La Presse Anarchiste

L’École pour la vie

Le malaise dans l’école

Un peu par­tout, élèves, parents et maîtres se plaignent les uns des autres, l’é­cole ne les satis­fait pas. Par-ci par-là appa­raissent des ten­ta­tives de réforme dans la ques­tion des notes, des devoirs à domi­cile et par­fois même des pro­grammes. Des péda­gogues aver­tis intro­duisent le sys­tème des fiches gra­duées, pour rendre l’en­sei­gne­ment aus­si indi­vi­duel que pos­sible tout en ne tou­chant pas aux cadres tra­di­tion­nels. À part quelques réus­sites par­tielles, il semble, comme le disait déjà Pes­ta­loz­zi, que « la plu­part des arti­fices sco­laires pour inci­ter les enfants à l’é­tude sont pitoyables et contre nature. Ils rendent tout au plus l’en­fant patient à l’é­gard de ce qu’on veut intro­duire de l’ex­té­rieur dans son esprit, de ce qu’on cherche à lui ino­cu­ler. Ils ne sont pas du tout propres à ame­ner les enfants à sen­tir, à cher­cher et à trou­ver en eux-mêmes la force néces­saire à ce qu’ils doivent apprendre ».

Dans toute cette his­toire, l’é­co­lier n’est pas heu­reux, l’é­cole n’est pas pour lui. Elle semble tou­jours avoir été un lieu où l’É­glise, les gou­ver­ne­ments et des inté­rêts inavouables se sont dis­pu­té l’âme de l’en­fant., en cher­chant à la faire pas­ser dans une filière qui écorche tous ses angles vifs et dont elle sort bien mou­lée ou décom­po­sée, avec une odeur qui ne laisse jamais de doute sur les trai­te­ments qu’elle a dû subir. Après avoir quit­té cette atmo­sphère, beau­coup de jeunes gens ne lisent plus ; cela leur rap­pelle trop l’é­cole qui les a dégoû­tés d’ap­prendre, beau­coup ne réflé­chissent plus, ils ont trop bien appris à répé­ter la leçon, ils ne savent plus pen­ser par eux-mêmes. Et main­te­nant, ils ont l’illu­sion d’être libres. Peut-être était-ce bien le but de l’é­cole puis­qu’a­vec des citoyens de ce genre « on » peut tout faire et même du bon argent. Dans son étude sur « L’é­cole contre la vie », Edmond Gil­liard a bien noté ce fait que l’en­sei­gne­ment habi­tuel « défend les inté­rêts d’une classe, celle qui a tout avan­tage à ce qu’on vive de mémoire et non d’é­vi­dence, à ce qu’on étouffe les rai­sons du pré­sent sous les rai­son­ne­ments du passé ».

Ne disons pas que ces remarques ne sont pas construc­tives, elles nous obligent à par­tir de la réa­li­té vécue. Nous n’a­vons pas plus le droit d’i­gno­rer ce qui se passe à l’é­cole que ce qui se pas­sait mora­le­ment dans les camps de concen­tra­tion, notre lais­ser-faire est une par­ti­ci­pa­tion cou­pable que nous repayons tou­jours très cher un jour ou l’autre.

Quel par­ti vou­lons-nous défendre ? Notre réponse est simple : celui de l’en­fant et de la per­sonne humaine contre le ser­vage maté­riel et spi­ri­tuel obli­geant l’homme à se réfu­gier der­rière son argent ou à recher­cher la pro­tec­tion d’un dic­ta­teur. Si nous vou­lons une école pour la vie et non pour l’a­bru­tis­se­ment géné­ral, tout notre espoir ne peut se fon­der que sur l’éner­gie de notre déses­poir. Nous réus­si­rons ou bien ceux qui uti­lisent l’é­cole pour conso­li­der leur posi­tion sociale pour­sui­vront leur œuvre d’a­néan­tis­se­ment de l’es­prit de liber­té et de la civi­li­sa­tion. Devant notre action, ils seront obli­gés de se décou­vrir aux yeux de tous et l’on ver­ra plus clai­re­ment les des­sous du sys­tème sco­laire actuel. À titre d’exemple, voi­ci les vues offi­cielles d’un chef mili­taire suisse de l’Ins­truc­tion publique obli­ga­toire : « Il faut ins­pi­rer confiance aux jeunes gens dans la sol­li­ci­tude des diri­geants et des employeurs à leur égard. Pour cela, il faut se gar­der de mora­li­ser ou d’a­voir l’air de prendre fait et cause pour le gou­ver­ne­ment ou le patro­nat. Il faut que cette confiance s’im­pose à eux, comme à leur insu…»

