La Presse Anarchiste

L’or russe ou le travail forcé en U.R.S.S.

[(Intel­lectuels et ouvri­ers de l’Eu­rope occi­den­tale s’émer­veil­lent sou­vent devant l’en­ver­gure de l’ef­fort pro­duc­tif réal­isé en Russie ; il leur sem­ble que les sac­ri­fices qu’im­plique un pareil développe­ment de l’én­ergie humaine entraî­nent une appro­ba­tion des mass­es sol­idaires du régime dans lequel elles vivent. Il n’en est rien, à en juger par les réc­its de témoins ocu­laires venus de là-bas ; la rela­tion d’un marin, ancien mem­bre des Jeuness­es Com­mu­nistes, puisée à la source indiquée plus haut, est caté­gorique à ce sujet.)] 

Maintes fois l’opin­ion publique en Europe a été intriguée par les raisons véri­ta­bles per­me­t­tant d’ex­pli­quer la for­mi­da­ble effi­cience de l’ap­pareil économique de l’É­tat russe. La doc­u­men­ta­tion pub­liée ci-dessous con­cer­nant l’or­gan­i­sa­tion méthodique sur une échelle énorme du tra­vail for­cé dans la Russie actuelle a donc une grande impor­tance ; voilà pourquoi la rédac­tion de Plus Loin n’a pas hésité à la repro­duire d’après le Cour­ri­er Social­iste, numéro du 10 décem­bre 1945, organe cen­tral du Par­ti social-démoc­rate russe, pub­lié à New-York. Il va de soi qu’en agis­sant ain­si les cama­rades de la rédac­tion ne se con­sid­èrent nulle­ment morale­ment sol­idaires des social­istes russ­es, restés fer­me­ment attachés à la cause de la démoc­ra­tie par­lemen­taire. Mais étant don­né la pro­bité, le car­ac­tère sérieux de l’in­for­ma­tion don­née habituelle­ment par cet organe, nous tenons à met­tre les faits dénon­cés sous les yeux de ceux qui veu­lent encore bien voir.

Il racon­te le tra­vail fiévreux pour con­stru­ire la voie fer­rée con­duisant de Kom­so­mol­sk-sur-l’Amour à Port-Sovié­tique tout droit à tra­vers les monts, les marais et la taï­ga de la région de l’Ous­souri. À présent, des cen­taines de mil­liers d’hommes tra­vail­lent là-bas ; il y a là des pris­on­niers alle­mands, des Polon­ais qui sont demeurés là depuis 1939–1940, des Ukrainiens, des habi­tants du Kouban, des Blancs-Russiens déportés par can­tons entiers, oblig­és de quit­ter leur pays natal pour le crime de ne pas être par­tis en insur­rec­tion con­tre l’oc­cu­pa­tion alle­mande… Il a de ses yeux vu à Port-Sovié­tique des cen­taines de jeunes filles et de femmes por­tant à tra­vers la poitrine l’in­scrip­tion : « J’ai trahi mon pays natal. » Il dit qu’il y a des dizaines de mil­liers de cas de ce genre. Leur faute est d’avoir lié con­nais­sance avec des Alle­mands. Le N.K.V.D. (ex-Guépéou) à l’heure actuelle « peigne » minu­tieuse­ment les régions autre­fois occupées par l’Alle­magne.. C’est là qu’il a enten­du aus­si décrire la grève qui fut organ­isée en 1940 par des pris­on­niers polon­ais pour obtenir une aug­men­ta­tion de la ration de pain. D’après ces réc­its, il y eut 27.000 grévistes ; des déportés russ­es et d’autres se sont joints à eux : env­i­ron 10.000. La répres­sion fut impi­toy­able : « Vous avez demandé du pain ? Alors, voici du plomb. » À Port-Sovié­tique, on ne fai­sait pas de mys­tère pour dire qu’ils furent tous mitrail­lés. « Pour que les autres n’aient pas envie d’en faire autant. » Peut-être ces chiffres sont-ils exagérés ; mais c’est pré­cisé­ment dans cette local­ité qu’on les procla­mait publique­ment, sans crain­dre le N.K.V.D.; en effet, cette répres­sion par son car­ac­tère était faite « pour l’ex­em­ple ». Per­son­ne n’a plus par­lé de pro­test­er, il n’y a plus de reven­di­ca­tions for­mulées. On tra­vaille été comme hiv­er, avec une ration de famine, en hail­lons, sou­vent nu-pieds… Notre inter­locu­teur a enten­du dire que sur ces travaux le nom­bre des pris­on­niers alle­mands à eux seuls s’él­e­vait à 300.000. La con­struc­tion avance rapi­de­ment ; Port-Sovié­tique, trans­for­mé d’ur­gence en une base de marine de guerre de pre­mier ordre, doit établir au plus tôt une liai­son par terre avec la voie fer­rée principale.

