La Presse Anarchiste

Les financiers dans la patrie

Les milieux finan­ciers ita­liens envi­sa­ge­raient la pos­si­bi­li­té d’une faillite de l’u­sine d’au­to­mo­biles « Fiat ». Si une telle éven­tua­li­té se réa­li­sait, l’é­co­no­mie trans­al­pine ris­que­rait d’être rui­née, car cette entre­prise repré­sente à elle seule le tiers des indus­tries méca­niques du pays. Cet état de choses est créé par la dimi­nu­tion de la pro­duc­tion : 200 voi­tures quo­ti­diennes contre 1.000 en temps nor­mal. Les causes de cette sous-pro­duc­tion pro­vien­draient. d’une part, des bom­bar­de­ments qui ont dimi­nué la capa­ci­té de pro­duc­tion de 20 pour 100 et. d’autre part, de l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en char­bon qui ne satis­fait qu’à rai­son de 65% les besoins de cette Socié­té. Enfin, le ren­de­ment indus­triel serait en grosse dimi­nu­tion, du fait de l’a­gi­ta­tion sociale des ouvriers.

Les mêmes milieux estiment que « seules des inter­ven­tions étran­gères pour­raient sau­ver la Fiat » et que la « Gene­ral Motors » ou Ford seraient déci­dés à en deve­nir propriétaires.

Tout d’a­bord cette affir­ma­tion que seule l’in­ter­ven­tion étran­gère peut sau­ver l’in­dus­trie auto­mo­bile ita­lienne du désastre nous donne la pro­fon­deur du « patrio­tisme » des diri­geants de l’é­co­no­mie de ce pays. Voi­ci donc ces gens, plus ou moins res­pon­sables du conflit mon­dial, qu’ils ont aidé à créer par la fièvre qu’ils ont sou­le­vée en 1940 en abu­sant le peuple ita­lien, en exal­tant ses ver­tus créa­trices, pro­duc­trices, en pla­çant, en un mot, le génie de la race au-des­sus de celui des autres pays jus­qu’à pré­tendre avoir le mono­pole des réa­li­tés de notre époque ; voi­ci donc ces finan­ciers fai­sant une volte-face rapide et ahu­ris­sante. pro­cla­mant la situa­tion inso­luble pour les capa­ci­tés d’a­dap­ta­tion des latins et ne voyant le salut que dans ces indus­triels d’outre-Atlan­tique, dont la dis­pa­ri­tion devait être, à les en croire, il y a peu de temps, une condi­tion impé­rieuse de la « conti­nui­té de notre civilisation ».

Il est évident que nous savons depuis long­temps que les finan­ciers de tous pays n’ont pas de patrie. Encore une fois nous n’af­fir­mons rien que nous ne pou­vons prou­ver, et les preuves nous sont four­nies par nos adver­saires mêmes, en plein désar­roi par une situa­tion qu’ils ont aidé à créer et qui, les dépas­sant, menace de les évin­cer défi­ni­ti­ve­ment de la scène sociale, par la sup­pres­sion natu­relle de leur fonc­tion éco­no­mique et de leur néces­si­té his­to­rique depuis long­temps révolue.

L’af­faire de la Fiat est symp­to­ma­tique à ce sujet, en ce sens que ce sont les Amé­ri­cains qui sont appe­lés par les res­pon­sables de l’é­co­no­mie ita­lienne à sau­ver cette dernière.

Les réflexions issues de cette nou­velle ne s’ar­rêtent pas là. La troi­sième cause de la décon­fi­ture pro­bable de la Fiat serait l’in­suf­fi­sance du ren­de­ment indi­vi­duel occa­sion­née par l’a­gi­ta­tion ouvrière. Ceci nous laisse rêveur. Nos finan­ciers ita­liens espèrent-ils donc que, les pro­prié­taires de l’en­tre­prise étant chan­gés, l’a­gi­ta­tion ces­se­ra ? Et, comme cela semble être leur convic­tion, sur quoi peut s’é­tayer cet espoir ? Ford pour­rait-il, serait-il en mesure de don­ner satis­fac­tion aux reven­di­ca­tions de ses futurs ouvriers ? Ou plu­tôt aurait-il les moyens maté­riels de les affron­ter vic­to­rieu­se­ment, met­tant ain­si fin, par un échec reten­tis­sant et dépri­mant à toute agi­ta­tion puis­sante clans le pays ? Les dif­fé­rentes ques­tions ain­si posées méritent qu’on s’y arrête un instant.

Il est évident que si les magnats amé­ri­cains achètent Fiat, l’a­gi­ta­tion ouvrière loin de s’at­té­nuer, s’ac­cen­tue­ra. Cela, anciens et futurs pro­prié­taires le savent bien. Or, l’at­ti­tude intran­si­geante de la « Gene­ral Motors » envers ses 400.000 ouvriers en grève fait natu­rel­le­ment augu­rer que ces indus­triels n’ac­cep­te­ront pas les desi­de­ra­tas des ouvriers de la Fiat.

