La Presse Anarchiste

Biographie de F. Domela Nieuwenhuis

Mul­ta­tu­li avait près de ving-huit ans, quand F. Dome­la Nieu­wen­huis naquit Utrecht le 3 mai 1848.

Rien de bien saillant qui vaille la peine d’être conté dans son ado­les­cence, ou tout au moins jus­qu’à sa ving­tième année.

C’est le 22 mai 1870 à Har­lin­gem que Dome­la Nieu­wen­huis com­mence sa car­rière de pas­to­rat. Lui-même, dans un opus­cule — Van Chris­ten tot Anar­chist (Com­ment de chré­tien je suis deve­nu anar­chiste) [[Tra­duc­tion de E. Armand publiée en feuille­ton dans « Par delà la mêlée ». n°26, 3e série, Pâques 1927]] a décrit ses débuts comme pas­teur luthé­rien : « C’est sous les plus heu­reux aus­pices que je com­men­çai ma car­rière ; je débor­dais de zèle et de pas­sion ; j’é­tais rem­pli d’i­déals et par des­sus tout, ani­mé par l’i­dée de l’é­glise, de satu­rer la socié­té de l’es­prit de Jésus, dont l’œuvre évi­dente était d’a­me­ner les hommes à vivre en har­mo­nie et en paix… mon ser­mon d’i­nau­gu­ra­tion fut com­po­sé sur ce texte : « c’est pour­quoi tout scribe ins­truit de ce qui regarde le royaume des cieux est sem­blable à un maître qui tire de son tré­sor des choses anciennes et des choses nou­velles (Math. XIII, 52)».

Ain­si se pas­sa un an qui « s’en­fuit comme un vais­seau sur une mer sans rides. »

Mais nous voi­ci en 1870, année de guerre. Deux pays en puis­sance de gran­deur s’en­tre­tuent. La bataille déferle, bien­tôt sui­vie de la défaite. C’est l’é­crou­le­ment de l’empire fran­çais, tan­dis qu’est pro­cla­mé l’u­ni­fi­ca­tion de l’empire alle­mand. C’est sur­tout Sedan, la Com­mune. C’est enfin une longue suite de mas­sacres, un spec­tacle affreux qui ne peut que révol­ter toute âme sensible.

Dome­la Nieu­wen­huis, ne peut res­ter impas­sible devant le drame qui se dérou­lait par delà les fron­tières des Pays-Bas. Il se mit à pla­car­der des affiches immenses « sur papier rouge avec croix blanche » et convo­qua une réunion publique dans une église bap­tiste « aux fins de pro­tes­ta­tion » contre la guerre et en vue de créer une Ligue de la Paix.

Ain­si, se des­si­nait chez Nieu­wen­huis, ces grandes pré­oc­cu­pa­tions qui ne le lachèrent point tout le reste de son exis­tence : le pro­blème de la paix, la lutte contre la guerre et le mili­ta­risme. Elles firent de Nieu­wen­huis, l’un des plus fer­vents contemp­teurs de la guerre.
La Ligue fut créée par le pas­teur qui sui­vait avec atten­tion les évé­ne­ments. Après chaque prêche, selon la cou­tume, on se réunis­sait pour « prendre » une tasse de café et dis­cu­ter du mou­ve­ment social, si bien qu’un jour, Nieu­wen­huis fut choi­si comme arbitre pour liqui­der une grève.

De cette prise de contact directe avec le milieu ouvrier, le pas­teur fut pro­fon­dé­ment tou­ché. Voi­ci com­ment il nous rap­porte cette entre­vue. « J’ai encore pré­sente à l’es­prit notre pre­mière entre­vue dans une grange à peine éclai­rée par une lampe au pétrole, à la lueur de laquelle les visages hâlés des ouvriers me firent une pro­fonde impres­sion, jeune et inex­pé­ri­men­té comme je l’é­tais alors ».

L’on se rend compte aisé­ment de l’in­di­gna­tion, que res­sen­ti­ra plus tard Nieu­wen­huis lors­qu’il com­pren­dra toute la misère traî­née par la popu­la­tion labo­rieuse des Pays-Bas et tan­dis que Mul­ta­tu­li essayait de pro­té­ger le Java­nais contre l’o­dieuse exploi­ta­tion des colo­ni­sa­teurs, Nieu­wen­huis lui, s’in­té­res­sait au sort misé­rable du tra­vailleur hollandais.

En 1895. dans l’Al­ma­nach de la Ques­tion Sociale [[Sous la direc­tion de P. Aigy­ria­dès.]] Dome­la Nieu­wen­huis don­nait sur les ouvriers tour­biers en Hol­lande un repor­tage qui mon­trait la pénible situa­tion de ces parias.

Quoique cela remonte à un demi-siècle. il n’est pas inutile de citer ici un court pas­sage de ce docu­ment révé­la­teur par plus d’un point.

Or donc, il est ques­tion de tour­bières, et Nieu­wen­huis évoque les « trek­kers » c’est-à-dire les ouvriers occu­pés à bêcher et à mélan­ger la matière tourbière.

« La vie que l’on y mène est fort pri­mi­tive. Les « trek­kers » dorment le plus sou­vent sans se désha­biller, dans des caisses en bois et ils sont lit­té­ra­le­ment dévo­rés par les puces. Quant à la cui­sine, ils la font à la façon des peuples pri­mi­tifs. La mar­mite conte­nant le plus sou­vent des hari­cots secs, des pois. des gruaux ou quel­qu’autres fari­neux, est sus­pen­due à un bâton repo­sant sur deux branches d’arbres à bouts four­chés, enfon­cés dans la terre. Cette ins­tal­la­tion se trouve habi­tuel­le­ment au beau milieu de la cabane et comme il n’y a pas de che­mi­née, la fumée s’é­chappe, par­tie par les fentes du toit, par­tie par l’huis ». Voi­là pour le confort du loge­ment et les com­mo­di­tés culi­naires ; quant au tra­vail, on peut le com­pa­rer à celui d’un for­çat. « Dans les gla­ciales mati­nées du prin­temps, le « trek­ker » se lève, sou­vent avant l’aube, pour se rendre à la tour­bière. Les jambes prises dans de longues bottes à semelles de bois, le voi­là dans l’eau, occu­pé au « bêchage»… Ses mains après une jour­née de ce tra­vail, ont un aspect mons­trueux, et il lui est impos­sible de plier les doigts. Ce n’est pas un tra­vail d’homme que font ces mal­heu­reux, mais un tra­vail de bêtes de somme. Et l’exis­tence qu’ils mènent est aus­si une exis­tence de bêtes brutes ».