Comment organiser l’avenir

« C’est trop pour le peuple », disait Tal­ley­rand à Napo­léon en sor­tant d’une école Pes­ta­loz­zi, à Paris. « Il ne faut pas créer le besoin », sinon…, quoi!? Le peuple pour­rait récla­mer davan­tage ; il n’est jamais satis­fait avec tous les pri­vi­lèges qui lui sont « accor­dés », ni même avec toutes les grâces de la cha­ri­té. Le pain et les cirques n’ont jamais suf­fit au peuple, preuve en soit la reli­gion chré­tienne qui prit nais­sance dans un milieu pauvre mais qui, rapi­de­ment, fut orga­ni­sée en sys­tème d’exploitation.

Il vaut la peine de médi­ter cette pen­sée de C.-F. Ramuz « Les bour­geois se trompent sin­gu­liè­re­ment s’ils croient que quelques conces­sions de leur part vont faire taire les appé­tits… Ils ne veulent pas voir qu’il ne s’a­git pas seule­ment de quelques appé­tits maté­riels à satis­faire, mais d’une grande faim spi­ri­tuelle qui engage et met en cause tout. l’a­ve­nir de l’homme et toutes ses possibilités. »

Les gens bien ren­sei­gnés sur la défense de leurs inté­rêts vous diront que plus l’ou­vrier aura de bon temps, plus il fré­quen­te­ra les cafés ; or, en fait, c’est pré­ci­sé­ment le contraire qui se pro­duit. Étant moins fati­gué, il cherche à s’oc­cu­per à la culture de son jar­din, ou de son esprit pour autant qu’il a su résis­ter à l’in­fluence sco­laire déprimante.

Si l’on ne veut plus tou­jours recou­rir aux famines et aux guerres pour résor­ber le chô­mage qui, avant la der­nière tra­gé­die, lia les mains à 60 mil­lions d’in­di­vi­dus sur notre pla­nète, il fau­dra bien tenir compte des inté­rêts de la per­sonne humaine avant ceux du capi­tal pri­vé. D’a­bord, en dénon­çant tous ceux qui ont inté­rêt à prê­cher en faveur des familles nom­breuses et en faci­li­tant le contrôle des nais­sances. Les effets des crises de sur­po­pu­la­tion dues à une mor­ta­li­té plus faible et une lon­gé­vi­té plus grande seraient alors limi­tés. Ensuite, il fau­dra bien rem­pla­cer la notion de chô­mage par celle d’u­ti­li­sa­tion des loi­sirs, ce qui est beau­coup plus humain. Ain­si l’or­ga­ni­sa­tion du monde qui ne peut être qu’in­ter­na­tio­nale pour­ra faire face au déve­lop­pe­ment de l’a­via­tion et de l’u­ti­li­sa­tion de l’éner­gie ato­mique, ain­si qu’aux nou­velles condi­tions de vie. La crise du tra­vail devant résul­ter d’une trans­for­ma­tion de la main-d’œuvre trou­ve­ra immé­dia­te­ment sa solu­tion dans la par­ti­ci­pa­tion de l’ou­vrier à la culture humaine.

Si l’ou­vrier avait pu prendre conscience de ses inté­rêts réels et s’il vou­lait sor­tir une fois de sa pas­si­vi­té, il y a long­temps que les écoles supé­rieures et l’U­ni­ver­si­té auraient été trans­for­mées et seraient deve­nues des foyers de culture acces­sibles à tous. Le bud­get de l’Ins­truc­tion publique doit rem­pla­cer le plus vite pos­sible le bud­get mili­taire, en Suisse comme ailleurs.

Comment l’école encourage le mensonge et prépare la guerre et la lutte des classes

Depuis l’é­cole pri­maire jusque dans les Facul­tés de théo­lo­gie, les élèves trichent puis­qu’ils doivent. apprendre non pour se for­mer l’es­prit, mais pour obte­nir des notes et pas­ser des examens.

Au Moyen âge déjà, le bache­lier aspi­rait à deve­nir che­va­lier pour gagner sa Dame et le bache­lier d’au­jourd’­hui reçoit offi­ciel­le­ment le droit d’en­trer au bor­del. Il entre ain­si dans le monde de l’of­fi­cia­li­té pour se pré­pa­rer à domi­ner ou à exploi­ter ceux d’une classe infé­rieure. Les études orien­tées en fonc­tion du bac­ca­lau­réat placent l’é­lève devant une ligne d’ho­ri­zon qui fausse entiè­re­ment son point de vue, en lui fai­sant croire qu’il peut atteindre ain­si une « matu­ri­té » d’es­prit alors qu’il n’a en main qu’un papier attes­tant son effort pour acqué­rir un esprit faux.

