi plus qu’un moyen de se déplacer.

En effet, ils ont tra­vaillé pour s’acheter une voi­ture. A tra­vers cet objet ils auront l’impression d’atteindre un rang social plus éle­vé. Pour­tant, à leur insu, s’est opé­ré un trans­fert affec­tif qui rend par­ti­cu­liè­re­ment trau­ma­ti­sante toute attaque directe ou indi­recte contre leur voiture.

a) En soi­gnant et bichon­nant sa voi­ture, le conduc­teur moyen accom­plit des gestes que, dans son foyer, il consi­dère comme typi­que­ment fémi­nins, donc en des­sous de sa digni­té virile.

Or il suf­fit d’écouter par­ler de leur voi­ture ces mêmes hommes pour s’apercevoir qu’ils lui prêtent tant de ver­tus fémi­nines que les agents de publi­ci­té ont exploi­té ce « cou­plage » voi­ture femme. Au der­nier Salon de l’auto, tous les repor­ters ont été frap­pés par le fait que chaque voi­ture était « ornée », d’une pin-up hôtesse-démons­tra­trice, aguichante.

b) La voi­ture est aus­si deve­nue moyen magique de se faire res­pec­ter, d’être quelqu’un.

Com­bien de conduc­teurs n’ont­-ils pas l’impression, quand ils sont au volant, d’être les maîtres tout-puis­sants de leur des­tinée ? Le conduc­teur prend sa revanche sur ce monde qu’il ne contrôle plus, qui lui est hos­tile et qui l’aliène. « Enfin, dit-il, quelque chose qui m’obéit. » En agis­sant vio­lem­ment contre la voi­ture, on déclenche une espèce de choc avec tous les risques que cela com­porte quand on le fait sans contrôle simultané.)]

La longue marche

Les condi­tions maté­rielles du monde indus­triel moderne exigent de nou­velles méthodes révo­lu­tion­naires. Celles-ci doivent conduire à des chan­ge­ments radi­caux des struc­tures sociales sans pour autant entraî­ner des per­tur­ba­tions exces­sives des tech­niques vitales com­plexes. L’insurrection non vio­lente est une de ces nou­velles méthodes révolutionnaire.

A la place du « ren­ver­se­ment violent » qui n’était même pas tout à fait adap­té au capi­ta­lisme flo­ris­sant, on pré­co­nise en période de néo­ca­pi­ta­lisme ou de capi­ta­lisme social la « longue marche à tra­vers les ins­ti­tu­tions » (Rudi Dutschke).

Cette stra­té­gie met l’accent sur l’exploitation de toutes les pos­si­bi­li­tés offertes par la démo­cra­tie for­melle pour arri­ver à la démo­cra­ti­sa­tion pro­gres­sive d’institutions sociales iso­lées. On crée­rait ain­si le ter­rain per­met­tant de mener avec la popu­la­tion un dia­logue sur les objec­tifs de la « Nou­velle Gauche » en géné­ral et de l’APO en particulier.

Dans sa cri­tique du « Grand Refus » de Mar­cuse, H. Th. Risse a fait remar­quer « qu’une théo­rie cri­tique de la socié­té ne peut pas se pas­ser d’un tra­vail sur des objec­tifs concrets et qu’ainsi tout chan­ge­ment social n’est pos­sible que dans des domaines bien délimités ».

Territoires libérés

De telles domaines déli­mi­tés ne peuvent pas être dis­so­ciés du contexte géné­ral de la socié­té indus­trielle moderne. Ils doivent obli­ga­toi­re­ment res­ter en « inter­ac­tion » avec celle-ci, s’ils veulent res­ter vivants et actifs, c’est-à-dire « conta­gieux ». Une telle « inter­ac­tion » ne veut pas dire. inté­gra­tion dans un sys­tème que l’on pré­tend dépasser.

Même si tem­po­rai­re­ment on est obli­gé de s’adapter et de consen­tir à des com­pro­mis, on peut comp­ter par­mi les « ter­ri­toires libé­rés » les ins­ti­tu­tions que l’on a réus­si à trans­for­mer en une cel­lule de par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique où toute mani­fes­ta­tion de la volon­té a lieu de bas en haut.

C’est en cela que consiste la stra­té­gie de gué­rilla pour les métro­poles, et celle-ci pour­rait éga­le­ment être valable pour les vil­lages où, tech­ni­que­ment par­lant, la gué­rilla serait encore pra­ti­cable. Dès qu’au sein d’une ins­ti­tu­tion tous ses membres par­ti­cipent acti­ve­ment aux déci­sions qui les concernent, celle-ci devient capable, mal­gré des arran­ge­ments tem­po­raires avec le sys­tème éta­bli auto­ri­taire et hié­rar­chi­sé, de se ras­sem­bler en vue de nou­velles offen­sives et de nou­veaux élar­gis­se­ments des « ter­ri­toires libé­rés ». Elle se pro­tège contre l’intégration et par les struc­tures de conseils et par la défi­ni­tion de ces objec­tifs socio-éco­no­miques [[A ce pro­pos, les « ter­ri­toires » de pro­duc­tion ne peuvent véri­ta­ble­ment être des « ter­ri­toires libé­rés », car libé­rer un sec­teur de pro­duc­tion, ne peut se faire qu’en libé­rant le sys­tème lui-même. On ne peut véri­ta­ble­ment par­ler de ter­ri­toires libé­rés que pour les ter­ri­toires cultu­rels : ciné­ma, théâtre, MJC, foyers, crèches, uni­ver­si­tés à la rigueur, hors du sys­tème de pro­duc­tion. Ebert nous semble incom­plet, car pour nous la conquête d’un ter­ri­toire et de sa ges­tion révo­lu­tion­naire ne peut se pour­suivre à l’infini. Il faut, avant que la récu­pé­ra­tion ne reprenne le des­sus, pas­ser à la troi­sième étape qui est celle du sabo­tage. Sabo­tage n’est pas for­cé­ment des­truc­tion des locaux mais départ des forces révo­lu­tion­naires, départ volon­taire et non for­cé, démon­trant ain­si l’impossibilité de gérer un frag­ment du sys­tème et le carac­tère pétri­fiant de celui-ci.

Le « ter­ri­toire libé­ré » a pour rôle d’étudier et d’éduquer les mili­tants et la masse aux nou­velles normes de ges­tion. Après le sabo­tage, il faut entre­voir le repli des forces révo­lu­tion­naires. Nous semble inté­res­sant la for­ma­tion d’une « armée de libé­ra­tion » : Armée à la fois mili­tante non vio­lente pour conqué­rir de nou­veaux ter­ri­toires, et plus clas­sique pour la défense des acquis révolutionnaires.]].

[(De quoi s’agit-il ? Mal­gré l’emprise éta­tique et capi­ta­liste, la socié­té pré­sente effec­ti­ve­ment des « trous» ; c’est-à-dire des struc­tures où le contrôle par le haut n’est pas ou peu pos­sible et où la créa­ti­vi­té par le bas peut se mani­fes­ter. Il s’agit donc de déter­mi­ner ce qu’on entend par « ter­ri­toires libé­rés », de les situer, de les mettre en valeur, de les radi­ca­li­ser. Glo­ba­le­ment, on peut dire que ce sont des formes auto­ges­tion­naires : uni­ver­si­tés « libres », coopé­ra­tives, com­mu­nau­tés diverses, « com­munes », col­lec­ti­vi­tés, écoles Frei­net (cer­taines mater­nelles), le Living théatre, etc. Ça peut être un milieu de culture ou de pro­duc­tion. En tout cas, c’est un milieu de liber­té, de confron­ta­tion, de progrès.)]

Bornes routières

Au cours de cette « longue marche à tra­vers les ins­ti­tu­tions », nous avons besoin de bornes nous per­met­tant de faire la dis­tinc­tion entre les pro­grès réels et les simples manœuvres d’adaptation tech­no­cra­tiques. Sur une dis­tance moyenne, il peut s’agir pour les uni­ver­si­tés de nou­veaux sta­tuts sur une base tri­par­tite [[Il ne faut pas confondre par­ti­ci­pa­tion même tri­par­tite et « ter­ri­toire libé­ré ». « Par­ti­ci­pa­tion » : Ne voyons dans ce terme que le sens terre à terre du mot : par­ti­ci­per au sys­tème de pro­duc­tion capi­ta­liste ; en aucun cas la par­ti­ci­pa­tion ne peut être une borne sur le che­min de la conquête des ter­ri­toires.]] et pour les entre­prises de la par­ti­ci­pa­tion aux déci­sions patro­nales. Sur une plus longue pers­pec­tive, il me semble par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant de se don­ner pour objec­tif la trans­for­ma­tion de la défense mili­taire en défense sociale, per­met­tant, en cas de besoin, à des civils de défendre les ins­ti­tu­tions sociales démo­cra­tiques contre les coups d’Etat ou les agres­sions en fai­sant appel à des méthodes non violentes.

