La Presse Anarchiste

Quand Wagner était anarchiste

Richard Wag­ner ! Ce nom évoque ce qu’il y a de grand dans la musique. Mais lorsque, de nos jours, on le pro­nonce ou on l’é­crit, il est rare que ce soit en son­geant à l’a­nar­chiste qu’il fut à un cer­tain moment de sa vie.

Il nous est même arri­vé, tout récem­ment, d’en­tendre dire que s’il n’é­tait pas très joué, en France, depuis la « libé­ra­tion », c’é­tait en rai­son de ses convic­tions pro-hit­lé­riennes ; que l’exal­ta­tion de cer­tains de ses héros pou­vait être mise en paral­lèle avec celle de Hit­ler. Et l’on pré­cise que le dic­ta­teur nazi était tel­le­ment « wag­né­rien » que son opé­ra pré­fé­ré était Sieg­fried, qu’il ne pou­vait voir jouer sans une émo­tion visible. Il n’est un secret pour per­sonne que Hit­ler se disait aus­si fervent adepte de Nietzsche. Faut-il en déduire que la phi­lo­so­phie de ce der­nier trouve sa meilleure expres­sion dans le nazisme ? Qui ose­rait sou­te­nir une telle aberration ?

Anar­chiste, Wag­ner le fut, incons­ciem­ment, dès son jeune âge, au cours duquel la morale bour­geoise, par ses sévé­ri­tés, heur­tait déjà chez lui un besoin d’é­pa­nouis­se­ment qui ne s’ac­com­mo­dait d’au­cune entrave.

Nous ne ferons pas ici sa bio­gra­phie, et s’il nous arrive de nous arrê­ter à quelques épi­sodes de sa vie, ce n’est que pour mettre en évi­dence ce que les cri­tiques bour­geois oublient volon­tai­re­ment de sou­li­gner : le rôle que jouèrent, chez Wag­ner, des sen­ti­ments authen­ti­que­ment anar­chistes dans le déve­lop­pe­ment d’une œuvre titanesque.

Wag­ner était déjà ado­les­cent lors­qu’il déci­da de se fixer dans la car­rière musi­cale. Quand il se mit à apprendre les méthodes clas­siques de la com­po­si­tion, il fut de suite en lutte avec celles-ci. Son non-confor­misme ne se les assi­mi­lait pas. Mais mal­gré le mépris qu’il affi­chait pour elles, le pro­fes­seur qui lui ensei­gna l’har­mo­nie et le contre­point sut voir en lui dès ses débuts une puis­sante per­son­na­li­té musi­cale pour laquelle la connais­sance des règles en usage pour­rait consti­tuer un pre­mier bagage au moyen duquel il serait pos­sible au jeune Richard d’al­ler de l’a­vant sans trop s’é­ga­rer dans des inno­va­tions aventureuses.

Après des tâton­ne­ments, des échecs comme en connaissent tous les grands artistes qui ne veulent pas céder à la mode, ni se plier au goût public, et qui, par consé­quent, sont plus sou­cieux de la pure­té de leur art que du suc­cès facile et lucra­tif, Wag­ner met au point son pre­mier opé­ra : Rien­zi. Dans le choix du thème, on devine déjà les aspi­ra­tions révo­lu­tion­naires de l’au­teur. Rien­zi, tri­bun popu­laire romain, en lutte contre le pou­voir éta­bli, per­met à Wag­ner de tra­duire, par des orches­tra­tions appro­priées, sa pas­sion pour la liberté.

