La Presse Anarchiste

Servitudes économiques

La guerre a por­té un coup fatal, peut-être momen­ta­né, au capi­ta­lisme libé­ral, mais en tout cas il ne peut faire de doute, que jamais plus le régime capi­ta­liste ne connaî­tra la puis­sante attrac­tion qu’il a déte­nu jus­qu’en 1914, date du départ du déclin libé­ral. Il est cer­tain que l’en­tre­prise pri­vée ne peut plus avec ses faibles moyens, remettre en marche l’é­co­no­mie des pays que la guerre a rava­gés, de là une néces­si­té de réunir des moyens plus amples afin de réa­li­ser une recon­ver­sion et un démar­rage de l’in­dus­trie lourde qui ouvri­ra par la suite la marche nor­male à la petite indus­trie et au petit négoce des­ti­nés à assu­rer la liai­son néces­saire entre la pro­duc­tion et la consom­ma­tion, en vue de la satis­fac­tion des besoins immé­diats des indi­vi­dus actuel­le­ment dépour­vus du simple néces­saire. La néces­si­té des car­tels et des trusts se trouve donc être une néces­si­té natu­relle du sys­tème capi­ta­liste si l’on veut tenir compte du pro­fit en tant que rému­né­ra­tion du capi­tal inves­ti. Une autre solu­tion peut se pré­sen­ter, et nous devons admettre déjà que l’i­dée fait son che­min puisque cer­tains lea­ders socia­listes n’hé­sitent pas à par­ler de l’ins­ti­tu­tion et de l’ap­pli­ca­tion de plans qua­drien­naux ou quin­quen­naux. Ici le capi­ta­lisme pri­vé n’est plus en cause au contraire, il est évin­cé de l’o­pé­ra­tion ; celle-ci dans le prin­cipe ne devant béné­fi­cier dans le résul­tat recher­ché à la masse des indi­vi­dus iden­ti­fiés avec l’É­tat tout puis­sant. D’une étude faite à ce sujet dans l’«Economist » de Londres, il appa­raît que la pos­si­bi­li­té, par l’ap­pli­ca­tion d’un plan quin­quen­nal, de tri­pler le reve­nu natio­nal dans un délai de dix ou quinze ans devient de plus en plus popu­laire. Étayer cette thèse par l’exemple de la Rus­sie, c’est aller un peu vite en besogne et rame­ner toutes les éco­no­mies au point de départ de la Rus­sie, ce qui est inexact, puisque poli­ti­que­ment et éco­no­mi­que­ment, les bases de com­pa­rai­sons n’é­tant pas les mêmes, il va de soi que les résul­tats et les moyens d’ar­ri­ver à ces résul­tats ne peuvent être iden­tiques. Nous dirons que toutes les cir­cons­tances qui ont per­mis à Sta­line les résul­tats obte­nus, ne se trou­ve­ront pas tou­jours réunis dans d’autres pays. L’i­dée-force du plan quin­quen­nal sovié­tique devant l’im­pos­si­bi­li­té d’ob­te­nir des nations envi­ron­nantes ni cré­dits, ni matières pre­mières, ni outillage, à l’é­poque du « Cor­don Sani­taire » exi­geait une solu­tion héroïque de la part des diri­geants, tout le suc­cès de la Révo­lu­tion pou­vant être remis en jeu par l’ap­pli­ca­tion des mesures impé­ra­tives, que la situa­tion exi­geait : Réduc­tion de la consom­ma­tion géné­rale des indi­vi­dus afin de déve­lop­per très rapi­de­ment un Capi­tal-outillage per­met­tant par la suite une aug­men­ta­tion totale et dans tous les sec­teurs, de la pro­duc­tion et par suite une aug­men­ta­tion cor­ré­la­tive de la consom­ma­tion jus­qu’à atteindre le niveau nor­mal sus­cep­tible de satis­faire les besoins des indi­vi­dus, non seule­ment la pos­si­bi­li­té consom­ma­trice devient meilleure qu’elle ne l’é­tait avant et pen­dant la période d’ap­pli­ca­tion du plan, mais elle ne doit pas tar­der à être rela­ti­ve­ment plus éle­vée que si le plan n’a­vait pas exis­té. Ceci exclut tout natu­rel­le­ment la pré­pa­ra­tion conti­nuelle à une guerre défen­sive contre les États capi­ta­listes ou à une guerre offen­sive contre ceux-ci afin d’y appor­ter par les armes la Révo­lu­tion Bol­che­vique. Une consta­ta­tion s’im­pose pour­tant : c’est que le pre­mier pas consiste en une réduc­tion mas­sive des moyens de consom­ma­tion afin de libé­rer les res­sources néces­saires à la consti­tu­tion du capi­tal ini­tial de départ. Le hasard ne peut pas être incri­mi­né si dans les années qui ont pré­cé­dé le pre­mier plan quin­quen­nal, la Rus­sie a connu une misère et une famine sans exemple, cir­cons­tances d’ailleurs for­te­ment aidées par le capi­ta­lisme inter­na­tio­nal, très atta­ché à un échec de la Révo­lu­tion, qui res­tait un exemple à ne pas imi­ter. Quels sont les moyens propres à envi­sa­ger pour domi­ner la consom­ma­tion, d’a­bord une aug­men­ta­tion arti­fi­cielle des prix d’a­chat ou une dimi­nu­tion du pou­voir d’ac­qui­si­tion par un blo­cage des reve­nus de la par­tie des indi­vi­dus qui consomme le plus, enfin il y a la contrainte par voie de répres­sion, il faut éga­le­ment envi­sa­ger un reclas­se­ment de la masse des pro­duc­teurs, dans un pays où la main-d’œuvre agri­cole repré­sente exac­te­ment le mini­mum d’emploi pour que l’en­semble de la popu­la­tion ne meure pas de faim (pays pauvres en géné­ral) il sera dif­fi­cile de pré­le­ver sur cette main-d’œuvre pour l’o­rien­ter vers la construc­tion de bar­rages, usines, forage de puits de mines, édi­fi­ca­tion d’u­sines gigan­tesques, faute de quoi le choc psy­cho­lo­gique sera rom­pu, car il est néces­saire d’en­tre­te­nir dans la masse l’es­poir que le sacri­fice qu’on lui demande pour 10 ou 15 ans cor­res­pon­dra à une amé­lio­ra­tion sub­stan­tielle au terme du délai conve­nu, délai qu’il serait dif­fi­cile de pro­lon­ger, si le résul­tat ne jus­ti­fiait pas les pré­vi­sions initiales.