Alors, sur quoi peuvent s’é­tayer les indus­triels d’outre-Atlan­tique ? Nous ne sommes pas assez naïfs pour pen­ser qu’ils don­ne­ront satis­fac­tion aux Ita­liens, car ils com­men­ce­raient par trou­ver une for­mule d’en­tente avec leurs ouvriers en grève à Détroit. Le vou­draient-ils, d’ailleurs, qu’ils ne le pour­raient, car tout puis­sant que puisse être un dic­ta­teur éco­no­mique clans l’or­ga­ni­sa­tion capi­ta­liste, ses pou­voirs sont dépas­sés, débor­dés, par les pro­blèmes qu’il peut créer, certes, mais dont il n’est plus maître ensuite de mener à sa guise. Ils ne le pour­raient, car la satis­fac­tion des reven­di­ca­tions ouvrières de la Fiat, affec­tant un tiers de l’é­co­no­mie ita­lienne, bri­se­rait par son ampleur le cadre du capi­ta­lisme ita­lien, ouvrant ain­si la porte aux pos­si­bi­li­tés d’une ère nouvelle.

Arri­vés ici, il notas faut faire le point : Ford ou la « Gene­ral Motors » ne peuvent heur­ter de front !es reven­di­ca­tions ouvrières, et ne peuvent pen­ser sor­tir vain­queurs d’un conflit inévi­table. D’autre part, il ne leur est pas pos­sible — le vou­draient-ils — de don­ner satis­fac­tion à leurs nou­veaux ouvriers. Nous nous rap­pe­lons, fort à pro­pos d’un cer­tain plan Ste­ven­son, concer­nant la pro­duc­tion mon­diale — et sur­tout indo­né­sienne — du caou­tchouc vers les années 1925 – 1930. A ce moment, la pro­duc­tion des plan­teurs hol­lan­dais mena­çait de faire bais­ser les prix mon­diaux de vente, et les pro­duc­teurs anglo-saxons pro­po­saient — afin de main­te­nir un niveau inté­res­sant des béné­fices – la sup­pres­sion pure et simple d’un cer­tain nombre de plan­ta­tions nom­mé­ment dési­gnées. Tout comme le dépu­té socia­liste Barthes avait fait voter l’oc­troi d’une prime — avant guerre — aux viti­cul­teurs fran­çais qui arra­che­raient un cer­tain pour­cen­tage de pieds de vigne. C’est ce qui peut s’ap­pe­ler la défense par le vide.

Et nous pou­vons être sûrs que si le capi­ta­lisme amé­ri­cain – en l’oc­cur­rence Ford – achète Fiat, c’est bien avec l’in­ten­tion secrète d’en expé­dier l’ou­tillage en Amé­rique ou de le détruire ou de se l’ac­ca­pa­rer sur place, afin de se débar­ras­ser d’un concur­rent euro­péen dan­ge­reux en pre­nant sa clien­tèle, se créant ain­si des débou­chés deve­nus indis­pen­sables pour l’in­dus­trie de l’au­to­mo­bile amé­ri­caine pour l’a­ve­nir. Car si la demande de véhi­cules est actuel­le­ment plus forte que la pro­duc­tion, n’ou­blions pas que, clans cinq ans au plus, les indus­tries de l’au­to­mo­bile de l’Eu­rope évin­ce­ront le pro­duc­teur amé­ri­cain sur le vieux conti­nent. Déjà l’An­gle­terre expor­te­ra cette année 250.000 voi­tures, soit trois fois plus qu’a­vant guerre. Or, les frais d’a­chat des usines Fiat seront lar­ge­ment cou­verts par les pos­si­bi­li­tés nou­velles qu’en­traî­ne­rait l’é­vic­tion de cette entre­prise par les indus­triels amé­ri­cains, en leur per­met­tant de conser­ver cette clien­tèle nationale.

En ce qui concerne nos finan­ciers ita­liens, sales com­plices de ce mar­chan­dage où on joue de la vie des ouvriers comme de billets de banque au bac­ca­rat, ils conti­nue­ront à tou­cher bien gras­se­ment les avan­ta­geux divi­dendes de leurs actions de la Gene­ral Motors qu’ils auront si bien servis.

On les enten­dra encore décla­mer leur « patrio­tisme » qui va rejoindre celui de tous les « gens biens » qui réservent aux ouvriers, au peuple, le beau pri­vi­lège de pour­rir sur les champs de bataille pour la gran­deur (!). l’in­dé­pen­dance (!!), la liber­té (!!!) de la Patrie ché­rie et reconnaissante. 

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