La Presse Anarchiste

Un objecteur politique : Daniel Brochier

Tou­lon, port de guerre, pré­fec­ture mari­time. Une seule indus­trie l’arsenal mari­time. En dehors de cela, quelques retom­bées dues à l’activité tou­ris­tique… Dès lors, pour un jeune ouvrier tou­lon­nais en oppo­si­tion avec sa famille parce qu’il s’insère mal dans la vie active, une seule issue paraît pos­sible : s’engager dans l’armée, ou au moins devan­cer l’appel afin d’être libé­ré au plus tôt des obli­ga­tions mili­taires et aug­men­ter quelque peu ses chances dans la course à l’emploi.

Ain­si débute l’affaire Brochier.

En juillet 69, le Tou­lon­nais Daniel Bro­chier, 19 ans, élec­tri­cien, demande à devan­cer l’appel. Et il aurait gros­si la cohorte des mili­taires ex-chô­meurs, s’il n’avait pas voya­gé au cours de l’été, et ren­con­tré des indi­vi­dus dif­fé­rents de son milieu habi­tuel. Il prend alors conscience qu’il ne pour­rait sup­por­ter, la vie mili­taire, et peu avant son incor­po­ra­tion, il décide de se décla­rer objec­teur et de ne pas rejoindre son corps.

A Bor­deaux, où l’assemblée géné­rale annuelle des OC a lieu à la Tous­saint, Daniel Bro­chier en novembre ren­contre Mar­cel Mar­ti­nez. Mar­cel est étu­diant, et fait par­tie des groupes mar­xistes-léni­nistes (maoïstes, ten­dance Gil­bert Mury). A par­tir de la situa­tion bor­de­laise, mar­quée déjà par des échanges posi­tifs entre groupes révo­lu­tion­naires, ex-ACNV et comi­té de sou­tien aux OC, et objec­teurs en ser­vice, M. Mar­ti­nez et D. Bro­chier se mettent d’accord pour ser­vir de « déto­na­teur » à un mou­ve­ment élar­gi au maxi­mum de résis­tance à l’armée. Autour d’eux se consti­tue un « comi­té de défense Mar­ti­nez-Bro­chier » qui regroupe des gens de ten­dances diverses d’accord pour les appuyer dans leur demande du sta­tut, sur la base de leurs objections :

— Refus de l’impérialisme mani­fes­té en par­ti­cu­lier par la guerre du Tchad ;

— Refus de l’embrigadement dans une armée au ser­vice des pri­vi­lé­giés (pro­jet de ser­vice civique, inter­ven­tion de l’armée en cas de grèves. etc.).

Une action locale s’engage en profondeur :

— Décembre : occu­pa­tion per­ma­nente du local de l’Association géné­rale des étu­diants bor­de­lais, avec dis­cus­sions ouvertes à tous. Infor­ma­tion par tracts, affi­chages, porte-à-porte. Mani­fes­ta­tions-sur­prises dans le centre de la ville. Le 19 : par­ti­ci­pa­tion au mee­ting contre l’impérialisme fran­çais au Tchad, réunis­sant à Paris plus de 2000 per­sonnes, en réponse à l’appel d’une dizaine d’organisations (Lutte ouvrière, PSU MDPL (ex-MCAA), Fédé­ra­tion des étu­diants d’Afrique noire en France, Groupes mar­xistes-léni­nistes, etc.).

— Jan­vier : pre­mière pro­vo­ca­tion poli­cière ? un mys­té­rieux incen­die per­met à la police de péné­trer dans les locaux — vides — de l’AGEB, le jour même où devaient reprendre les acti­vi­tés du comi­té. Créa­tion de comi­tés de quar­tier. Réunions d’information dans toute la région. Prises de contact dans plu­sieurs grandes villes pour pré­pa­rer une semaine d’action contre l’intervention fran­çaise au Tchad.

