La Presse Anarchiste

Le problème social en Égypte

La ques­tion égyp­ti­enne est habituelle­ment traitée clans la presse que par rap­port aux con­flits impéri­al­istes. La révi­sion du traité anglo-égyp­tien, les reven­di­ca­tions du Caire sur l’Éry­thrée ou la Libye, le rôle de l’É­gypte au sein de la Ligue arabe, les ten­dances par­ti­c­ulières au roi et à son entourage, l’in­flu­ence des milieux égyp­tiens sur les mou­ve­ments nation­al­istes d’Afrique du Nord, tels sont les chapitres ouverts à la curiosité du lecteur. Il existe pour­tant un prob­lème social dans la val­lée du Nil, et son impor­tance est telle qu’il ne va pas sans influer sur les luttes qui met­tent aux pris­es les can­di­dats à l’hégé­monie en Proche-Orient.

À s’en tenir à l’analyse stricte­ment marx­iste de l’é­conomie égyp­ti­enne, on pour­rait con­clure que le pays réu­nit toutes les con­di­tions pour que mûrisse un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. Cer­tains pas­sages du Cap­i­tal peu­vent s’ap­pli­quer mot pour mot à la sit­u­a­tion. Con­cen­tra­tion indus­trielle, migra­tions paysannes vers les villes, crois­sance des entre­pris­es les plus mod­ernes, dis­pari­tion des formes arti­sanales et man­u­fac­turières, accroisse­ment con­tinu des grandes pro­priétés fon­cières, tout con­corde. Et cepen­dant le mou­ve­ment social est, à peu de choses près, inex­is­tant. Une série de fac­teurs sub­jec­tifs inter­vi­en­nent qui empêchent la nais­sance d’une con­science révo­lu­tion­naire et la for­ma­tion d’or­gan­i­sa­tions ouvrières ou paysannes, lucides et actives.

Même en util­isant les thès­es plus sub­tiles de Lénine, rel­a­tives au con­tenu pro­gres­siste des mou­ve­ments nation­al­istes, et à l’inévitable dépasse­ment des courants anti-impéri­al­istes par des forces net­te­ment social­istes, il n’est pas pos­si­ble de décel­er les élé­ments sains, « por­teurs », dont l’évo­lu­tion pour­rait amen­er la con­sti­tu­tion de sem­blables forces.

Exam­inons rapi­de­ment la sit­u­a­tion telle qu’elle se présente aujourd’hui.

Du côté paysan, il faut savoir que 10 mil­lions de cul­ti­va­teurs pau­vres — les fel­lahs — se trou­vent dans le dénue­ment le plus com­plet. Ce n’est pas là une expres­sion de pro­pa­gan­diste. Ces fel­lahs ne pos­sè­dent aucune terre, leur salaire oscille entre 5 et 10 pias­tres par jour, ce qui leur per­met tout juste d’a­cheter assez de fèves pour con­fec­tion­ner le foul, qui est leur plat tra­di­tion­nel. L’im­mense majorité est anal­phabète. Des vil­lages de 14.000 habi­tants reçoivent un total de 10 (dix) exem­plaires de l’Ahram, le jour­nal « le plus lu » d’É­gypte. Les con­di­tions d’hy­giène sont lam­en­ta­bles. Les vil­lages ne con­nais­sent pas les rues, chaque fel­lah essayant de con­stru­ire son habi­ta­tion de torchis à l’é­cart, par crainte des vols. Ces « maisons » sont sans meubles, si on excepte le cof­fre de la mar­iée, que l’épouse apporte comme dot. Les gens et le bétail vivent dans une pièce com­mune, tou­jours par crainte des vols. La vie col­lec­tive n’ex­iste pas, en dehors du tra­vail. On ne conçoit pas dans les régions de la Haute-Égypte ces veil­lées paysannes qui con­stituent un diver­tisse­ment et un moyen d’échang­er des idées dans les bourgs ou les hameaux européens. De médecins, point. Il y a pour l’ensem­ble des ter­ri­toires ruraux 600 doc­teurs en médecine, pas un de plus que pour la seule ville du Caire. D’ailleurs, ces médecins, mal payés par l’É­tat, recherchent essen­tielle­ment à se pro­cur­er des béné­fices sup­plé­men­taires, notam­ment en faisant pay­er les per­mis d’in­humer. Dans la plu­part des petits vil­lages, c’est encore le bar­bi­er qui représente la sci­ence médi­cale. Certes, il existe quelques cen­tres et quelques clin­iques que le gou­verne­ment cen­tral inau­gure en grande pompe et fait vis­iter aux com­mis­sions inter­na­tionales. L’en­nui, c’est que les médecins refusent de les diriger, en rai­son de leur éloigne­ment et du peu d’a­van­tages pécu­ni­aires qu’ils représen­tent. De plus, ces cen­tres man­quent de médica­ments et d’in­stru­ments, les envois, soigneuse­ment allégés en cours de voy­age par les ser­vices suc­ces­sifs n’ar­rivant à des­ti­na­tion que soulagés de leur con­tenu. À cela, il faut ajouter la peur panique qui empêche le fel­lah de se faire hos­pi­talis­er, de même qu’il n’ose envoy­er ses enfants à l’é­cole si elle est un peu éloignée, car sur­gis­sent immé­di­ate­ment les dan­gers de vol, d’en­lève­ment ou d’at­taque à main armée.