Mais comme si cela n’é­tait pas encore suf­fi­sant, pour aggra­ver cet état de chose, l’ou­vrier tour­bier est en plus vic­time de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment for­cé, qui le livre, pieds et poings liés, à la mer­ci des patrons tour­biers-négo­ciants et Dome­la de conclure :

« À quand la révolte défi­ni­tive qui bri­se­ra le joug ? »

Mais reve­nons à notre pas­teur. Il ne devait pas rési­der long­temps à Har­lin­gem. L’an­née sui­vante — 25 juin 1871 — il était appe­lé comme pas­teur à Bever­wijk — à moi­tié route entre Alk­maar et Haar­lem — et comme texte de son ser­mon d’i­nau­gu­ra­tion, Nieu­wen­huis choi­si­ra ces paroles de Paul : « Tout ce qui n’est pas le pro­duit d’une convic­tion est péché » (Rom. XIV 23)

Ce n’est pas le hasard qui déter­mi­nait notre pas­teur à choi­sir un tel texte, non, il y a en lui une recherche constante de per­fec­tion dans la sin­cé­ri­té et ceci Nieu­wen­huis en fera la règle immuable de sa vie. Maintes et maintes fois, au cours d’une longue car­rière toute rem­plie de dévoue­ment et de sacri­fices pour l’i­déal libre­ment choi­si, il n’hé­si­ta jamais à mettre en accord sa vie avec ses idées.

Lui-même a expo­sé toute sa pen­sée à ce sujet dans sa confes­sion déjà citée. Voi­ci l’ex­trait qui s’y rapporte.

Il s’a­git donc du texte du ser­mon d’i­nau­gu­ra­tion de son ins­tal­la­tion à Bever­wijk « Tout ce qui n’est pas le pro­duit d’une convic­tion est péché ».

« Ce texte est impor­tant en ceci que je pour­rais presque le nom­mer la devise de ma vie, la règle de mes actions. Je pour­rais encore m’en récla­mer, car, dans tout ce que j’ai accom­pli, je me suis tou­jours lais­sé gui­der par ce prin­cipe — qu’est uni­que­ment nocif et cri­mi­nel ce qui n’est pas le pro­duit d’une convic­tion — c’est-à-dire de la per­sua­sion inté­rieure que c’est bien. En allant au fond des choses, c’est un point de vue anar­chiste, car le mot « convic­tion » exclut toute auto­ri­té exté­rieure et donne à la per­sua­sion interne, indi­vi­duelle, la déci­sion finale sur les faits et gestes de l’individu ».

À Bever­wijk, le mal­heur s’a­bat sur Nieu­wen­huis. À peine de deux ans marié, sa femme meurt, en don­nant le jour à deux enfants.

Que notre pas­teur en ait res­sen­ti une pro­fonde dou­leur, cela se com­prend, mais et lui-même nous le confes­se­ra par après, de cette mort date la perte de sa foi.

« J’es­sayai bien de réagir, de résis­ter. mais en fin de compte, ce fut trop fort : je ne pou­vais pas conser­ver la foi en un être supé­rieur tout amour après l’ex­pé­rience par laquelle je venais de pas­ser, je ne pou­vais pas décou­vrir dans le départ de ma com­pagne, la moindre par­celle d’une mani­fes­ta­tion d’amour ».

Le démon, selon l’ex­pres­sion de l’é­glise, avait déjà pris pos­ses­sion de l’âme de « notre pas­teur » sans doute. Reli­sons ce qu’é­cri­vait Nieu­wen­huis à ce sujet : « On se fait du “chez soi” un petit monde pour soi tout seul. Et cela. il ne le faut pas, car il y a bien d’autres besoins qui nous réclament, et si notre propre bon­heur ne s’é­tend pas jus­qu’au point d’at­teindre le bon­heur d’au­trui, ce bon­heur-là n’est pas encore le plus éle­vé qui soit. L’homme digne de ce nom ne peut être heu­reux sans faire, en une large mesure, rayon­ner le bon­heur sur autrui ».

Le pas­teur Nieu­wen­huis ne se lais­sa cepen­dant pas abattre par le mal­heur qui le frap­pait. Il réagit, ne fal­lait-il pas éle­ver les deux enfants ! Il se mit au tra­vail. De cette époque date sa col­la­bo­ra­tion à la revue de Onze Tijd (Notre Temps) que diri­geait N. W. Post­hu­mus, Nieu­wen­huis publia diverses études. sur Strauss et Vol­taire et un long tra­vail « Le Monde en folie ».

Dans ce der­nier. il était ques­tion de la guerre et du mou­ve­ment paci­fiste. Le pro­blème était for­te­ment agi­té ; nous sommes en 1872, la revue De Gids (Le Guide) en dis­cu­tait avec passion.

Qu’ap­por­tait Nieu­wen­huis en conclu­sion de son étude ? Il se décla­rait en faveur de l’ar­bi­trage inter­na­tio­nal, et comme moyens pra­tiques pré­co­ni­sait les arran­ge­ments sui­vants : « 1°Un cadre d’of­fi­ciers et milices natio­nales comme en Suisse ; 2°Réduction au mini­mum des bud­gets de guerre ; 3°Suppression des ambas­sades et leur rem­pla­ce­ment par des consuls pre­nant à cœur les inté­rêts de leurs conci­toyens ; 4°Déclaration d’in­dé­pen­dance de nos colonies ».

Il sera utile de se sou­ve­nir de ces conclu­sions pour mar­quer par la suite l’é­vo­lu­tion qui se pro­dui­ra chez ce pas­teur quand plus tard dans les Congrès Socia­listes inter­na­tio­naux. il pro­cla­me­ra la néces­si­té de la grève géné­rale pour lut­ter contre la guerre. Nous y reviendrons.

Le doute inté­rieur ne cesse de ron­ger la croyance de Nieu­wen­huis et d’au­tant plus que rema­rié depuis 1874, sa seconde femme meurt éga­le­ment. Le pas­teur est père de quatre enfants. sa foi chan­celle de plus en plus. Au fur et à mesure que cette foi s’en allait, Dome­la s’in­té­res­sait de plus en plus aux condi­tions de vie de ses sem­blables car avec juste rai­son : « lors­qu’il a renon­cé au ciel post­hume, il ne reste plus à l’homme qui pense que d’es­sayer de faire de cette terre un ciel ».

Le Pas­teur Nieu­wen­huis prê­cha donc le socia­lisme en gar­dant l’illu­sion que l’é­glise s’é­lar­gi­rait sous la pous­sée de la ques­tion sociale. Il ne com­pre­nait pas, comme il l’é­cri­rait après « que l’é­glise est un ins­tru­ment qu’emploient les classes pos­sé­dantes pour impo­ser silence, grâce aux pro­messes d’une éter­ni­té bien­heu­reuse, aux soi-disant basses classes et les récon­ci­lier avec leur détes­table sort ».

Nieu­wen­huis va donc pour­suivre son pas­to­rat en prê­chant sans s’ap­puyer sur aucun texte de la Bible, sans employer la for­mule rituelle pour le bap­tême, en ser­vant la cène sans par­ti­ci­per à la com­mu­nion. Ses enfants eux-mêmes n’é­taient pas baptisés.