— Février : semaine d’action natio­nale du 13 au 21 février, avec mani­fes­ta­tions et auto­da­fés de livrets mili­taires à Lyon, Stras­bourg et Paris. A Bor­deaux, occu­pa­tion de la mai­son régio­nale de l’ORTF pour pro­tes­ter contre le manque d’information sur la guerre du Tchad. Le 21, dix per­sonnes devaient brû­ler leur livret mili­taire. Cette mani­fes­ta­tion ne pour­ra avoir lieu, car la veille, les poli­ciers bor­de­lais orga­nisent « la plus grosse opé­ra­tion depuis mai 68 » (la presse locale): ils pénètrent, l’arme au poing, au local de l’AGEB pour y mettre la main sur… 64 bou­teilles d’orangina emplies de pein­ture rouge (pré­vues pour faire des taches sug­ges­tives sur les murs des casernes), butin qui sera consi­dé­ré comme « cock­tails molo­tov » pen­dant 24 heures, le temps que la presse dénonce ces « cas­seurs », que onze per­sonnes soient incul­pées de… pré­pa­ra­tion d’explosifs, et que soient « jus­ti­fiées » per­qui­si­tions et sai­sies de fichiers à la MNEF et au secré­ta­riat des objec­teurs de conscience.

Dans la fou­lée de cette répres­sion poli­cière arrive la réponse aux demandes for­mu­lées par Mar­ti­nez et Bro­chier pour béné­fi­cier du sta­tut d’objecteurs : c’est non. Motif offi­ciel du refus : demande for­mu­lée hors des délais (à savoir les fati­diques « 15 jours à comp­ter de la publi­ca­tion du décret por­tant appel du contin­gent auquel appar­tient l’intéressé »). Réponse gro­tesque lorsqu’on sait qu’en novembre 69, on comp­tait 14 « for­clos » sur 15 OC incor­po­rés, et en jan­vier, 7 sur 12.

Devant ce refus, M. Mar­ti­nez décide de s’exiler et de conti­nuer la lutte anti-impé­ria­liste hors de France, D. Bro­chier per­sé­vère dans une atti­tude non vio­lente, pen­sant obte­nir en défi­ni­tive le sta­tut, et dans cette optique il se consti­tue pri­son­nier le 12 mai en s’enchaînant avec des cama­rades dans une des rues prin­ci­pales de Bordeaux.

Il est arrê­té, et trans­fé­ré à la pri­son des Petites-Bau­mettes à Mar­seille. En juillet, il for­mule une nou­velle demande de sta­tut : un mois et demi plus tard, nou­veau refus.

Alors que de nom­breux pré­cé­dents ont prou­vé et une qua­si-désué­tude du refus pour for­clu­sion, et l’acceptation des demandes for­mu­lées en termes poli­tiques, pour­quoi cette intran­si­geance de la com­mis­sion juri­dic­tion­nelle en la cir­cons­tance ? Il semble qu’on se trouve en face d’une réac­tion de dur­cis­se­ment des pou­voirs, devant l’agitation créée à Bor­deaux. Il est sûr que l’aspect gau­chiste de l’action gênait, et que le cas Bro­chier a été soi­gneu­se­ment dis­tin­gué des autres (au mois de mars, un objec­teur avait télé­pho­né à la com­mis­sion juri­dic­tion­nelle pour s’enquérir du sort fait à diverses demandes de sta­tut. Au nom de Bro­chier, réac­tion vive de l’interlocuteur : « Ah, celui-là, c’est très dif­fé­rent, il a rejoint des gau­chistes à Bor­deaux pour faire de l’agitation ! »).

Daniel cepen­dant ne se décou­rage pas, et pour mani­fes­ter la fer­me­té de sa convic­tion, il entre­prend une grève de la faim le 21 sep­tembre, tan­dis qu’il adresse aux « auto­ri­tés » une troi­sième demande qui sera d’ailleurs refu­sée cette fois-ci très rapi­de­ment. La grève de la faim de Daniel déclenche une suite d’actions de soli­da­ri­té, dont la spon­ta­néi­té n’avait anté­rieu­re­ment été amor­cée que par quelques contacts pris, à la fin de l’été, entre des objec­teurs et cer­tains groupes de soutien.

Lun­di 21 sept., Mar­seille : Daniel B. com­mence aux Petites-Bau­mettes une grève de la faim.

