Par contre, les Russes possèdent sur le continent européen la suprématie militaire absolue. Il n’est pour le comprendre que de se reporter aux dernières semaines de la débâcle allemande ; les effectifs engagés sur le front Est étaient de sept à dix fois supérieurs à ceux du front Ouest. Cette proportion donne une idée du rapport des forces militaires russes à celles de leurs alliés anglo-saxons et français. Elle se traduit politiquement et diplomatiquement par le fait que les Russes peuvent pratiquement dicter les conditions territoriales du partage de l’Europe continentale en zones d’influence, et interdire pratiquement toute intervention autre que la leur en Pologne, Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie, Finlande, Hongrie, Autriche, Tchécoslovaquie, sans parler de la Prusse et de la Saxe où ils sont maîtres absolus.
La politique russe d’occupation n’a rien de socialiste. Elle consiste à vivre sur le pays et à transporter en Russie tout ce qui est transportable. Le fait est maintenant reconnu et même assez universellement approuvé : le soldat russe et l’État russe ont plus que tout autre, nous dit-on, le droit de se payer sur la bête, pour le sang versé et les dommages subis. Il y a d’ailleurs, entre alliés, une certaine émulation en ce sens. Quelques-uns regrettent que la puissance russe n’ait pas appliqué aux pays vaincus les idées du socialisme international. Comment expliquer que les Russes, qui se refusent théoriquement à fonder sur des bases racistes ou capitalistes leurs rapports avec les autres peuples, n’aient pas essayé d’associer à leur expérience « communiste » les prolétaires roumains, bulgares, hongrois, autrichiens, allemands ?
On donne à cette question communément deux réponses. La première est que les Russes, contrecarrés dans leurs desseins par les classes dirigeantes des pays capitalistes vainqueurs ou vaincus, n’osent ni ne peuvent pratiquer hors de chez eux une politique sociale hardie. La seconde est qu’ils respectent volontairement le jeu des institutions nationales, parlementaires et démocratiques dans les pays militairement dominés par eux. Si une révolution sociale jaillissait de la libre volonté du peuple, ils seraient les premiers à la favoriser.
La première réponse se base sur une appréciation erronée des rapports de forces. N’importe qui a vécu en zone d’occupation russe, que ce soit en Allemagne, en Autriche ou en Hongrie, etc,. sait que les autorités militaires n’ont besoin de l’autorisation de personne pour déménager le matériel ou le cheptel de provinces entières ou même pour déraciner dans les vingt-quatre heures des masses énormes de population, qui sont parfois rejetées dans les zones ou les territoires d’autres pays sans que le commandement russe se préoccupe d’avertir les commandements alliés. À côté de ces mesures draconiennes (pillage, réquisition, déportation) frappant toutes les classes sociales, sans égard pour qui que ce soit, il est évident qu’une politique de socialisation, de mobilisation industrielle, de soviétisation des masses travailleuses apparaîtrait sous le jour le plus favorable et le plus sympathique. Tout le monde s’attendait à ce qu’elles aient lieu. Un grand courant populaire leur était favorable en Autriche, en Hongrie, dans les Balkans. Au lieu de cela, on a vu avec effarement la suppression des drapeaux rouges, l’interdiction des chants révolutionnaires, la conservation des institutions monarchiques (Roumanie, etc.), l’utilisation des vieilles autorités bureaucratiques et militaires, être imposées par l’Armée russe dans la plupart des territoires « libérés ». Quant à croire que Staline a mené cette politique par scrupule légaliste et formel des constitutions bourgeoises ou même des engagements pris, personne ne peut l’affirmer sérieusement.
Est-il possible d’affirmer avec un semblant d’autorité que les puissances occidentales auraient déclaré la guerre à la Russie en cas de socialisation des pays occupés par elle ? Et cela, alors que la socialisation est désirée en Angleterre, en France, aux États-Unis même, par deux électeurs sur trois, par trois combattants sur quatre ? S’imagine-t-on que les ouvriers des pays démocratiques auraient permis à leurs gouvernants d’utiliser la bombe atomique contre un allié coupable seulement d’avoir fait du socialisme dans sa zone d’influence ou d’occupation ? Ou prétendra-t-on que les classes dirigeantes des pays vaincus, les reins brisés par la défaite, tout honneur perdu, toute arme brisée en leurs mains, ne disposant plus ni de la corruption, ni de la puissance militaire, se fussent efficacement opposées à leur mise en déchéance ? La vérité est bien plutôt que les autorités russes, désireuses de gouverner despotiquement et non pas de compter avec la volonté des peuples, ont été chercher les vieilles élites dans la poubelle nazie pour en faire leur police auxiliaire.
Et pourquoi fallait-il cette police ? Sinon parce que les divisions, les corps d’armées, les groupes d’armées russes, avec leurs policiers militaires, leurs miliciennes, leur Guépéou, s’opposaient aux vœux les plus chers des peuples occupés et devaient, comme les nazis eux-mêmes, se trouver des Quisling, des Mussart et des Laval ?
Il est vrai que les vœux des populations, s’ils s’étaient librement manifestés, auraient peut être institué des formes de propriété socialistes et des institutions d’auto-gouvernement qui auraient rendu la tâche difficile aux militaires rouges. Toute révolution sociale se fait d’abord sous le signe de la liberté, de l’égalité et de la fraternité absolues. Comment maintenir, au milieu de ce gâchis, la discipline absolue, l’inégalité hiérarchique absolue, la distinction absolue du vainqueur et du vaincu qui sont les bases mêmes de l’organisation militaire ? Ce n’est pas par hasard que les brigades communistes en Espagne étaient privées de tout contact avec le peuple révolutionnaire de Catalogne, d’Andalousie ou de Castille ; autant du moins que le permettait l’ambiance anarchiste omniprésente aux premiers temps de la guerre civile. Le souci le plus constant des dirigeants russes depuis plus de vingt ans fut de ne pas permettre une reprise de contact entre leurs masses ouvrières patiemment dressées à la discipline monolithique du parti, et le climat insurrectionnel d’un autre peuple. Ce genre de fraternisation, même à distance, est néfaste à la stabilité de n’importe quel régime. La saine tradition politique exige que chaque peuple admire sa propre révolution (passée) dans un musée officiel et contemple avec mépris les efforts d’émancipation non-conformes à ce poncif.
Dans les premières années du socialisme russe, il était interdit aux ouvriers des pays capitalistes — par leurs maîtres, bien entendu — de se rendre en Russie. Depuis lors, l’inverse s’est produit. On craignait évidemment, au Kremlin, que la comparaison entre les mœurs démocratiques de certains milieux socialistes étrangers et les mœurs dictatoriales du parti unique en Russie ne donne lieu à des pensées malsaines. On craignait que le syndicalisme plus ou moins libertaire de l’Occident ne sème en Orient l’idée de l’abolition du salariat, du remplacement du gouvernement par l’atelier, et du pouvoir direct de la classe ouvrière sur l’économie, — vieux microbes qui, par la transplantation, peuvent retrouver leur virulence. Ces « erreurs » une fois balayées de Russie, on peut s’expliquer le manque d’empressement manifesté par les cadres responsables russes à l’idée d’une révolution sociale triomphant dans toute son actualité et sa fraîcheur en quelque autre point de la terre, suscitant de nouveaux espoirs et déclanchant, en Russie même, ces conséquences imprévisibles dont parlait Lénine.
André Prudhommeaux