On ne devait pas tar­der à l’in­quié­ter. On essaya de le des­ti­tuer, mais les règle­ments ont une telle « élas­ti­ci­té » qu’il aurait pu impu­né­ment pour­suivre sa car­rière, si lui-même n’a­vait com­pris la mal­hon­nê­te­té qu’il y avait de tirer un trai­te­ment d’une ins­ti­tu­tion qu’il ser­vait sans foi ni conviction.

Cela fit scan­dale et cer­tains col­lets mon­tés trou­vèrent que leur pas­teur y allait un peu fort. Une sour­noise colère cou­vait chez cer­tains parois­siens, tan­dis que d’autres se conten­taient trou­ver leur pas­teur éton­nant puis­qu’il s’in­for­mait plus du salaire gagné, de la cher­té de la vie. des dif­fi­cul­tés de vivre que de savoir si on allait à l’é­glise, si les enfants étaient bap­ti­sés, s’ils sui­vaient le caté­chisme, s’ils par­ti­ci­paient régu­liè­re­ment à la communion.

Le 25 novembre 1877, dans une allo­cu­tion pro­non­cée et publiée peu après en bro­chure, le pas­teur avait choi­si comme thème : Assez de reli­gion ? Davan­tage de reli­gion ? Ce ser­mon était ins­pi­ré du pas­sage biblique Rom. XIII, 8 : « Car celui qui aime les autres a rem­pli sa loi ».

C’é­tait sans conteste un ser­mon socia­liste dans lequel res­sor­tait l’i­dée que Kant avait eu rai­son de dire, que l’i­dée de Dieu ne peut jamais consti­tuer un motif pour l’ac­tion morale, et Nieu­wen­huis de pour­suivre : «…La reli­gion doit se repo­ser sur, s’en­ra­ci­ner dans la morale et non point absor­ber, englou­tir la morale ».

Ce fut bien étrange d’en­tendre expri­mer d’une chaire de telles paroles « de la bonne eau à boire, de bons abris, de la bonne nour­ri­ture, de la bonne ins­truc­tion pour tous », tels sont les plus pré­cieux témoi­gnages de l’es­prit reli­gieux qui réside en ceux à qui les inté­rêts de la ville et du pays sont confiés.

Ce ser­mon fut bien­tôt connu bien au delà de la paroisse, à La Haye ; le public reli­gieux le bap­ti­sa de « ser­mon communard ».

Vou­lez-vous être édi­fié sur l’é­tat d’âme de Nieu­wen­huis, voi­ci la fin de ce sermon :

« Avons-nous de la reli­gion ? En avons-nous assez ? Nous en faut-il davantage ?

« La vie seule peut solu­tion­ner cette ques­tion. Là où l’homme accom­plit son devoir, où il tra­vaille pour fon­der sur l’a­mour, le bon­heur de sa famille, pour épar­gner à un frère les vexa­tions et les souf­frances ; là où il veut joyeu­se­ment obli­ger autrui et édi­fier la socié­té sur les bases du droit et de la rai­son, de la véri­té et de la confiance : là, atten­tif aux paroles : “Vous les recon­naî­trez à leurs fruits” » nous pou­vons par­ler, en effet, de reli­gion ? Là où tout ceci n’est ni ren­con­tré, ni recher­ché, on peut admettre toutes les hypo­thèses ima­gi­nables en tant qu’elles cadrent avec le vou­loir ou la néces­si­té — car la reli­gion est demeu­rée étran­gère à cet homme ».

Mais Nieu­wen­huis lui-même a rap­pe­lé une anec­dote au sujet de ce prêche. Elle mérite d’être rap­por­tée puis­qu’elle met en cause Mul­ta­lu­li. Or donc, Mul­ta­lu­li qui fai­sait à l’é­poque une tour­née de confé­rences, remar­qua à l’é­ta­lage d’une librai­rie la bro­chure de Nieu­wen­huis. Il l’a­che­ta : « Or, ce qui semble incroyable, ce ser­mon le frap­pa tel­le­ment que, dans ses confé­rences, il le recom­man­da très cha­leu­reu­se­ment à ses audi­teurs. Vous ima­gi­nez-vous Mul­ta­lu­li recom­man­dant un ser­mon — la chose vaut la peine d’être remarquée ».

À dater de cette époque, Dome­la Nieu­wen­huis s’est enga­gé sur une nou­velle route. Il aura peine à s’en écar­ter : « Je dus aller de l’a­vant, bon gré, mal gré ».

Les frères Hugen­holtz, qui venaient de fon­der une « com­mu­nau­té libre », une église moderne et libé­rale, pré­ci­sèrent leur posi­tion idéo­lo­gique et reli­gieuse. Nieu­wen­huis répon­dit au mani­feste de la nou­velle église par une bro­chure : « Une libre voix du com­mun à la libre com­mu­nau­té d’Am­ster­dam », en pré­ci­sant que le mani­feste man­quait de net­te­té et que tout le fatras clin­quant du mot mas­quait, en réa­li­té, le principal.

Rap­pe­lant les paroles de Gœthe : « Là où man­quait l’en­ten­de­ment, on pro­non­çait au moment conve­nable des paroles », il pour­sui­vait, qu’au lieu de s’a­bri­ter der­rière le mot indé­fi­ni « foi, foi encore et tou­jours foi », les hommes intel­li­gents devaient deve­nir forts ».

Le 3 novembre 1878, invi­té à don­ner une confé­rence à la Libre Com­mu­nau­té d’Am­ster­dam, Nieu­wen­huis choi­sit comme thème : « Faites aux autres comme vous vou­liez qu’il fut fût fait ».

Une foule d’au­di­teurs vint à ce prêche, non seule­ment le public ordi­naire, mais nombre d’ou­vriers qui s’en venaient pour écou­ter le pas­teur socia­liste dans un local reli­gieux. C’é­tait aller un peu loin. On fit com­prendre à notre pas­teur d’al­ler, à l’a­ve­nir, prê­cher « sa révolte » ailleurs, cepen­dant qu’on venait à peine de lui expri­mer l’es­poir de le voir prê­cher plus sou­vent dans ce milieu. Hélas ! en ces temps comme de tout temps, la classe pos­sé­dante réglait les frais du temple. Il fal­lait nouer les deux bouts et pour cela ne pas éloi­gner la bonne clien­tèle, fidèle et fortunée.

On com­pren­dra que « notre pas­teur » se sen­tait de moins en moins chez lui dans cette Église, aux étroites envo­lées vers le social et la liber­té. Sup­por­ter plus long­temps une telle situa­tion lui sem­blait impos­sible. Il réso­lut de quit­ter l’É­glise et a cette fin adres­sa au Conseil de l’É­glise une lettre de démission.