La caté­gorie immé­di­ate­ment au-dessus de ce pro­lé­tari­at agri­cole se com­pose des petits pro­prié­taires, au nom­bre de 2 mil­lions et demi. Sans se trou­ver dans des con­di­tions aus­si mis­érables que celles des fel­lahs, ils sont la proie des usuri­ers et des grands pro­prié­taires. Ils ne béné­fi­cient d’au­cun crédit de la part de l’É­tat et doivent pass­er par les con­di­tions des seigneurs de la terre qui leur rog­nent inlass­able­ment leurs terrains.

À mesure que s’é­tend la super­fi­cie des domaines, le nom­bre de pro­prié­taires dimin­ue, et nous trou­vons au haut de la pyra­mide une cinquan­taine de barons ter­riens qui pos­sè­dent à eux seuls 300.000 fed­dans. Dans le dis­trict de Kana, un mil­lion d’habi­tants vit sur les ter­res — les ter­ri­toires, devrait-on dire — de 70 pos­sé­dants env­i­ron. La moitié du dis­trict d’As­souan dépend de 15 féodaux.

Il nous sem­ble inutile d’ex­pli­quer longue­ment la rai­son pour laque­lle toute la vie poli­tique des régions agri­coles se trou­ve aux mains des pos­sé­dants, et com­ment le sys­tème « démoc­ra­tique » de l’É­gypte se voit faussé. Sig­nalons, à titre d’ex­em­ple, qu’au cours de l’été dernier, un séna­teur présen­ta un pro­jet ten­dant à inter­dire la pro­priété de ter­res dépas­sant 50 fed­dans (le fed­dan cor­re­spond à env­i­ron 4½ hectares). Aus­sitôt les milieux par­lemen­taires, qui comptent de nom­breux pro­prié­taires ter­riens, poussèrent les hauts cris, et le pro­jet fut rapi­de­ment enterré.

Du côté ouvri­er, la sit­u­a­tion n’est guère meilleure. Certes, il existe une caté­gorie de spé­cial­istes, la plu­part d’o­rig­ine étrangère, qui béné­fi­cient de salaires leur per­me­t­tant de vivre. Ce sont les mem­bres du per­son­nel de maîtrise des grandes entre­pris­es, — tex­tile, ali­men­ta­tion ou com­merce. Les maisons et les ser­vices étrangers paient leurs cadres générale­ment bien — rel­a­tive­ment bien. — Mais il ne s’ag­it là que d’une minorité restreinte. De plus, le fait même qu’ils se trou­vent mieux payés que l’indigène, manœu­vre ou sans spé­cial­ité, en fait des agents des patrons, dans la plu­part des cas. Arméniens, Grecs, Français, Lev­an­tins, qui reçoivent des salaires ou des traite­ments con­sid­érés nor­maux, vivent repliés sur eux-mêmes, en colonies fer­mées et sans con­tact avec l’im­mense pop­u­la­tion ouvrière exploitée. Par con­tre, l’ou­vri­er égyp­tien est dure­ment rançon­né. Il ne traite générale­ment pas avec la direc­tion de l’en­tre­prise qui l’emploie. Le sys­tème du tâcheron­nat est d’usage. L’in­dus­triel, ou l’en­tre­pre­neur, qui a besoin de 100 ou de 500 ou de 1.000 tra­vailleurs s’adresse à un inter­mé­di­aire qui touche le total des salaires. On devine qu’il ne pra­tique pas la phil­an­thropie. Aus­si voit-en des travaux théorique­ment payés à un salaire décent, ne val­oir en fin de compte que 4 ou 6 pias­tres par jour à celui qui a effec­tive­ment peiné. Le cas de débardeurs à Port-Soudan a été récem­ment sig­nalé : ils perce­vaient des mains de leur recru­teur : 2 pias­tres par jour, un repas com­posé de fèves cuites trem­pant dans l’huile et — trou­vaille psy­chologique — deux sachets de haschisch, le stupé­fi­ant des class­es pauvres.

