Kropotkine appartenait à une famille qui descendait de Rurik et des Monomaques et qui a régné sur la Russie du sud et de l’ouest. Son éclipse date de l’ascension des Romanovs au trône de Moscou ; ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché de fournir à l’Europe des hommes qui se sont diversement distingués dans la politique, l’armée et la diplomatie. Kropotkine est né en 1842 à Moscou, dans une de ces maisons où la vieille noblesse traditionaliste s’éteignait lentement, à la fois enviée et méprisée par la nouvelle aristocratie d’origine bourgeoise qui devait tout à la faveur des tsars. Cette époque précède immédiatement la crise qui a si gravement bouleversé les hautes classes de la société russe et que l’on a appelée le « nihilisme ». c’est l’irruption, à la mort de l’autocrate Nicolas Ier, les idées venues de l’Occident qui provoqua la crise. Elle est responsable en grande partie de la formation culturelle et morale de Kropotkine.
Géographe de génie, la science lui doit deux des plus grandes découvertes touchant à la structure du globe : d’abord les preuves qu’il a apportées à la théorie de la glaciation quaternaire, alors considérée comme une hérésie. Ensuite l’intuition, la vision merveilleuse qui lui a permis d’établir la vérité sur la direction des plis montagneux de l’Asie. On croyait alors que, comme l’Oural et les monts Khingan, — que les géographes rattachaient alors directement à l’extrémité orientale de l’Himalaya, — les plis montagneux de l’Asie s’orientaient du nord au sud. Avant d’y avoir pénétré, Kropotkine a « vu » la vérité, a connu l’ivresse de la découverte qui jette brusquement une lueur aveuglante et met un terme à des siècles de tâtonnements et d’erreurs : les chaînes de l’Asie, il les a vues intuitivement se dirigeant du sud-ouest au nord-ouest, et toutes les découvertes ultérieures, y compris celles d’Obroutchev en 1926, sont venu confirmer l’intuition kropotkinienne.
Mais Kropotkine a connu l’atroce misère des paysans, la honte de leur servitude. Comme nombre de jeunes gens de ce temps, il a été bouleversé par la crise qui a fait les fils se dresser contre les pères, nier le vieil état de choses vermoulu ; un équilibre social et familial qui n’était plus que mensonge et hypocrisie s’est trouvé profondément ébranlé, les idées nouvelles se sont introduites avec violence et la nécessité des grandes réformes s’est imposée à l’esprit de la jeune génération. Au milieu de douloureux déchirements, le vieil État féodal entre à son tour dans la voie de la modernisation, évolution qui profitera en fin de compte, non au peuple, comme le croient les généreux idéalistes et réformateurs, mais à une classe nouvelle : la bourgeoisie capitaliste.
Kropotkine quitte l’armée — il a été page de l’empereur Alexandre II, puis officier en Sibérie — se jette dans la propagande révolutionnaire, est emprisonné à la forteresse Pierre-et-Paul, d’où il s’évade (en ce temps ou pouvait encore s’évader des prisons russes…) pour gagner l’Europe occidentale. Le libéral rationaliste qu’il est à ce moment va subir une nouvelle crise : vu de près, l’Occident tant admiré lui apparaît sous un jour décevant, rongé qu’il est par la hideuse plaie du prolétariat. En Suisse, il a la révélation du socialisme, mais il est vite rebuté par les politiciens radicaux de Genève, sur qui Marx va s’appuyer. On lui a parlé des sections jurassiennes de la I Internationale. Le radical Outine, à qui il a confié sa détermination, lui dit : « Allez, mais je sais que vous ne reviendrez pas ! » Chez les compagnons horlogers du jura, en effet, s’élaborait alors la conception d’un socialisme antigouvernemental et fédéraliste, à la formation duquel l’influence de l’autre grand Russe, Michel Bakounine, n’est pas étrangère. L’anarchisme commence à pénétrer le mouvement ouvrier naissant, entrant dans le domaine de la propagande pratique. Kropotkine y adhère avec enthousiasme, et son apport à la nouvelle doctrine sociale va être singulièrement important. Il se présente sous un double aspect : une nouvelle morale, que le grand observateur de la nature a dégagée au cours de ses investigations et qu’il nomme l’entr’aide ; et un nouveau principe d’organisation sociale qu’il déduit directement de la morale de l’entr’aide.
