La Presse Anarchiste

Territoires libérés, les crèches sauvages

[(Dans notre der­nier numé­ro, nous lan­cions cette notion de ter­ri­toires libé­rés, et nous avons essayé en l’analysant d’en mon­trer les limites. Voi­ci, avec un peu de retard mais à point dans la réflexion, une expé­rience concrète pleine d’intérêt. Domi­nique Bin­zen­bach qui la décrit est un mili­tant du comi­té de sou­tien aux objec­teurs de conscience de Paris et objecte lui-même. Ce texte a déjà paru dans leur bul­le­tin, mais nous avons pen­sé qu’il était néces­saire de lui don­ner une audience plus large.)]

Le Comi­té pari­sien de sou­tien aux objec­teurs de conscience (CPSOC) lutte prin­ci­pa­le­ment contre la mili­ta­ri­sa­tion. Cette lutte, pour la plu­part d’entre nous, fait par­tie du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire en cours.

Dans ce cadre, il serait inté­res­sant pour nous, semble-t-il, de connaître d’autres facettes qui s’inscrivent dans la dyna­mique révo­lu­tion­naire. Il en est cer­taines, par­mi d’autres, qui sont appe­lées à nous inté­res­ser prin­ci­pa­le­ment. Ce sont les luttes qui se déroulent à pro­pos de l’éducation et par­mi celles-ci, celles concer­nant les crèches. Aus­si ce texte essaie­ra-t-il d’éclairer la situa­tion des crèches sau­vages, en par­ti­cu­lier, celles du centre Censier.

Tout d’abord, crèches sau­vages : action révo­lu­tion­naire ou réformisme ?

Pour moi, les crèches sau­vages, si la lutte est bien menée (et les dan­gers d’égarement sont grands), sont un aspect réel et concret de la lutte révo­lu­tion­naire contre l’idéologie bour­geoise trans­mise par l’éducation, et ce dès le plus jeune âge, contre la concep­tion que donne le sys­tème méca­ni­sé et auto­ri­taire, la socié­té capi­ta­liste en ce qui nous concerne, par l’intermédiaire des parents, ensei­gnants, édu­ca­teurs, cette concep­tion de la femme, de l’enfant, de la famille.

Ce que les crèches sau­vages remettent éga­le­ment en cause, c’est la cel­lule fami­liale, ins­tru­ment de trans­mis­sion de l’idéologie domi­nante : les rap­ports sont des rap­ports d’autorité, de répres­sion géné­ra­li­sée (créa­ti­vi­té, sexualité…).

C’est donc une remise en cause, sur un pro­blème pré­cis, de cette société.

Pra­ti­que­ment, les crèches sau­vages, par leur créa­tion, leur orien­ta­tion poli­tique (orga­ni­sa­tion maté­rielle, orien­ta­tion « péda­go­gique »), visent à trans­for­mer pro­gres­si­ve­ment et radi­ca­le­ment les men­ta­li­tés en pré­sence, enfants-adultes, enfants entre eux, adultes entre eux, et à per­mettre à tous, parents, étu­diants et autres, une prise de conscience des pos­si­bi­li­tés de réa­li­sa­tion que peut leur offrir la crèche.

Créa­tion

Par la pous­sée de la base, parents, mili­tants, des « crèches » ont été créées dans diverses facs, Beaux-Arts, Cen­sier, Nan­terre… après occu­pa­tion de locaux et de bureaux administratifs.

Aux Beaux-Arts, à Cen­sier, à Nan­terre, les parents et mili­tants se sont regrou­pés en asso­cia­tions loi 1901.

A Cen­sier, ce fut le CAEC (Centre d’activité des enfants de Cen­sier) dont les prin­cipes alors étaient les suivants :

  1. Gratuité.
  2. Enca­dre­ment mixte.
  3. Ouver­ture sur le quar­tier (à ses problèmes).
  4. Ouver­ture toute la semaine (sauf le dimanche).
  5. Heures d’ouvertures souples adé­quates aux besoins des parents. Pos­si­bi­li­té d’amener et de reprendre son enfant quand on le désire.
  6. Inter­ven­tion des parents dans la vie de la crèche.
  7. Accueil des enfants de 1 mois à 6 ans sans sépa­ra­tion par classe d’âge (ce point, entre autres, est actuel­le­ment sérieu­se­ment dis­cu­té vu son carac­tère limi­ta­tif — l’appellation même de crèche semble fausse pour certains).