Il est des plus impor­tant pour l’é­tude qui nous pré­oc­cupe ici, d’en don­ner un large extrait. Quant à la com­men­ter, cela n’est pas néces­saire tant il est super­flu d’a­jou­ter quoique ce soit à cette page pleine de droi­ture et de conscience :

« J’ai tou­jours vécu dans l’illu­sion que l’É­glise peut être rem­plie d’une nou­velle, vie, peut encore ani­mer la socié­té, le monde. Mais peu à peu, je me suis aper­çu que l’É­glise, comme telle, n’est pas en état d’en­tre­prendre cette tâche, qu’elle tient et se tien­dra tou­jours plus aux côtés de la socié­té comme une relique du pas­sé, sans force et sans puis­sance, traî­nant par la force de la rou­tine et de l’ha­bi­tude, une exis­tence lan­guis­sante. Dès lors, que je m’en suis convain­cu, il m’est impos­sible de tra­vailler plus long­temps dans l’É­glise, car il n’est rien de plus mor­tel pour l’en­thou­siasme, nulle œuvre plus démo­ra­li­sante que de s’a­char­ner sur un corps mort, dont, grâce à des pro­cé­dés arti­fi­ciels, on peut paraître pro­lon­ger la vie, mais auquel il n’est pas moins impos­sible de rendre la san­té et la force.

« L’exis­tence de la socié­té reli­gieuse consti­tue une entrave dans la voie de l’hu­ma­nisme qui est, selon ma convic­tion la plus sacrée, ce qu’il y a de plus éle­vé. Pour moi, la prin­ci­pale chose ce n’est pas d’être un chré­tien, mais d’être un homme. Pour toute socié­té reli­gieuse, c’est de conver­tir qu’il importe… L’É­glise est donc trop étroite, trop res­ser­rée… L’É­glise est donc en prin­cipe, enne­mie de l’hu­ma­ni­té. Dès que j’eus consi­dé­ré l’hu­ma­ni­té comme ce qu’il y a de plus éle­vé, l’É­glise per­dit pour moi de sa valeur et je bénis­sais le jour où — après l’a­voir remer­ciée pour les ser­vices qu’elle a ren­dus — on por­te­rait l’É­glise en terre. J’au­rais tou­jours vou­lu qu’on recu­la ses fron­tières, mais je m’a­per­çus qu’elle ne pou­vait le per­mettre sans perdre son carac­tère, autre­ment dit, sans pro­non­cer son arrêt de mort.

«…En ma qua­li­té de ser­vi­teur de l’É­glise, sala­rié par elle, il m’est impos­sible de consi­dé­rer son local comme une tri­bune d’où, par ma pré­di­ca­tion, je sape ce qui est la rai­son d’être de l’É­glise elle-même. Détruire d’une main ce qu’on édi­fie de l’autre est œuvre aus­si ennuyeuse que sans uti­li­té. Tra­vailler à l’a­van­ce­ment de l’hu­ma­niste et le faire en qua­li­té de pre­mier dans une Église qui est anta­go­niste à l’hu­ma­nisme, cela je ne le puis, ne le veux faire main­te­nant que je vois les choses plus clai­re­ment, ma conscience m’in­ter­dit donc de demeu­rer plus long­temps à la tête de la com­mu­nau­té ».

Et Dome­la Nieu­wen­huis pré­pa­ra son ser­mon d’a­dieu en repre­nant ce texte : « Per­sonne ne met une pièce de drap neuf à un vieil habit… On ne met pas non plus du vin nou­veau dans de vieilles outres…»

Le ser­mon fit quelques bruits. Impri­mé, il attei­gnit sept édi­tions. Il eut donc une assez belle diffusion.

Et voi­ci Dome­la Nieu­wen­huis rede­ve­nu libre citoyen des Pays-Bas. Il impor­tait avant tout d’être net, pas de replâ­trage, une nou­velle concep­tion de la vie impli­quait la liqui­da­tion de tout un pas­sé de pen­sées, juge­ments, concep­tions morales et phi­lo­so­phiques ren­dues caduques. Dome­la en un style ima­gé s’ex­plique : «…Si jus­qu’i­ci, tels de petits oiseaux habiles, nous avions pu nous rendre maîtres d’une ou deux petites mélo­dies qui reviennent sans cesse, il nous fau­drait désor­mais, avec une diver­si­té infi­nie de tous, nous effor­cer d’exé­cu­ter des varia­tions sur le même thème : le bon­heur de l’humanité ».

Dome­la Nieu­wen­huis par­la donc une der­nière fois en tant que pas­teur, nom­breux étaient ceux qui étaient venus pour l’é­cou­ter et, le même soir, dans le local de l’As­so­cia­tion des Tra­vailleurs, à La Haye, se tenait une réunion où l’on dis­cu­ta des méthodes de com­bat à employer pour lut­ter contre le capi­ta­lisme. Le tri­bun avait suc­cé­dé au pasteur.

« Je me trou­vais donc, écrit Dome­la Nieu­wen­huis, en dehors du cercle d’ac­ti­vi­té que je m’é­tais choi­si, que j’a­vais aimé, et cela sans savoir ce que m’ap­por­te­rait l’avenir ».

Que va faire Nieu­wen­huis ? L’ac­tion sociale le sol­li­cite. Il se jet­te­ra dans la bataille livre­ra aux nou­veaux dieux, qui entravent la libé­ra­tion des hommes, une lutte sans merci.

Sans comp­ter, en de quo­ti­diens labeurs sans cesse renou­ve­lés, Nieu­wen­huis entre­pren­dra de prê­cher ses nou­velles idées. Par la parole et par la plume il essaye­ra d’é­veiller le peuple aux idées de liber­té et de jus­tice sociales.

Mais il ne per­dra point de vue qu’un impor­tant pro­blème doit rete­nir toute son atten­tion. Il sait que sans sa réa­li­sa­tion tout tra­vail s’a­vère vain et inopé­rant, que rien ne peut être réa­li­sé de stable si la paix n’est point affir­mée et existante.

Il col­la­bo­re­ra aux revues : De Banier, De Dage­raad, De Vra­gen des Tijds.

En 1879 il fon­da le jour­nal socia­liste et libre pen­seur Recht voor Allen (Le droit pour tous), dont l’in­fluence sur l’o­pi­nion fut profonde.

Coup sur coup, il publie : Avec Jésus, Pour ou contre le socia­lisme, La ques­tion du ser­ment reli­gieux. La reli­gion de la rai­son, La reli­gion de l’hu­ma­ni­té.

À dater de ce moment. Dome­la Nieu­wen­huis se dépense éton­nam­ment. Son élo­quence cha­leu­reuse et ori­gi­nale, il la trans­porte de ville en ville, de vil­lage en vil­lage. Il déverse sa verve et son humour ici et là, par­tout où on le réclame.

Pas un congrès inter­na­tio­nal socia­liste, pas un congrès inter­na­tio­nal de la Libre Pen­sée où il ne sur­git appor­tant chaque fois à l’ar­deur d’une convic­tion pro­fonde, la cha­leur d’un talent, à la per­sua­sion émouvante.