Jus­qu’à la mai­son, l’é­cole pour­suit l’é­lève, en lui impo­sant le sur­me­nage des « devoirs à domi­cile ». Dans la famille, le col­lé­gien est le der­nier qui puisse dire : « J’ai fini », car il n’a jamais assez fati­gué sa mémoire pour satis­faire tous ses maîtres qui, cha­cun, enseignent la branche la plus impor­tante. Il a beau spé­cu­ler sur les inter­ro­ga­tions où il n’au­ra pas à répondre, jamais il ne pour­ra se rendre en classe la conscience tranquille.

Même s’ils se révoltent encore contre l’é­cole, les parents doivent par­ti­ci­per aux « taches » pour essayer d’en finir une fois et chaque semaine ils sont obli­gés de contre­si­gner le bul­le­tin indi­quant le résul­tat du tra­vail et de la conduite du maître et ils couvrent ain­si de leur signa­ture le meilleur témoi­gnage de la faillite du régime scolaire.

Les enfants aiment les notes, dit-on. Cela n’a rien d’ex­tra­or­di­naire, il y en a bien qui, en déses­poir de cause, recherchent les puni­tions pour se faire remar­quer. Ce sys­tème fixe défi­ni­ti­ve­ment les sen­ti­ments d’in­fé­rio­ri­té, même chez les « meilleurs élèves », et au lieu de rendre mépri­sables les réac­tions de jalou­sie, il les ren­force en pous­sant à la com­pé­ti­tion afin d’ob­te­nir de meilleures notes que le voi­sin. ersatz d’un frère ou d’une sœur. En col­lec­tion­nant les bons points, l’en­fant apprend à bluf­fer inté­rieu­re­ment, et à mépri­ser ceux qui ont des réac­tions plus saines et en face des­quels il se sent obs­cu­ré­ment en état d’infériorité.

Pen­dant la leçon don­née et écou­tée sous le signe de l’en­nui, l’é­lève qui est ailleurs doit faire sem­blant d’é­cou­ter et le maître qui n’y est pas non plus doit faire sem­blant de s’in­té­res­ser à ce qu’il dit, mais cela ne prend pas. Les rares contacts se pro­duisent quand le maître oublie de suivre le pro­gramme et devient personnel.

La situa­tion du maître et de la classe de ceux qui n’ont qu’à bien se tenir tend à créer deux clans et à déve­lop­per ain­si cet esprit de classe qui, par la suite, sépa­re­ra les hommes plus pro­fon­dé­ment encore que leur religion.

Dans un tel régime, com­ment peut-on créer l’en­traide des éco­liers. com­ment peut-on ame­ner la coopé­ra­tion entre Uni­ver­si­tés, comme le récla­mait Fr. Bacon au XVIe siècle, et dans quel esprit se fera le tra­vail d’é­quipe ? Si nous ne vou­lons pas entrer dans un état de guerre per­ma­nent, l’é­du­ca­tion sco­laire qui forme les hommes de demain doit les rendre capables de créer une nou­velle struc­ture sociale, com­pa­tible avec la conquête de la paix.

L’agressivité

L’é­le­vé semble sou­vent réagir contre l’é­cole comme s’il était en état de légi­time défense. Cela devrait faire réflé­chir les maîtres mais, ceux-ci ayant enfin l’oc­ca­sion de prendre leur revanche de tout ce qu’ils ont endu­ré ne veulent pas lais­ser pas­ser une si bonne occa­sion ; d’ailleurs, leur rôle les met presque inévi­ta­ble­ment en conflit avec l’é­lève et ; si l’en­vie leur venait de s’at­ta­quer au sys­tème, ils seraient vite réduits au silence par la peur de perdre leur place. L’é­tat de guerre est donc recon­nu offi­ciel­le­ment. Le maître doit se faire le défen­seur de l’é­cole puis­qu’il est le valet des action­naires de cette bonne affaire. Dans « le bon vieux temps », il dis­po­sait, pour faire mar­cher ses ouailles, de la règle et d’autres moyens de tor­ture ; aujourd’­hui, il a encore en main tout un sys­tème de dis­ci­pline scolaire.