L’acceptation d’une telle pers­pec­tive est dès à pré­sent un cri­tère qui nous per­met de dis­tin­guer entre ceux qui ne voient dans les réformes qu’une pos­si­bi­li­té d’atteindre une plus grande effi­ca­ci­té tech­no­cra­tique et ceux qui ont pour but une réforme radi­cale et per­ma­nente, la sup­pres­sion de la domi­na­tion de l’homme par l’homme.

Celui qui accepte pour objec­tif l’organisation de la défense sociale [[L’organisation de la défense sociale ne peut se conce­voir que pour la défense des acquis révo­lu­tion­naires. En effet, si Mai 68 avait abou­ti, on aurait eu affaire aux paras de Mas­su et aux chars de l’Otan. Même situa­tion qu’à Prague. Il faut donc pré­voir une telle éven­tua­li­té et s’organiser en consé­quence (des études ont été faites à ce sujet sous le titre ten­dan­cieux de « Défense natio­nale non vio­lente »).]] se déclare aus­si­tôt d’accord avec deux objec­tifs com­plé­men­taires : le renon­ce­ment à l’appareil mili­taire comme ins­tru­ment de la dis­ci­pline inté­rieure et l’acceptation, en cas de besoin, de l’action auto­nome des ins­ti­tu­tions éman­ci­pées, c’est-à-dire du « pou­voir par la base ».

La révolution au ras du sol

Cette « longue marche à tra­vers les ins­ti­tu­tions » , cette réforme radi­cale per­ma­nente, ce pro­ces­sus de longue haleine de déman­tè­le­ment du pou­voir éta­bli ne sont que appa­rem­ment plus longs que le « ren­ver­se­ment violent ». La tech­nique non vio­lente a, par rap­port au « ren­ver­se­ment violent », l’avantage de résoudre simul­ta­né­ment deux pro­blèmes que celui-ci est obli­gé d’attaquer suc­ces­si­ve­ment, si tou­te­fois il peut les résoudre : pour la stra­té­gie de la révo­lu­tion non vio­lente, il n’existe pas de pri­mat de la prise du pou­voir poli­tique, per­met­tant de rat­tra­per la révo­lu­tion de la socié­té par le moyen d’une « dic­ta­ture édu­ca­tive ». Pour la révo­lu­tion non vio­lente, il ne peut y avoir que simul­ta­néi­té et paral­lé­lisme entre la révo­lu­tion sociale et la révo­lu­tion poli­tique. De nom­breux étu­diants de l’APO pensent avoir appris ce concept de la simul­ta­néi­té de la révo­lu­tion sociale et poli­tique chez Mao ; c’est du moins ce que S. Haff­ner essaie de démon­trer dans son ana­lyse des ten­dances révo­lu­tion­naires chez les étu­diants berlinois :

« La révo­lu­tion de Mao… n’était pas une offen­sive fron­tale contre le pou­voir de l’Etat, mais la lente construc­tion d’un pou­voir contraire d’abord insai­sis­sable, au ras du sol. Sans doute ne peut-on pas trans­po­ser sans plus la méthode de Mao sur le ter­rain d’une socié­té hau­te­ment indus­tria­li­sée ; mais les prin­cipes de son action… la trans­for­ma­tion révo­lu­tion­naire de sec­teurs par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rables de la socié­té au lieu d’une attaque directe contre le pou­voir de l’Etat… ins­pirent ins­tinc­ti­ve­ment et très effi­ca­ce­ment les actions actuelles en Europe. En ce sens, les jeunes Euro­péens peuvent être consi­dé­rés comme des élèves de Mao, qu’ils le sachent ou non » [[Gand­hi dit à Ebert : « Récu­père Mao », et il le fit!]].

Mais si l’on tient davan­tage compte de la pra­tique que de cette inter­pré­ta­tion-là, on constate avec bien plus de rai­sons encore que les étu­diants sont les élèves de Gand­hi. La « révo­lu­tion au ras du sol », c’est-à-dire la trans­for­ma­tion radi­cale d’une socié­té par le moyen de la démo­cra­ti­sa­tion suc­ces­sive de ses ins­ti­tu­tions de bas en haut, était sa propre concep­tion de la révo­lu­tion, et c’est dans ce sens qu’il a cher­ché à inflé­chir la poli­tique indienne jusqu’à sa mort. Cette concep­tion l’a conduit à tou­jours s’opposer aux poli­ti­ciens du Congrès qui recher­chaient une prise du pou­voir non vio­lente par le haut et non, comme le vou­lait Gand­hi, par le bas, par une répu­blique de conseils, de coopératives […].

La concep­tion révo­lu­tion­naire de Gand­hi est d’autant plus proche de celle de l’APO, qu’à la dif­fé­rence de Mao, Gand­hi ne l’entendait pas sur le plan ter­ri­to­rial, mais sur le plan social. Il ne cher­chait pas à créer des régions libé­rées, mais à démo­cra­ti­ser ouver­te­ment et non vio­lem­ment des ins­ti­tu­tions déjà existantes […].

Guérilla non violente

Cette « longue marche » n’implique pas la néces­si­té pour les ins­ti­tu­tions de mener leur démo­cra­ti­sa­tion d’une manière spec­ta­cu­laire. Dans la règle, cette démo­cra­ti­sa­tion fon­da­men­tale dans une démo­cra­tie for­melle devra pas­ser par des élec­tions et des votes pré­cé­dés de pourparlers.

Les inter­ven­tions dra­ma­tiques telles qu’occupations (go-in), grèves de la faim et pro­tes­ta­tions assises n’ont toute leur valeur qu’au cas où il devient néces­saire de por­ter à la connais­sance du public les conflits exis­tants entre les tenants du pou­voir et les ini­tia­tives de la base d’une ins­ti­tu­tion, et lorsque seule une pres­sion non vio­lente mas­sive semble capable d’amener les « éta­blis » à s’adapter au nou­veau sys­tème à instaurer.

D’ailleurs, on peut, à la rigueur, com­pa­rer la révo­lu­tion non vio­lente avec la gué­rilla à condi­tion tou­te­fois de rem­pla­cer les points d’appui de la gué­rilla par des « ins­ti­tu­tions libé­rées », et les ter­ri­toires libé­rés par des com­plexes d’institutions sociales, comme des uni­ver­si­tés ou des syn­di­cats. Cepen­dant il sera plus dif­fi­cile de dire si une ins­ti­tu­tion est véri­ta­ble­ment « libé­rée » ou encore sous le contrôle de l’establishment, qu’il ne l’est pour la gué­rilla ; il arrive, en effet fré­quem­ment que de vastes ter­ri­toires d’un pays soient tiraillés entre les deux camps et que l’on ne puisse dire de petits sec­teurs s’ils sont entiè­re­ment contrô­lés par l’un ou par l’autre [[Pour la conquête d’un « fuo­co » (foyer révo­lu­tion­naire), il faut envi­sa­ger une stra­té­gie qui, quoique fonc­tion de la situa­tion inté­rieure et exté­rieure, res­te­ra rela­ti­ve­ment tou­jours la même. Il y aura une esca­lade dans la non-vio­lence. Sou­vent il y aura d’abord coopé­ra­tion, afin de connaître les pro­blèmes qui se posent dans l’institution et d’agir en consé­quence. Coopé­ra­tion ne signi­fie pas par­ti­ci­pa­tion à la ges­tion. Puis on pas­se­ra au stade de la contes­ta­tion, soit géné­rale soit par­ti­cu­lière, qui, sui­vant les cir­cons­tances, amè­ne­ra à une ges­tion révo­lu­tion­naire ou à une autre période de coopé­ra­tion. Enten­dons-nous bien, cette stra­té­gie ne peut s’appliquer qu’à des ins­ti­tu­tions péri­phé­riques au sec­teur de pro­duc­tion. Si la conquête et la libé­ra­tion de ter­ri­toires exté­rieurs à la pro­duc­tion peut et doit se faire à n’importe quel moment, la remise en marche des usines occu­pées ne peut se faire avec quelque chance de suc­cès qu’en période révo­lu­tion­naire. Alors s’il y a essai de reprise des usines occu­pées par le pou­voir, le pro­blème de la résis­tance non vio­lente se pose­ra avec acui­té. L’option « sabo­tage des moyens de pro­duc­tion » devra avoir été envi­sa­gée dès le com­men­ce­ment de l’occupation. Elle pour­rait s’avérer la meilleure défense.]].

