À s’en tenir à l’analyse strictement marxiste de l’économie égyptienne, on pourrait conclure que le pays réunit toutes les conditions pour que mûrisse un mouvement révolutionnaire. Certains passages du Capital peuvent s’appliquer mot pour mot à la situation. Concentration industrielle, migrations paysannes vers les villes, croissance des entreprises les plus modernes, disparition des formes artisanales et manufacturières, accroissement continu des grandes propriétés foncières, tout concorde. Et cependant le mouvement social est, à peu de choses près, inexistant. Une série de facteurs subjectifs interviennent qui empêchent la naissance d’une conscience révolutionnaire et la formation d’organisations ouvrières ou paysannes, lucides et actives.
Même en utilisant les thèses plus subtiles de Lénine, relatives au contenu progressiste des mouvements nationalistes, et à l’inévitable dépassement des courants anti-impérialistes par des forces nettement socialistes, il n’est pas possible de déceler les éléments sains, « porteurs », dont l’évolution pourrait amener la constitution de semblables forces.
Examinons rapidement la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui.
Du côté paysan, il faut savoir que 10 millions de cultivateurs pauvres — les fellahs — se trouvent dans le dénuement le plus complet. Ce n’est pas là une expression de propagandiste. Ces fellahs ne possèdent aucune terre, leur salaire oscille entre 5 et 10 piastres par jour, ce qui leur permet tout juste d’acheter assez de fèves pour confectionner le foul, qui est leur plat traditionnel. L’immense majorité est analphabète. Des villages de 14.000 habitants reçoivent un total de 10 (dix) exemplaires de l’Ahram, le journal « le plus lu » d’Égypte. Les conditions d’hygiène sont lamentables. Les villages ne connaissent pas les rues, chaque fellah essayant de construire son habitation de torchis à l’écart, par crainte des vols. Ces « maisons » sont sans meubles, si on excepte le coffre de la mariée, que l’épouse apporte comme dot. Les gens et le bétail vivent dans une pièce commune, toujours par crainte des vols. La vie collective n’existe pas, en dehors du travail. On ne conçoit pas dans les régions de la Haute-Égypte ces veillées paysannes qui constituent un divertissement et un moyen d’échanger des idées dans les bourgs ou les hameaux européens. De médecins, point. Il y a pour l’ensemble des territoires ruraux 600 docteurs en médecine, pas un de plus que pour la seule ville du Caire. D’ailleurs, ces médecins, mal payés par l’État, recherchent essentiellement à se procurer des bénéfices supplémentaires, notamment en faisant payer les permis d’inhumer. Dans la plupart des petits villages, c’est encore le barbier qui représente la science médicale. Certes, il existe quelques centres et quelques cliniques que le gouvernement central inaugure en grande pompe et fait visiter aux commissions internationales. L’ennui, c’est que les médecins refusent de les diriger, en raison de leur éloignement et du peu d’avantages pécuniaires qu’ils représentent. De plus, ces centres manquent de médicaments et d’instruments, les envois, soigneusement allégés en cours de voyage par les services successifs n’arrivant à destination que soulagés de leur contenu. À cela, il faut ajouter la peur panique qui empêche le fellah de se faire hospitaliser, de même qu’il n’ose envoyer ses enfants à l’école si elle est un peu éloignée, car surgissent immédiatement les dangers de vol, d’enlèvement ou d’attaque à main armée.
La catégorie immédiatement au-dessus de ce prolétariat agricole se compose des petits propriétaires, au nombre de 2 millions et demi. Sans se trouver dans des conditions aussi misérables que celles des fellahs, ils sont la proie des usuriers et des grands propriétaires. Ils ne bénéficient d’aucun crédit de la part de l’État et doivent passer par les conditions des seigneurs de la terre qui leur rognent inlassablement leurs terrains.
À mesure que s’étend la superficie des domaines, le nombre de propriétaires diminue, et nous trouvons au haut de la pyramide une cinquantaine de barons terriens qui possèdent à eux seuls 300.000 feddans. Dans le district de Kana, un million d’habitants vit sur les terres — les territoires, devrait-on dire — de 70 possédants environ. La moitié du district d’Assouan dépend de 15 féodaux.
Il nous semble inutile d’expliquer longuement la raison pour laquelle toute la vie politique des régions agricoles se trouve aux mains des possédants, et comment le système « démocratique » de l’Égypte se voit faussé. Signalons, à titre d’exemple, qu’au cours de l’été dernier, un sénateur présenta un projet tendant à interdire la propriété de terres dépassant 50 feddans (le feddan correspond à environ 4½ hectares). Aussitôt les milieux parlementaires, qui comptent de nombreux propriétaires terriens, poussèrent les hauts cris, et le projet fut rapidement enterré.