.Tout est réglé par la note. Cette « fausse note » appelle la note juste du cha­hut uni­ver­sel de la récréa­tion ou de la révolte contre le sys­tème. Pour ne plus rece­voir cette gifle, on a pous­sé le sadisme jus­qu’à faire signer à l’é­co­lier lau­san­nois une Charte par laquelle il s’en­gage ain­si : « À la récréa­tion, je ne joue qu’aux jeux qui sont auto­ri­sés par le maître .» « Je ne cours pas, je ne crie pas…» Non contents d’empêcher toute liber­té de .mou­ve­ment de l’es­prit, on vou­drait ligo­ter les corps « les mains au dos ». Alors que le pas de l’oie aura dis­pa­ru de toutes les armées, on ver­ra encore des bam­bins frap­per le pavé sous l’œil vigi­lant de la maî­tresse, si l’é­cole reste la proie des automatismes.

Et l’Au­to­ri­té, que devient-elle si l’on trans­forme cette façon de faire ? Elle sera remise en place, à sa juste place, car « Il n’y a pas d’in­dis­ci­pline. Il n’y a que. d’in­so­lentes formes de dis­ci­pline ». En effet, si l’au­to­ri­té poli­cière est néces­saire dans un sys­tème qui fabrique des révol­tés, elle ne sau­rait être consi­dé­rée comme une fin en soi, sinon par ceux qui sont inca­pables de s’a­dres­ser direc­te­ment à l’être humain repré­sen­té par l’é­lève. Le res­pect ne s’im­pose pas du dehors mais du dedans.

Mal­heu­reu­se­ment pour l’en­fant, toute cette lutte ren­force ses sen­ti­ments de faute. car il ne peut avoir rai­son contre l’au­to­ri­té ou les sacrés droits du plus fort. Sa culpa­bi­li­té le pousse à faire de l’é­chec aux exa­mens et à se faire punir pour sou­la­ger sa conscience ; d’autre part, tout acte de libé­ra­tion s’as­so­cie immé­dia­te­ment. pour lui à l’i­dée de mal faire.

Lorsque l’en­fant adopte une atti­tude pas­sive d’o­béis­sance, c’est la posi­tion la plus dan­ge­reuse mora­le­ment, pour son équi­libre, car il vit avec la peur de perdre l’a­mour des parents ou du maître dont il cherche à se faire bien voir, même s’il n’es­saie pas de dépas­ser ses cama­rades pour com­pen­ser ses sen­ti­ments d’in­fé­rio­ri­té. Plus tard, en recher­chant son centre de gra­vi­té en dehors de lui et en vivant en fonc­tion des autres, il ne par­vien­dra pas à l’autonomie.

Il faut à tout prix faire dis­pa­raître cette sté­rile ten­sion entre le maître et l’é­lève, afin que toutes les forces d’a­gres­si­vi­té ain­si vili­pen­dées soient ren­dues disponibles.

Pour opé­rer cette déri­va­tion, nous devons trou­ver le moyen d’o­rien­ter l’éner­gie de la classe dans une autre direc­tion que la rela­tion maître-élève. Or, des expé­riences ont démon­tré que la dis­ci­pline, pour autant qu’elle est encore néces­saire. n’est pas le tra­vail du maître, mais regarde la com­mu­nau­té des élèves, c’est leur affaire, elle fait par­tie de l’or­ga­ni­sa­tion sociale de l’é­cole et de l’ex­pé­ri­men­ta­tion poli­tique. Ain­si, l’a­gres­si­vi­té n’est plus cen­trée sur la per­sonne du maître, car il n’ap­pa­raît plus comme un père auto­ri­taire contre lequel il faut se révol­ter. Cette force vive lais­sée imper­son­nelle peut rede­ve­nir le désir d’as­si­mi­ler et:de com­prendre. Faci­le­ment cette éner­gie récu­pé­rée peut se diri­ger sur l’é­tude ou l’ob­jet de connais­sance. Pour cela, l’ins­ti­tu­teur doit des­cendre de son pupitre et venir au milieu des élèves afin d’être pour cha­cun l’i­ni­tia­teur et l’entraîneur.

Un maître ne peut guère réa­li­ser cet idéal avec plus de vingt élèves.

L’en­nui, les puni­tions, le mau­vais esprit en classe, les notes, les rangs et les exa­mens, par quoi va-t-on les rem­pla­cer ? Cette ques­tion, nous l’a­vons sou­vent enten­due. Puis­qu’il faut y répondre, nous dirons qu’on ne rem­place pas la mala­die d’un sys­tème, on la supprime.

