La Presse Anarchiste

Pierre Kropotkine

Par­mi les hommes d’ac­tion et les pen­seurs qui ont contri­bué à for­mer et défi­nir l’a­nar­chisme, il en est un qui occupe une place tout par­ti­cu­liè­re­ment émi­nente. Il la doit à la fois à ses ori­gines, à la pure­té et à la sim­pli­ci­té de ses mœurs, enfin à l’im­por­tance de ses tra­vaux scien­ti­fiques et littéraires.

Kro­pot­kine appar­te­nait à une famille qui des­cen­dait de Rurik et des Mono­maques et qui a régné sur la Rus­sie du sud et de l’ouest. Son éclipse date de l’as­cen­sion des Roma­novs au trône de Mos­cou ; ce qui ne l’a d’ailleurs pas empê­ché de four­nir à l’Eu­rope des hommes qui se sont diver­se­ment dis­tin­gués dans la poli­tique, l’ar­mée et la diplo­ma­tie. Kro­pot­kine est né en 1842 à Mos­cou, dans une de ces mai­sons où la vieille noblesse tra­di­tio­na­liste s’é­tei­gnait len­te­ment, à la fois enviée et mépri­sée par la nou­velle aris­to­cra­tie d’o­ri­gine bour­geoise qui devait tout à la faveur des tsars. Cette époque pré­cède immé­dia­te­ment la crise qui a si gra­ve­ment bou­le­ver­sé les hautes classes de la socié­té russe et que l’on a appe­lée le « nihi­lisme ». c’est l’ir­rup­tion, à la mort de l’au­to­crate Nico­las Ier, les idées venues de l’Oc­ci­dent qui pro­vo­qua la crise. Elle est res­pon­sable en grande par­tie de la for­ma­tion cultu­relle et morale de Kropotkine.

Géo­graphe de génie, la science lui doit deux des plus grandes décou­vertes tou­chant à la struc­ture du globe : d’a­bord les preuves qu’il a appor­tées à la théo­rie de la gla­cia­tion qua­ter­naire, alors consi­dé­rée comme une héré­sie. Ensuite l’in­tui­tion, la vision mer­veilleuse qui lui a per­mis d’é­ta­blir la véri­té sur la direc­tion des plis mon­ta­gneux de l’A­sie. On croyait alors que, comme l’Ou­ral et les monts Khin­gan, — que les géo­graphes rat­ta­chaient alors direc­te­ment à l’ex­tré­mi­té orien­tale de l’Hi­ma­laya, — les plis mon­ta­gneux de l’A­sie s’o­rien­taient du nord au sud. Avant d’y avoir péné­tré, Kro­pot­kine a « vu » la véri­té, a connu l’i­vresse de la décou­verte qui jette brus­que­ment une lueur aveu­glante et met un terme à des siècles de tâton­ne­ments et d’er­reurs : les chaînes de l’A­sie, il les a vues intui­ti­ve­ment se diri­geant du sud-ouest au nord-ouest, et toutes les décou­vertes ulté­rieures, y com­pris celles d’O­brout­chev en 1926, sont venu confir­mer l’in­tui­tion kropotkinienne.

Mais Kro­pot­kine a connu l’a­troce misère des pay­sans, la honte de leur ser­vi­tude. Comme nombre de jeunes gens de ce temps, il a été bou­le­ver­sé par la crise qui a fait les fils se dres­ser contre les pères, nier le vieil état de choses ver­mou­lu ; un équi­libre social et fami­lial qui n’é­tait plus que men­songe et hypo­cri­sie s’est trou­vé pro­fon­dé­ment ébran­lé, les idées nou­velles se sont intro­duites avec vio­lence et la néces­si­té des grandes réformes s’est impo­sée à l’es­prit de la jeune géné­ra­tion. Au milieu de dou­lou­reux déchi­re­ments, le vieil État féo­dal entre à son tour dans la voie de la moder­ni­sa­tion, évo­lu­tion qui pro­fi­te­ra en fin de compte, non au peuple, comme le croient les géné­reux idéa­listes et réfor­ma­teurs, mais à une classe nou­velle : la bour­geoi­sie capitaliste.

