La Presse Anarchiste

Liberté de mouvement

Non, Non. Je ne suis pas écri­vain comme, vous, Messieurs

Je ne trem­pe­rai jamais mon porte-lune. dans un peu de lac. Merci.

E.L.T. Mesens.

Cette magie du verbe, ces phrases extrê­me­ment rapides de l’é­cri­ture auto­ma­tique, ces tableaux de Picas­so, Miro, Pica­bia, Magritte, Max Ernst, Paa­len, au conte­nu oni­rique, ne sont pas sans lais­ser le pro­fane quelque peu déman­te­lé face au « fait » surréaliste.
Depuis les pre­miers textes de Bre­ton et de Phi­lippe Sou­pault, ce « fait » sur­réa­liste, non pas sta­tique, mais d’un dyna­misme violent, n’a ces­sé, en dépit de vives réac­tions, de s’im­po­ser à tous les car­re­fours de la vie intel­lec­tuelle entre les deux guerres, contre tout confor­misme. Il s’a­git pour le pro­fane d’é­prou­ver sa table des valeurs et de remettre, à com­men­cer par sa morale, tout en ques­tion. Nous avons trou­vé cette magie du verbe dans Pas­cal, dans Nietzsche ; Max Ernst, qui ne mécon­naît pas le « Trai­té de la pein­ture » de Léo­nard de Vin­ci, a, par ailleurs, plus d’un point com­mun avec Bosch. Et com­ment ne pas recon­naître dans un arbre, une trompe d’é­lé­phant, un phal­lus, des objets émi­nem­ment sur­réa­listes ? Il n’y a pas davan­tage de ques­tions à se poser devant une toile de Miro qu’il y en a devant n’im­porte quel objet, sous peine de s’en­ga­ger dans les spé­cu­la­tions sté­riles de la méta­phy­sique. Cela plaît ou cela ne plaît pas.

Le Sur­réa­lisme appa­raît en 1919 au coeur de l’a­ven­ture Dada, essen­tiel­le­ment nihi­liste, qui avait fait pas­ser à son tri­bu­nal la rai­son bour­geoise [[« Qu’est-ce que c’est beau ? Qu’est-ce que c’est laid ? Qu’est-ce que c’est grand, fort, faible ? Qu’est-ce que c’est Car­pen­tier, Renan, Foch ? Connais pas. Qu’est-ce que c’est moi ? Connais pas, connais pas, connais pas, connais pas. » (Ribe­mont-Des­saignes.)]], pré­co­nise le défai­tisme de guerre et s’é­tait insur­gé contre la morale conven­tion­nelle. Il s’é­lève contre l’es­prit de tra­di­tion avec ce culte de la jeu­nesse et de son génie aux­quels l’ap­port d’œuvres telles que « le Moine » d’un Lewis, « les Illu­mi­na­tions » d’un Rim­baud, « les Chants de Mal­do­ror » d’un Lau­tréa­mont, « Ubu Roi » d’un Jar­ry, les « Lettres de guerre » d’un Vaché donne bien droit de cité par­mi ceux qui se réclament de l’ex­pé­rience. Il prend posi­tion pour une éman­ci­pa­tion totale, sans com­pro­mis, et défi­ni­tive dans. tous les domaines au point de rendre les mots sur­réa­lisme et liber­té presque synonymes.