L’usurpation civile

La suite de notre dis­cus­sion sur les com­pro­mis entre les « éta­blis » et les « insur­gés » devrait tenir compte de l’élargissement des ins­ti­tu­tions libé­rées sur l’ensemble du pays, soit dans le cadre d’élections, soit par le moyen de mani­fes­ta­tions de masse ou d’occupations non vio­lentes des entre­prises et admi­nis­tra­tions… méthodes par les­quelles le pou­voir passe entre les mains des insurgés.

Il ne s’agit pas pour nous d’une sorte de putsch non violent, œuvre d’une élite gau­chiste ou d’un « grand refus » sous forme de grève géné­rale, mais d’une « usur­pa­tion civile ». Cela veut dire que loin de ces­ser le tra­vail, les insur­gés prennent eux-mêmes l’organisation du tra­vail en main selon les méthodes du sys­tème social qu’ils pré­co­nisent et c’est l’ampleur de cette action qui force les déten­teurs actuels du pou­voir à s’adapter aux struc­tures créées par les insurgés.

Cela signi­fie­rait, par exemple, pour les uni­ver­si­tés que ni les étu­diants ni les pro­fes­seurs de gauche ne se mettent en grève mais qu’ils prennent la machine uni­ver­si­taire sous leur propre régie. Les choses se pas­se­raient de la même manière pour les ouvriers et employés des entre­prises, les jour­na­listes des salles de rédac­tion et les agents des postes de police.

Sans aucun doute faut-il comp­ter avec les sanc­tions par les­quelles les gou­ver­nants essaie­ront de stop­per un tel déve­lop­pe­ment. Mais c’est là que se des­sine l’originalité d’une telle concep­tion : les insur­gés se servent exclu­si­ve­ment de méthodes de com­bat non vio­lentes et ils ne s’opposent pas non plus par la vio­lence aux sanc­tions des gou­ver­nants. Ces deux carac­té­ris­tiques de la nou­velle stra­té­gie révo­lu­tion­naire néces­sitent des com­men­taires plus détaillés.

Exclusivité des moyens non violents

La pre­mière carac­té­ris­tique de la stra­té­gie non vio­lente consiste dans le fait que l’adversaire est for­mel­le­ment aver­ti de ce que les insur­gés n’emploient pas les moyens vio­lents, ni à titre expé­ri­men­tal, ni à titre pro­vi­soire, mais que leurs méthodes de com­bat res­te­ront non vio­lentes jusqu’au niveau extrême de l’escalade. Neh­ru décla­ra le 12 octobre 1930 à Ahme­da­bad : « Le vice-roi anglais aux Indes sait que le par­ti du Congrès a déci­dé après des déli­bé­ra­tions pro­lon­gées de s’engager dans une voie non vio­lente et qu’il lui res­te­ra fidèle ». L’APO alle­mande n’a pas réus­si, jusqu’ici, à prendre une déci­sion sem­blable, parce qu’il lui manque les condi­tions ins­ti­tu­tion­nelles pour les « dis­cus­sions publiques sur l’aspect orga­ni­sa­tion­nel des mani­fes­ta­tions de com­bat », récla­mées aus­si par Rudi Dut­schke [[Toute pro­messe de s’en tenir à la non-vio­lence ne peut enga­ger que ceux qui la font. Une telle pro­cla­ma­tion a pour but essen­tiel, non de ras­su­rer le pou­voir quant à son sort futur, mais de l’empêcher de légi­ti­mer sa répression.

Il est évident que la pos­si­bi­li­té d’un débor­de­ment ne doit pas être exclue. Déjà dans l’histoire de la non-vio­lence, une action qui rem­por­tait un suc­cès cer­tain a été arrê­tée à cause des risques de débor­de­ment. (Cf.: « Une nou­velle force de frappe », de Jo Pyronnet.)]].

Des révo­lu­tion­naires tels que Gand­hi ou M. L. King ont pris la déci­sion d’employer exclu­si­ve­ment des méthodes non vio­lentes pour les rai­sons sui­vantes. Pre­miè­re­ment, ils étaient convain­cus que seule une telle décla­ra­tion de prin­cipe pou­vait convaincre l’adversaire de ce qu’il n’avait rien à craindre pour sa propre exis­tence et que le sys­tème post-révo­lu­tion­naire lui réser­ve­rait une place et une place acceptable.

En second lieu, ils étaient convain­cus que les méthodes non vio­lentes étaient plei­ne­ment équi­va­lentes aux méthodes d’insurrection armée et que si la non-coopé­ra­tion, la déso­béis­sance civile et l’usurpation civile n’ont pu mon­trer jusqu’ici leur pleine effi­ca­ci­té c’était à cause de condi­tions d’organisation pré­caires ou parce qu’elles étaient appli­quées selon une stra­té­gie conçue d’après les méthodes de la guerre civile armée.

Les gou­ver­nants, infor­més du carac­tère rigou­reu­se­ment non violent de la lutte insur­rec­tion­nelle, doivent être convain­cus que les insur­gés appré­cient à leur juste valeur leurs capa­ci­tés construc­tives et leur savoir et qu’ils les res­pec­te­ront dans leur digni­té humaine.

Esclaves du système et non des fantoches

King et Gand­hi admettent cer­tai­ne­ment que leurs adver­saires (et leurs adeptes mani­pu­lés) sont les « esclaves du sys­tème » et que les « struc­tures éco­no­miques les détournent de leur voca­tion humaine », mais ils ne les consi­dèrent jamais comme des fan­toches déter­mi­nés par l’économie [[« To be or not to be ». Fan­toche sté­réo­ty­pé. Ebert, comme Gand­hi et Luther-King, répond en bon maté­ria­liste (!) que les tenants du pou­voir et leurs valets sont seule­ment des esclaves des struc­tures. Et nous nous empres­sons de conti­nuer son rai­son­ne­ment en disant que le pro­lé­ta­riat, en se libé­rant, les libé­re­ra aus­si. Cela posé en pos­tu­lat, nous refu­sons d’apprécier leur capa­ci­té construc­tive de quelque façon que ce soit, si ce n’est en poten­tia­li­té, et encore moins de leur lais­ser une place pri­vi­lé­giée dans le socié­té à venir.]]. C’est là l’un des aspects essen­tiels de leur stra­té­gie. La stra­té­gie de la gué­rilla et celle de l’insurrection non vio­lente ont ceci de com­mun qu’elles essaient de gagner par la pro­pa­gande des alliés par­mi les groupes dont les inté­rêts sont proches des leurs. Mais elles se dis­tinguent fon­da­men­ta­le­ment l’une de l’autre lorsqu’il s’agit de leurs rela­tions avec leurs adver­saires décla­rés. Gand­hi et King partent de l’hypothèse que tout adver­saire peut être convain­cu de ses inté­rêts humains véri­tables si seule­ment on lui oppose un ensemble intel­li­gent d’appels à sa conscience et de pres­sions non vio­lentes et si on lui pro­pose une alter­na­tive en état de fonc­tion­ne­ment ; il peut ain­si être ame­né à s’adapter au sys­tème social pré­co­ni­sé par les insurgés.

Mao et Gue­va­ra au contraire affirment que les sys­tèmes sociaux qu’ils com­battent ne se laissent trans­for­mer que par le moyen de la des­truc­tion phy­sique de leurs prin­ci­paux repré­sen­tants. Aus­si Gue­va­ra doit-il voir dans la haine l’un des moteurs du com­bat, « cette haine de l’ennemi qui pousse les hommes au-delà de leurs limites natu­relles et les trans­forme en machines à tuer effi­caces, vio­lentes, sélec­tives et froides ».

De telles phrases sont effroyables, et le méde­cin Gue­va­ra n’a pas dû les écrire de gaie­té de cœur, il ne se serait pas consciem­ment expo­sé à la cri­tique s’il n’avait pas vu un pro­blème dans cette trans­for­ma­tion de révo­lu­tion­naires huma­nistes en machines à tuer, et s’il n’avait pas espé­ré qu’on lui pro­pose une solu­tion de rechange. On devrait en tenir compte plu­tôt que de s’indigner à bon compte en tirant des paral­lèles hâtives avec la machine à tuer fas­ciste. Les fas­cistes ont l’habitude d’entourer leurs crimes par une phra­séo­lo­gie ras­su­rante du genre « trai­te­ment spé­cial » ou « solu­tion finale » [[De tout temps les chré­tiens ont essayé de récu­pé­rer le Gue­va­ra du moment. La ten­ta­tive d’Ebert ne nous éton­ne­ra pas. Il faut bien recon­naître que des anars ont essayé de récu­pé­rer Jésus-Christ. Cela n’a rien chan­gé à la valeur de leurs Églises res­pec­tives. C’est tou­jours mal­hon­nête d’ajouter des « si » et des « quand » à un per­son­nage pour lui faire dire ce qu’il n’a pas dit. On a même dit que le « Che » était chré­tien car la haine est tout près de l’amour… Allons enfants de la patrie!]].

