La Presse Anarchiste

Un débat marxisme-non-violence

[(En 1966, Dave Del­lin­ger — paci­fiste amé­ri­cain et direc­teur du men­suel Libe­ra­tion — et Isaac Deut­scher — bio­graphe de Trots­ky et l’un des grands spé­cia­listes des ques­tions sovié­tiques — se ren­con­traient à la tri­bune de mani­fes­ta­tions contre la guerre du Viet­nam. Del­lin­ger, qui est un paci­fiste révo­lu­tion­naire et liber­taire, fut frap­pé par les argu­ments de Deut­scher et pro­po­sa une confron­ta­tion à ce der­nier sur le thème de la non-vio­lence, en com­pa­gnie d’A. J. Muste un des grands noms de la tra­di­tion paci­fiste amé­ri­caine. L’entretien eut lieu, non sans pas­sion ; mal­heu­reu­se­ment, la mau­vaise qua­li­té de l’enregistrement ne per­mit pas sa publi­ca­tion immédiate.
Quand Del­lin­ger reprit la bande, en juillet 1969, Muste et Deut­scher étaient morts. Le texte valait tout de même la peine d’être publié, mal­gré les cou­pures et le manque de retouches. Que cela excuse les phrases par­fois mal­ha­biles, les redites. Nous avons jugé inté­res­sant de le tra­duire, en espé­rant une fois de plus ouvrir le débat par­mi nos lec­teurs. L’interprétation que donne Deut­scher de la révo­lu­tion russe est dis­cu­table ; ce qui nous a sur­tout sem­blé inté­res­sant, ce sont les élé­ments qu’il apporte à la concep­tion d’une révo­lu­tion sans fusils, et à la dia­lec­tique entre la volon­té des hommes et le poids de l’Histoire.
M. M.)]

Dave Del­lin­ger : Nous nous pro­po­sons de défier, sur le ter­rain d’une non-vio­lence révo­lu­tion­naire, ce théo­ri­cien révo­lu­tion­naire accom­pli qu’est Isaac Deut­scher. Je pars de l’idée que la non-vio­lence n’est pas encore suf­fi­sam­ment déve­lop­pée, qu’elle ne peut être plei­ne­ment appré­ciée ou com­prise sous sa forme actuelle qui ne révèle pas son vrai poten­tiel. Je crois qu’on peut dire la même chose du socia­lisme à un cer­tain stade ; il y a eu le stade pré-mar­xien du socia­lisme chré­tien et dif­fé­rentes formes de ce qu’on appelle le socia­lisme roman­tique. Puis il s’est gra­duel­le­ment sophis­ti­qué, il a peu à peu mûri. Je crois que le même pro­ces­sus doit se pas­ser dans la non-vio­lence ; mal­heu­reu­se­ment, les mar­xistes révo­lu­tion­naires ont ten­dance à écar­ter la non-vio­lence comme arme révo­lu­tion­naire, sous ses for­mu­la­tions les plus anciennes et les plus primitives.

De la non-vio­lence comme témoi­gnage sym­bo­lique, ou comme voca­tion par­ti­cu­lière d’un petit groupe de gens sépa­rés en quelque sorte du reste de la socié­té par leur for­ma­tion reli­gieuse, on a pas­sé à un type de non-vio­lence déter­mi­née à chan­ger le cours de l’histoire, à trans­for­mer réel­le­ment les évé­ne­ments ; cette déter­mi­na­tion est aus­si forte et aus­si totale que les ins­tincts révo­lu­tion­naires des révo­lu­tion­naires non paci­fistes du pas­sé. Pen­dant la guerre de Corée, j’ai sou­mis à l’une des orga­ni­sa­tions paci­fistes dont j’étais membre un rap­port atta­quant les posi­tions amé­ri­caines, et j’ai été hor­ri­fié de décou­vrir que même cer­tains diri­geants de l’organisation sou­te­naient vrai­ment la cause amé­ri­caine, mais pen­saient que ses buts devaient être pour­sui­vis par des moyens non vio­lents au lieu de moyens vio­lents. Cette idée de la non-vio­lence est en régres­sion, avec le tour­nant qu’a mar­qué la guerre du Viet­nam ; l’accent est mis main­te­nant sur la déter­mi­na­tion à influen­cer les évé­ne­ments historiques.