Nous ne nous attarderons pas à décrire les quartiers où grouille dans la crasse, les détri­tus et la ver­mine le pro­lé­tari­at indigène, Rap­pelons cepen­dant que l’É­gypte jouit du triste priv­ilège, partagé avec les Indes bri­tan­niques et le Chili, du taux de mor­tal­ité infan­tile le plus élevé et qu’elle est con­nue dans le monde médi­cal pour ses mal­adies oph­talmiques. Toutes les expli­ca­tions savantes sur la nature du sol, sur les dif­fi­cultés ren­con­trées pour établir des canal­i­sa­tions, sur le refus atavique des Arabes à se pli­er aux règles de l’hy­giène, sont insuff­isantes si on n’y ajoute pas les con­séquences d’une mis­ère effrayante.

Toutes ces con­di­tions étant réu­nies, com­ment se fait-il qu’un mou­ve­ment social ne soit pas né ? Il y a de nom­breuses raisons pour expli­quer ce phénomène. En pre­mier lieu, la matu­rité poli­tique de la bour­geoisie locale, habile à ori­en­ter le mécon­tente­ment pop­u­laire con­tre l’oc­cu­pant bri­tan­nique, tout en s’ac­com­modant par­faite­ment de la présence de ce même occu­pant qui lui garan­tit l’or­dre intérieur. C’est pourquoi il ne faut pas pren­dre pour argent comp­tant les déc­la­ra­tions ultra-nation­al­istes des hommes d’É­tat cairotes, lesquels sont, dans la plu­part des cas, de fidèles agents de la Grande-Bre­tagne et qui craig­nent une jacquerie qui les bal­ay­erait, bien plus que l’ac­tion des con­seillers anglais. Cette même bour­geoisie a organ­isé une police poli­tique par­faite­ment out­il­lée, tou­jours avec le con­cours des experts bri­tan­niques. Il n’ex­iste pas d’as­so­ci­a­tion, de groupe ou de club à car­ac­tère social qui puisse s’or­gan­is­er sans qu’il ne soit immé­di­ate­ment dis­sous et ses ani­ma­teurs arrêtés et pour­suiv­is. Il n’est pas une imprimerie qui ne com­porte un indi­ca­teur. Aus­si ne compte-t-on aucun jour­nal à car­ac­tère pro­gres­siste, et la récente arresta­tion de quelques élé­ments social­isants mon­tre à quel point la répres­sion s’ex­erce active­ment. Les quelques intel­lectuels com­mu­nistes act­ifs n’ont pu, créer un embry­on de par­ti. Toute lit­téra­ture doit être importée clan­des­tine­ment. Il existe des syn­di­cats, mais ils sont soumis à une stricte réglementation.

Les man­i­fes­ta­tions sociales pren­nent alors un tour nation­al­iste ou religieux. C’est pourquoi les man­i­fes­ta­tions anti­sémites dégénèrent rapi­de­ment en pil­lage de tous les mag­a­sins, qu’ils soient israélites, chré­tiens ou musul­mans. C’est pourquoi appa­rais­sent par­fois dans les pro­pos des étu­di­ants de l’U­ni­ver­sité musul­mane d’El Azhar des reflets d’une con­fuse idéolo­gie réfor­ma­trice. Les rares mil­i­tants étrangers sus­cep­ti­bles d’ap­porter quelque clarté à cette vaste pénom­bre intel­lectuelle sont isolés des grandes mass­es indigènes et ne peu­vent se manifester.

Dans les organ­i­sa­tions de masse, comme celle des « Frères Musul­mans », appa­rais­sent çà et là des ten­dances révo­lu­tion­naires, mais c’est la rai­son pour laque­lle elles sont étroite­ment con­trôlées par la bour­geoisie égyp­ti­enne et par ses hommes politiques.
Il fau­dra donc que le pro­lé­tari­at égyp­tien tra­verse encore un cer­tain nom­bre d’ex­péri­ences douloureuses, sans béné­fici­er de l’ex­péri­ence du mou­ve­ment intel­lectuel, avant que sur­gis­sent les idées et les hommes qui lui per­me­t­tront de marcher droit vers la libération.

Damash­ki


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