Étayé par les récentes décou­vertes de Freud à Vienne, l’au­to­ma­tisme devient un outil de connais­sance ; la poé­sie devient phi­lo­so­phie ; le poète prend la place du sage. On recherche la pierre phi­lo­so­phale du lan­gage. Paul­han, Eluard, Des­nos tra­vaillent dans l’ombre de Lau­tréa­mont et de Malar­mé à même les mots usés pour leur redon­ner toute leur pure­té, toute leur richesse spon­ta­née devant la pen­sée consciente (« La pen­sée se fait dans la bouche ». Tris­tan Tza­ra). Cette révo­lu­tion poé­tique du lan­gage, qui s’ap­pa­rente, au rêve, donne à cha­cun des écri­vains ou peintres sur­réa­listes un carac­tère stric­te­ment per­son­nel dont la valeur est à la mesure de leur propre sin­cé­ri­té, psy­cha­na­ly­ti­que­ment par­lant de leur propre « libé­ra­tion ». Dans son « Trai­té du style », Ara­gon a pu affir­mer : « Si vous écri­vez, sui­vant un méthode sur­réa­liste, de tristes imbé­cil­li­tés, ce sont de tristes imbé­cil­li­tés. Sans excuses…» Ara­gon, qui n’est plus sur­réa­liste, est deve­nu depuis le type de ceux qui chaque jour écrivent sui­vant une méthode ration­nelle de tristes imbé­cil­li­tés dans le genre de « Crève-Cœur » ou de « les Yeux d’El­sa », tant la vie de Fran­çois la Colère est féconde en mes­sages divers.

Cette poé­sie n’est pas sans dan­ger, par son uni­ver­sa­li­té même, pour l’au­teur. Ce n’est pas impu­né­ment qu’on atteint ce côté de la connais­sance qu’est « l’i­nu­ti­li­té théâ­trale et sans joie de tout ». L’a­bîme qu’ont connu Pas­cal et, après lui, Nietzsche revêt ici une forme de néant qui néces­site un garde-fou. Nous avons nom­mé l’hu­mour qui, pour reprendre la for­mule de Léon-Pierre Quint, citée par André Bre­ton dans son « Antho­lo­gie de l’hu­mour noir », est une manière d’af­fir­mer, par delà la révolte abso­lue de l’a­do­les­cence et la révolte inté­rieure de l’âge adulte, « une révolte supé­rieure de l’es­prit ». Ce garde-fou qui pré­serve l’é­cri­vain ou le peintre sur­réa­liste pré­serve éga­le­ment la poé­sie de ce « mélo » si cou­tu­mier dans cer­tains ouvrages. C’est face à l’hu­mour qu’un Ara­gon, qu’un Eluard, qu’un Roland Pen­rose et tant d’autres ont des comptes à rendre. C’est pour ne pas avoir enten­du la grande leçon d’un Jar­ry, d’un Vaché ou d’un Cra­van qu’ils peuvent être accu­sés aujourd’­hui de gâtisme précoce.

Cepen­dant il y a une crise du lan­gage. Les mots n’ont pas la même valeur pour tous et celui de « liber­té » exprime un conte­nu dif­fé­rent sui­vant qu’il est pro­non­cé par tel indi­vi­du ou tel autre, tel groupe, telle classe, telles caté­go­ries d’in­di­vi­dus plu­tôt que par tels autres. Les sur­réa­listes sentent la néces­si­té de prendre posi­tion sur le plan social comme ils l’ont pris par­mi les clercs.

En 1927, Pierre Naville se sépare du groupe sur­réa­liste et entre au Par­ti Com­mu­niste. Peu de temps après, Bre­ton, Eluard, Ara­gon, Unik et Ben­ja­min Péret donnent leur adhé­sion au par­ti qu’ils consi­dèrent comme le seul révo­lu­tion­naire. Pour­tant cette adhé­sion est de courte durée. La « morale » sur­réa­liste ne peut s’ac­com­mo­der des pirouettes et des volte-face de la fausse dia­lec­tique com­mu­niste. Il faut citer Breton :

« Devant l’at­té­rante remise en cause — par ceux-là mêmes qui avaient charge de les défendre — des prin­cipes révo­lu­tion­naires tenus jus­qu’i­ci pour intan­gibles et dont l’a­ban­don ne sau­rait être jus­ti­fié par aucune ana­lyse maté­ria­liste sérieuse de la situa­tion mon­diale, devant l’im­pos­si­bi­li­té de croire plus long­temps à un pro­chain raf­fer­mis­se­ment, en ce sens, de l’i­déo­lo­gie des par­tis de gauche, devant la carence de ces par­tis ren­due tout à coup évi­dente dans l’ac­tua­li­té par l’im­puis­sance de leurs mots d’ordre, à l’oc­ca­sion du conflit ita­lo-éthio­pien et de sa pos­sible géné­ra­li­sa­tion, j’es­time que cette ques­tion de l’ac­tion à mener doit rece­voir de moi, comme de tous ceux qui sont d’hu­meur à en finir avec un abject lais­ser-faire, une réponse non équi­voque. » (« Posi­tion poli­tique du Surréalisme ».)