Le mou­ve­ment paci­fiste avant la guerre du Viet­nam avait deux orien­ta­tions prin­ci­pales. Cer­tains vou­laient réa­li­ser le but amé­ri­cain — rete­nir le com­mu­nisme et pro­té­ger le sys­tème amé­ri­cain — par des moyens non vio­lents au lieu de moyens vio­lents. La plu­part de ceux-là ne se sont pas pro­non­cés très fer­me­ment contre la guerre, ce qui a hâté le pro­ces­sus his­to­rique de dis­cré­dit qui recouvre cette sorte de « non-vio­lence ». Je ne pré­tends pas que les paci­fistes aient jamais vou­lu la guerre ou n’aient pas dési­ré un monde sans guerre, mais je crois que l’on répu­gnait autre­fois à se plon­ger dans la boue des conflits poli­tiques et sociaux de peur de perdre sa pure­té paci­fiste. Je crois qu’il est abso­lu­ment néces­saire aujourd’hui, et conforme à la ten­dance his­to­rique, d’aller dans l’autre direc­tion, celle de la non-vio­lence essayant de pro­po­ser une nou­velle méthode de libé­ra­tion aux peuples oppri­més et exploi­tés. Un autre exemple : il y a eu une ten­dance tra­gique dans le mou­ve­ment paci­fiste à se sen­tir concer­né sur­tout par la vio­lence ouverte, la vio­lence des moyens, et non par la vio­lence du sta­tu quo ou la vio­lence ins­ti­tu­tion­na­li­sée. Aujourd’hui on recon­naît que l’on peut mou­rir aus­si bien de mala­dies gué­ris­sables dues à la pau­vre­té que d’une balle ; que l’on peut être bles­sé aus­si bien par la vie dans un ghet­to ou par la vie de para­site que par un éclat d’obus. Ce rai­son­ne­ment nous conduit à consi­dé­rer la non-vio­lence comme une méthode de libé­ra­tion, une alter­na­tive sérieuse aux guerres de libé­ra­tion actuelles.

A cet égard, je vou­drais rai­son­ner dia­lec­ti­que­ment, au moins dans la mesure où j’en suis capable. La vieille forme de non-résis­tance non vio­lente, l’attention insuf­fi­sante accor­dée à la vio­lence ins­ti­tu­tion­na­li­sée, voi­là la thèse. La résis­tance anti-nazie pen­dant la seconde guerre mon­diale, les gué­rillas fidé­listes à Cuba, l’héroïque résis­tance viet­na­mienne aujourd’hui, voi­là l’antithèse. Ce que je vou­drais voir consi­dé­rer, c’est la pos­si­bi­li­té d’une syn­thèse, de quelque chose de neuf, que nous soup­çon­nions mais qui n’a pas vrai­ment été déve­lop­pé. La gué­rilla repose sur l’identification avec la popu­la­tion d’un pays en pleine résis­tance, et cette iden­ti­fi­ca­tion n’est pas une chose facile ni risible, car elle doit rendre compte des aspi­ra­tions à la liber­té, à la digni­té, à la jus­tice d’un pays. Voi­là un exemple de ce qui peut sur­gir de cette syn­thèse. D’autre part, la non-vio­lence pro­cède d’un huma­nisme pro­fond et uni­ver­sel qui est tout aus­si carac­té­ris­tique, en ce qu’elle a de mieux, de la révo­lu­tion his­to­rique qui ne se réclame pas de la non-vio­lence ; mais cet huma­nisme risque d’être tra­hi et répri­mé au cours du conflit réel. Je crois que nous avons appris que tout ce qui nous fait consi­dé­rer l’ennemi de classe ou l’ennemi ins­ti­tu­tion­nel comme l’ennemi de l’homme risque de mener à la cor­rup­tion interne et à une dété­rio­ra­tion pro­gres­sive de l’idéalisme ori­gi­nel et de la méthode ori­gi­nelle du mou­ve­ment. J’ai un autre exemple à don­ner. Lorsque Isaac Deut­scher par­lait récem­ment, à Ber­ke­ley, des consé­quences néga­tives du conflit viet­na­mien actuel dans le monde com­mu­niste, il signa­la que, bien que le pro­ces­sus de désta­li­ni­sa­tion n’ait pas été tota­le­ment nul, il a cepen­dant été arrê­té ou même ren­ver­sé. Il cita le fait qu’un des effets indi­rects du pré­ten­du com­bat pour la liber­té au Viet­nam a été d’encourager l’étouffement de la liber­té dans le monde com­mu­niste. Je crois que cela vient de la peur et de l’enchaînement de causes et d’effets iden­tiques, la vio­lence, la haine et la méfiance pro­vo­quant à leur tour vio­lence, haine et méfiance, et je me demande s’il n’est pas vrai que les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires les plus idéa­listes qui se fondent sur la haine et la vio­lence pro­voquent la même confu­sion, la même peur, la même hys­té­rie par­mi leurs adver­saires, de sorte que le même effet cumu­la­tif se pro­duit et que nous deve­nons les anta­go­nistes de ceux que nous vou­lons gagner à notre cause. (Dans l’«Histoire de la révo­lu­tion russe », de Trots­ky, qui n’est pas à coup sûr un livre prô­nant la non-vio­lence, j’ai été frap­pé par la manière dont les révo­lu­tion­naires russes gagnaient à leur cause les troupes qui avaient reçu l’ordre de les dis­per­ser ou de leur tirer des­sus. Il semble qu’il se soit pas­sé un phé­no­mène dyna­mique et créa­teur, phé­no­mène que la plu­part des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires stoppent au moment cru­cial, par manque de cou­rage non violent.) Je crois que nous devons aban­don­ner l’idée que la non-vio­lence peut gagner une guerre sans que le sang soit ver­sé (il y aura des vic­times, il y aura des morts), mais rien ne nous per­met, même si les nôtres sont les plus tou­chés, de dire : « Voyez, ça ne marche pas, main­te­nant nous devons entrer en guerre ! », car ce rai­son­ne­ment garan­ti­rait encore plus de mas­sacres, encore plus de morts.