Un peu plus tard, c’est le Vais­seau Fan­tôme. C’est lui qui fait entiè­re­ment le texte, après avoir pui­sé les per­son­nages et les idées maî­tresses du drame dans une légende vul­ga­ri­sée à l’é­poque par Hen­ri Heine et ayant pour titre le Hol­lan­dais volant. Cette œuvre, ins­crite au pro­gramme de l’O­pé­ra de Paris il y a encore peu de temps, vient confir­mer la puis­sance créa­trice de son auteur. Elle marque une accen­tua­tion du divorce entre la musique ita­lienne (et même fran­çaise) et cette école moderne, dont Bee­tho­ven avait été l’an­non­cia­teur et Ber­lioz le conti­nua­teur. L’ou­ver­ture du Vais­seau fan­tôme consti­tue un mor­ceau sym­pho­nique de pre­mier ordre dans lequel on peut déjà mesu­rer la taille et la puis­sance du com­po­si­teur. Les chœurs sont cepen­dant d’une coquet­te­rie qui pour­rait éton­ner si l’on ne tenait compte que Wag­ner en est encore à la période de gestation.

Tannhäu­ser, tiré d’une légende dont Wag­ner ne retient que le héros, mais qu’il déve­lop­pe­ra selon sa propre ins­pi­ra­tion poé­tique, est bien le reflet de ses aspi­ra­tions, qui sont encore confuses. Tannhäu­ser est celui qui pour­rait s’im­mo­bi­li­ser dans une féli­ci­té que le sort lui offre, mais qu’il refuse parce que la vie ne peut, pour lui, n’être faite que de luttes suc­ces­sives pour l’ac­com­plis­se­ment d’un déter­mi­nisme indi­vi­duel ne pou­vant se satis­faire d’un bon­heur trop facile. Ce drame vau­drait d’être ici détaillé. Mais l’a­na­lyse en serait trop longue pour que nous nous y lan­cions. Sou­li­gnons en pas­sant la valeur des­crip­tive de la par­tie musi­cale, et en par­ti­cu­lier de l’Ou­ver­ture, jouée assez sou­vent dans les concerts.

C’est encore dans une légende ger­ma­nique qu’il puise les élé­ments essen­tiels de son Lohen­grin, conte fabu­leux où le fan­tas­tique se le dis­pute à la fan­tai­sie. Le Pré­lude (joué assez sou­vent en France il y a peu de temps) en évoque le carac­tère inquiet qui domine l’œuvre et incite quelque peu à la tris­tesse. On y sent la dis­tance qui sépare les choses de la vie de celles qui la dépassent. La musique est, ici, d’une rare élo­quence, d’une puis­sance des­crip­tive que l’on ne trouve que chez Wagner.

Ce qui per­met­tait à celui-ci de don­ner tant d’ex­pres­sion à ses œuvres, c’é­tait d’é­crire lui-même les textes. (Comme le fit Ber­lioz.) Il pen­sait lui-même son sujet ; lors­qu’il écri­vait sa pièce, il en pres­sen­tait déjà, au fur et à mesure qu’il la déve­lop­pait, les grandes lignes musi­cales. De là cette assu­rance avec laquelle chaque effet musi­cal — vocal ou ins­tru­men­tal — vient ren­for­cer, colo­rer l’ac­tion de l’ac­teur. Chez Wag­ner, en même temps que le com­po­si­teur de musique, il y a l’homme de théâtre, le dramaturge.

* * *

En 1843, après des années de grande misère, d’in­cer­ti­tude maté­rielle, il connaît des suc­cès notables : Rien­zi et le Vais­seau fan­tôme sont repré­sen­tés au Théâtre royal de Dresde, où il est même nom­mé à un poste impor­tant. Il pen­sait pou­voir user de l’in­fluence que lui don­nait son emploi dans cette capi­tale de la Saxe pour faire péné­trer dans le public cette musique moderne dont il fut un des pro­ta­go­nistes. Il se fit là beau­coup d’en­ne­mis. Dans cette cam­pagne qu’il mena, et qui attei­gnait des gens en place, il se révé­la en com­plète oppo­si­tion avec le clas­si­cisme et pas­sa, à juste titre, pour un révo­lu­tion­naire. Il se déses­pé­rait en consta­tant que même les artistes qui étaient sous sa direc­tion déna­tu­raient incons­ciem­ment ses œuvres en les jouant comme de quel­conques opé­ras et ne dis­tin­guaient pas l’ha­bi­tuelle musique de scène du drame wag­né­rien, conçu dans un esprit si différent.