Kro­pot­kine quitte l’ar­mée — il a été page de l’empereur Alexandre II, puis offi­cier en Sibé­rie — se jette dans la pro­pa­gande révo­lu­tion­naire, est empri­son­né à la for­te­resse Pierre-et-Paul, d’où il s’é­vade (en ce temps ou pou­vait encore s’é­va­der des pri­sons russes…) pour gagner l’Eu­rope occi­den­tale. Le libé­ral ratio­na­liste qu’il est à ce moment va subir une nou­velle crise : vu de près, l’Oc­ci­dent tant admi­ré lui appa­raît sous un jour déce­vant, ron­gé qu’il est par la hideuse plaie du pro­lé­ta­riat. En Suisse, il a la révé­la­tion du socia­lisme, mais il est vite rebu­té par les poli­ti­ciens radi­caux de Genève, sur qui Marx va s’ap­puyer. On lui a par­lé des sec­tions juras­siennes de la I Inter­na­tio­nale. Le radi­cal Outine, à qui il a confié sa déter­mi­na­tion, lui dit : « Allez, mais je sais que vous ne revien­drez pas ! » Chez les com­pa­gnons hor­lo­gers du jura, en effet, s’é­la­bo­rait alors la concep­tion d’un socia­lisme anti­gou­ver­ne­men­tal et fédé­ra­liste, à la for­ma­tion duquel l’in­fluence de l’autre grand Russe, Michel Bakou­nine, n’est pas étran­gère. L’a­nar­chisme com­mence à péné­trer le mou­ve­ment ouvrier nais­sant, entrant dans le domaine de la pro­pa­gande pra­tique. Kro­pot­kine y adhère avec enthou­siasme, et son apport à la nou­velle doc­trine sociale va être sin­gu­liè­re­ment impor­tant. Il se pré­sente sous un double aspect : une nou­velle morale, que le grand obser­va­teur de la nature a déga­gée au cours de ses inves­ti­ga­tions et qu’il nomme l’en­tr’aide ; et un nou­veau prin­cipe d’or­ga­ni­sa­tion sociale qu’il déduit direc­te­ment de la morale de l’entr’aide.

L’en­tr’aide est une juste réac­tion contre l’u­ti­li­sa­tion inté­res­sée qu’ont faite cer­tains idéo­logues bour­geois de la théo­rie dar­wi­nienne de l’é­vo­lu­tion et de la concur­rence des espèces. La lutte pour la vie et l’é­li­mi­na­tion cor­ré­la­tive des faibles serait la seule loi de pro­grès et de conser­va­tion des espèces, d’où la féroce théo­rie de Mal­thus (que crève donc le pro­lé­taire tard venu au ban­quet de la vie!) et la morale uti­li­taire de J.-S. Mill.

Kro­pot­kine pro­teste et affirme que le vrai mobile des actions morales réside, non dans l’in­tel­li­gence cal­cu­la­trice et égoïste, mais dans la pra­tique des ins­tincts sociaux pure­ment incons­cients et inhé­rents à la nature de tous les êtres vivants. Ain­si, c’est l’en­tr’aide, c’est-à-dire l’aide appor­tée par les forts aux faibles qui serait le plus puis­sant élé­ment concou­rant à la conser­va­tion de l’es­pèce. Par exemple, les déduc­tions poli­ti­co-sociales qu’il en a tirées sont moins sûres. Son com­mu­nisme anar­chiste s’ins­pire d’un roman­tisme huma­ni­taire quelque peu désuet, qui ne tient pas un compte suf­fi­sant de la ten­dance natu­rel­le­ment égoïste de l’in­di­vi­du intel­li­gent, et dans cette néces­saire oppo­si­tion ins­tinct-intel­li­gence (ou socié­té-indi­vi­du) il est res­té bien en arrière de Prou­dhon, l’ad­mi­rable entr’aide n’en reste pas moins la par­tie la plus solide et la plus actuelle à la fois de son œuvre. Les com­pa­gnons la trou­ve­ront par­tout dans ses ouvrages, qu’ils liront avec fruit : Autour d’une vie, Entr’aide, Champs, usines, ate­liers, la Conquête du pain, Éthique, etc. (s’ils peuvent les trouver).