Mais l’in­térêt de cette rela­tion est dans la descrip­tion du grand trust, le « Dal­stroï » (Con­struc­tion de l’Ex­trême-Ori­ent). On par­le très peu de celui-ci clans les pub­li­ca­tions, même son nom est rarement cité ; pour­tant cet énorme car­tel indus­triel, créé et con­trôlé par le N.K.V.D., domine avec pleins pou­voirs un ter­ri­toire qui par son éten­due ne le cède guère à la France.

Il y a quinze à seize ans on avait trou­vé entre la mer d’Okhot­sk et le cours supérieur de la riv­ière Koly­ma des gise­ments aurifères extrême­ment rich­es. La région inhab­itée et sauvage, l’éloigne­ment con­sid­érable et l’ab­sence com­plète des voies de com­mu­ni­ca­tion rendaient la mise en exploita­tion extrême­ment dif­fi­cile. Le pou­voir des Sovi­ets réso­lut ce prob­lème en con­fi­ant cette entre­prise au Guépéou, qui trans­for­ma toute la région en un seul camp de con­cen­tra­tion. On y jeta d’énormes mass­es de « réprimés ».

On peut établir avec plus de pré­ci­sion qu’il a été trans­porté par bateaux de Vladi­vos­tok de 1937 à 1940 vers la région du « Dal­stroï » au moins un mil­lion et demi d’hommes ; durant toute la péri­ode on se pra­tique la nav­i­ga­tion, d’avril à novem­bre, qua­tre bateaux opérèrent (Félix-Djerzin­s­ki Dal­stroï, Sovlatvia, Djour­ma), exé­cu­tant cha­cun de douze à quinze par­cours et amenant de 6 à 9.000 per­son­nes à chaque voyage.

La. journée de tra­vail est offi­cielle­ment fixée à dix heures ; depuis le début de la guerre elle a été pro­longée jusqu’à douze heures. Mais étant don­né que des tâch­es régle­men­taires ont été fixées pour la pro­duc­tion, en. fait le tra­vail se trou­ve être organ­isé à la tâche. Chaque ouvri­er est obligé de tra­vailler par jour 8 mètres cubes de min­erai. S’il ne les manip­ule pas, on lui dimin­ue la ration de pain.

S’il dépasse la tâche, on aug­mente la ration. Étant don­né que rares sont ceux qui arrivent à ter­min­er la tâche dans le délai régle­men­taire, en fait l’énorme majorité des ouvri­ers tra­vaille beau­coup plus que les heures de tra­vail officielles.

Les détenus vivent dans des baraque­ments con­stru­its en planch­es assem­blées à la hâte ; les bas-flancs s’élèvent sur trois ou qua­tre étages ; à chaque bout du baraque­ment il y a un poêle en fer ; les baraques sont ‘ter­ri­ble­ment surpe­u­plées. On ne « pro­tège con­tre le froid » que les baraques habitées par les gardes ; dans celles-ci, entre les deux parois for­mées par les planch­es, on met de la sciure.

Le témoin n’a jamais vu de baraques pour détenus « pro­tégées con­tre le froid ». Les trous sont nom­breux, dans le meilleur cas, on bouche ceux-ci avec des chif­fons ou du foin. Même en été il y fait froid, car le vent s’y promène libre­ment. Il est dif­fi­cile de s’imag­in­er com­ment des hommes peu­vent y vivre en hiv­er ; or, là-bas, les hivers sont cruels !

Nour­ri­t­ure : de l’eau chaude matin et soir ; une fois par jour, la gamelle de prison qui sent le pois­son, mais dans laque­lle, même lors des grandes fêtes, on ne voit pas de pois­son. On l’as­saisonne de gru­au. La nour­ri­t­ure prin­ci­pale est le pain. La ration offi­cielle est de 700 grammes par jour. Si l’on dépasse la tâche, la ration est aug­men­tée ; on racon­te que de très bons ouvri­ers arrivent à gag­n­er un kilo et même un kilo et demi. Bien plus sou­vent on n’ar­rive pas à rem­plir la tâche, d’où une réduc­tion jusqu’à 500 ou 400 grammes. Cela pour des travaux durs, surtout lors des grands froids…

Vête­ments : si l’on s’y efforçait spé­ciale­ment, on ne pour­rait en inven­ter de plus vilains. Pour­tant, qui sait ? on les a peut-être spé­ciale­ment inventés.