C’est dans cette ville qu’il se trou­vait au moment de la révo­lu­tion de Paris de 1848. Celle-ci eut un reten­tis­se­ment dans toute l’Eu­rope et notam­ment en Alle­magne, où elle pro­vo­qua des remous qui ébran­lèrent la cou­ronne de Saxe. Une véri­table oppo­si­tion poli­tique, faite de tous les élé­ments « pro­gres­sistes », s’or­ga­ni­sa avec l’ap­pui des masses labo­rieuses. Ce mou­ve­ment d’o­pi­nion récla­mait notam­ment la liber­té de la presse, le rem­pla­ce­ment des armées per­ma­nentes par la nation armée (sys­tème des milices par conscrip­tion), l’ins­ti­tu­tion du jury et la convo­ca­tion d’un Par­le­ment natio­nal comme pré­lude à l’u­ni­té de l’Allemagne.

Wag­ner se ral­lia natu­rel­le­ment au mou­ve­ment, car il voyait dans son suc­cès des pos­si­bi­li­tés de ren­ver­se­ment d’une socié­té dont il avait hor­reur. Cette régé­né­ra­tion de l’homme, qu’il sou­hai­tait, il ne la voyait pos­sible que dans un monde débar­ras­sé du fatras d’i­nu­ti­li­té et d’hy­po­cri­sie qu’il avait sous les yeux. Il serait exa­gé­ré de dire qu’il avait, de lui-même, des idées bien pré­cises sur ce que devrait être la socié­té nou­velle. Et lorsque, par la presse, il ten­ta d’en don­ner quelques expli­ca­tions, il ne par­vint tout d’a­bord qu’à se mettre à dos des chefs de l’op­po­si­tion, parce qu’il allait beau­coup trop loin pour eux sur le plan des réformes. Le roi lui-même ne man­qua pas de lui mani­fes­ter son mécon­ten­te­ment. Ses œuvres dis­pa­rurent alors pro­gres­si­ve­ment de l’af­fiche. Il en connais­sait les rai­sons, mais demeu­ra aux côtés de l’op­po­si­tion, qui finit par mettre la Saxe en effervescence.

C’est à ce moment que Bakou­nine, tra­qué par les polices russe et autri­chienne, vint cher­cher refuge à Dresde. Si nous en croyons M. Lich­ten­ber­ger, c’est chez Roe­ckel (qui fut chef de musique au Théâtre de Dresde et ami de Wag­ner en même temps que l’un des ani­ma­teurs les plus mar­quants du mou­ve­ment insur­rec­tion­nel) qu’il trou­va asile. Kamins­ki, dans son Bakou­nine, émet d’ailleurs un avis dif­fé­rent, bien qu’il affirme que Roe­ckel vend jus­qu’à ses meubles pour lui venir en aide.

Bakou­nine, qui avait le don de char­mer ses inter­lo­cu­teurs, fut mis en rela­tion avec Wag­ner. Et il est vrai­sem­blable que le pre­mier a eu de l’in­fluence sur le second.

Bakou­nine par­ti­ci­pa effec­ti­ve­ment à l’in­sur­rec­tion de Dresde, et il est pos­sible que Wag­ner se soit trou­vé avec lui dans le com­bat. Tou­te­fois, le fait n’est pas éta­bli. Il ne paraît pas dou­teux, en tout cas, qu’il fût mêlé aux évé­ne­ments insur­rec­tion­nels. Le mou­ve­ment ayant échoué, il dut, d’ailleurs, s’exi­ler en Suisse, ses rela­tions avec Roe­ckel et Bakou­nine consti­tuant des charges suf­fi­santes pour qu’il encou­rût des peines sévères. (Ces deux der­niers furent condam­nés à mort, peine ensuite com­muée en déten­tion perpétuelle).