Différence entre système et personne

Il nous faut oppo­ser la concep­tion de Gand­hi et de King à celle de Gue­va­ra, car leur stra­té­gie exige une dis­tinc­tion nette entre le sys­tème et les hommes qui le repré­sentent [[Ben alors y’en a des sys­tèmes dans son texte ! Le pro­blème c’est qu’on n’a pas trou­vé notre sys­tème à nous dans ce para­graphe. Peut-être sim­ple­ment parce que nous n’en avons pas. Nous n’apportons pas un nou­veau caté­chisme. Il y a assez de curés sur terre, les plus dan­ge­reux n’ayant pas de sou­tane. Les struc­tures qui se met­tront en place au cours de la lutte ne seront valables que dans la mesure ou elles seront res­sen­ties comme une néces­si­té vécue. Alors, de ce seul fait, elles seront incom­pré­hen­sibles pour le conser­va­teur qui les ver­ra du dehors. Il s’agirait pour nous de les rendre intel­li­gibles mais, de grâce, fou­tons-nous du « qu’en dira-t-on » ! Il n’y aura de véri­table mobi­li­sa­tion de masse qu’en période insur­rec­tion­nelle. Il faut en la matière se méfier de tout volon­ta­risme. Pour ren­ver­ser la socié­té, il ne suf­fit pas de vou­loir, il faut que les condi­tions éco­no­miques et cultu­relles soient rem­plies. Pour plus de déve­lop­pe­ment, adres­sez-vous à votre théo­ri­cien paten­té ! La déso­béis­sance civile n’est pas seule­ment s’asseoir par terre, elle peut prendre d’autres formes : refus de l’impôt, boy­cot­tage, grèves de la faim, objec­tion de conscience.]]. On peut haïr un sys­tème, quant à ses repré­sen­tants, il faut qu’on les approche avec « com­pré­hen­sion et avec une bonne volon­té créa­trice et capable de pardon ».

Cela ne signi­fie en rien que Gand­hi et King auraient espé­ré convaincre leurs adver­saires par le seul moyen des appels à la conscience. Ils envi­sagent simul­ta­né­ment des mesures de non-coopé­ra­tion, d’usurpation civile sus­cep­tibles d’isoler leurs adver­saires de la masse et de les ame­ner pro­gres­si­ve­ment à l’acceptation du nou­veau sys­tème social qu’ils préconisent.

On a fré­quem­ment émis des cri­tiques sur les actions non vio­lentes en les consi­dé­rant comme des appels mora­li­sants pas­sa­ble­ment naïfs, mais on n’a tenu aucun compte de la théo­rie avan­cée de l’action non vio­lente. Celle-ci tient par­fai­te­ment compte des pres­sions qu’exercent sur les pro­ta­go­nistes leurs rôles au sein du sys­tème éco­no­mique, seule­ment elle se refuse de figer l’adversaire dans le masque d’un fan­toche his­to­ri­que­ment déter­mi­né. Car l’usurpation civile crée, en fin de compte, des struc­tures sociales nou­velles où même de pré­ten­dus fan­toches pour­raient inven­ter de nou­veaux comportements.

Les insur­gés non vio­lents opposent au sys­tème com­bat­tu une alter­na­tive construc­tive. Cela implique que l’on prouve conscien­cieu­se­ment le fonc­tion­ne­ment pos­sible du nou­veau sys­tème et qu’on fasse la démons­tra­tion par des ini­tia­tives concrètes de jus­ti­fi­ca­tions historiques.

C’est ain­si que l’on tien­dra compte des craintes d’adversaires conser­va­teurs qui hésitent à s’engager sur des voies incer­taines. Cela ne signi­fie cepen­dant nul­le­ment que les insur­gés soient obli­gés d’intégrer leurs ins­ti­tu­tions de rechange dans le sys­tème exis­tant, cela signi­fie seule­ment que l’on tient compte des exi­gences de l’adversaire concer­nant le bon fonc­tion­ne­ment d’un sys­tème et que l’on « dose les ini­tia­tives révo­lu­tion­naires de telle manière qu’il ne réagisse pas obli­ga­toi­re­ment par la panique ».

[(Il est abso­lu­ment néces­saire de mettre au point un cer­tain nombre de choses à pro­pos de Mar­tin Luther King. Il est trop consi­dé­ré comme un magi­cien qui à par­tir de rien a créé le plus grand mou­ve­ment non violent de ces vingt-cinq der­nières années.

La situa­tion qui existe aux USA se rap­proche beau­coup d’un sché­ma colo­nial, situa­tion simi­laire à celle de L’Inde. Pour des rai­sons éco­no­miques et au nom d’une idéo­lo­gie raciste, une eth­nie (blanche en l’occurrence) en oppresse une autre (noire).

Cette situa­tion spé­ci­fique ren­dra plus facile l’appel au boy­cot­tage d’autobus ou de maga­sins. Le com­bat pour les droits civiques se rap­pro­che­ra, beau­coup plus d’un com­bat de « libé­ra­tion natio­nale » que d’une lutte de classe réelle. Les sépa­ra­tistes noirs conti­nue­ront cette ana­lyse de la « libé­ra­tion natio­nale » qui pren­dra en consé­quence une cou­leur très net­te­ment raciste et sera tota­le­ment arti­fi­cielle. Les Blancs autant que les Noirs sont en réa­li­té des occu­pants de ter­ri­toires ne leur appar­te­nant pas originellement.

Avant de pas­ser à un essai d’analyse plus pous­sée des struc­tures orga­ni­sa­tion­nelles du Mou­ve­ment des droits civiques, il fau­drait situer ce mou­ve­ment dans la gauche amé­ri­caine. S’il y a eu une gauche avant la guerre de 40, on peut dire qu’à la sor­tie de la guerre froide (1954) la gauche a été com­plè­te­ment déca­pi­tée par Mac Car­thy et sa com­mis­sion. Seuls res­tent un PC sta­li­nien réduit à une poi­gnée de fana­tiques et des grou­pus­cules trotskistes.

Le Mou­ve­ment des droits civiques sera à l’origine du renou­veau de la nou­velle gauche américaine.
La plu­part des lea­ders des nou­veaux groupes gau­chistes blancs ou noirs ain­si que ceux qui militent dans l’armée sont issus du mou­ve­ment des droits civiques.

Depuis déjà de longues années, dès leur arri­vée aux USA, les Noirs sont orga­ni­sés. Ils le sont d’une façon pas­sive et répres­sive. En effet, les vel­léi­tés de révolte seront anni­hi­lées par ces pas­teurs blancs puis noirs qui prêchent une reli­gion de sou­mis­sion sur la terre, « val­lée de larmes », pour atteindre une liber­té sans limites dans la « Jéru­sa­lem céleste » (cf. Negro spi­ri­tuals). Cela conduit à une orga­ni­sa­tion de paroisse. Les paroisses, pro­tes­tantes pour la plu­part et déli­mi­tées géo­gra­phi­que­ment, ras­semblent quelques cen­taines de gens, cha­cune vivant et s’autogérant depuis de longues années et sou­vent depuis plu­sieurs géné­ra­tions. Cela du fait de la non-mobi­li­té de la main‑d’œuvre.

Les Amé­ri­cains appellent ces paroisses des « com­mu­ni­ties ». La notion de com­mu­nau­té se retrouve tout au long des ouvrages se rap­por­tant au mou­ve­ment non violent amé­ri­cain. C’est à par­tir de cette base orga­ni­sée que le mou­ve­ment pour les droits civiques sera lan­cé dans le Sud. Il suf­fi­ra à King et à ses amis de convaincre les diri­geants des com­mu­nau­tés pour les jeter dans la lutte.

C’est la rai­son pour laquelle on a peu ou pas com­pris la créa­tion du SCLC (Confé­rence des lea­ders chré­tiens du Sud) qui sera en fait une orga­ni­sa­tion de type fédé­ral ras­sem­blant des com­mu­nau­tés à tra­vers leurs leaders.