Quoiqu’elles ne soient pas tota­le­ment accep­tées (sur­tout à Cen­sier), leur exis­tence est néan­moins une réalité.

Orien­ta­tion politique

J’entends par là non pas choix d’une idéo­lo­gie par­ti­sane mais un chan­ge­ment de vie en appli­ca­tion avec ses idées. Il s’agit d’appliquer, de vivre la révolution.

L’action quo­ti­dienne de la crèche est poli­tique car la poli­tique se fait chaque jour et non pas de 6 à 8 h où le dimanche du vote, c’est cela qu’il faut com­prendre, qu’il faut vivre.

Orga­ni­sa­tion matérielle

A vrai dire, il n’y en a pas. Les gens qui s’occupaient de la crèche se char­geaient des tâches maté­rielles (pré­pa­ra­tion des repas, vais­selle, courses…) sans plan­ning, sans pré­pa­ra­tion. Les résul­tats ne cor­res­pon­dirent pas aux dési­rs de certains.

Orien­ta­tion pédagogique

Si l’on peut dési­gner notre concep­tion de l’éducation par ce mot.

Tra­cée dans ses grandes lignes, elle reste à préciser.

Ses buts (dans mon optique pré­ci­sé­ment, je tiens à le pré­ci­ser afin de ne pas impli­quer les autres cama­rades quoique nous devrions nous retrou­ver en géné­ral sur cela): déve­lop­per l’enfant, encou­ra­ger ses ini­tia­tives, de pré­fé­rence col­lec­tives, sup­pri­mer cette peur de l’autorité, de l’adulte, peur de faire, de créer, de s’épanouir, de vivre.

Il s’agit d’«amener » l’enfant à la pos­si­bi­li­té d’exercer libre­ment son choix. L’un des buts de la crèche est d’aider les enfants à deve­nir res­pon­sables. Pour que cette action soit effi­cace, il est donc pri­mor­dial que l’action entre­prise au sein de la crèche soit pro­fon­dé­ment coor­don­née avec l’éducation fami­liale, d’où la néces­si­té d’une inter­ven­tion per­ma­nente, d’une prise de res­pon­sa­bi­li­té des parents à la crèche.

Vos enfants ne sont pas vos enfants

His­to­rique de la crèche Censier

Le début de l’action crèche à Cen­sier remonte en juin 1969, en mai 1968 pour les crèches sau­vages (Sor­bonne). Mais, à Cen­sier, la véri­table action s’est enga­gée en novembre der­nier par l’occupation de salles de cours, de bureaux, notam­ment, celui du direc­teur du Centre. A la suite de cette lutte, l’administration et le conseil pari­taire de ges­tion ont accep­té le prin­cipe d’une crèche à la fac de Cen­sier et ont fait amé­na­ger des locaux (lava­bos, mini-WC, douches, cui­sine) à l’intérieur du centre. Ins­tal­la­tion pré­vue provisoire !

Cepen­dant, dès la ren­trée de Noël, le Conseil de ges­tion et l’administration ont essayé de récu­pé­rer la crèche. Sans don­ner de réponse aux demandes de postes d’éducateurs for­mu­lées par trois per­sonnes (deux femmes —  un gar­çon) mili­tants du CAEC, ils ins­tallent d’abord une pué­ri­cul­trice, puis, une semaine plus tard, deux aides-pué­ri­cul­trices et une jar­di­nière d’enfants. La menace de récu­pé­ra­tion de la crèche par les auto­ri­tés devient évi­dente. Très vite, la situa­tion devient dif­fi­ci­le­ment sup­por­table. Après avoir dis­cu­té avec le per­son­nel pro­po­sé par la fac et devant l’échec d’accord (il ne pou­vait y en avoir), les mili­tants ren­voient les puéricultrices.

Après cela, le conseil de ges­tion (à majo­ri­té PC) et l’administration, après une ten­ta­tive de reprise de la crèche, portent plainte contre le CAEC pour occu­pa­tion illé­gale de locaux, entrave au fonc­tion­ne­ment d’un ser­vice public et dégra­da­tion de maté­riel (les murs ayant été repeints de cou­leur moins neutre.).