Isaac Deut­scher : Je dois recon­naître que la joute sur le thème de la non-vio­lence a com­men­cé par cho­quer ma ten­dance de vieux mar­xiste à refu­ser cette sorte d’argument. J’étais d’abord aga­cé en soup­çon­nant de vagues géné­ra­li­sa­tions idéa­listes, qui ne nous mènent nulle part, ni sur le ter­rain poli­tique ni sur celui de l’analyse ou de la morale. Mais, à mesure que j’écoute vos argu­ments, je me rends compte que cette réserve vise un adver­saire qui n’est pas en face de moi : elle concerne la fuite du paci­fisme inté­gral. Et il est bien dif­fi­cile de s’opposer aux prin­cipes éle­vés du paci­fisme inté­gral sans un cer­tain embar­ras moral, parce qu’on vou­drait que le paci­fiste inté­gral ait rai­son, lui qui dénie tout rôle posi­tif à la vio­lence dans l’histoire. Et pour­tant on sait qu’il n’a pas rai­son, et que c’est une fuite dan­ge­reuse. Alors on réagit, si l’on est mar­xiste, avec un cer­tain venin.

Mais vous n’êtes pas ces créa­tures roman­tiques de la non-vio­lence. A mon avis, et j’hésite à uti­li­ser des mots forts, vous avez pris une posi­tion héroïque envers la guerre du Viet­nam. Lorsque vous avez com­men­cé à pro­tes­ter vous ne pou­viez pas pré­voir que vous seriez sou­te­nus par de si larges couches de l’opinion publique ; vous avez pris de grands risques pour expri­mer non seule­ment votre oppo­si­tion à la vio­lence employée par le pou­voir amé­ri­cain, par son impé­ria­lisme, mais aus­si pour défendre dans une cer­taine mesure, mora­le­ment, la vio­lence à laquelle les Viet­na­miens ont dû recou­rir pour sau­ver leur digni­té, leurs inté­rêts, leur pré­sent et leur avenir.

On pour­rait dire que votre atti­tude est inco­hé­rente, que votre façon de prê­cher la non-vio­lence et d’accepter cepen­dant, dans une cer­taine mesure, la vio­lence uti­li­sée par le Viet­cong au Viet­nam et par le FLN en Algé­rie est contra­dic­toire. Mais je crois que c’est une inco­hé­rence créa­tive, une contra­dic­tion créa­tive dans votre posi­tion. Bien que vous par­tiez d’un prin­cipe idéa­liste, et à mes yeux quelque peu méta­phy­sique, votre inco­hé­rence vous ouvre cepen­dant un vaste hori­zon dans les réa­li­tés de notre époque. Je crois que vous pra­ti­quez en quelque sorte la véri­table auto­cri­tique : l’autocritique d’un type de paci­fisme qui ne craint pas de révé­ler sa propre inco­hé­rence for­melle pour arri­ver à une plus grande cohé­rence morale et poli­tique dans l’action. Et, dois-je le dire ? dans le débat phi­lo­so­phique où je m’oppose par­tiel­le­ment à vous, je recon­nais une inco­hé­rence simi­laire, mais plus grande, peut-être plus tra­gique, dans l’histoire de la révo­lu­tion, dans l’histoire du com­mu­nisme et du marxisme.

Le fait est que la doc­trine mar­xiste, depuis ses débuts et à tra­vers toutes ses méta­mor­phoses entre 1848 et 1966, implique toute une dia­lec­tique de la vio­lence et de la non-vio­lence. Mar­xistes, nous avons tou­jours prê­ché la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat et la néces­si­té de ren­ver­ser le capi­ta­lisme par la force. Nous avons tou­jours essayé de per­sua­der la classe ouvrière de tous les pays à se tenir prête à com­battre, même dans des guerres, contre la classe domi­nante et exploi­teuse. Nous assom­mions de nos répliques ceux qui dou­taient de notre bon droit ou met­taient en ques­tion la néces­si­té de notre ensei­gne­ment. Mais voi­ci la contra­dic­tion dia­lec­tique : somme toute, quelle a été l’idée du mar­xisme ? Celle d’une socié­té sans classes dans laquelle l’homme ne sera plus domi­né ni exploi­té par l’homme, celle d’une socié­té sans Etat. C’est ce que bien des gens consi­dèrent comme l’élément uto­pique du mar­xisme, l’aspiration à trans­for­mer la socié­té de telle sorte que la vio­lence cesse pour tou­jours d’être le régu­la­teur per­ma­nent et indis­pen­sable des rela­tions entre la socié­té et les indi­vi­dus, entre les indi­vi­dus eux-mêmes.