Quand Luther King dépla­ce­ra son action dans le Nord, ce sché­ma lui fera défaut. Cela explique en par­tie l’échec de son action à Chi­ca­go. En effet, l’organisation tra­di­tion­nelle n’existe plus. L’implantation des Noirs est rela­ti­ve­ment récente. Comme par­tout ailleurs, la mon­tée à la ville, l’intégration dans un autre style de tra­vail (indus­trie), la mobi­li­té de la main‑d’œuvre, la misère des ghet­tos amènent la dis­so­lu­tion d’une civi­li­sa­tion, d’une morale et d’une culture tra­di­tion­nelles. Ces struc­tures dif­fé­rentes amè­ne­ront le Mou­ve­ment des droits civiques à se radi­ca­li­ser et à se syn­di­ca­li­ser, tan­dis que Luther King trou­ve­ra la mort au cours de son com­bat pour les éboueurs de Bir­min­gham. Pour bien com­prendre ce qui s’est pas­sé aux USA dans le Mou­ve­ment pour les droits civiques, autant au niveau de l’action que de l’esprit, il semble indis­pen­sable de prendre connais­sance d’un livre récem­ment publié par nos amis belges de l’Internationale des résis­tants à la guerre. Ce « manuel d’action directe » est le résu­mé de ces années de luttes. Il est une ana­lyse pro­fonde et une dis­sec­tion de l’action menée, et par là même un manuel pour l’action à venir. Si toute une par­tie consa­crée à la lutte anti­ra­ciste nous semble étran­gère, celle rela­tive aux actions de rue ne peut que nous être utile. De même le cha­pitre consa­cré aux mesures de sécu­ri­té à prendre dans le sud des USA nous sera pro­fi­table dans notre pays de plus en plus policier.)]

King : action non violente militante

Cette volon­té de dis­tin­guer entre le sys­tème adverse que l’on com­bat et la per­sonne adverse que l’on res­pecte est née, comme je viens de le dire, chez Gand­hi et King à cause de leur convic­tion que l’action non vio­lente n’est en rien infé­rieure à l’action vio­lente. Les actions non vio­lentes ne consistent évi­dem­ment pas seule­ment en marches de pro­tes­ta­tion ou grèves de la faim, mais en « blo­cages assis », grèves et usur­pa­tions civiles. Chaque fois que dans ses der­niers dis­cours M. L. King par­lait d’action mili­tante non vio­lente il avait en vue des ini­tia­tives de com­bat qui devaient atteindre la vie adap­tée et mani­pu­lée bien plus dura­ble­ment que les quelques pierres ou les cock­tails Molotov.

[(Pour les anar­chistes, l’ennemi le plus dan­ge­reux ce sont l’Etat, le patro­nat, le capi­tal ; les hommes qui détiennent le pou­voir sont cor­rom­pus par lui, mais pas fon­da­men­ta­le­ment, mauvais.

Pour les chré­tiens non vio­lents, qua­kers, mou­ve­ment de la récon­ci­lia­tion, Arche, le prin­cipe d’«aller par­ler aux puis­sants », de se sacri­fier pour « sus­ci­ter un chan­ge­ment dans les dis­po­si­tions émo­tion­nelles des obser­va­teurs » est depuis long­temps favo­ri­sé : il s’agit de faire com­prendre à ceux qui ont le pou­voir (poli­tique ou éco­no­mique) qu’ils doivent l’utiliser en faveur des déshé­ri­tés, des exploi­tés, des oppri­més, et non contre eux. La révo­lu­tion par le bas aidée par ceux du haut : n’y a‑t-il pas contradiction ?

Nous ne reje­tons certes pas le prin­cipe du res­pect de l’ennemi ; on pour­rait citer Bakou­nine à l’appui : « Le socia­lisme fera une guerre inexo­rable aux posi­tions sociales, non aux hommes ; et une fois ces posi­tions détruites et bri­sées, les hommes qui les avaient occu­pées, désar­més et pri­vés de tous les moyens d’action, seront deve­nus inof­fen­sifs et beau­coup moins puis­sants, je vous l’assure, que le plus igno­rant ouvrier ; car leur puis­sance actuelle ne réside pas en eux-mêmes, dans leur valeur intrin­sèque, mais dans leur richesse et dans l’appui de l’Etat ».

Mais la contra­dic­tion d’Ebert réside dans les prio­ri­tés. Une fois de plus il semble prendre les choses par le mau­vais bout : il est assu­ré­ment impor­tant que par des actions non vio­lentes nous arri­vions à faire prendre conscience au gou­ver­nants, mais ne s’agit-il pas d’abord de gagner des alliés immé­diats par­mi les exploi­tés ; les vic­times du sys­tème ? C’est vers ceux-là que nos actions doivent se diri­ger, pour mettre à l’épreuve la force de la non-vio­lence, pour la faire assu­mer par le grand nombre. Si nous arri­vons à les gagner à nos méthodes, alors nous n’aurons plus besoin de nous char­ger de nos ennemis.)]

Désobéissance civile

Dans l’un de ses der­niers dis­cours, M. L. King a pro­po­sé la déso­béis­sance civile de masse par les chô­meurs et les « sous-employés » de manière à faire évo­luer le pro­blème des tau­dis du Nord des États-Unis par le pou­voir de la base. Il son­gea en pre­mier au blo­cage des centres urbains par des mil­liers de gré­vistes assis ; assis devant et à l’intérieur des usines, et à un grand cam­pe­ment de chô­meurs de cou­leur à Washing­ton. Il jus­ti­fiait de telles mesures de contrainte en disant : « Nous refu­sons comme moyens de lutte et l’insurrection armée et les sup­pli­ca­tions inutiles adres­sées à un gou­ver­ne­ment qui ne veut pas entendre… Il nous faut pas­ser à la déso­béis­sance civile. Il nous faut empê­cher une ville de fonc­tion­ner sans pour autant la détruire ; et cela peut être plus effi­cace que des émeutes parce que la déso­béis­sance civile peut être sou­te­nue plus long­temps et que, si elle est coû­teuse, elle n’est pour­tant pas aveu­glé­ment des­truc­trice. En outre il est plus dif­fi­cile pour un gou­ver­ne­ment d’intervenir contre la déso­béis­sance civile avec des méthodes répres­sives trop mas­sives. La déso­béis­sance civile de masse peut éga­le­ment tirer pro­fit de la colère pour en faire une force construc­tive et créa­trice. Il est inutile de recom­man­der aux Noirs de ne pas se mettre en colère lorsqu’ils le sont effec­ti­ve­ment. Il est même plus sain pour le psy­chisme humain de ne pas refou­ler sa colère mais de la trans­for­mer en éner­gie construc­tive et paci­fique, pleine de vigueur, capable d’empêcher le fonc­tion­ne­ment nor­mal d’une ville répressive. »

Le pas­teur King savait qu’il serait très dif­fi­cile d’organiser la déso­béis­sance civile de masse. Gand­hi, en 1922, avait dû inter­rompre sa pre­mière cam­pagne de déso­béis­sance civile parce que des Indiens exas­pé­rés du Chau­ri Chau­ra avaient abat­tu plu­sieurs poli­ciers. Mais King était convain­cu qu’un com­por­te­ment réel­le­ment non violent lors d’une action de déso­béis­sance civile « pour­rait prendre les pro­por­tions d’un séisme, sans que l’on ait allu­mé une seule allu­mette ou tiré un seul coup de fusil ».

Limites de la pression non violente

Ce serait pour­tant une erreur que de ne voir dans la déso­béis­sance que son aspect de contrainte. Elle est simul­ta­né­ment une ten­ta­tive de per­sua­sion : elle fait tou­jours éga­le­ment appel aux sen­ti­ments les plus nobles de ceux que l’on met sous pres­sion. Celui qui exerce une pres­sion non vio­lente s’expose sans réserve à la vio­lence des oppres­seurs… en sup­po­sant que ceux-ci ne seront à la longue ni mora­le­ment ni maté­riel­le­ment en état de répri­mer la révolte non vio­lente. Le but essen­tiel des ini­tia­tives de pres­sion non vio­lente entre­prises par des mino­ri­tés, c’est de gagner la sym­pa­thie de la majo­ri­té de la popu­la­tion aux convic­tions de l’opposition et d’empêcher, en atten­dant l’exécution des déci­sions gou­ver­ne­men­tales par des enga­ge­ments coû­teux et l’exploitation de toutes les pos­si­bi­li­tés organisationnelles.

Gene Sharp, le théo­ri­cien amé­ri­cain le plus remar­quable de l’action non vio­lente, a cepen­dant atti­ré l’attention sur les limites de ces actions de pres­sion en com­men­tant des obser­va­tions du Com­mit­tee of 100 anglais. Il a lon­gue­ment expli­qué pour­quoi toute mino­ri­té est obli­gée de conqué­rir la majo­ri­té et pour­quoi une sorte de « putsch non violent » est impos­sible. « Ceux qui s’imaginent qu’ils pour­raient deve­nir des « jaco­bins gand­histes » et, en tant que mino­ri­té clair­voyante impo­ser leur volon­té à la majo­ri­té qui croit à la poli­tique actuelle, n’ont mani­fes­te­ment rien com­pris à la nature de l’action non vio­lente et conservent des idées inad­mis­sibles et dan­ge­reuses au plus haut degré » [[Tout à fait d’accord avec toi, Ebert ! Le rôle de l’action non vio­lente n’est pas de mener à un putsch sans vio­lence. On ne ferait alors que chan­ger de gou­ver­ne­ment. Les exemples connus, de prise non vio­lente du pou­voir : Neh­ru, N’Krumah, le prouvent. Il est cer­tain que tout bou­le­ver­se­ment amène un chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment ; les non-vio­lents, anars ou pas, n’ont pas à y participer.]].