L’entr’aide est une juste réaction contre l’utilisation intéressée qu’ont faite certains idéologues bourgeois de la théorie darwinienne de l’évolution et de la concurrence des espèces. La lutte pour la vie et l’élimination corrélative des faibles serait la seule loi de progrès et de conservation des espèces, d’où la féroce théorie de Malthus (que crève donc le prolétaire tard venu au banquet de la vie!) et la morale utilitaire de J.-S. Mill.
Kropotkine proteste et affirme que le vrai mobile des actions morales réside, non dans l’intelligence calculatrice et égoïste, mais dans la pratique des instincts sociaux purement inconscients et inhérents à la nature de tous les êtres vivants. Ainsi, c’est l’entr’aide, c’est-à-dire l’aide apportée par les forts aux faibles qui serait le plus puissant élément concourant à la conservation de l’espèce. Par exemple, les déductions politico-sociales qu’il en a tirées sont moins sûres. Son communisme anarchiste s’inspire d’un romantisme humanitaire quelque peu désuet, qui ne tient pas un compte suffisant de la tendance naturellement égoïste de l’individu intelligent, et dans cette nécessaire opposition instinct-intelligence (ou société-individu) il est resté bien en arrière de Proudhon, l’admirable entr’aide n’en reste pas moins la partie la plus solide et la plus actuelle à la fois de son œuvre. Les compagnons la trouveront partout dans ses ouvrages, qu’ils liront avec fruit : Autour d’une vie, Entr’aide, Champs, usines, ateliers, la Conquête du pain, Éthique, etc. (s’ils peuvent les trouver).
Kropotkine a, comme tous les hommes de son temps, subi profondément l’influence de Rousseau et des encyclopédistes. Loin pourtant de fonder la société sur le contrat ou l’intérêt, c’est-à-dire sur des activités artificielles et transitoires, il leur est supérieur en ce sens qu’il fait enfin de la société le milieu naturel et nécessaire de l’individu, vérité alors oubliée depuis fort longtemps, depuis l’expansion du christianisme, cette religion si violemment antisociale. Mais surtout il leur est supérieur par ses mœurs, si éloigné de l’amoralité cynique de ce que Rousseau appelait la « coterie halbachique » — et de Rousseau lui-même. Il a pourtant tenté, lui aussi — inopportunément, à mon sens — de rattacher le socialisme aux penseurs bourgeois du XXe siècle, et aussi — comme Marx — à la science, cette tarte à la crème obligée en ce temps-là. Nous sommes au siècle de la bombe atomique et il faudrait beaucoup d’audace pour prétendre aujourd’hui que la raison et la science puissent suffire à libérer l’homme. En ce sens, une partie de l’œuvre de Kropotkine est périmée, comme sont périmés le rationalisme, l’idéalisme, l’optimisme systématique des deux siècles écoulés.
Au monde d’aujourd’hui, bien plus qu’à cet optimisme béat et niais, me semble convenir un pessimisme profond, quoique raisonné et courageux L’intuitionisme bergsonien, que l’intuitif Kropotkine a nié, est peut-être appelé, en corrélation avec le nouveau pessimisme, à connaître une vogue nouvelle, et aussi le pragmatisme foncier de Proudhon, qui a dit : « Toute pensée vient de l’action et doit retourner à l’action, à peine de déchéance pour l’agent…»
Ce siècle est celui des hommes durs, des hommes d’acier. Staline, Hitler n’ont rien de l’intellectuel, mais notre Durrutti non plus. Et si la vie de Bakounine laisse une impression d’inachevé, de manqué, c’est parce que le géant de l’anarchie est venu au monde un siècle trop tôt.
Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est, bien plutôt que le doux humanisme de Kropotkine, la rude invective proudhonienne dans notre presse et à la tribune. Et pour guider les compagnons et les conduire au combat libérateur, un Bakounine, un Durrutti l’arme au poing.
Marcel Guennec
N.D.L.R. — La partie analytique de cet article ne reflète pas l’opinion de l’ensemble de la Rédaction de « PLUS LOIN ».