En adop­tant la vision d’une socié­té non vio­lente, le mar­xisme à mes yeux est allé plus loin et plus au fond que tous les paci­fistes qui ont prê­ché la non-vio­lence. Pour­quoi ? Parce que le mar­xisme a mis à nu les racines de la vio­lence dans notre socié­té, tan­dis que les autres ne l’ont pas fait. Le mar­xisme s’est mis à déra­ci­ner la vio­lence non seule­ment des pen­sées humaines, non seule­ment des émo­tions humaines, mais des bases pro­fondes de l’existence maté­rielle des socié­tés. Le mar­xisme a com­pris que la vio­lence était entre­te­nue par les anta­go­nismes de classe dans la socié­té — c’est là qu’il faut le rééva­luer en regard des deux mille ans de futile prêche chré­tien pour la non-vio­lence. Je dis futile dans le sens que cela n’a conduit à aucune consé­quence réelle, à aucune dimi­nu­tion réelle de la vio­lence. Après deux mil­lé­naires de « Aimez-vous les uns les autres », nous sommes dans la situa­tion sui­vante : ceux qui vont à l’église jettent des bombes ou napalm, et ces autres qui avaient aus­si été éle­vés dans la tra­di­tion chré­tienne, les nazis, ont envoyé dans les chambres à gaz six mil­lions de des­cen­dants des com­pa­triotes du Christ. C’est à ça qu’ont conduit deux mille ans de prêche non violent ! Une des rai­sons, c’est que les racines de la vio­lence n’ont jamais été atta­quées, jamais extir­pées. La socié­té de classes a sub­sis­té, et par consé­quent ces prêches, même les plus sin­cères, même lorsque le pro­sé­lyte chré­tien y met­tait tout son cœur et son âme, res­taient néces­sai­re­ment futiles, parce qu’ils n’attaquaient la vio­lence qu’en sur­face. Mais la dia­lec­tique mar­xiste a aus­si été prise en défaut, et le mar­xisme lui-même, tout au long de son his­toire de pro­fondes et tra­giques contra­dic­tions. Com­bien le rêve de la non-vio­lence était à la racine même de la révo­lu­tion russe, on le découvre en étu­diant la posi­tion de Lénine sur la révo­lu­tion, qui est rédi­gée sous une forme appa­rem­ment dog­ma­tique, presque comme un texte ecclé­sias­tique inter­pré­tant des ver­sets bibliques. Der­rière ces for­mules ecclé­sias­tiques, la source vive du rêve d’une socié­té sans Etat jaillit constam­ment. L’insurrection d’octobre a été menée d’une telle façon que, selon même les témoins hos­tiles comme les ambas­sa­deurs occi­den­taux qui se trou­vaient alors à Petro­grad, le total des vic­times des deux côtés fut de dix. Ce furent toutes les vic­times de la grande insur­rec­tion d’octobre. Les hommes qui diri­gèrent cette insur­rec­tion : Lénine, Trots­ky, les membres du comi­té révo­lu­tion­naire mili­taire, pen­saient aux pro­blèmes de la vio­lence et de la non-vio­lence, et orga­ni­sèrent ce sou­lè­ve­ment énorme avec un res­pect pro­fond, bien qu’inexprimé, pour les vies humaines, pour les vies de leurs enne­mis aus­si bien que pour celles de leurs hommes. La révo­lu­tion russe, au nom de laquelle on a com­mis tant de vio­lence, fut pro­por­tion­nel­le­ment l’acte le plus non violent de toute l’histoire de l’humanité.

Ce ne sont pas les fusils, mais les paroles, les argu­ments, la per­sua­sion qui ont fait la révo­lu­tion. Les paroles étaient très vio­lentes, très dures, mais c’était la vio­lence de l’émotion dans la révolte contre la réa­li­té de la vio­lence, contre la réa­li­té d’une guerre mon­diale qui était en train de coû­ter des mil­lions de vies humaines. Aujourd’hui, tous ceux qui entre­prirent de faire la morale aux arti­sans de la révo­lu­tion russe pré­tendent, bien sûr, qu’il régnait une situa­tion de bon­té et d’angélisme, une non-vio­lence angé­lique qui fut bou­le­ver­sée par les démons de Dos­toïevs­ky, par des révo­lu­tion­naires qui s’arrogeaient le droit de dis­po­ser de vies humaines. Près de dix mil­lions de gens ont péri dans les tran­chées de la Pre­mière Guerre mon­diale, alors que les bol­che­viks réa­li­saient cette grande révo­lu­tion qui coû­ta dix victimes.

L’humanisme pro­fond et uni­ver­sel inhé­rent à ce que vous appe­lez le défi de la non-vio­lence a été là l’élément essen­tiel du mar­xisme. C’est un peu gênant de par­ler d’humanisme, car quel scé­lé­rat de l’histoire n’a pas par­lé d’humanisme ? Sta­line, Hit­ler, Goeb­bels n’en ont-ils pas par­lé ? Je suis même plus que cho­qué lorsque j’entends des gens de gauche et des ex-mar­xistes sug­gé­rer que le mar­xisme doit être com­plé­té, par l’humanisme. Le mar­xisme n’a besoin que d’être fidèle à lui-même.