Le centre d’intérêt remplace le programme

Com­ment orga­ni­ser les forces libé­rée par la solu­tion du conflit maître-élève ? « On laisse les enfants, jus­qu’à leur cin­quième année, en pleine jouis­sance de la nature, remar­quait Pes­ta­loz­zi ; on laisse agir sur eux chaque impres­sion qu’ils en éprouvent ; ils sentent sa force ; elle s’offre lon­gue­ment, sans contrainte, avec tous ses charmes, à la jouis­sance de leurs sens, et le libre déve­lop­pe­ment natu­rel a déjà pris, en eux une direc­tion très défi­nie. Et après qu’ils ont, cinq années pleines, goû­té cette féli­ci­té de la vie des sens, on fait dis­pa­raître d’un coup, tout autour d’eux, la nature entière, on arrête tyran­ni­que­ment sa marche attrayante et libre, on les jette, pres­sés comme des mou­tons, dans une chambre puante, on les enchaîne des heures, des jours, des semaines, des mois, des années, inexo­ra­ble­ment, à la contem­pla­tion de misé­rables lettres, mono­tones et sans attrait, et à un mode de vie si dif­fé­rent de leur état pré­cé­dent qu’on en devien­drait fou ». Dans son auto­bio­gra­phie, Freud qui, mal­gré son intel­li­gence, fut tou­jours un pre­mier de classe, constate que les enfants « de quatre à cinq ans sont intel­lec­tuel­le­ment très éveillés et qu’a par­tir de l’en­trée à l’é­cole, ils deviennent plus bêtes ».

Il s’a­git donc de lais­ser l’in­tel­li­gence s’é­pa­nouir en répon­dant au grand besoin d’ex­pé­riences et de savoir de l’en­fant et non de s’ap­pli­quer à refou­ler sys­té­ma­ti­que­ment toute envie de savoir par des pro­grammes inco­hé­rents ne tenant aucun compte de l’in­té­gra­tion à la vie. Pour se conso­ler de la perte de temps pas­sé à l’é­cole, les esprits cha­grins vou­draient faire croire que ce dur moment à pas­ser, en ver­tu même de sa base anti-psy­cho­lo­gique, est le meilleur appren­tis­sage aux luttes de la vie. Déci­dé­ment, il n’est pas facile de convaincre ceux qui sont entrés vain­cus dans la lutte pour la vie, déjà convain­cus par l’é­cole. Tou­te­fois, nous les croyons capables d’être d’ac­cord avec nous pour admettre, après consta­ta­tion, que l’en­fant, encore un peu nor­mal, ne craint pas les dif­fi­cul­tés. En consé­quence, s’il ne peut pas faire « tou­jours » ce qu’il veut, au moins faut-il qu’il puisse vou­loir ce qu’il fait. Pla­cé dans une situa­tion psy­cho­lo­gique favo­rable, on constate qu’il lui est pos­sible d’ap­prendre. en quelque temps ce qu’il met habi­tuel­le­ment des mois et des années à ne pas vou­loir apprendre..

Mal­gré tout leur dévoue­ment, les péda­gogues en charge se déchargent par­fois de leur res­pon­sa­bi­li­té, en disant que notre façon de voir réclame des maîtres hors ligne, ce qui sous-entend pro­ba­ble­ment qu’ils en seraient seuls capables, mais qu’il n’y faut pas pen­ser, car leur force d’i­ner­tie est trop grande. Et pour­tant comme ils se réveille­raient et trou­ve­raient une joie incon­nue à tra­vailler ain­si ; les forces vien­draient toutes seules. Il suf­fit d’o­ser se lan­cer, d’un peu par­tout ; même avant que les anciens pro­grammes soient effa­cés. La lettre qui tue tien­dra debout tant que nous lui don­ne­rons de l’ou­vrage dans le mas­sacre des Inno­cents, main elle tom­be­ra d’elle-même dès que l’es­prit vivi­fie­ra les consciences.

Seuls les inté­rêts réels de l’en­fant peuvent ser­vir de point de départ à une « édu­ca­tion fonc­tion­nelle » : La ques­tion de son ori­gine étant la base des pré­oc­cu­pa­tions conscientes et incons­cientes de l’en­fant, il est néces­saire de fon­der l’en­sei­gne­ment sur ce « centre d’in­té­rêt général. »

C’est pour cela que la mère doit répondre aux ques­tions de son enfant, avant l’en­trée à l’é­cole. Il est néces­saire que cette réponse soit don­née sans fausse pudeur. C’est du reste une excel­lente chose pour la mère de se com­por­ter comme si elle était nor­male et n’a­vait pas été trau­ma­ti­sée par la mau­vaise édu­ca­tion sexuelle reçue dans son enfance.