La plus belle pro­fes­sion de foi révo­lu­tion­naire et anar­chiste de Wag­ner se trouve conte­nue dans l’ar­ticle publié en 1849, recueilli par De Malan­der, et qui s’in­ti­tule Le salut de la Révo­lu­tion :

« Je suis la vie qui, éter­nel­le­ment, rajeu­nit et crée. Où je ne me trouve pas, règne la mort. Je suis le rêve, la conso­la­tion, l’es­pé­rance de celui qui souffre ! Je détruis ce qui existe et, sur mon pas­sage, jaillit des pierres une vie nou­velle. Je viens à vous pour bri­ser toutes les chaînes dont vous êtes char­gés, pour vous arra­cher à l’é­treinte de la mort et pour infu­ser une vie nou­velle dans vos membres…

« Je veux détruire jus­qu’en ses fon­da­tions l’ordre de choses dans lequel vous vivez, car il a ger­mé du péché sa fleur est la misère et son fruit le crime…

« Je veux détruire toute folie que la vio­lence exerce sur les hommes. Je veux détruire la domi­na­tion de l’un sur l’autre, des morts sur les vivants, de la matière sur l’esprit.
« Aux besoins doit répondre ce qui les satis­fait ; la nature et vos forces propres offrent tout en abondance…

« L’es­prit et les forces de l’homme ont créé tous les pro­duits ; aus­si appar­tiennent-ils à l’homme et nul ne peut dire : « À moi appar­tient tout ce qui a été créé par leur zèle. Moi seul y ai droit, et les autres n’en joui­ront que pour autant qu’il me plaît — et qu’ils me paient »

« Ce men­songe doit être détruit avec les autres, car ce qu’a créé la force des hommes appar­tient aus­si, libre­ment et sans limi­ta­tion, à toute l’hu­ma­ni­té, comme tous les biens natu­rels de la terre…

« Je veux détruire l’ordre exis­tant qui rend les mul­ti­tudes esclaves d’une poi­gnée d’hommes et fait aus­si de cette poi­gnée d’hommes, les esclaves de leur propre pou­voir et de leur propre richesse.

« Je veux détruire l’ordre de choses qui dépouille de plai­sir le tra­vail, qui fait de la jouis­sance un vice et qui nous plonge tous dans la détresse, les uns par besoin, les autres par pléthore.

« Je veux détruire l’ordre de choses qui déna­ture les forces des hommes et abou­tit au règne de la matière morte, inerte, en sorte qu’il main­tient dans l’i­nac­ti­vi­té ou dans une acti­vi­té inutile la moi­tié des hommes…

« Je veux détruire jus­qu’au sou­ve­nir de la vio­lence, du men­songe et de l’an­goisse, patrie de l’hy­po­cri­sie, de la misère, de la détresse, des souf­frances, des larmes, de la fraude et du crime, où ne jaillit que rare­ment un rayon de joie, — et presque jamais un rayon de joie pure…

« Levez-vous donc, peuples de la terre ! Debout ! vous qui gémis­sez : les oppri­més, les pauvres. Levez-vous aus­si ! vous, les autres, qui vous effor­cez en vain de cou­vrir, par l’é­clat du pou­voir et de la richesse, la déso­la­tion de votre coeur. Debout ! Sui­vez ma trace tous ensemble, car je ne sau­rais faire aucune dis­tinc­tion entre ceux qui me suivent.
« Désor­mais, il n’y a plus que deux espèces d’hommes : l’une qui me suit et l’autre qui me résiste. Je condui­rai les uns au bon­heur, je pas­se­rai sur les autres en les écra­sant, car je suis la Révo­lu­tion, je suis la vie éter­nel­le­ment créa­trice, je suis la déesse éter­nelle que tous recon­naissent, qui embrasse et vivi­fie tout et rend tout heureux. »

Richard WAGNER. (Extrait de la pla­quette Die Revo­lu­tion 1849.)

Après l’é­chec de l’in­sur­rec­tion de Dresde, encore tout impré­gné des évé­ne­ments aux­quels il fut mêlé, Wag­ner publie Art et Révo­lu­tion, où il affirme qu’un art vrai­ment nou­veau ne pour­ra se déve­lop­per que lorsque la vie sera débar­ras­sée de toutes les contin­gences qui en rendent l’é­clo­sion impossible.