Mais que se pas­sa-t-il après ce début si pro­met­teur de la révo­lu­tion russe, après que Lénine eut écrit « l’Etat et la Révo­lu­tion » qui est le grand rêve non violent expri­mé en termes mar­xistes ? Les autres par­ti­sans de la non-vio­lence, comme Kérens­ky, prô­naient son emploi envers les oppri­més tout en réin­tro­dui­sant la peine de mort contre les sol­dats qui refu­saient de se battre au front. Peut-être y a‑t-il dans la nature de ceux qui détestent vrai­ment la vio­lence une plus grande gêne à par­ler de non-vio­lence. Je me méfie de ceux qui ont tou­jours des mots nobles à la bouche. J’ai sou­vent plus confiance en ceux qui parlent fran­che­ment et même bru­ta­le­ment des néces­si­tés du com­bat poli­tique, aus­si long­temps qu’ils ne se laissent pas entraî­ner par leur droi­ture même.

Alors ce fut l’intervention, la guerre civile. La vio­lence devait être uti­li­sée sur une plus large échelle, comme pour les Viet­congs aujourd’hui. Ils ne peuvent rien y faire : ou bien ils sont écra­sés, ou bien ils uti­lisent la vio­lence. Mais même pen­dant la guerre civile, que firent les bol­che­viks ? Ils essayèrent à nou­veau de conser­ver l’équilibre entre les argu­ments, la per­sua­sion et la vio­lence ; équi­libre dans lequel ils atta­chaient bien plus d’importance à la per­sua­sion et aux argu­ments qu’aux fusils. Sur le plan de l’armement, ils étaient infi­ni­ment infé­rieurs aux Anglais, aux Fran­çais et aux Amé­ri­cains (qui envoyèrent troupes et armes aux armées blanches en Rus­sie). L’armée rouge, diri­gée à cette époque par Trots­ky, leur était bien infé­rieure. Que se pas­sa-t-il ? Ils firent de l’agitation, ils firent appel à la conscience des sol­dats, des tra­vailleurs sous l’uniforme dans les armées inter­ven­tion­nistes. La marine fran­çaise, envoyée pour stop­per la révo­lu­tion, se muti­na à Odes­sa et refu­sa de com­battre les bol­che­viks : autre triomphe de la non-vio­lence dans la guerre civile. La révolte des marins résul­tait de ce que l’on appe­lait la pro­pa­gande bol­che­vique, mais cette « sub­ver­sion » empê­cha la vio­lence. (En Angle­terre, en 1920, pen­dant l’intervention, pen­dant la guerre rus­so-polo­naise — la Pologne était blanche alors —, les dockers de Londres firent grève et refu­sèrent d’envoyer des armes contre la Rus­sie, les docks de Londres furent immo­bi­li­sés : c’était de la non-violence.)

Et puis ce fut la grande tra­gé­die de la révo­lu­tion russe, son iso­le­ment, com­ment elle suc­com­ba à des formes incroyables, inima­gi­nables de des­truc­tion, de pau­vre­té, de faim et de mala­die dues aux guerres d’intervention, à la guerre civile, et sur­tout à la longue et éprou­vante guerre mon­diale qui n’était pas la faute des bol­che­viks. Il en résul­ta que libre cours fut lais­sé à la ter­reur en Rus­sie. Les gens per­daient toute mesure ; même les lea­ders per­dirent la clar­té de leurs pen­sées et de leurs esprits. Ils agis­saient pres­sés par une situa­tion enva­his­sante et inhu­maine. Je n’entreprends pas de les juger, de les blâ­mer ni de les jus­ti­fier. Je ne peux que consta­ter la pro­fonde tra­gé­die de ce pro­ces­sus his­to­rique, qui condui­sit à une glo­ri­fi­ca­tion de la violence.

Mais ce qui n’avait été qu’un plein verre de vio­lence se déver­sa par seaux, devint un fleuve de vio­lence. C’est là la tra­gé­die de la révo­lu­tion russe. La dia­lec­tique de la vio­lence et de la non-vio­lence dans le mar­xisme fut si bou­le­ver­sée que fina­le­ment la signi­fi­ca­tion non vio­lente du mar­xisme fut sup­pri­mée sous le poids mas­sif et écra­sant du sta­li­nisme. Ce n’est pas un hasard si Sta­line a dénon­cé l’idée mar­xiste et léni­niste du dépé­ris­se­ment de l’Etat : c’est sur cette idée que toute la non-vio­lence mar­xiste était fon­dée. Le régime sta­li­nien ne pou­vait tolé­rer, ne pou­vait sup­por­ter la sur­vi­vance de ce rêve ; il devait l’extirper des esprits pour jus­ti­fier sa propre vio­lence. Je ne dis pas ça pour reje­ter toute la faute sur des indi­vi­dus. C’était plus que cela. C’était toute la tra­gé­die d’une révo­lu­tion iso­lée et écra­sée par la pau­vre­té, inca­pable de rem­plir ses pro­messes dans l’isolement et la pau­vre­té : une révo­lu­tion prise dans sa situa­tion tra­gique — tra­gé­die de la contra­dic­tion irré­con­ci­liable entre les pro­messes et leur réa­li­sa­tion, entre le rêve et la réa­li­té, enfon­cée dans l’irrationnel.