Du côté ouvrier, la situation n’est guère meilleure. Certes, il existe une catégorie de spécialistes, la plupart d’origine étrangère, qui bénéficient de salaires leur permettant de vivre. Ce sont les membres du personnel de maîtrise des grandes entreprises, — textile, alimentation ou commerce. Les maisons et les services étrangers paient leurs cadres généralement bien — relativement bien. — Mais il ne s’agit là que d’une minorité restreinte. De plus, le fait même qu’ils se trouvent mieux payés que l’indigène, manœuvre ou sans spécialité, en fait des agents des patrons, dans la plupart des cas. Arméniens, Grecs, Français, Levantins, qui reçoivent des salaires ou des traitements considérés normaux, vivent repliés sur eux-mêmes, en colonies fermées et sans contact avec l’immense population ouvrière exploitée. Par contre, l’ouvrier égyptien est durement rançonné. Il ne traite généralement pas avec la direction de l’entreprise qui l’emploie. Le système du tâcheronnat est d’usage. L’industriel, ou l’entrepreneur, qui a besoin de 100 ou de 500 ou de 1.000 travailleurs s’adresse à un intermédiaire qui touche le total des salaires. On devine qu’il ne pratique pas la philanthropie. Aussi voit-en des travaux théoriquement payés à un salaire décent, ne valoir en fin de compte que 4 ou 6 piastres par jour à celui qui a effectivement peiné. Le cas de débardeurs à Port-Soudan a été récemment signalé : ils percevaient des mains de leur recruteur : 2 piastres par jour, un repas composé de fèves cuites trempant dans l’huile et — trouvaille psychologique — deux sachets de haschisch, le stupéfiant des classes pauvres.
Nous ne nous attarderons pas à décrire les quartiers où grouille dans la crasse, les détritus et la vermine le prolétariat indigène, Rappelons cependant que l’Égypte jouit du triste privilège, partagé avec les Indes britanniques et le Chili, du taux de mortalité infantile le plus élevé et qu’elle est connue dans le monde médical pour ses maladies ophtalmiques. Toutes les explications savantes sur la nature du sol, sur les difficultés rencontrées pour établir des canalisations, sur le refus atavique des Arabes à se plier aux règles de l’hygiène, sont insuffisantes si on n’y ajoute pas les conséquences d’une misère effrayante.
Toutes ces conditions étant réunies, comment se fait-il qu’un mouvement social ne soit pas né ? Il y a de nombreuses raisons pour expliquer ce phénomène. En premier lieu, la maturité politique de la bourgeoisie locale, habile à orienter le mécontentement populaire contre l’occupant britannique, tout en s’accommodant parfaitement de la présence de ce même occupant qui lui garantit l’ordre intérieur. C’est pourquoi il ne faut pas prendre pour argent comptant les déclarations ultra-nationalistes des hommes d’État cairotes, lesquels sont, dans la plupart des cas, de fidèles agents de la Grande-Bretagne et qui craignent une jacquerie qui les balayerait, bien plus que l’action des conseillers anglais. Cette même bourgeoisie a organisé une police politique parfaitement outillée, toujours avec le concours des experts britanniques. Il n’existe pas d’association, de groupe ou de club à caractère social qui puisse s’organiser sans qu’il ne soit immédiatement dissous et ses animateurs arrêtés et poursuivis. Il n’est pas une imprimerie qui ne comporte un indicateur. Aussi ne compte-t-on aucun journal à caractère progressiste, et la récente arrestation de quelques éléments socialisants montre à quel point la répression s’exerce activement. Les quelques intellectuels communistes actifs n’ont pu, créer un embryon de parti. Toute littérature doit être importée clandestinement. Il existe des syndicats, mais ils sont soumis à une stricte réglementation.
Les manifestations sociales prennent alors un tour nationaliste ou religieux. C’est pourquoi les manifestations antisémites dégénèrent rapidement en pillage de tous les magasins, qu’ils soient israélites, chrétiens ou musulmans. C’est pourquoi apparaissent parfois dans les propos des étudiants de l’Université musulmane d’El Azhar des reflets d’une confuse idéologie réformatrice. Les rares militants étrangers susceptibles d’apporter quelque clarté à cette vaste pénombre intellectuelle sont isolés des grandes masses indigènes et ne peuvent se manifester.
Dans les organisations de masse, comme celle des « Frères Musulmans », apparaissent çà et là des tendances révolutionnaires, mais c’est la raison pour laquelle elles sont étroitement contrôlées par la bourgeoisie égyptienne et par ses hommes politiques.
Il faudra donc que le prolétariat égyptien traverse encore un certain nombre d’expériences douloureuses, sans bénéficier de l’expérience du mouvement intellectuel, avant que surgissent les idées et les hommes qui lui permettront de marcher droit vers la libération.
Damashki