De reli­gieux qu’il fut, il devient réso­lu­ment athée, et il n’est pas impos­sible que Bakou­nine y soit pour quelque chose, car lors­qu’il lui fai­sait part (avant l’in­sur­rec­tion) de ses inten­tions de mettre au point un opé­ra qui s’in­ti­tu­le­rait Jésus de Naza­reth, le révo­lu­tion­naire impé­ni­tent ne man­quait pas de lui dire ce qu’il pen­sait de la chose religieuse.

Chez Wag­ner, la foi dans une béa­ti­tude éter­nelle ayant dis­pa­ru, la confiance en un monde meilleur sur cette terre se déve­loppe. Et si, par le pas­sé, il fut péné­tré de la foi chré­tienne, c’é­tait par besoin d’es­pé­rer, son esprit trop géné­reux ne pou­vant se conten­ter du néant.

* * *

C’est à peu près à la même époque que Wag­ner entre­prend de mettre au point la plus gigan­tesque de ses œuvres (à laquelle il tra­vaillait déjà plu­sieurs années aupa­ra­vant): sa Tétra­lo­gie. Ce monu­ment dra­ma­tique et musi­cal com­prend : un pro­logue, l’Or du Rhin, sui­vi de trois pièces : la Wal­ky­rie, Sieg­fried, le Cré­pus­cule des Dieux.

L’argent, cor­rup­teur autant que le pou­voir, et géné­ra­teur de dis­cordes, y est figu­ré par l’An­neau du Nie­be­lung (l’an­neau for­gé avec l’or du Rhin) qui devient le sym­bole de la richesse, — cette richesse qui donne la puissance.

Le Cré­pus­cule des Dieux, acte final et conclu­sion de la tétra­lo­gie, est la chute dra­ma­tique de tous les pou­voirs, qui, à force de se com­battre, se condamnent tous à la des­truc­tion. On peut voir, dans cette conclu­sion, la fin du monde capi­ta­liste et de l’É­tat, et par­tant, le champ libre pour la construc­tion d’une socié­té nouvelle.

Les per­son­nages de cette tétra­lo­gie ont été pui­sés dans la plus extra­or­di­naire des légendes ger­ma­niques d’a­près laquelle Sieg­fried, repré­sen­tant la force qui vainc le pou­voir en pré­sence et acquiert ain­si la puis­sance, devient lui-même esclave de la chaîne qu’il veut faire peser sur son auteur. Tout au long de la Tétra­lo­gie nous assis­tons à une lutte impla­cable entre le pou­voir et ceux qui le convoitent. Il se dégage de ces quatre pièces ‚(qui ne font qu’un seul drame) que le Pou­voir ne rend per­sonne heu­reux : pas plus ceux qui le détiennent que ceux qui le subissent, Dans un cas comme dans l’autre, loin de libé­rer l’homme, il l’as­ser­vit. Voi­là, à n’en pas dou­ter, ce qu’a vou­lu démon­trer Wag­ner dans sa tétralogie.

C’est ce que nous explique De Malan­der dans la Tétra­lo­gie tra­duite par lui et à laquelle il donne comme sous-titre : La bible d’un anar­chiste. (Édi­tions des Humbles, 1939, pro­ba­ble­ment épui­sé. C’est de ce livre que nous avons extrait le Salut de la Révo­lu­tion.) Cette tra­duc­tion, qui se donne pour but de démon­trer le sens pro­fond de l’œuvre, est cer­tai­ne­ment plus fidèle que toutes les autres, car le tra­duc­teur, sans s’ar­rê­ter à la dis­ci­pline de la poé­sie ou de la musique, s’est bor­né à repro­duire le mieux pos­sible la pen­sée de Wag­ner en uti­li­sant les termes fran­çais cor­res­pon­dant le plus à ceux que l’au­teur avait écrits en allemand.