Sharp conçoit une éven­tua­li­té où une mino­ri­té bien orga­ni­sée obtien­drait par une tac­tique d’obstruction la démis­sion d’un gou­ver­ne­ment, mais il tient une telle action pour myope et fina­le­ment peu pro­met­teuse. « La mino­ri­té, par sa tac­tique d’obstruction, ne risque que de s’aliéner la sym­pa­thie de la majo­ri­té qui seule l’amènerait à consi­dé­rer le point de vue de la mino­ri­té d’une manière ouverte. On assis­te­rait à l’installation d’un nou­veau régime qui, tout en conti­nuant la poli­tique ancienne, oppri­me­rait éner­gi­que­ment la mino­ri­té, soit par la voie consti­tu­tion­nelle soit par le moyen d’un putsch. Une mino­ri­té n’ayant en vue que le blo­cage de l’action gou­ver­ne­men­tale est appe­lée à deve­nir une mino­ri­té tou­jours plus mince, ayant des « chances de moins en moins grandes d’atteindre son but ».»

Coalition avec des libéraux

M. L. King a pré­ci­sé dans ses pro­po­si­tions de déso­béis­sance civile qu’il fau­drait évi­ter la pola­ri­sa­tion de la socié­té autour de groupes extré­mistes. La déso­béis­sance vrai­ment civile et prête au sacri­fice doit exer­cer sa pres­sion morale et maté­rielle de telle manière qu’elle déclenche un mou­ve­ment de soli­da­ri­té allant de la gauche jusque lar­ge­ment vers le centre, en évi­tant de don­ner aux conser­va­teurs des pré­textes pour la for­ma­tion d’organisations de « défense civique ». King avait espé­ré que la déso­béis­sance civile « n’exclurait pas une poli­tique de coa­li­tion (c’est-à-dire l’entente poli­tique avec des libé­raux blancs – Th. Ebert) mais la sou­tien­drait plu­tôt » [[Les alliances avec les libé­raux ne sont pas à reje­ter, au contraire. Mais elles ne peuvent se faire que néga­ti­ve­ment, c’est-à-dire contre quelque chose : la répres­sion par exemple. Alliance au niveau des moyens et non des buts, elle aura son uti­li­té au moment où la répres­sion s’abattra. En effet, n’ayant pas cou­pé tous les ponts avec le pou­voir, ils auront alors un rôle d’avocat.]].

En dehors d’une poli­tique de coa­li­tion, la col­la­bo­ra­tion entre des groupes léga­listes et la déso­béis­sance civile pour­ra se faire aus­si bien indi­rec­te­ment, de telle manière que les modé­rés mettent sous pres­sion les conser­va­teurs, quitte à tirer argu­ment de l’augmentation des élé­ments radi­caux. C’est le mérite de Lewis Coser d’avoir atti­ré l’attention sur cette influence indi­recte des radi­caux et des modé­rés. Il voit dans l’emploi de la vio­lence par les extré­mistes une condi­tion essen­tielle du suc­cès éven­tuel de l’action des modé­rés. Mais il faut ici cor­ri­ger son ana­lyse. Le méca­nisme qu’il a obser­vé fonc­tionne encore beau­coup plus rapi­de­ment, plus sûre­ment, lors d’actions directes non vio­lentes. En effet, les actions non vio­lentes pro­voquent bien moins la soli­da­ri­té des élé­ments conser­va­teurs, et les modé­rés n’ont nul­le­ment besoin de prendre leurs dis­tances par rap­port aux radi­caux. Coser a omis d’insister sur le fait que la réac­tion conser­va­trice aux actions vio­lentes est sus­cep­tible de blo­quer même des mesures pro­gres­sistes modé­rées ; s’il n’en était pas ain­si, le sys­tème des « agents pro­vo­ca­teurs » n’aurait joué aucun rôle dans l’histoire des conflits internes.

Exclusion de l’autodéfense violente

Si le refus de toute méthode de com­bat autre que non vio­lente découle de la cer­ti­tude de la force inhé­rente à la non-vio­lence, la deuxième carac­té­ris­tique de toute cam­pagne non vio­lente s’appuie, elle aus­si, sur des consi­dé­ra­tions stra­té­giques pré­cises. L’acceptation par les insur­gés de sup­por­ter les sanc­tions des gou­ver­nants sans avoir recours à la légi­time défense vio­lente est l’aspect aus­si popu­laire que géné­ra­le­ment mal inter­pré­té des sou­lè­ve­ments non violents.

Une telle accep­ta­tion du sacri­fice n’a pas son ori­gine dans une obéis­sance incoer­cible aux auto­ri­tés ni dans une conscience insuf­fi­sante de l’illégitimité des sanc­tions, mais dans un cal­cul bien rai­son­né. Étant don­né le contrôle gou­ver­ne­men­tal sur les moyens de com­mu­ni­ca­tion de masse et les ten­dances à la sou­mis­sion aux auto­ri­tés chez l’ensemble de la popu­la­tion, il est plus que vrai­sem­blable que toute ten­ta­tive d’autodéfense contre les bru­ta­li­tés poli­cières serait inter­pré­tée comme une ten­ta­tive d’agression de la part des mani­fes­tants. Si, au contraire, les mani­fes­tants annoncent à l’avance leur inten­tion de mener une action directe radi­ca­le­ment non vio­lente, ils n’ont pas à prou­ver, eux, qu’ils étaient en situa­tion d’autodéfense, mais c’est au pou­voir de jus­ti­fier les moyens qu’il emploie. Or c’est ce ren­ver­se­ment et cette mise en cause des gou­ver­nants qui est l’un des buts psy­cho­lo­giques de l’action directe [[L’échec même des mesures d’autodéfense vio­lente a été illus­tré par la répres­sion cri­mi­nelle qui s’est abat­tue sur le Par­ti des Black Pan­thers. Issus du Mou­ve­ment des droits civiques, ils refu­sèrent le prin­cipe de non-vio­lence totale. Le pou­voir amé­ri­cain détour­na alors cette notion d’autodéfense vio­lente en celle d’agression déli­bé­rée et condi­tion­na l’opinion pour la pré­pa­rer à accep­ter la déca­pi­ta­tion du par­ti.]]. Si les mani­fes­tants cèdent devant les sanc­tions des gou­ver­nants, ils renoncent du même coup à l’exploitation du fac­teur émo­tion­nel en faveur de leur ten­ta­tive d’information. Les mani­fes­tants n’ont pas pour seul objec­tif la pro­vo­ca­tion et l’argumentation, mais éga­le­ment la cris­tal­li­sa­tion d’un mou­ve­ment de sympathie.

Esprit de sacrifice calculé

Lorsque ceux à qui s’adresse la mani­fes­ta­tion sont fer­més à tout argu­ment ration­nel en rai­son des mani­pu­la­tions de toute sorte qu’ils ont subies, il faut sou­vent l’esprit de sacri­fice et la souf­france volon­taire des insur­gés pour enta­mer le mur des pré­ju­gés et pour sus­ci­ter un chan­ge­ment dans les dis­po­si­tions émo­tion­nelles des observateurs.
On reproche sou­vent à ceux qui se réclament d’actions non vio­lentes qu’ils parlent trop de leurs méthodes et pas assez de leurs objec­tifs poli­tiques. Ce reproche est jus­ti­fié chez cer­tains libé­raux ou paci­fistes, mais d’une manière géné­rale il me semble que l’on doive se tenir à la règle : si les mani­fes­tants veulent atti­rer l’attention du public sur les buts de leur action, il leur faut réflé­chir eux-mêmes sur les méthodes qu’ils emploient. Sinon, il peut arri­ver que le public ne parle que des méthodes, et les mani­fes­tants que du conte­nu poli­tique de leur action.