Same­di 26 sept., Bor­deaux : Quinze membres du Secours rouge s’installent dans la cathé­drale. Trois d’entre eux com­mencent une grève de la faim.

Lun­di 28 sept., Bor­deaux : L’archevêque, M. Maziers, rend visite aux gré­vistes et leur déclare : « J’admire votre tra­vail en faveur de la paix », puis : « Je ne peux pas admettre que par votre action, l’Eglise soit iden­ti­fiée à un par­ti ou à un groupe ».

Mer­cre­di 30 sept., Bor­deaux : L’archevêque demande aux mani­fes­tants de quit­ter la cathédrale.

Paris : Trois per­sonnes com­mencent une grève de la faim à la Mai­son verte, foyer de la Mis­sion popu­laire évangélique.

Jeu­di 1er oct., Bor­deaux : Des catho­liques inté­gristes mena­çant d’intervenir, les membres du Secours rouge quittent la cathé­drale pour le local de l’Association géné­rale des étudiants.

Ven­dre­di 2 oct., Bor­deaux : Mani­fes­ta­tion du Secours rouge dans le centre aux cris de « Libé­rez Bro­chier ! Libé­rez Geismar ! ».

Béziers : Cinq per­sonnes com­mencent un jeûne public de trois jours, sur l’initiative de la com­mu­nau­té de l’Arche.

Same­di 3 oct., Lyon : Une tren­taine de per­sonnes jeûnent 24 h dans la cathé­drale Saint-Jean.

Mar­seille : Neuf per­sonnes des groupes de Mar­seille, Tou­lon, Dra­gui­gnan, s’enchaînent à des grilles en haut de la Canebière.

Besan­çon : Une dizaine de per­sonnes jeûnent publi­que­ment 24 h.

Dimanche 4 oct., Lyon : Le car­di­nal Renard s’entretient avec les jeû­neurs, et leur demande « s’ils ne prêchent pas la non-vio­lence par un acte qui consti­tue mora­le­ment une vio­lence (selon « le Progrès »).

Besan­çon : Mani­fes­ta­tion sur le par­vis de l’église Saint-Pierre.

Rennes : Quatre-vingt-dix OC (en ser­vice ou futurs) réunis en Bre­tagne pour l’assemblée géné­rale annuelle, décident un sou­tien ferme à D. Bro­chier jusqu’à solu­tion satis­fai­sante. Une lettre ouverte est rédi­gée au ministre de la Jus­tice, ronéo­ty­pée, et dif­fu­sée à Rennes au cours d’une mani­fes­ta­tion silen­cieuse suc­ces­si­ve­ment devant la cathé­drale, la pré­fec­ture, le théâtre municipal.

Mar­di 6 oct., Lanion et Dinan : Deux OC en ser­vice comme ani­ma­teurs des AJ de ces deux villes, com­mencent une grève de la faim.

Bor­deaux : Fin du jeûne public des mili­tants du Secours rouge.

Mer­cre­di 7 oct., Le Mans : Quatre per­sonnes jeûnent deux jours.

Jeu­di 8 oct., Mar­seille : Daniel Bro­chier cesse sa grève de la faim ; son pro­cès est annon­cé pour le 15 octobre.

Le Mans : Enchaî­ne­ment sur la voie publique.

Ven­dre­di 9 oct., Paris : Enchaî­ne­ment dans le hall de la Mai­son de l’ORTF.

Same­di 10 oct., Nîmes : Dix-sept jeunes observent un jeûne public de 48 heures.

Brest : Grève de la faim.

Mar­seille : Marche de la Cane­bière vers les Baumettes.

Nice : Mani­fes­ta­tion du Secours rouge sur le thème : Libé­rez Bro­chier et Geismar.

Dimanche 11 oct., Mar­seille : Douze per­sonnes occupent l’église des Réfor­més pour y mener un jeûne de 24 heures.

Mer­cre­di 14 oct., Nice : Cin­quante mili­tants du Secours rouge mani­festent pour D. B. dans le centre-ville.