Depuis la ren­trée de Noël, donc, des parents, des mili­tants révo­lu­tion­naires ont occu­pé illé­ga­le­ment et se sont effor­cés de faire fonc­tion­ner une crèche révo­lu­tion­naire à l’intérieur de la facul­té Cen­sier. Mal­gré une ten­ta­tive d’intimidation de la part des auto­ri­tés par la force (des flics inves­tirent la crèche et ten­tèrent vai­ne­ment de rele­ver les iden­ti­tés des per­sonnes pré­sentes), cette occu­pa­tion, se pour­sui­vit avec des hauts et des bas, et l’un des objec­tifs, plus ou moins négli­gé il faut dire, fut la prise en charge de la crèche par les parents concernés.

Objec­tif non réa­li­sé et qui pro­vo­qua, à la ren­trée de Pâques, le départ de quelques mili­tants et parents qui, par là, vou­laient hâter cette prise en charge des parents en les met­tant devant leurs res­pon­sa­bi­li­tés. Les autres mili­tants et parents ne pen­sèrent pas que c’était une bonne tac­tique. Pour eux, cette prise de « pou­voir » des parents (néces­saire), pou­vait s’effectuer avec les mili­tants per­ma­nents, en col­la­bo­ra­tion avec eux. Pour cela, des pro­po­si­tions furent faites, dont l’une fut l’organisation maté­rielle de la crèche afin de s’assurer, par là même, une base solide, favo­rable et l’extension de l’action sur le quar­tier, à par­tir d’un point concret. Cette pro­po­si­tion, il faut bien le dire, ne sus­ci­ta pas la moti­va­tion désirée.

Une réunion ras­sem­bla les deux ten­dances, réunion qui sou­li­gna le désac­cord notam­ment quant aux moyens d’action, sur le quar­tier prin­ci­pa­le­ment. Donc, deux concep­tions d’intervention sur le quartier :

  1. Celle des cama­rades ayant quit­té la crèche. Dif­fu­sion de tracts sur des thèmes inté­res­sant direc­te­ment le quar­tier, visites à domicile.
  2. Inter­ven­tion à par­tir des parents du quar­tier qui fré­quen­taient la crèche. Ces parents pro­vo­quant des dis­cus­sions avec leurs amis, leurs voi­sins afin de les sen­si­bi­li­ser, d’obtenir un contact sûr, une connais­sance réelle des pro­blèmes urgents et quo­ti­diens qui se posent à ces per­sonnes. Prin­cipe de l’enquête ouvrière.

La pre­mière équipe a com­men­cé à dif­fu­ser son pre­mier tract. Depuis cette réunion, la situa­tion à la crèche s’est dété­rio­rée de jour en jour : non seule­ment les parents ne se sont pas plus enga­gés, à quelques excep­tions près (tou­jours les mêmes), mais on a pu assis­ter au contraire à une démo­bi­li­sa­tion géné­rale. Seuls, cer­tains parents et mili­tants conti­nuaient à assu­rer les per­ma­nences. Aus­si, la ques­tion que se posèrent les mili­tants fut : est-ce que notre pré­sence à nous mili­tants a rai­son d’être si elle ne repose pas sur une base solide : la res­pon­sa­bi­li­té enga­gée des parents à titre égal ?

Donc, en réponse à cela, les mili­tants ont com­men­cé une grève pen­dant laquelle une table sera tenue avec les divers textes expli­ca­tifs, per­ma­nences assu­rées par des mili­tants et parents prêts à dis­cu­ter. Une réunion est pré­vue, réunion déci­sive pour l’avenir de la crèche. Si les parents ne réagissent pas posi­ti­ve­ment, la crèche sera inter­rom­pue et l’action pour­ra, c’est le désir de cer­tains, être orien­tée dif­fé­rem­ment, tou­jours avec les locaux qui ne seront pas ren­dus à la fac. Donc, actuel­le­ment, ce n’est pas une crèche qui est occu­pée mais des locaux militants.

Cette tri­bune, comme les autres, de connais­sance, de réflexion, de contacts sur divers aspects de la lutte révo­lu­tion­naire ne peut être béné­fique, inté­res­sante et enri­chis­sante que si des lec­teurs nous écrivent, nous posent des ques­tions, nous font part de leur propre expé­rience dans tous les domaines (toutes les luttes sont liées).

Nous atten­dons les lettres de tous ceux qui se sentent concer­nés, intéressés.

Domi­nique Binzenbach 

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