Dans sa par­ti­ci­pa­tion à « Contre-Attaque » — Union de lutte des intel­lec­tuels révo­lu­tion­naires — le sur­réa­lisme se pro­nonce notamment :

« Vio­lem­ment hos­tile à toute ten­dance, quelque forme qu’elle prenne, cap­tant la Révo­lu­tion au béné­fice des idées de “nation” ou de “patrie”.»

Il marque l’ac­cent sur l’ur­gence d’une tac­tique renou­ve­lée en fai­sant remar­quer que :

« La tac­tique tra­di­tion­nelle des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires n’a jamais valu qu’ap­pli­quée à la liqui­da­tion des auto­cra­ties. Appli­quée à la lutte contre les régimes démo­cra­tiques, elle a mené, en Ita­lie et en Alle­magne, le mou­ve­ment ouvrier au désastre », que « la tâche essen­tielle, urgente, est la consti­tu­tion d’une doc­trine résul­tant des expé­riences immé­diates. Dans les cir­cons­tances his­to­riques que nous vivons, l’in­ca­pa­ci­té de tirer les leçons de l’ex­pé­rience doit être consi­dé­rée comme criminelle. »

Deux points essen­tiels de la décla­ra­tion consti­tu­tive de « Contre-Attaque » sont encore à citer :

1) « Le déve­lop­pe­ment his­to­rique des socié­tés depuis vingt ans est carac­té­ri­sé par la for­ma­tion de super­struc­tures sociales entiè­re­ment nou­velles. Jus­qu’à une date récente, les mou­ve­ments sociaux se pro­dui­saient uni­que­ment dans le sens de la liqui­da­tion des vieux sys­tèmes auto­cra­tiques,. Aux besoins de cette liqui­da­tion, une science des formes de l’au­to­ri­té n’é­tait pas néces­saire. Nous nous trou­vons, nous, en pré­sence de formes nou­velles qui ont pris d’emblée la place prin­ci­pale dans le jeu poli­tique. Nous sommes ame­nés à mettre en avant le mot d’ordre de consti­tu­tion d’une struc­ture sociale nou­velle. Nous affir­mons que l’é­tude des super­struc­tures sociales doit aujourd’­hui deve­nir la base de toute action révolutionnaire. »

2) « Nous consta­tons que la réac­tion natio­na­liste a su mettre à pro­fit dans d’autres pays les armes poli­tiques créées par le mou­ve­ment ouvrier : nous enten­dons à notre tour nous ser­vir des armes créées par le fas­cisme, qui a su uti­li­ser l’as­pi­ra­tion fon­da­men­tale des hommes à l’exal­ta­tion affec­tive et au fana­tisme. Mais nous affir­mons que l’exal­ta­tion qui doit être mise au ser­vice de l’in­té­rêt uni­ver­sel des hommes doit être infi­ni­ment plus grave et plus bri­sante, d’une gran­deur tout autre que celle des natio­na­listes asser­vis à la conser­va­tion sociale et aux inté­rêts égoïstes des patries. »

Avec les réserves qu’on peut for­mu­ler sur les autres points de la décla­ra­tion de « Contre-Attaque » quant à la néces­si­té d’une dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, c’est-à-dire à la notion du pou­voir, il n’y a rien qu’on puisse juger incom­pa­tible avec les prin­cipes « actuels » du « mou­ve­ment » anarchiste.