Jusqu’à quel point le mar­xisme en tant que tel est-il res­pon­sable de cela ? Il serait faux d’identifier sta­li­nisme et mar­xisme, et d’accuser le mar­xisme d’être la cause des purges sta­li­niennes. D’un autre côté, ce serait man­quer de cou­rage moral dans le mar­xisme que de les dis­so­cier for­mel­le­ment et de dire que nous ne sommes pas res­pon­sables du sta­li­nisme, que ce n’était pas le but que nous visions. Voyez-vous, dans un sens le mar­xisme est aus­si res­pon­sable du sta­li­nisme que le chris­tia­nisme est res­pon­sable des Bor­gias. Les Bor­gias ne sont pas le chris­tia­nisme, mais ce der­nier ne peut pas les effa­cer de son his­toire. Nous ne pou­vons pas effa­cer le sta­li­nisme de notre his­toire, bien que nous ne soyons pas res­pon­sables des crimes sta­li­niens. A un cer­tain degré, nous (et ce disant je pense à la géné­ra­tion de mar­xistes à laquelle je m’identifie mora­le­ment, je pense à Lénine, Trots­ky, Bou­kha­rine, aux pre­miers lea­ders com­mu­nistes en Europe) avons par­ti­ci­pé de cette glo­ri­fi­ca­tion de la vio­lence comme moyen d’autodéfense. Rosa Luxem­bourg l’a bien com­pris, lorsqu’elle a cri­ti­qué les pre­miers symp­tômes de cette attitude.

Mais le pro­blème va plus loin et plus pro­fon­dé­ment que les simples inten­tions humaines. La vio­lence n’a pas ses racines dans les inten­tions humaines. Celles-ci sont, disons, le méca­nisme psy­cho­lo­gique, le méca­nisme men­tal sur lequel les fac­teurs maté­riels et les besoins maté­riels exercent leur pres­sion. Le mar­xisme n’a jamais pu per­mettre qu’un déchaî­ne­ment si hor­rible de vio­lence, qu’un tel abus de vio­lence soit com­mis en son nom, et cela pour une simple rai­son : le mar­xisme impli­quait que la révo­lu­tion soit tou­jours un chan­ge­ment social réa­li­sé avec vio­lence, mais avec le sou­tien d’une immense majo­ri­té du peuple. Il sup­po­sait que la révo­lu­tion se ferait dans l’Occident indus­triel grâce à la classe ouvrière gagnée au socia­lisme, sou­te­nant la révo­lu­tion de tout son cœur et ayant pour enne­mis une toute petite mino­ri­té, les exploi­teurs. Dans cette confron­ta­tion de majo­ri­tés révo­lu­tion­naires avec les mino­ri­tés contre-révo­lu­tion­naires, la néces­si­té d’employer la vio­lence aurait vrai­ment été très limi­tée, et on pou­vait espé­rer voir se réa­li­ser le rêve de la non-violence.

On dit que le mar­xisme convient aux pays sous-déve­lop­pés mais non à l’Occident avan­cé et indus­triel. Je sou­tiens que le rêve ori­gi­nel du mar­xisme, son ins­pi­ra­tion et son espoir ori­gi­nels conviennent tou­jours beau­coup mieux à l’Occident qu’aux pays sous-déve­lop­pés, même si dans cer­taines phases la révo­lu­tion est l’affaire de très grandes masses, comme c’était le cas en Rus­sie en 1917, en Chine en 1949, comme c’est le cas au Viet­nam aujourd’hui. Dans les pays sous-déve­lop­pés, il y a un moment après la révo­lu­tion où resur­git le hia­tus entre les pro­messes et leur réa­li­sa­tion, ce qui fait accom­plir aux gens ce qu’ils avaient com­men­cé à réa­li­ser, mais de manière très par­tielle, très inadé­quate. Alors appa­raissent des frus­tra­tions, des dis­so­nances explo­sives, et les auto­ri­tés post­ré­vo­lu­tion­naires n’ont qu’un désir, c’est d’assurer la révo­lu­tion de la manière dont ils la com­prennent et dont ils en sont capables. Plus le pays est sous-déve­lop­pé, plus il risque d’advenir après la révo­lu­tion un moment de véri­té amère et de violence.

Je pense tou­te­fois que la vio­lence en Chine est déjà moindre qu’en Rus­sie. L’irrationalité de la révo­lu­tion chi­noise, et Dieu sait s’il y en a, est même moindre à mon sens que celle qui régnait pen­dant la révo­lu­tion russe. Mais c’est que la révo­lu­tion chi­noise ne fut pas le pre­mier pion­nier, ne fut pas une révo­lu­tion iso­lée : elle était déjà assis­tée par la Rus­sie sta­li­nienne, et cela rédui­sit son irra­tio­na­li­té. Je crois qu’avec la pro­pa­ga­tion de la révo­lu­tion, avec le pro­grès indus­triel et tech­nique des socié­tés révo­lu­tion­naires, avec la crois­sance de leur richesse, l’élévation de leur niveau de vie, la satis­fac­tion rela­tive des masses popu­laires, l’élément irra­tion­nel conti­nue­ra de dimi­nuer. La reven­di­ca­tion finale du rêve non violent dans le mar­xisme se réa­li­se­ra avec l’avance du socia­lisme dans les pays déve­lop­pés. C’est ce que je crois, et ce n’est pas un vœu pieux : c’est toute la struc­ture théo­rique du mar­xisme qui m’a conduit à cette conclu­sion. Je crois que la désta­li­ni­sa­tion en Rus­sie, pour par­tielle, inadé­quate, hypo­crite qu’elle fût, a déjà réta­bli quelque peu l’équilibre entre les élé­ments contra­dic­toires de la révo­lu­tion russe, en rédui­sant la vio­lence et en lais­sant se déve­lop­per l’élément non violent du marxisme.