Ici, il faut rap­pe­ler que tout en dési­rant amé­lio­rer le sort des enfants, les parents résistent à tout ce qui ne rap­pelle pas les pro­grammes de leur enfance et à ce qui ne per­met pas de se retrou­ver dans ses enfants. Les mau­vais sou­ve­nirs s’ef­facent devant l’at­ten­dris­se­ment sur le temps pas­sé à l’é­cole. Enle­ver un iota à la tra­di­tion, c’est com­mettre le sacri­lège de mettre en doute l’au­to­ri­té de ses propres parents et c’est ris­quer de perdre leur amour. Cepen­dant, dès l’ins­tant où ils prennent conscience tous ces obs­tacles inté­rieurs de nature incons­ciente et infan­tile, les parents les moins. aver­tis sentent la néces­si­té de repen­ser le pro­blème de l’é­du­ca­tion et de l’ins­truc­tion. D’ailleurs, il faut bien se rendre compte que l’é­cole popu­laire offi­cielle en est, encore à ses pre­miers tâton­ne­ments puis­qu’elle est un fruit tar­dif de la Révo­lu­tion française.

Il est inutile de recher­cher des centres d’in­té­rêts mul­tiples puisque l’en­fant nous donne avec son pro­blème le point de départ de toute for­ma­tion intel­lec­tuelle : l’ex­pé­ri­men­ta­tion et la com­pré­hen­sion des sciences natu­relles for­me­ront la matière de l’en­sei­gne­ment pri­maire.

L’en­sei­gne­ment. n’é­tant plus basé sur le « ne touche pas » ou le « ça ne te regarde pas » devien­dra une réponse tou­jours vivante à l’en­fant qui ne demande qu’à com­prendre et à s’instruire.

Les leçons dif­fé­rentes, se suc­cé­dant d’une heure à l’autre, n’ont plus leur rai­son d’être. Une recherche, dans ses dif­fé­rents aspects, peut durer plu­sieurs jours, si l’on veut que l’en­fant soit à son affaire et puisse réa­li­ser un tra­vail indi­vi­duel com­pris dans le tra­vail d’é­quipe et d’en­semble de la classe, ou disons mieux, de la petite communauté.

La matière de l’en­sei­gne­ment pri­maire se pui­se­ra et s’ex­pé­ri­men­te­ra dans et avec l’his­toire de la terre, des plantes, des ani­maux et de l’homme. L’as­tro­no­mie ne sera plus le pri­vi­lège de grands ini­tiés et le ciné­ma sco­laire, en par­ti­cu­lier le des­sin ani­mé appli­qué aux mathé­ma­tiques et aux sciences (sys­tème Nico­let), ren­dra les ser­vices qu’on est. en droit d’at­tendre de lui. Le des­sin, le mode­lage, la consti­tu­tion de col­lec­tions et la construc­tion de ter­ra­riums et d’a­qua­riums joue­ront natu­rel­le­ment un grand rôle dans ces études. Quant à l’a­rith­mé­tique et au fran­çais, ils ser­vi­ront uni­que­ment de tech­niques ou de moyens pra­tiques de prendre pos­ses­sion de de monde. Les cahiers édi­tés pério­di­que­ment par la classe sur les presses sociales (Frei­net), inté­res­se­ront les parents à ce qui se fait. Le chant, les sym­pho­nies (gra­mo­phone, radio), les orchestres, les jeux col­lec­tifs (ryth­mique pour fillettes), le jeu de. gui­gnols et l’Art dra­ma­tique, joue­ront un rôle dyna­mique dans l’or­ga­ni­sa­tion sociale de l’é­cole. Les enfants joui­ront si pos­sible de cette vie sociale pour le repas de midi, comme cela se pas­sait déjà dans le Lycée d’A­ris­tote. L’in­fluence de la famille est sou­vent mau­vaise à ce moment-là et les parents auraient besoin d’être seuls pour se retrouver.

D’une façon géné­rale, l’a­près-midi est réser­vé à des formes d’ac­ti­vi­té plus auto­ma­tiques tels que les jeux, le chant, la danse, le des­sin, les construc­tions à l’a­te­lier ; cepen­dant, cette ques­tion n’a pas grande impor­tance vu que l’é­cole est tou­jours en vie et en mouvement.