Une sorte de pour­point poilu, affreux comme un sac. L’ « oulonov­ka » (de Oulou, abrévi­a­tion de Direc­tion des camps de des­ti­na­tion spé­ciale), un bon­net en drap, ne « pro­tégeant pas con­tre le froid », une chemise et des pan­talons égale­ment poilus…

Tout cela d’une cer­taine couleur souris sor­dide. Aux pieds, n’im­porte quoi : chez l’un, des « lap­tis » (pan­tou­fles en écorce); chez l’autre, des chaus­sures en feu­tre sans tige ; d’autres por­tent des hail­lons incon­cev­ables ; pas de moufles.

Le tra­vail est par­ti­c­ulière­ment pénible en hiv­er. Les gelées atteignent jusqu’à 50°C. et même plus bas, mais la présence au tra­vail est oblig­a­toire, quel que soit le temps. Bien rares sont ceux qui ne gèlent pas en hiv­er. De 10 à 15% des gelés présen­tent des cas graves exigeant d’être soignés dans les hôpi­taux. Beau­coup de mal­adies sérieuses par suite de refroidisse­ments. En général, ces travaux sont telle­ment durs que rares sont les hommes qui les sup­por­t­ent plus d’un hiv­er. Un grand nom­bre doit être dirigé vers les hôpi­taux, bien que les médecins n’aient pas le cœur tendre.

Les baraque­ments des détenus sont entourés d’une haute palis­sade d’en­v­i­ron six mètres de haut : à des inter­valles réguliers se dressent des miradors où veil­lent des sen­tinelles armées de fusils. Si on le voulait même, on ne pour­rait s’en­fuir. Et où s’enfuir ?

Plusieurs mil­liers de ver­stes sépar­ent des pre­mières habi­ta­tions libres. Pour­tant des éva­sions se pro­duisent. En réal­ité, c’est une forme de sui­cide com­pen­sant le fait de s’être promené quelques jours dans la taï­ga… On fusille les fugi­tifs sans jugement.

Auprès de chaque camp il existe un cachot dans lequel on est enfer­mé pour des dél­its bénins, après avoir été com­plète­ment dévê­tu ; en hiv­er, on va ain­si à la mort cer­taine ; en été, c’est la tor­ture par la mor­sure des mous­tiques. En général, la mor­tal­ité est très élevée. Il y a eu des cas de révoltes dés­espérées. C’est aus­si une forme de suicide.

Par­mi les détenus, il y a beau­coup de femmes. Leur sort est par­ti­c­ulière­ment pénible…

Les détenus sont répar­tis entre deux caté­gories les « per­pétuels » por­tent des car­rés blancs cousus sur les pan­talons ; au-dessus des genoux, avec leurs numéros et un losange blanc sur le dos. Par­mi les con­damnés « tem­po­raires », seuls ceux qui ont été con­damnés pour des crimes stricte­ment de droit com­mun ont quelques chances de sor­tir du bagne : véri­ta­bles assas­sins ou pil­lards. Ceux con­damnés d’après un arti­cle du Code ayant trait à la poli­tique ou, pour délit con­tre la pro­priété « social­iste » doivent s’at­ten­dre à ne jamais être libérés : il y a un ordre général de Moscou de pro­longer les peines.

En 1942–43 on a emmené à la guerre les détenus du « Dal­stroï » con­damnés à de petites peines ; d’abord ceux ayant trois ans, puis ceux de cinq ans ; mais, même dans ce cas, on n’a pas emmené les politiques…

La dis­ci­pline est rigoureuse, c’est la fusil­lade pour n’im­porte quelle vétille ; plus exacte­ment, c’est l’as­sas­si­nat sur place. Un jour, sur un bateau on déchargeait des caiss­es avec des con­serves ; l’une d’elles tom­ba et se brisa ; une boîte de fruits con­servés s’écrasa. Un dock­er déporté se bais­sa, ramas­sa par terre et mit en bouche un morceau de poire ou de quelque autre fruit. Un agent du N.K.V.D. qui était de garde, sans dire un mot, s’ap­procha et d’un coup de revolver abat­tit le dock­er sur place… C’est la règle : pour vol lors du décharge­ment, c’est l’as­sas­si­nat sur place, même si ce vol a le même aspect que celui décrit dans le cas précé­dent. Néan­moins, on vole beau­coup… De toutes façons, la vie n’a pas de valeur.

Si cette entre­prise était bien organ­isée, le « Dal­stroï » à lui seul don­nerait plus d’or que l’Amérique entière. En tout cas, dès à présent on en extrait beau­coup : chaque semaine, de Mag­a­dan, cap­i­tale de la région, part pour Vladi­vo­s­tock un tor­pilleur d’escadre empor­tant le butin


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