Vous m’avez deman­dé ce que j’entendais par l’effet néga­tif de la guerre du Viet­nam dans le monde com­mu­niste. La guerre du Viet­nam peut être ou non le pré­lude à de nou­velles confron­ta­tions vio­lentes écla­tant sur notre revers et sub­mer­geant le monde une fois de plus. La crainte de l’ultime affron­te­ment encou­rage la recru­des­cence des ten­sions auto­ri­taires et vio­lentes entre la Rus­sie et la Chine. Je vois une ana­lo­gie entre les effets de la guerre du Viet­nam dans la par­tie com­mu­niste du monde et les réper­cus­sions de la guerre de Corée à la fin de l’époque sta­li­nienne. La crainte, la panique déclen­chées par la guerre de Corée se sont tra­duites en Rus­sie par la démence des der­nières années du règne de Sta­line, par la reprise des chasses aux sor­cières des années 30. Je ne pré­vois pas, je ne crains pas d’issue aus­si ter­rible que celle-là à l’agression amé­ri­caine au Viet­nam, mais nous avons déjà vu une cer­taine recru­des­cence de l’autoritarisme.

Le XXIIIe Congrès du par­ti com­mu­niste en témoigne. Les pro­cès de Daniel et Siniavs­ky furent symp­to­ma­tiques du retour par­tiel à l’autoritarisme.

D’un autre côté, je ne pense pas qu’on puisse dire que la guerre de Corée ait eu un seul effet, l’encouragement de la vio­lence inté­rieure en Union sovié­tique et en Chine. Elle a eu aus­si un effet posi­tif paral­lèle, dans notre par­tie du monde. Elle a fait naître un sen­ti­ment de soli­da­ri­té avec un petit pays si impi­toya­ble­ment atta­qué, si impi­toya­ble­ment écra­sé par le pays le plus puis­sant, le plus grand, le plus riche du monde. La guerre de Corée a liqui­dé cer­taines illu­sions que le khroucht­ché­visme avait pro­pa­gées, celle de la pos­si­bi­li­té d’une tran­si­tion paci­fique du capi­ta­lisme au socia­lisme dans des pays comme la France ou l’Italie. Allez donc aujourd’hui vers des ouvriers fran­çais ou ita­liens et dites-leur qu’ils peuvent accom­plir ce miracle, alors que les grandes puis­sances capi­ta­listes l’empêchent avec tant d’acharnement dans des petits pays comme la Corée et le Vietnam.

A.-J. Muste : En pre­mier lieu, je vous suis tout à fait dans la plu­part de vos ana­lyses, y com­pris dans l’idée que nous n’avons pas à intro­duire, comme une nou­velle révé­la­tion, la non-vio­lence dans le mar­xisme. Je suis aus­si d’accord avec l’idée que si on parle de non-vio­lence on doit par­ler de la vio­lence de l’Occident chré­tien. Je dirai qu’il faut être pru­dent avec la ter­mi­no­lo­gie qu’on emploie, parce que c’est très tôt que l’Église chré­tienne a aban­don­né la non-vio­lence. Il n’y avait qu’une petite secte qui croyait que chris­tia­nisme et non-vio­lence étaient liés. Je suis tout à fait d’accord que si l’on étu­die la vio­lence his­to­ri­que­ment et actuel­le­ment on la trouve dans l’Eglise chré­tienne, les civi­li­sa­tions chré­tiennes, les pays chré­tiens. C’est pour­quoi, pour moi, la pos­si­bi­li­té d’une non-vio­lence révo­lu­tion­naire implique fon­da­men­ta­le­ment la des­truc­tion de la vio­lence des nations occi­den­tales : l’impérialisme. C’est ain­si que des gens comme Dave et moi accep­tons la cri­tique des paci­fistes inté­graux qui réprouvent la vio­lence du Viet­cong. Il faut por­ter un juge­ment poli­tique sur ces rela­tions, pas sim­ple­ment un juge­ment moral. Et si on le fait en fonc­tion de bases dog­ma­tiques abso­lues, on s’abstrait de la situa­tion politique.