Dans l’«Encyclopédie Socia­liste », Com­père-Morel et Jean Lor­ris [[Le Mou­ve­ment Socia­liste Inter­na­tio­nal, p. 290 et sui­vantes.]] ont conté l’his­toire du mou­ve­ment socia­liste en Hol­lande. L’his­toire, empres­sons-nous de le dire, est rela­tée à la façon du père Loriquet.

Écri­vant au sujet de l’his­to­rique du mou­ve­ment ouvrier hol­lan­dais, il est dit : « L’i­ni­tia­teur était un tailleur, M. Gerhardt, ouvrier ins­truit et éner­gique. Ce petit grou­pe­ment reçu, peu après, une adhé­sion qui fit grand bruit, celle d’un jeune pas­teur luthé­rien ardent et mys­tique, Dome­la Nieu­wen­huis, qui fon­dait, au début de 1879, un jour­nal, Recht voor Allen (Droit pour tous) et devient le chef du mou­ve­ment. En 1881, les quatre petits groupes qui exis­taient à Amster­dam, Rot­ter­dam, La Haye et Haar­lem consti­tuaient le Social demo­cra­tische Bond (Fédé­ra­tion sociale démo­cra­tique). la pre­mière orga­ni­sa­tion sociale du socia­lisme hol­lan­dais. Celui-ci dut alors tra­ver­ser une période longue et pénible de cruelles per­sé­cu­tions. Plus encore que les gou­ver­nants, la foule incons­ciente se mon­trait très vio­lem­ment hos­tile aux pion­niers de l’i­dée nou­velle. Leur pro­pa­gande est sans cesse entra­vée par les attaques, les injures, les vio­lences et les bru­ta­li­tés des masses, sur­ex­ci­tées par la presse chau­vine « oran­giste » autant que par les per­sé­cu­tions poli­cières et gouvernementales ».

Le mou­ve­ment socia­liste devait prendre dès le début un carac­tère sec­taire, fana­tique, sur­ex­ci­té, exal­tant la vio­lence révo­lu­tion­naire, écrit-on dans l’En­cy­clo­pé­die pré­ci­té. Dome­la Nieu­wen­huis est élu clans une cir­cons­crip­tion de la Frise. Après un court séjour au Par­le­ment, en 1891, l’ac­tion par­le­men­taire est jugée inopé­rante par le mou­ve­ment. L’or­ga­ni­sa­tion « dont il était l’âme retom­bait en plein uto­pisme anarchisant ».

Com­père Lori­quet essaye­ra donc de faire pas­ser l’é­vo­lu­tion sociale de Dome­la Nieu­wen­huis comme le résul­tat d’une dés­illu­sion par­le­men­taire. Le Social demo­cra­tische Bond « déviait » net­te­ment vers l’a­nar­chisme. En 1893, à Gro­ningue, au Congrès de Noël. une réso­lu­tion fut votée décla­rant que « le par­ti ne pren­drait plus part aux élec­tions, pas même comme moyen d’agitation ».

C’é­tait la rup­ture ouverte avec l’In­ter­na­tio­nale. Bien­tôt une scis­sion se pro­dui­sit : elle allait cher­cher à reprendre « la frac­tion orga­ni­sée du pro­lé­ta­riat à ceux qui l’en­traî­naient dans une voie funeste ».

D’i­ci date la déca­dence du mou­ve­ment socia­liste hol­lan­dais. Cer­tains essayèrent de ter­gi­ver­ser pour ten­ter de sau­ver la situa­tion. Dome­la vou­lait lui que le « Social­lis­ten­bond » — titre modi­fié — soit anti­par­le­men­taire. Devant le refus de la majo­ri­té. il consti­tuait avec ses fidèles une « socié­té de socia­listes libres ».

Sans doute, les foules tou­jours plus dis­po­sées à suivre ceux qui pro­mettent le lune que de faire face aux réa­li­tés, délais­sèrent peu à peu l’homme qui avait tout don­né pour ten­ter de libé­rer l’in­di­vi­du de ses ser­vi­tudes sociales et économiques.

Mais ceux qui avaient contri­bué à cet état de choses, ne devaient pas tar­der. à leur tour, d’être livrés aux que­relles intes­tines révo­lu­tion­naires et révi­sion­nistes s’en vinrent à l’in­sulte avant de s’ex­com­mu­nier. Lais­sons là toutes ces his­toires de bou­ti­quiers, de poli­ti­ciens, de bate­leurs, voyons les écrits mêmes de Dome­la Nieu­wen­huis. Avec le recul du temps, nous pou­vons nous rendre compte qu’il fut lui dans le bon che­min. Cer­taines pages de Nieu­wen­huis res­tent pro­phé­tiques. Le titre de son ouvrage publié en 1897 porte : « Le Socia­lisme en dan­ger» ; les ans ont ren­du cette étude d’une véra­ci­té incontestée.

Dans la pré­face de l’é­di­tion fran­çaise, Éli­sée Reclus pré­sente le livre de Nieu­wen­huis en ces termes : « L’ou­vrage de notre ami, D. N., est le fruit de patientes études et d’ex­pé­riences per­son­nelles très pro­fon­dé­ment vécues ; quatre années ont été employées à la rédac­tion de ce travail ».

Dans la pre­mière par­tie de son livre, l’au­teur exa­mine « les divers cou­rants de la sociale démo­cra­tie alle­mande » et nous parle du Congrès tenu à Erfurt en 1891 où déjà pointe les nou­velles ten­dances socia­liste-natio­nal-libé­ral au sein, du mou­ve­ment socia­liste embour­bé dans le parlementarisme.

« Notre impres­sion est que, pour des rai­sons d’op­por­tu­ni­té, la direc­tion du par­ti a pré­fé­ré aller vers la droite (pour ne pas perdre l’ap­pui de Voll­mar et les siens, dont le nombre était plus consi­dé­rable qu’on ne l’a­vait pen­sé) que la gauche, et quelle a sacri­fié l’op­po­si­tion dans un but per­son­nel ». Et non sans rai­son, Dome­la Nieu­wen­huis rap­pelle que Robes­pierre a agi de même. Après avoir anéan­ti l’ex­trême gauche, les héber­tistes, avec l’ap­pui des Dan­ton et des Des­mou­lins, il détrui­sit la droite afin de sor­tir seul vain­queur. « Mais lorsque la réac­tion leva la tête. il s’a­per­çut qu’il avait lui-même tué ses pro­tec­teurs natu­rels et qu’il avait creu­sé son propre tom­beau ».

« Le Socia­lisme en dan­ger ». écri­ra-t-il au seuil de la deuxième par­tie de son livre. car le socia­lisme inter­na­tio­nal tra­verse une crise pro­fonde. Nous n’é­tions qu’en 1893 au moment où se dis­cu­tait au Congrès de Zurich les diver­gences de concep­tions qui met­taient aux prises deux cou­rants qui se mani­fes­taient au sein de ces assem­blées : par­le­men­taire et anti­pa­rie­men­taire, par­le­men­taire et révo­lu­tion­naire ou, pour mieux dire, auto­ri­taire et liber­taire. Les réso­lu­tions des Congrès furent des com­pro­mis qui lais­sèrent la ques­tion entière sans en résoudre les pro­fondes divergences.