Certes, l’ex­pé­rience com­mu­niste du sur­réa­lisme est signi­fi­ca­tive. Son échec atteste néces­sai­re­ment de son insuf­fi­sance poli­tique. La liber­té ne pou­vait vivre en concu­bi­nage avec le machia­vé­lisme d’un Par­ti, il ne lui fal­lait pas cette « véri­té en deçà des Pyré­nées, erreur au delà » qu’im­plique tout com­pro­mis avec les cir­cons­tances. La liber­té s’ac­com­mode mal des syn­thèses socia­listes. Avec Bre­ton on peut affir­mer que :

« C’est démé­ri­ter une fois pour toutes de la liber­té que d’a­voir renon­cé à s’ex­pri­mer per­son­nel­le­ment » et par là même tou­jours dan­ge­reu­se­ment « hors des cadres stricts aux­quels veut vous astreindre un “par­ti”, ce par­ti fût-il à vos yeux celui de la liber­té (perte du sen­ti­ment de l’u­nique). C’est encore s’être pla­cé dans le même cas que d’a­voir cru qu’on serait tou­jours tel­le­ment soi-même qu’on pou­vait se com­mettre avec n’im­porte qui (Perte du sen­ti­ment de la dépen­dance): la liber­té est à la fois fol­le­ment dési­rable et toute fra­gile, ce qui lui donne le droit d’être jalouse. »

Après l’é­chec poli­tique, le Sur­réa­lisme a une ten­dance de plus en plus auto­nome. Cette auto­no­mie s’af­firme dès la prise de posi­tion d’A­ra­gon, deve­nu à son tour membre du Par­ti Com­mu­niste. Cepen­dant les effec­tifs du groupe dimi­nuent de jour en jour. En 1916 on parle davan­tage exis­ten­tia­lisme que sur­réa­lisme. Jean-Paul Sartre, au len­de­main de la deuxième guerre mon­diale, occupe la place que Bre­ton déte­nait au len­de­main de la pre­mière. La méta­phy­sique l’emporte sur la mys­tique et devient prin­ci­pal témoin à charge au pro­cès de la raison.

Bre­ton qui, en 1925, « savait ce que lui réser­vait l’an­née 1939 », pen­sait-il alors à l’a­go­nie du mou­ve­ment dont il a été le prin­ci­pal théo­ri­cien ? Pen­sait-il à la défec­tion de presque tous ses amis ? À leur faillite morale devant la Révo­lu­tion ? Ara­gon, Paul Eluard, Tris­tan Tza­ra, Roland Pen­rose, pour ne citer que ceux-là, autant de per­son­nages vieillis, fati­gués, à expo­ser au musée Gré­vin du Sur­réa­lisme. Ceux-là, sans doute, ne savaient pas que poé­sie et liber­té n’a­vaient rien de com­mun avec l’art et la posi­tion assise. La leçon du Sur­réa­lisme, comme-celle de Pas­cal ou de Rim­baud, est une. leçon de « mouvement » :

« Lâchez tout.

« Lâchez Dada,

« Lâchez votre femme, lâchez votre maîtresse,

« Lâchez vos espé­rances et vos craintes,

« Semez vos enfants au coin d’un bois,

« Lâchez la proie pour l’ombre,

« Lâchez, au besoin, une vie aisée, ce qu’on vous donne pour une situa­tion d’avenir

« Par­tez sur les routes. » 

(A. Bre­ton, « Les Pas perdus ».)

Dans le domaine révo­lu­tion­naire, cette leçon du mou­ve­ment a été aus­si celle de Bakou­nine. Elle aurait pu être celle du mar­xisme si Marx avait été poète et non pas le phi­lo­sophe auto­ri­taire dont s’ins­pire le com­mu­nisme du doux Paul Eluard.

Cette leçon eût été com­plète, totale, si le « Lâchez tout » clai­ron­né par Bre­ton n’a­vait fait cette excep­tion en faveur d’un mar­xisme éter­nel­le­ment révi­sé et aux Inter­na­tio­nales soi­gneu­se­ment numé­ro­tées au fur et à mesure de leurs échecs, et si la notion mar­xiste de l’É­tat (« élé­ment sta­tique évident ») avait été jugée incom­pa­tible avec la notion de mou­ve­ment,. c’est-à-dire avec la Liber­té elle-même.

Serge Ninn

La Presse Anarchiste