Kro­pot­kine a, comme tous les hommes de son temps, subi pro­fon­dé­ment l’in­fluence de Rous­seau et des ency­clo­pé­distes. Loin pour­tant de fon­der la socié­té sur le contrat ou l’in­té­rêt, c’est-à-dire sur des acti­vi­tés arti­fi­cielles et tran­si­toires, il leur est supé­rieur en ce sens qu’il fait enfin de la socié­té le milieu natu­rel et néces­saire de l’in­di­vi­du, véri­té alors oubliée depuis fort long­temps, depuis l’ex­pan­sion du chris­tia­nisme, cette reli­gion si vio­lem­ment anti­so­ciale. Mais sur­tout il leur est supé­rieur par ses mœurs, si éloi­gné de l’a­mo­ra­li­té cynique de ce que Rous­seau appe­lait la « cote­rie hal­ba­chique » — et de Rous­seau lui-même. Il a pour­tant ten­té, lui aus­si — inop­por­tu­né­ment, à mon sens — de rat­ta­cher le socia­lisme aux pen­seurs bour­geois du XXe siècle, et aus­si — comme Marx — à la science, cette tarte à la crème obli­gée en ce temps-là. Nous sommes au siècle de la bombe ato­mique et il fau­drait beau­coup d’au­dace pour pré­tendre aujourd’­hui que la rai­son et la science puissent suf­fire à libé­rer l’homme. En ce sens, une par­tie de l’œuvre de Kro­pot­kine est péri­mée, comme sont péri­més le ratio­na­lisme, l’i­déa­lisme, l’op­ti­misme sys­té­ma­tique des deux siècles écoulés.

Au monde d’au­jourd’­hui, bien plus qu’à cet opti­misme béat et niais, me semble conve­nir un pes­si­misme pro­fond, quoique rai­son­né et cou­ra­geux L’in­tui­tio­nisme berg­so­nien, que l’in­tui­tif Kro­pot­kine a nié, est peut-être appe­lé, en cor­ré­la­tion avec le nou­veau pes­si­misme, à connaître une vogue nou­velle, et aus­si le prag­ma­tisme fon­cier de Prou­dhon, qui a dit : « Toute pen­sée vient de l’ac­tion et doit retour­ner à l’ac­tion, à peine de déchéance pour l’agent…»

Ce siècle est celui des hommes durs, des hommes d’a­cier. Sta­line, Hit­ler n’ont rien de l’in­tel­lec­tuel, mais notre Dur­rut­ti non plus. Et si la vie de Bakou­nine laisse une impres­sion d’i­na­che­vé, de man­qué, c’est parce que le géant de l’a­nar­chie est venu au monde un siècle trop tôt.

Ce qu’il nous faut aujourd’­hui, c’est, bien plu­tôt que le doux huma­nisme de Kro­pot­kine, la rude invec­tive prou­dho­nienne dans notre presse et à la tri­bune. Et pour gui­der les com­pa­gnons et les conduire au com­bat libé­ra­teur, un Bakou­nine, un Dur­rut­ti l’arme au poing.

Mar­cel Guennec

N.D.L.R. — La par­tie ana­ly­tique de cet article ne reflète pas l’o­pi­nion de l’en­semble de la Rédac­tion de « PLUS LOIN ».

La Presse Anarchiste