Dome­la Nieu­wen­huis fait une ana­lyse ser­rée de l’i­dée par­le­men­taire. ain­si que de la concep­tion de l’É­tat. Il cite avec à‑propos cette pen­sée de Karl Kauts­ky : « Les par­ti­sans de la légis­la­tion directe chassent le diable par Bel­zé­buth. car accor­der au peuple le droit de voter sur les pro­jets de loi n’est autre chose que le trans­fert de la cor­rup­tion, du par­le­ment au peuple ».

La cri­tique de la Sozial­de­mo­kra­tie est bros­sée d’une façon maî­tresse. Dome­la ne ménage aucun de ces équi­li­bristes poli­tiques, ces jon­gleurs de phrases, il affirme et cela s’est avé­ré d’une jus­tesse incon­tes­table : « La triomphe de la sociale démo­cra­tie sera alors la défaite du socia­lisme, comme la vic­toire de l’É­glise chré­tienne consti­tue la chute du prin­cipe chré­tien », et il conclut ce cha­pitre par ces lignes : « Pour nous, la véri­té est dans la parole sui­vante : aujourd’­hui le vol est Dieu, le par­le­men­ta­risme est son pro­phète et l’É­tat est son bour­reau : c’est pour­quoi nous res­tons dans les rangs des socia­listes liber­taires, qui ne chassent pas le diable par Bel­zé­buth. le chef des diables, mais qui vont droit au but, sans com­pro­mis et sans faire des offrandes sur l’au­tel de notre socié­té capi­ta­liste corrompue ».

Il est donc dans la logique nor­male, après un tel expo­sé, que Nieu­wen­huis aborde, le pro­blème en son entier et pose en quelque sorte le socia­lisme-liber­taire face au socia­lisme-auto­ri­taire, car les idées marchent.

En faire l’his­to­rique n’est pas chose aisée, car « la grande dif­fi­cul­té est de tra­cer la limite exacte entre ces deux principes ».

Ici, la per­son­na­li­té, là, la col­lec­ti­vi­té, par­tout le tem­pé­ra­ment, la natio­na­li­té, le milieu exercent leurs influences variées, bonnes ou mau­vaises, pleines d’es­poirs ou d’abattement.

Citant Bakou­nine, il écrit : « L’É­tat est un mal, mais un mal his­to­ri­que­ment néces­saire, aus­si néces­saire dans le pas­sé que le sera tôt ou tard son extinc­tion com­plète, aus­si néces­saire que l’ont été la bes­tia­li­té pri­mi­tive et les diva­ga­tions théo­lo­giques des hommes. L’É­tat n’est point la socié­té, il n’en est qu’une forme his­to­rique aus­si bru­tale qu’abs­traite ».

Dome­la est pré­cis et affir­ma­tif, entre l’au­to­ri­té et la liber­té il faut faire choix, ces deux prin­cipes sont irré­mé­dia­ble­ment incon­ci­liables. « L’es­prit de fra­ter­ni­té et de soli­da­ri­té n’a­ni­me­ra et péné­tre­ra l’hu­ma­ni­té que lors­qu’elle aura pris comme base l’é­ga­li­té, comme forme la liberté ».

C’est du Socia­lisme d’É­tat des Social-démo­crates et la Liber­té du Socia­lisme anti­au­to­ri­taire qu’il sera ques­tion dans le cha­pitre quatre où Dome­la montre que la social- démo­cra­tie devient de plus en plus un socia­lisme d’É­tat, un obs­tacle à la liber­té, tel sera le « Revi­re­ment dans les idées morales » qui doit se faire en tout et par­tout dans les domaines les plus variés pour le bien de tous et le triomphe de la liber­té et de la jus­tice sociale.

Vers 1880, l’ac­ti­vi­té de Dome­la Nieu­wen­huis est pro­di­gieuse, non seule­ment il consacre le meilleur de son temps à la lutte sociale qui le sol­li­cite quo­ti­dien­ne­ment, mais il prend une part pré­pon­dé­rante dans la lutte contre les dogmes reli­gieux et par­ti­cipe aux Congrès et réunions de la Libre Pensée.

C’est le Dr César De Paepe qui le presse d’as­sis­ter au Congrès de la Libre Pen­sée, à Bruxelles, en 1880. Il n’ai­mait guère les congrès, crai­gnant retrou­ver là une atmo­sphère sem­blable à celle des par­le­ments. Or, comme le disait lui-même Nieu­wen­huis, « un homme d’É­tat a dit que le mot “par­le­ment” est com­po­sé de deux mots : “par­ler” et “men­tir”.

En sep­tembre 1904 se tenait à Rome le Congrès des Fédé­ra­tions de la Libre Pen­sée [[Compte-ren­du du Congrès de Rome, 20 sep­tembre 1904.]]. Dome­la Nieu­wen­huis y prit la parole :

«…Pen­dant une hui­taine d’an­nées, j’ai eu cette naïve idée qu’on peut trans­for­mer l’É­glise et la pous­ser dans la voie du progrès.

«…Après, j’eus encore une autre naï­ve­té, celle de croire qu’on pou­vait réfor­mer l’É­tat dans un sens large et bienfaisant.

« Mais actuel­le­ment je suis reve­nu de cette illu­sion-là éga­le­ment, car je sens bien main­te­nant que je n’ai rien à faire ni avec l’É­glise, ni avec l’É­tat. Certes, l’É­tat a bien quelque chose à faire avec moi, car il m’o­blige. de lui rendre cer­tains ser­vices ; je les lui rends… aus­si peu que pos­sible, sinon, il serait impos­sible de vivre. Mais en même temps, je fais de mon. mieux pour saper autant que pos­sible, car le dogme de l’É­glise et le dogme de l’É­tat furent tous deux bri­sés pour moi ».

Telle est la pro­fes­sion de foi d’un liber­taire et par­lant de la Libre Pen­sée. Il poursuit :

« Mais qui pour­rait se per­mettre le luxe de mani­fes­ter sa pen­sée tout à fait libre­ment ? L’É­glise et l’É­tat vous tiennent. vous ne pou­vez pas faire un pas, vous ne pou­vez faire un mou­ve­ment, sans que celui-ci ou celle-là ne vous dise : NON ! cela n’est pas permis ».