Lors d’actions vio­lentes il arrive faci­le­ment que les grou­pe­ments inter­pel­lés soient écar­te­lés entre la rai­son et le sen­ti­ment et que les réac­tions émo­tion­nelles empêchent les solu­tions ration­nelles du conflit. Lors d’actions phy­si­que­ment non vio­lentes et for­mel­le­ment « civiles », l’élément émo­tif sou­tient géné­ra­le­ment l’argument ration­nel. La stra­té­gie de M. K. Ghan­di et de M. L. King était carac­té­ri­sée par le fait qu’une popu­la­tion imper­méable à l’argumentation ration­nelle devait être ébran­lée non seule­ment par des moyens de pres­sion non vio­lents mais aus­si et sur­tout par l’appel aux sen­ti­ments. « J’ai décou­vert que le simple appel à la rai­son ne ren­contre aucun écho là où des pré­ju­gés sécu­laires existent et s’appuient sur une pré­ten­due auto­ri­té. La rai­son a besoin de se for­ti­fier au contact de la souf­france, et c’est la souf­france qui rend les yeux capables de com­prendre. » (Gand­hi) [[La notion de sacri­fice n’est pas étran­gère à l’anarchisme, pour­tant elle se dif­fé­ren­cie fon­da­men­ta­le­ment des idées chré­tiennes, du sacri­fice des uns pour le salut des autres. L’anarchiste se sacri­fie pour une idée, en un mot, c’est un sacri­fice égoïste. En 1886, l’anarchiste Reins­dorff, après son atten­tat man­qué contre le kai­ser Guillaume Ier décla­ra : « Si j’avais dix têtes, je les sacri­fie­rais pour la lutte contre la socié­té égoïste, lâche et cor­rom­pue ». Effec­ti­ve­ment, Ebert a rai­son de sou­li­gner le rôle des spec­ta­teurs. La non-vio­lence ne peut qu’attirer l’attention et la rete­nir posi­ti­ve­ment. Au niveau des mani­fes­tants, elle évite la panique, elle peut ralen­tir le cours des évé­ne­ments, per­mettre de réagir en consé­quence et sur­tout elle peut évi­ter les dan­gers de pro­vo­ca­tions diverses. A ce sujet, l’élaboration de tech­niques d’agression psy­chique non vio­lente mises au point par le Living Theatre nous paraît inté­res­sante. Par exemple une ligne de per­sonnes, poing ten­du en forme de pis­to­let, tirent sur une autre ligne de per­sonnes qui s’abattent, tou­chées à mort. La scène se repro­duit jusqu’à la mani­fes­ta­tion du public.]].

Pas de recherche des coupables

Une telle accep­ta­tion de la souf­france ne doit pas conduire les mani­fes­tants à se consi­dé­rer comme des mar­tyrs en puis­sance. Mais de telles réflexions peuvent les ame­ner à consi­dé­rer les sacri­fices inévi­tables métho­di­que­ment et sans haine, mais en son­geant au but poursuivi.

Une telle volon­té de sup­por­ter sans défense des sanc­tions injustes per­met fina­le­ment aux insur­gés de faire, com­prendre aux gou­ver­nants qu’il ne leur importe pas de se ven­ger pour l’exploitation subie préa­la­ble­ment, ni pour la répres­sion ou l’aliénation, mais qu’il s’agit pour eux de l’établissement d’un ordre nou­veau et juste. Etre prêt à oublier le pas­sé et à ne pas pour­suivre des cou­pables devrait géné­ra­le­ment avoir pour résul­tat que les grou­pe­ments hos­tiles, impli­qués dans une culpa­bi­li­té impor­tante, puissent oser s’engager dans une « nou­velle étape », côte à côte avec les insur­gés [[Lors de libé­ra­tions natio­nales, la chasse aux cou­pables s’est tou­jours trans­for­mée en épu­ra­tion san­glante don­nant lieu à des règle­ments de compte par­ti­cu­liers. De nos jours, l’Etat a tel­le­ment ren­for­cé ses moyens de répres­sion que les « valets du pou­voir » sont deve­nus légion. Une épu­ra­tion san­glante équi­vau­drait à un mini-géno­cide. Il faut éli­mi­ner toute pos­si­bi­li­té de nuire aux alliés du pou­voir défunt, sans pour autant les tuer ou les mettre en pri­son. Il a tou­jours été repro­ché aux mani­fes­tants non vio­lents leur folk­lore qui contri­bue à empê­cher les spec­ta­teurs de s’identifier à eux. Il faut dire qu’un tel folk­lore est bien éloi­gné des tenues des Zen­ga­ku­ren japo­nais ou des groupes de chocs étu­diants actuels. Peut-être un jour fau­dra-t-il que les non-vio­lents hir­sutes se rasent pour obte­nir une plus grande effi­ca­ci­té… et vivent les coif­feurs, ma mère ! Eh oui, ça pue le curé ! Pour­tant il serait inté­res­sant de faire une cri­tique du lan­gage que nous employons cou­ram­ment. Nous nous aper­ce­vrions de sa dimen­sion reli­gieuse pro­fonde. Nous sommes, que nous le vou­lions ou non, chris­tia­ni­sés cultu­rel­le­ment. Il est très dif­fi­cile de se déta­cher d’une civi­li­sa­tion mil­lé­naire. Nous ris­quons de la rem­pla­cer par un sys­tème de pen­sée tota­le­ment artificiel.]].

Les mani­fes­tants, qui par une tac­tique de mou­ve­ment ou par la rup­ture de bar­rières essaient de mettre en échec les forces de police, font en réa­li­té le jeu de celles-ci, car à la longue c’est tou­jours la police qui est la mieux entraî­née et la mieux armée. Plus les mani­fes­tants s’affublent de cos­tumes révo­lu­tion­naires ou jouent à la guerre civile comme les étu­diants Zen­ga­kua japo­nais, plus ils empêchent la popu­la­tion qui les observe à recon­naître en eux des citoyens moyens avec les­quels elle devrait s’identifier, et plus ils lui inter­disent, en voyant leurs formes d’action, de conclure que l’objectif ori­gi­nal de l’action pour­rait les inté­res­ser eux aus­si. En fai­sant l’expérience théo­rique d’une esca­lade de casques, bou­cliers et perches, on en vient, au beau milieu du ving­tième siècle, à l’image absurde des batailles moyen­âgeuses entre che­va­liers cui­ras­sés de pied en cap.

Les Noirs du mou­ve­ment pour les droits civiques aux USA et les adver­saires de l’armement ato­mique du « Com­mit­tee of 100 » anglais ont fait des marches par­tiel­le­ment illé­gales et des pro­tes­ta­tions assises dans les centres des villes. Par leur dis­ci­pline dans la déso­béis­sance et leur déter­mi­na­tion à sup­por­ter les sacri­fices, ils se sont effor­cés de faire com­prendre à la popu­la­tion mani­pu­lée qu’ils ne s’opposaient pas à tout ordre mais seule­ment au « désordre éta­bli » et qu’ils étaient en train de mani­fes­ter par devoir de conscience et non pas parce que mani­fes­ter « c’est pas­sion­nant et c’est mar­rant » (Wolf­gang Lefèvre, SBS/​1966).

La non-violence, position radicale

La plu­part du temps, ceux des membres de l’APO qui seraient éga­le­ment prêts à pas­ser à l’action vio­lente se consi­dèrent comme par­ti­cu­liè­re­ment radi­caux. Quant à moi, je pense que pour un socia­liste huma­niste et pour un démo­crate il ne peut pas y avoir de posi­tion plus radi­cale que celle de cher­cher déli­bé­ré­ment à atteindre l’objectif révo­lu­tion­naire par des moyens non vio­lents. C’est là la seule voie par laquelle nous pou­vons mani­fes­ter notre confiance lucide dans les pos­si­bi­li­tés d’amendement chez nos adver­saires, et la méfiance per­ma­nente envers les jus­ti­fi­ca­tions de nos posi­tions propres. Pour le dire autre­ment, je pense que seule l’élimination de toute vio­lence nous per­met d’élargir constam­ment notre propre com­pré­hen­sion des inter­re­la­tions sociales.

Gand­hi et King ont renon­cé à l’emploi de la vio­lence en avouant que, même s’ils fai­saient les efforts les plus intenses en vue de l’analyse d’une situa­tion, ils ne pou­vaient jamais atteindre qu’une com­pré­hen­sion par­tielle et de ce fait com­mettre des erreurs de juge­ment, quoi qu’ils fassent. Un tel aveu des limites de leur propre savoir ne les ame­nait pour­tant nul­le­ment à renon­cer à l’action. Le Groupe de recherche 28 de l’Université Cri­tique, en annon­çant son pro­gramme pour le semestre d’été 1968, a décla­ré ceci : « La méthode de l’action directe non vio­lente per­met l’action même dans des situa­tions conflic­tuelles ne per­met­tant pas une défi­ni­tion tout à fait nette, car en cas d’erreur de pré­vi­sion ce sont en pre­mière ligne les acteurs de l’action eux-mêmes qui en sup­portent les consé­quences. Renon­cer à la vio­lence et à la simu­la­tion per­met un affron­te­ment ration­nel puisque de cette manière on ne court pas le risque d’actions de com­bat qui devien­draient un but en elles-mêmes et qui impo­se­raient et la simu­la­tion idéo­lo­gique et le renon­ce­ment à toute auto­cri­tique. Au contraire on conserve ain­si toutes les chances pour une réflexion per­ma­nente et la modi­fi­ca­tion des plans d’action ».