Un point qui me pose des pro­blèmes et sur lequel vous êtes pas­sés rapi­de­ment est la tra­gé­die du mar­xisme dans ses orgies de ter­reur et de vio­lence en Union sovié­tique et en Europe, sous Sta­line. Il me semble que les grandes tra­gé­dies dont nous devons prendre conscience devraient être en fait l’Union sovié­tique et les Etats-Unis. Mais il faut en faire une ana­lyse appro­fon­die afin que, par l’exemple du com­mu­nisme en Union sovié­tique, ceux d’entre nous qui sont révo­lu­tion­naires se gardent d’aller plus loin dans une évo­lu­tion vio­lente de cette sorte.

En second lieu, il nous faut nous deman­der si le concept de non-vio­lence connaît d’autres formes de force que les formes mili­taires. Cela signi­fie qu’il faut se gar­der de s’accommoder d’un sys­tème dont l’essence même est la vio­lence, même dans les périodes dites de paix. Pour ma part, je me sens frus­tré en essayant de savoir ce qu’il faut entendre par le terme de révo­lu­tion non vio­lente. Que ferions-nous si nous étions concrè­te­ment au Viet­nam ? Y a‑t-il d’autres moyens de com­battre que ceux qu’emploient les Viet­na­miens ? Je crois que nous n’avons qu’une idée élé­men­taire de ce que peut être la force non vio­lente dans le com­bat contre les armes de l’impérialisme, force réac­tion­naire s’il en est. Je crois qu’il n’y a pas de place pour un com­pro­mis, mais qu’il nous faut pré­sen­ter des sug­ges­tions pour évi­ter à notre pays ce qui est arri­vé à l’Union soviétique.

(A ce moment les paroles de Muste deviennent inau­dibles.)

Isaac Deut­scher : Nous devons avoir à l’esprit la longue, la ter­rible route qui nous conduit à la socié­té sans classes. Vous par­lez comme si nous nous tenions déjà sur le seuil d’une socié­té sans classes. Voyez-vous, c’est si facile de faire du slo­gan de la non-vio­lence une échap­pa­toire ; c’est si facile de négli­ger les réa­li­tés de cette longue route ; or sur cette route nous vivons dans la vio­lence, et si nous sommes socia­listes nous emploie­rons la violence.

Mon point de vue est le sui­vant. En tant que mar­xistes, lorsque nous sommes conduits à uti­li­ser la vio­lence, ce que nous devons savoir et dire à ceux que nous appe­lons à l’action, c’est que la vio­lence est un mal néces­saire. Et il faut mettre l’accent sur l’adjectif et sur le nom, sur « néces­saire » et sur « mal ». Prê­cher la non-vio­lence à ceux qui ont tou­jours subi la vio­lence peut même être faux.

La leçon que nous devons tirer de l’histoire sovié­tique est qu’on ne peut jamais trop mettre en relief le mal qu’est la vio­lence. Mais si j’étais viet­na­mien et dans les rangs Viêt-cong, j’emploierais aus­si la vio­lence. Je ne sais pas, avec ma forme de pen­sée euro­péenne, si j’essaierais dans ce cas de dire à mes com­pa­gnons d’armes que nous ne devons pas nous faire une ver­tu de la néces­si­té amère et ter­rible de la vio­lence. Mais nous sommes en Occi­dent, où ce genre d’argument a bien plus de chances d’être com­pris et accepté.

Par­mi la gauche occi­den­tale, il nous faut favo­ri­ser une pen­sée qui n’esquive pas les réa­li­tés qui sont sous nos yeux — et c’est là que le mar­xisme se sépare de l’anarchisme et du paci­fisme inté­gral : nous par­ta­geons avec les anar­chistes le rêve d’une socié­té sans Etat, mais nous nous deman­dons com­ment y arri­ver. Vous accep­tez l’idée que la guerre du Viet­nam n’est pas un acci­dent de l’histoire, qu’elle révèle la struc­ture de votre socié­té, le carac­tère impé­ria­liste de vos rela­tions avec le monde exté­rieur. Si vous accep­tez cela, cela implique que l’ordre social doit être trans­for­mé. Com­ment sera-t-il trans­for­mé par des moyens non vio­lents ? Ceux qui refusent de céder un pouce de ter­rain au Viet­nam à leurs enne­mis de classe céde­ront-ils le ter­ri­toire amé­ri­cain au socia­lisme sans défendre le sta­tu quo ? Vous ima­gi­nez-vous cela ? Je peux le faire, mais à une condi­tion : qu’une majo­ri­té écra­sante d’Américains soit prête à uti­li­ser la vio­lence pour ame­ner le socia­lisme, alors seule­ment le socia­lisme pour­ra conqué­rir les Etats-Unis sans vio­lence. Le capi­tal de la révo­lu­tion était sa supé­rio­ri­té morale. Voyez-vous, si vous par­ve­nez à cette supré­ma­tie morale de la révo­lu­tion dans la socié­té amé­ri­caine, com­pa­rable à celle de la révo­lu­tion russe, alors vous serez à même de n’utiliser qu’une quan­ti­té infime de vio­lence. Mais c’est tou­jours la dia­lec­tique : seule­ment si vous êtes prêts à user de vio­lence sans en faire une vertu.

(Tiré de « Libe­ra­tion », New-York, July 1969.) 

La Presse Anarchiste