Jeu­di 15 oct., Orléans : Mani­fes­ta­tion silencieuse.

Ce même 15 octobre, Daniel Bro­chier com­pa­raît devant le Tri­bu­nal des forces armées de Mar­seille, après cinq mois de pré­ven­tive. A l’entrée du bas-fort Saint-Nico­las, un dis­po­si­tif poli­cier énorme est en place, ridi­cule de déme­sure face à la cin­quan­taine de gens venus affir­mer leur soli­da­ri­té avec Daniel. Quelques-uns seule­ment sont auto­ri­sés à entrer, les autres s’assoient devant la porte, prêts à un enchaî­ne­ment-éclair en cas de ver­dict trop insatisfaisant. 

L’acte d’accusation tend à mon­trer que la demande de sta­tut faite par Daniel est irre­ce­vable, d’une part pour for­clu­sion, d’autre part parce que les rai­sons invo­quées ne relè­ve­raient pas d’une non-vio­lence inté­grale. Il s’ensuit quelques « ques­tions-pièges » adres­sées à Daniel par le pro­cu­reur, et qui relèvent du sot­ti­sier non violent. Exemple :

— Si on atta­quait votre mère, la défendriez-vous ?

— Oui.

— Si vous ne pou­viez le faire que par la vio­lence, l’utiliseriez-vous ?

— Oui.

— Alors vous n’êtes pas non violent…» CQFD. 

Mal­gré ce petit jeu, les témoi­gnages de la défense met­tront à mal le dos­sier d’accusation, en énu­mé­rant une série de cas où le sta­tut a été accor­dé en dépit de la for­clu­sion ou du carac­tère poli­tique de la demande. Le pro­cu­reur essaie de contre­dire les témoins, mais très visi­ble­ment ceux-ci connaissent le sta­tut et l’application qui en est faite beau­coup mieux que lui.

Bien qu’après cela, il ne reste plus rien d’un dos­sier déjà mince, le tri­bu­nal condamne Daniel à six mois de pri­son ferme (ce qu’avait requis le pro­cu­reur). Ceci pour confir­mer la thèse des mau­vais esprits, selon laquelle le ver­dict était déci­dé d’avance.

Quelques conclu­sions liées à ce résultat :

— L’appareil répres­sif se déclenche effi­ca­ce­ment dès qu’un acte indi­vi­duel prend un carac­tère public.

— Il faut dénon­cer la fausse libé­ra­li­té de la com­mis­sion juri­dic­tion­nelle, et l’arbitraire de ses décisions.

— Le nombre d’objecteurs gros­sis­sant, il est à pré­voir une mul­ti­pli­ca­tion de cas simi­laires à celui de D. B. La lutte pour l’élargissement et le dépas­se­ment du sta­tut pas­se­ra néces­sai­re­ment par le sou­tien des gars concernés.

L’affaire Bro­chier n’est pas close, puisque Daniel devrait de nou­veau être incor­po­ré à sa sor­tie de pri­son mi-novembre, et puisqu’il fait une qua­trième demande…

Entre-temps, une assem­blée géné­rale des comi­tés de sou­tien aura eu lieu à Lyon, et se sera concer­tée sur l’ensemble des pro­blèmes d’actualité ; et les moda­li­tés de l’action à pour­suivre. Aus­si, il est, semble-t-il, trop tôt pour dres­ser un bilan de l’action entre­prise. Bor­nons-nous à faire le mini­mum de consta­ta­tions suivantes :

— Sur un fait bien choi­si, il est pos­sible de démar­rer une action tou­chant assez d’endroits pour prendre un carac­tère natio­nal, et ce sans struc­tures pré-établies.

— L’absence de struc­tures per­met la créa­tion de groupes du type comi­tés d’action, gar­dant ici et là leur ori­gi­na­li­té, ras­sem­blant des gens d’idéologies dif­fé­rentes, mais concer­nés ensemble par un même problème.

— Il suf­fit sou­vent d’une seule ini­tia­tive indi­vi­duelle pour faire démar­rer de tels comités.

Mar­cel Viaud et Ber­nard Vandewiele 

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