Critique de la violence « émancipatrice »

Le refus de la vio­lence se pré­sente ain­si comme la condi­tion même de toute démo­cra­tie de par­ti­ci­pa­tion car l’emploi de la vio­lence rend impos­sible toute dis­cus­sion publique avant, pen­dant et après l’action.

Nous voyons les rai­sons de notre adhé­sion à la non-vio­lence d’une part dans la crainte devant la mise en œuvre d’un entraî­ne­ment patho­lo­gique et d’autre part dans notre convic­tion que l’on ne peut pas lut­ter pour une démo­cra­tie des hommes libres et égaux en la sus­pen­dant temporairement.

Les actions vio­lentes d’un groupe de l’APO conduisent, au moins au début, à la mise en échec des méca­nismes de contrôle démo­cra­tiques et, lorsqu’elles sont appli­quées et pla­ni­fiées sys­té­ma­ti­que­ment par des groupes de per­sonnes plus nom­breux, à des struc­tures de com­man­de­ment hié­rar­chi­sées. Des incen­dies poli­tiques et des jets de pierre sur des bar­rages de police ne peuvent être dis­cu­tés avant ou pen­dant l’action, et après l’action on ren­contre des dif­fi­cul­tés cer­taines à les dis­cu­ter publi­que­ment. La pla­ni­fi­ca­tion d’actions ter­ro­ristes, comme le bris de vitres de loge­ments, l’enlèvement d’un pro­cu­reur de la Répu­blique ou d’un poli­ti­cien trans­for­me­rait l’actuelle APO en orga­ni­sa­tion clan­des­tine. Cela aurait pour consé­quences que même des ordres incom­pré­hen­sibles seraient exé­cu­tés pour des rai­sons de sécu­ri­té et que la peur des mou­chards agi­rait sur l’atmosphère interne des orga­ni­sa­tions de com­bat en sus­ci­tant la méfiance de tous envers tous.

Au cas où une telle orga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire, hié­rar­chi­que­ment struc­tu­rée et fonc­tion­nant selon des méca­nismes de com­man­de­ment et obéis­sance pren­drait le pou­voir, les som­mets d’un tel « mou­ve­ment de libé­ra­tion » seraient entre les mains d’éléments incon­trô­lés. Il existe alors le dan­ger per­ma­nent que ces élé­ments puissent refu­ser de rendre leur pou­voir au peuple et qu’ils tirent argu­ment d’un état d’urgence, géné­ra­le­ment réel après des luttes vio­lentes, pour le gar­der bien en main. Il est même cou­rant qu’après des mou­ve­ments de libé­ra­tion vio­lents on assiste dans les rangs même des libé­ra­teurs à des règle­ments de compte entre frac­tions et à des purges san­glantes. Les exemples des révo­lu­tions russe et algé­rienne sont faits pour nous mettre en garde. Il nous semble que l’on devrait éga­le­ment avoir une atti­tude cri­tique vis-à-vis de la révo­lu­tion chi­noise. On peut sup­po­ser que le véri­table garant de l’ordre et le déten­teur du pou­voir après la révo­lu­tion cultu­relle en Chine ne sera nul autre que l’armée.

Lorsqu’en mars 1963, on deman­da à Ken­neth Kaun­da, qui devint le pré­sident du Conseil de la Zam­bie, pour­quoi il ne pre­nait pas modèle sur la guerre de libé­ra­tion algé­rienne, il répon­dit : « Si nous com­bat­tons en employant la vio­lence et si même nous attei­gnons dans un an ou deux ce que nous vou­lons, nous aurons néan­moins semé la méfiance dans notre pays. Ceux qui ne sont pas d’accord avec nous y auraient trou­vé un modèle d’action poli­tique et ils s’efforceraient de fomen­ter un putsch. L’histoire nous démontre que les méthodes que quelqu’un emploie pour atteindre son but sont éga­le­ment celles qu’emploient d’autres per­sonnes pour le lui arra­cher. » (inter­view « Peace News » 4 – 1963).

En cal­cu­lant froi­de­ment les chances de la vio­lence révo­lu­tion­naire on en vient à conclure avec le Hol­lan­dais Bar­thé­le­my de Ligt : « Plus il y a de vio­lence, moins il y a de révo­lu­tion ». En se ren­dant à une telle évi­dence, on libère l’imagination et déclenche et active un pro­ces­sus réel­le­ment révo­lu­tion­naire. On confirme l’inscription de la révolte fran­çaise de mai 1968 : « L’imagination prend le pouvoir ! ».
On ne gas­pille plus temps et forces à des spé­cu­la­tions et expé­ri­men­ta­tions dans le domaine de la pré­ten­due vio­lence révo­lu­tion­naire. L’adhésion rigou­reuse à la non-vio­lence — dans une pers­pec­tive chré­tienne de la force libé­ra­trice de l’amour et de la souf­france consen­tie — ne peut que confé­rer à l’action des révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels non vio­lents une pleine force de per­sua­sion. Leur har­diesse aura alors ses fon­de­ments dans l’espoir que les moyens non vio­lents offrent des pos­si­bi­li­tés illi­mi­tées d’établir et d’étendre le pou­voir par la base. Gand­hi a dit : « Un sol­dat ne com­bat avec une déter­mi­na­tion irré­sis­tible que s’il a fait sau­ter les ponts der­rière lui et qu’il a brû­lé ses vais­seaux. Il en va de même pour le sol­dat de l’action non violente. »

Theo­dor Ebert

[(S’agit-il de com­men­cer le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, comme le pro­pose Ebert, par une simple conscien­ti­sa­tion au niveau des besoins de démo­cra­ti­sa­tion des ins­ti­tu­tions cultu­relles, ou, selon un sché­ma, disons maté­ria­liste, de pour­suivre une action de désa­lié­na­tion pra­tique au niveau des véri­tables déten­teurs des forces de pro­duc­tion : le pro­lé­ta­riat, ouvrier ou paysan ?

Un des buts que nous assi­gnons à la révo­lu­tion n’est-il pas d’éliminer les couches para­sites et exploi­teuses, et de géné­ra­li­ser la par­ti­ci­pa­tion active et col­lec­tive à la ges­tion d’une socié­té de service ?

S’attacher, comme le fait Ebert, à vou­loir libé­rer des ins­ti­tu­tions de type cultu­rel (uni­ver­si­té, école, théâtre, presse, etc.), bien qu’une telle lutte puisse conscien­ti­ser de nou­velles couches de la popu­la­tion, et donc de for­mer de nou­veaux « mili­tants », est de nature secon­daire et ne tend donc que d’une manière fort som­maire à la libé­ra­tion des ins­ti­tu­tions vitales d’aide socio-économique.

En effet, le pro­blème de la lutte anti­ca­pi­ta­liste est posé en des termes fort peu clairs : concer­ta­tion avec le patro­nat à un pre­mier stade, auto­ges­tion à un stade ulté­rieur non pré­ci­sé d’ailleurs. Or, nous semble-t-il, pré­ci­ser les pos­si­bi­li­tés d’action du pro­lé­ta­riat contre l’exploitant capi­ta­liste devient néces­saire dès que l’on pose n’importe quelle reven­di­ca­tion sociale ou même cultu­relle de type révolutionnaire.

Il est clair, pour nous, que la révo­lu­tion véri­table ne peut s’engendrer que par une révolte radi­cale du pro­lé­ta­riat contre les formes d’exploitation mises en place par le capi­ta­lisme moderne (tech­no­cra­tie avan­cée, syn­di­ca­lisme inté­gré) et par une orga­ni­sa­tion auto­nome des luttes au tra­vers d’organismes (conseils ouvriers, conseils de quar­tiers, etc.) dont les tra­vailleurs assu­me­ront eux-mêmes le contrôle et le fonctionnement.

Cepen­dant, ce qui actuel­le­ment manque le plus pour favo­ri­ser la radi­ca­li­sa­tion de la classe ouvrière, ce sont des infor­ma­tions objec­tives, des liai­sons inter­en­tre­prises éclai­rant les tra­vailleurs sur les luttes enga­gées dans d’autres entre­prises, créant ain­si un cli­mat de soli­da­ri­té effective.

Ce serait dans une telle direc­tion qu’une stra­té­gie non vio­lente de la révo­lu­tion, basée sur l’inévitable lutte de classe, devrait être précisée.)] 

La Presse Anarchiste