L’é­cole doit per­mettre à l’en­fant de refaire les expé­riences propres à don­ner le sens de la culture. Il y a plus de 2.400 ans, Hip­po­crate ouvrait des oeufs de poule à leurs dif­fé­rents stades. Com­bien d’en­fants « modernes » ont eu le pri­vi­lège de voir cette mer­veille ? Il se trouve encore des citoyens cou­rant les rues en croyant à la géné­ra­tion spon­ta­née des asti­cots, à l’in­té­rieur des pommes — d’Eve — et per­sua­dés que les poux appa­raissent spon­ta­né­ment sur une tête sale. Dès leur enfance, on leur a soi­gneu­se­ment caché leur ori­gine et, comme les Pri­mi­tifs, ils ont igno­ré le rôle de la cau­sa­li­té pater­nelle ; ils ont dû se conten­ter de for­mules toutes faites, si bien qu’ils n’ont jamais trou­vé le fil d’A­riane condui­sant au sens des choses. N’ayant pu se consti­tuer un Moi solide, ils sont à la mer­ci de tous les exploi­teurs poli­tiques : mili­taires et finan­ciers qui cherchent à sur­mon­ter par la domi­na­tion leurs sen­ti­ments d’in­fé­rio­ri­té d’en­fants mal élevés.

L’en­fant édu­qué pour son bien et celui d’une socié­té intel­li­gente doit acqué­rir le sens de la cau­sa­li­té. Ses édu­ca­teurs ne le cou­pant pas de ses bases, il connaî­tra ses ori­gines et appren­dra à com­prendre celles des choses.

Dès l’é­cole secon­daire, ouverte à tous, l’é­lève ain­si entraî­né peut entre­prendre l’é­tude des syn­thèses. his­to­riques, des reli­gions, des folk­lores et des lit­té­ra­tures dans leurs milieux géo­gra­phiques. L’é­tude des langues étran­gères est inté­grée à cet ensemble. L’é­tude des langues mortes est rem­pla­cée par la lec­ture de tra­duc­tion et sur­tout par de bonnes connais­sances en éty­mo­lo­gies grecques, latines et indo-euro­péennes. C’est l’U­ni­ver­si­té qui pré­pare les spé­cia­listes, pro­fes­seurs de grec et de latin. Un pro­fes­seur de latin, Edmond Gil­liard, disait même : « Conti­nuer à ensei­gner le latin aux enfants, c’est vou­loir s’obs­ti­ner à les éclai­rer avec des torches de résine, alors qu’ils ont l’é­tin­celle élec­trique au bout des doigts. C’est encras­ser de suie les canaux de l’en­ten­de­ment. C’est, dès le début, enfu­mer la vie pour en rem­plir des boites de conserve ». N’est-ce pas par réac­tion contre des sen­ti­ments d’in­fé­rio­ri­té, devant la vie, que cer­tains huma­nistes inhu­mains veulent faire pas­ser l’é­lude du latin pour les arcanes de la culture clas­sique ? En fait, le latin étouffe le peu d’es­prit que l’é­cole a lais­sé flam­ber et éloigne l’é­lève de toute vraie culture. Avant que l’on puisse réa­li­ser « une école pour la vie », les pro­fes­seurs devraient être payés suf­fi­sam­ment pour ne plus avoir la ten­ta­tion d’ex­ploi­ter le béné­fice des leçons par­ti­cu­lières par le chan­tage mena­çant d’un échec aux examens.

Dans les der­nières années, l’ex­pé­ri­men­ta­tion « source unique de la Véri­té », d’a­près le mathé­ma­ti­cien Poincaré,.servirait de base aux tra­vaux de mathé­ma­tique, phy­sique et chimie.

La logique, pas plus que la morale ou la péda­go­gie ne peut être ensei­gnée pour elle-même une fois sor­tie de la réa­li­té. « Le logique, disait Hegel, ne peut être appré­cié à sa véri­table valeur que lors­qu’il est deve­nu le résul­tat de l’ex­pé­rience scien­ti­fique ; il se pré­sente alors à l’es­prit comme une véri­té géné­rale, non comme une connais­sance par­ti­cu­lière à côte d’autres matières et réa­li­tés, mais comme l’es­sence de tout cet autre conte­nu pour l’esprit…»

Le tra­vail domi­cile ne com­men­ce­ra qu’a par­tir de 13 ans, avec l’en­trée à l’é­cole secon­daire. Il consis­te­ra sur­tout en lec­tures pour la pré­pa­ra­tion de tra­vaux d’é­lèves. En aucun cas, il pour­ra être « une tâche » ou une cause de fatigue.