À l’ordre du four de ce congrès était ins­crit le pro­blème de l’É­tat et les Églises (sépa­ra­tion des Églises et des États). Dome­la Nieu­wen­huis appor­ta au débat sur la ques­tion un point de vue peu com­mun mais empreint d’une haute phi­lo­so­phie. Il pla­ça. le débat sur son véri­table ter­rain, celui que les liber­taires ne cessent de pro­cla­mer, car pour réa­li­ser la véri­table libé­ra­tion humaine, il ne s’a­git point seule­ment de sépa­rer l’É­glise et l’É­tat. Il y a lieu de sup­pri­mer l’É­glise et l’É­tat. Agir autre­ment c’est faire non seule­ment la moi­tié de la besogne, mais c’est lais­ser sub­sis­ter les racines du mal. Toute l’in­ter­ven­tion de Dome­la Nieu­wen­huis à ce sujet est des plus inté­res­sante et j’ai crainte que n’en citant que des extraits, jie ne rende pas exac­te­ment sa pensée :

« L’his­to­rien anglais Tho­mas Buckle a dit dans l’his­toire des civi­li­sa­tions que les deux plus grands obs­tacles au pro­grès sont : 1°l’Église qui nous pres­crit com­ment il faut pen­ser ; 2°l’État qui nous pres­crit com­ment il faut vivre. Je suis d’ac­cord avec lui. L’É­glise pense pour nous et le fidèle n’a qu’à croire, c’est plus facile que de pen­ser soi-même, mais c’est en même temps la mort pour la libre pen­sée. L’É­tat agit pour nous et le citoyen n’a qu’à obéir, n’a qu’a suivre…

« Cela est beau­coup plus facile que d’a­gir direc­te­ment soi-même ; et la masse qui n’a reçu qu’une édu­ca­tion de trou­peau trouve plus facile d’o­béir que de se révol­ter, parce que ce der­nier acte implique tou­jours une ini­tia­tive indi­vi­duelle et une volon­té propre.

« Ces deux ins­ti­tu­tions, l’É­glise et l’É­tat, ont été le joug sous lequel l’hu­ma­ni­té a dû res­ter comme en état d’es­cla­vage per­ma­nent. D’a­bord l’É­glise se confon­dit avec l’É­tat, comme en Rus­sie où le tsar est en même temps chef de l’É­tat et de l’É­glise, comme au Thi­bet où le pape boud­histe, le Dalaï Lama, règne en souverain.

« Avec le déve­lop­pe­ment du concept de l’É­tat, celui-ci s’est. éman­ci­pé et alors cha­cun des pou­voirs se réser­va un domaine par­ti­cu­lier : l’É­tat, le domaine civil l’É­glise, le domaine spi­ri­tuel. Ce fut une espèce de com­pro­mis, mais des deux, ce fut tou­jours l’É­glise qui prévalut.

« L’É­tat avec son impé­ra­tif : tu dois, et l’E­glise avec le sien : tu feras, vio­lentent la rai­son humaine et tous deux ne peuvent pro­duire que des esclaves qui obéissent et non des hommes libres que nous dési­rons.»

L’an­née sui­vante, au Congrès de. Paris [[Compte-ren­du du Congrès de Paris, 7 sep­tembre 1905, p. 157.]], c’é­tait la ques­tion « La Libre Pen­sée et le Paci­fisme » qui fai­sait l’ob­jet du débat.

Cette ques­tion tient à cœur Dome­la Nieu­wen­huis. depuis des années il bataille par­tout pour faire triom­pher une concep­tion posi­tive de lutte contre le militarisme.

Voi­ci ce qu’il déclarait :

« La Libre Pen­sée veut qu’on pense, qu’on rai­sonne, qu’ont donne des argu­ments. et le Mili­ta­risme veut le contraire, ne connaît pas d’ar­gu­ments, mais des armes de fer et d’a­cier. Un être qui pense n’a­git pas avec les moyens de vio­lence, mais avec des argum­nents. Fré­dé­ric II le com­pre­nait très bien quand il disait : « Si mes sol­dats com­mencent à pen­ser ou à rai­son­ner, aucun d’eux ne res­te­ra dans les rangs ». Qu’est-ce donc qu’une armée ? Une col­lec­tion de per­sonnes sans pen­sée, sans volon­té, un trou­peau de bre­bis qui obéissent aveu­glé­ment au ber­ger, par crainte de son grand chien et sans com­prendre qu’il y a de mau­vais ber­gers. (Vifs applaudissements.)

« Le prin­cipe du Mili­ta­risme, c’est le concours for­cé, mais qu’est-ce que le concours for­cé sinon une autre façon de dési­gner l’es­cla­vage et le des­po­tisme ? C’est une attaque directe à la civilisation.

« Une des contro­verses les plus curieuses dans le monde est celle-ci : Cha­cun pour soi blâme, mau­dit la guerre, le mili­ta­risme, et tous ensemble l’en­tre­tiennent et le main­tiennent. On parle de paci­fisme. mais c’est un mot. Tous nous sommes des Paci­fistes, mais cela n’a pas de signi­fi­ca­tion du tout. Les bud­gets de la guerre et de la flotte vont tou­jours en aug­men­tant ; les armées et les flottes gran­dissent chaque année et, si cela doit conti­nuer, la fin doit être inévi­ta­ble­ment une ruine de tous… On feint l’a­mour de la paix, mais en même temps on se pré­pare à la guerre. On monte des comé­dies de la paix comme celle de La Haye et les acteurs ont une décla­ra­tion de guerre dans leurs poches. (Vifs applaudissements.)

« On parle d’hu­ma­ni­ser la guerre. Peut-on être plus hypo­crite ? L’i­dée d’hu­ma­ni­ser la guerre est aus­si ridi­cule que celle d’a­mé­lio­rer les pri­sons. Non, on n’a­mé­liore pas les pri­sons ni les guerres, on les abo­lit. (Très bien, sur plu­sieurs bancs.)

« A u nom de la civi­li­sa­tion et sous l’é­gide de l’empereur d’Al­le­magne on a don­né l’exemple d’une guerre huma­ni­sée contre les Chi­nois inci­vi­li­sés en n’ac­cor­dant pas de par­don et en enfi­lant à la baïon­nette les femmes et les enfants…

« Mais un siècle de Libre Pen­sée fera beau­coup plus pour la civi­li­sa­tion et le pro­grès que dix-huit siècles de chris­tia­nisme. (Applau­dis­se­ments.)

« Les Chi­nois les connaissent, nos chré­tiens civi­li­sés ! Écou­tez le mot d’un Chi­nois : pre­miè­re­ment on nous envoie des hommes en habits noirs (les mis­sion­naires) qui pré­tendent nous ouvrir les portes du ciel, des hommes que nous ne deman­dons pas et que nous ne dési­rons pas. En véri­té, ils se font les espions des hommes en habits blancs, qui les suivent pour faire du com­merce avec nous, pour nous trom­per et nous escro­quer. Et lorsque nous deman­dons des comptes à ces mes­sieurs blancs. ils envoient des hommes en habits mul­ti­co­lores avec des canons et des fusils pour nous tuer. (Rires et approbations.)