Quoi qu’il en soit, nous ne sui­vrons pas De Malan­der dans toutes les anno­ta­tions qui accom­pagnent sa tra­duc­tion ; dans celle-ci, il n’est pas cer­tain qu’il ne dépasse, par­fois, la pen­sée de l’auteur.

La Tétra­lo­gie de Wag­ner, à en croire le texte, doit être cer­tai­ne­ment très scé­nique. Elle est, à coup sûr, quelque chose de gran­diose du point de vue musi­cal. Il n’en est joué, en France, que des frag­ments, notam­ment l’Ouver­ture de l’Or du Rhin, la Che­vau­chée des Wal­ky­ries de la Wal­ky­rie, Mur­mures de la forêt de Sieg­fried, où Wag­ner nous donne une si belle, si sai­sis­sante impres­sion de sa connais­sance pro­fonde des choses de la nature, Adieu de Wotan et la Marche funèbre du Cré­pus­cule des Dieux, trans­crip­tion musi­cale si puis­sam­ment évocatrice.

Wag­ner avait le secret de la musique des­crip­tive ; il sut mon­trer un talent sou­te­nu lors­qu’il écri­vit par la suite Tris­tan et Isolde, les Maîtres Chan­teurs et enfin Par­si­fal. Mais, dès Tris­tan et Isolde, il appa­raît que le Wag­ner anar­chiste fait place à un mys­tique, avec les Maîtres Chan­teurs et Par­si­fal, à un reli­gieux. Sans négli­ger, sans oublier que le grand com­po­si­teur, dans ces trois œuvres, ne fai­blit pas (bien au contraire), nous enre­gis­trons que le pen­seur révo­lu­tion­naire dis­pa­raît avec Tris­tan et Isolde, ce qui n’en­lève rien du conte­nu et de la por­tée phi­lo­so­phiques de la Tétra­lo­gie.

De Malan­der, décé­dé en Bel­gique pen­dant l’oc­cu­pa­tion, se pré­pa­rait à faire impri­mer les Ori­gines poli­tiques, phi­lo­so­phiques et sociales de la Tétra­lo­gie de Richard Wag­ner. Il s’a­git d’une œuvre d’en­ver­gure dans laquelle l’au­teur passe en revue toutes les influences qui ont pu déter­mi­ner Wag­ner à écrire, à com­po­ser un drame révo­lu­tion­naire. Le mys­ti­cisme reli­gieux que l’on trouve dans Par­si­fal, et qui est si éloi­gné de l’es­prit de la Tétra­lo­gie, y est examiné.

Sachons gré à De Malan­der de s’être livré à un tra­vail de recherche et d’a­na­lyse extrê­me­ment aride. Sont prises en consi­dé­ra­tion, dans son étude, toutes les écoles poli­tiques et phi­lo­so­phiques d’une époque. Fré­dé­ric Nietzsche, qui fut le pre­mier secré­taire de Wag­ner (et qui écri­vit Le cas Wag­ner), y est mis en cause.

Dès que les cir­cons­tances le per­met­tront, nous ferons édi­ter nous-mêmes ces Ori­gines de la Tétra­lo­gie. Ce sera la plus belle preuve du prix que nous atta­chons à un ouvrage dont l’a­nar­chisme doit savoir récol­ter tous les fruits.

* * *

Pour ce qui est de l’œuvre musi­cale de Wag­ner, qu’on ne vienne pas nous dire qu’elle n’est pas à la por­tée de tous ! Ce lan­gage est celui des snobs ou de ceux dont l’in­dif­fé­rence est la consé­quence d’une cer­taine paresse d’esprit.

Certes, cette musique ne peut être jouée que dans les grands centres, car son exé­cu­tion néces­site des orchestres extrê­me­ment nour­ris. Mais, bien qu’elle ne soit pas, évi­dem­ment, d’un abord aus­si facile que la musique « qui veut plaire » (genre Mas­se­net), elle demeure acces­sible à tout être sen­sible à ce qui est beau.

P. S. — Le livre le plus com­plet écrit sur Wag­ner est celui de M. Lich­ten­ber­ger (Librai­rie Alcan).

André Vigné

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