L’o­rien­ta­tion pro­fes­sion­nelle doit se pla­cer à l’en­trée des dif­fé­rentes sec­tions du Gym­nase (lit­té­raire, scien­ti­fique, tech­nique, com­mer­cial et artis­tique), pour aider l’é­lève dans son choix.

L’U­ni­ver­si­té pour­ra s’é­lar­gir à des formes popu­laires pour ceux qui n’ont pas pu béné­fi­cier de l’E­cole unique. Ouverte à tous ceux qui s’en montrent capables par leur goût au tra­vail ren­du évident par un ensemble de tra­vaux per­son­nels, l’U­ni­ver­si­té, au ser­vice de la com­mu­nau­té, assu­re­ra l’en­tre­tien de l’é­tu­diant pen­dant la durée des études. Ces études ne sont donc pas obli­ga­toires comme l’E­cole secon­daire et le Gym­nase, com­pris dans le sens d’un appren­tis­sage pour tous les métiers et professions.

À part leur spé­cia­li­sa­tion, toutes les Facul­tés ont des cours en com­mun avec le plus de dis­cus­sions pos­sibles entre pro­fes­seurs et étu­diants. Les sémi­naires peuvent deve­nir vivants dès l’ins­tant où le pro­fes­seur admet la contra­dic­tion et ne la prend pas pour une offense per­son­nelle. Pour ceux qui auront pas­sé par la for­ma­tion cultu­relle que nous pro­po­sons, y com­pris un mini­mum d’une tren­taine de séances de psy­cha­na­lyse didac­tique, la ques­tion ne se pose­ra même pas, cela ira de soi.

L’U­ni­ver­si­té veille­ra à entre­te­nir des échanges inter­na­tio­naux, car toute stag­na­tion natio­na­liste et impé­ria­liste est un poids mort dans l’é­vo­lu­tion du monde. L’U­ni­ver­si­té doit prou­ver que l’es­prit règne par-des­sus les frontières.

Pour limi­ter le pou­voir de la culture qui leur parait une dan­ge­reuse machine de cri­tique et d’in­for­ma­tion, capable de dévoi­ler les des­sous de leur entre­prise, cer­tains parlent de plé­thore d’u­ni­ver­si­taires et d’in­tel­lec­tuels. Or ceux-ci ne sont dan­ge­reux pour le pays que s’ils forment une caste à part, comme les fonc­tion­naires. Ils perdent ain­si le sens de leurs res­pon­sa­bi­li­tés et deviennent les ven­touses du peuple. Pour parer à ce dan­ger, tous doivent se sen­tir fonc­tion­naires ou plu­tôt membres actifs de la société.

Ceux qui affirment, dans Le Mani­feste de l’En­cy­clo­pé­die de la Renais­sance fran­çaise : « Nous vou­lons unir l’in­tel­li­gence au tra­vail », peuvent se per­mettre d’a­jou­ter : « Nous vou­lons faire de chaque Fran­çais un intel­lec­tuel ». Il faut en effet aider chaque peuple à s’a­van­cer dans cette. voie. Quand le conflit des géné­ra­tions se fait sen­tir dans cette action, nous ne devons pas oublier qu’un père et un fils sont aux prises en nous-mêmes. Sachons ne pas réduire la ques­tion de l’é­cole à une lutte de ten­dance ou de par­ti et agis­sons dans l’es­prit du fils, ce qui ren­dra tout pro­grès possible

En conclu­sion, les études ne seront plus du temps per­du ou un moyen de tuer le temps et l’in­tel­li­gence, elles seront du temps vécu qui s’in­té­gre­ra dans la durée de la vie et la joie qu’elles appor­te­ront sera le point de départ d’une éthique nou­velle. Cha­cune des pos­si­bi­li­tés pro­po­sées a déjà été expé­ri­men­tée avec suc­cès, dans dif­fé­rentes écoles ; il res­tait à les réunir en une syn­thèse cohé­rente. Nos pro­gramme habi­tuels ne tiennent plus debout, c’est. pour cela qu’ils tombent d’eux-mêmes. Ils sont les der­niers symp­tômes de notre socié­té névro­sée, en conflit avec elle-même. Plus per­sonne ne pense qu’ils n’ont pas de consé­quence et aucun retar­da­taire n’empêchera le corps social de trou­ver la gué­ri­son qu’il réclame à tra­vers une École pour la vie. Bien­tôt va se réa­li­ser le rêve de Pes­ta­loz­zi : « Par l’é­du­ca­tion du peuple à sa libération ». 

La Presse Anarchiste