« Les armées per­ma­nentes, déjà nom­mées “une mala­die nou­velle” par Mon­tes­quieu, sont le plus grand fléau, car la guerre pro­vient néces­sai­re­ment des armées. comme la plante pro­vient de la graine. Même je pré­tends que la paix armée est beau­coup plus nui­sible que la guerre, car la guerre est pas­sa­gère et la paix armée per­ma­nente. (Applau­dis­se­ments sur un grand nombre de bancs.)

« C’est aus­si une sélec­tion, mais non pas natu­relle, plu­tôt arti­fi­cielle, ce n’est pas la lutte pour l’exis­tence, non, c’est une lutte contre l’exis­tence. Est-ce que le pro­fes­seur Hae­ckel n’a pas dit dans son His­toire de la créa­tion des êtres orga­ni­sés d’a­près les lois natu­relles, que les Jeunes gens les plus sains et les plus forts sont sacri­fiée annuel­le­ment par un recru­te­ment sévère dans tous les rangs de la socié­té et que tous les faibles et infirmes sont dis­pen­sés de cette sélec­tion mili­taire pour res­ter chez eux pen­dant la guerre pour se marier et se mul­ti­plier ? Plus il est faible et infirme, plus le jeune homme a la chance d’é­chap­per au recru­te­ment et de fon­der une famille. C’est pour­quoi il ne faut vas s’é­ton­ner qu’en réa­li­té la fai­blesse du corps et du carac­tère soit tou­jours crois­sante chez nos peuples civi­li­sés, tan­dis que les corps forts et sains, les esprits libres et indé­pen­dants deviennent de plus en plus rares. Oui, nous sommes res­tés des bar­bares avec un petit ver­nis de civi­li­sa­tion. (Applau­dis­se­ments). Mais grat­tez un peu et par­tout vous trou­ve­rez la bar­ba­rie, la bête humaine. (Vifs applaudissements.)

« Oh ! Quand un moderne Erasme chan­te­ra la louange de la sot­tise humaine, qu’il fera œuvre utile, mais je crains qu’il n’ose pas com­men­cer par crainte de ne jamais finir, car le livre de la sot­tise serait encore plus gros que la bible des croyants.

« Qu’est-ce qu’il y a a faire contre ce fléau du mili­ta­risme ? Selon moi (et, dans notre com­mis­sion, nous l’a­vons adop­tée una­ni­me­ment) la for­mule : Aucun homme et aucun cen­time, doit être pro­cla­mée par la Rai­son. Chaque homme qu’on livre à l’ar­mée per­ma­nente est un homme de moins pour l’ar­mée de la Libre Pen­sée. Chaque cen­time qu’on donne pour !‘œuvre des­truc­tive du mili­ta­risme est un cen­time de moins pour l’œuvre pro­duc­tive dont nous acons besoin pour le bien-être, pour le bon­heur des peuples.

[…]

« Et quels sont les moyens pra­tiques pour com­battre le mili­ta­risme ? Il y en a tant qu’il faut les étu­dier et dis­cu­ter avec un cer­veau clair et un cœur généreux.

« J’en nom­me­rai quelques-uns : la grève mili­taire en cas de guerre, la grève géné­rale des ouvriers pro­duc­tifs, la résis­tance pas­sive, le refus indi­vi­duel du ser­vice mili­taire, le boy­cot­tage des puis­sances bel­li­gé­rantes par tous les pays civi­li­sés. Oh ! ne pen­sez pas que d’en haut la paix vien­dra sur la terre, ni par un Dieu céleste ni par les maîtres ter­restres, car ils ont l’in­té­rêt de faire les guerres. Seule­ment quand les ouvriers pro­duc­tifs com­pren­dront qu’eux, qu’eux seuls, peuvent en finir avec la guerre. nous y arri­ve­rons. Les ouvriers des ports doivent déci­der de ne char­ger ni de ne déchar­ger aucun vais­seau des­ti­né à trans­por­ter les sol­dats, les canons ou les vivres. Il faut iso­ler les puis­sances bel­li­gé­rantes. Les ouvriers des che­mins de fer feront de même et alors la guerre sera impos­sible. Peut-être vous me direz : mais vous prê­chez aus­si la guerre civile.

« Je réponds : oui, si j’ai le choix entre la guerre civile et la guerre de deux nations, qui ne savent pas pour­quoi elles se battent, oui, je pré­fère la guerre civile, car alors on com­bat ses vrais enne­mis, les capi­ta­listes qui nous oppriment. C’est la seule guerre légi­time, la guerre sociale pour recou­vrer nos droits de l’homme. (Applau­dis­se­ments.)

« Nous cher­chons l’har­mo­nie et vou­lons écar­ter toute dis­son­nance, et le mili­ta­risme est une dis­son­nance dans le cœur des pensées.

« Nous vou­lons la déli­vrance du peuple, par­tout oppri­mé. Mais la pen­sée ne peut déli­vrer que si elle a pour domaine la liber­té. Ces deux se tendent la main pour fon­der celle socié­té des hommes libres que nous dési­rons et pour, laquelle je veux tra­vailler avec des che­veux gris, mais avec un cœur jeune tout le temps que je vis encore, (Longs applau­dis­se­ments répé­tés, sur tous les bancs.) 

Au Congrès de Zurich, 1893 [[Alma­nach de la Ques­tion Sociale, 1894, p. 187.]], déjà Dome­la Nieu­wen­huis avait pro­non­cé un dis­cours au sujet du mili­ta­risme qui situait sa façon de voir sur cette question.

[…]

Telle est la pen­sée de Dome­la Nieu­wen­huis. Une acti­vi­té sans cesse en éveil, tou­jours sur la brèche pour éclai­rer les hommes et les aider à se libé­rer des chaînes. de l’esclavage.

Et pour­tant ce vieux lut­teur trou­va bien des désillusions.

C’é­tait un homme tout d’une pièce ne sachant tergiverser.

Pas­teur, il ces­sa de croire et se reti­ra de l’É­glise ; socia­liste, il se ren­dit compte de l’i­nu­ti­li­té du par­le­ment et de l’ac­tion poli­tique, il quit­ta le par­ti socia­liste : par­le­ment et congrès se valent trop sou­vent, il ces­sa de s’y rendre. Il essaya jus­qu’à la fin de sa vie de pour­suivre, en homme libre, la lutte pour la libé­ra­tion des hommes.

Sans doute, tout cela semble aujourd’­hui péri­mé. Les notions de jus­tice et de liber­té ont drô­le­ment été mal­me­nées par les uns et les autres. Cha­cun s’en réclame pour mieux l’é­tran­gler par la suite. Un jour vien­dra où on réap­pren­dra aux hommes à pen­ser et à vivre librement.

Ce jour-là, cha­cun reli­ra avec pro­fit une vie comme celle de Dome­la Nieu­wen­huis ; cha­cun aime­ra de repen­ser avec lui ses écrits qui resur­gi­ront comme des idées que jamais on n’au­rait dû aban­don­ner. Alors des écrits qui rap­pel­le­ront l’homme et l’œuvre de Dome­la Nieu­wen­huis ne seront pas inutiles. 

La Presse Anarchiste