Les consé­quences poli­tiques se déter­minent. de la cause éco­no­mique, le gou­ver­ne­ment déci­dé à appli­quer une telle opé­ra­tion doit avoir la volon­té et la pos­si­bi­li­té d’im­po­ser l’ap­pli­ca­tion du plan. Convaincre des indi­vi­dus qui n’ont pas d’eux-mêmes accep­té les sacri­fices néces­saires, implique même si l’en­semble du pays est en fait d’ac­cord sur la solu­tion, la néces­si­té d’im­po­ser cette solu­tion, si devant un dan­ger de guerre on peut créer une dis­ci­pline momen­ta­née, nous avons l’exemple que la Paix reve­nue, les popu­la­tions se plient très dif­fi­ci­le­ment aux déci­sions auto­ri­taires de l’É­tat, et la plus grande décon­ve­nue que la Libé­ra­tion a fait naître est l’im­pos­si­bi­li­té dans laquelle le peuple en entier a eu d’aug­men­ter ses pos­si­bi­li­tés de consom­ma­tion et tous les slo­gans, ordon­nances, arrê­tés et déci­sions n’y ont rien pu faire. Admi­nis­tra­ti­ve­ment, la réduc­tion de la consom­ma­tion, doit pro­cé­der de phé­no­mènes psy­cho­lo­giques entraî­nant les masses à l’é­co­no­mie, aux pla­ce­ments, à l’é­pargne, de pré­fé­rence et mené par prio­ri­té dans les fonds d’É­tat, impo­si­tions très lourdes afin de lais­ser un reve­nu indi­vi­duel insuf­fi­sant à des dépenses anor­males, mais en échange tout cela peut, à la rigueur et grâce à une pro­pa­gande savante et per­sua­sive, être obte­nu, l’autre condi­tion c’est la répar­ti­tion équi­table des appro­vi­sion­ne­ments réduits afin d’é­vi­ter le mar­ché noir, d’où la néces­si­té d’un corps de fonc­tion­naires nom­breux, com­pé­tents, actifs, hon­nêtes et sur­tout dévoués à la machine gou­ver­ne­men­tale. La Rus­sie et l’Al­le­magne ont pro­cé­dé à l’ap­pli­ca­tion de plans quin­quen­naux, la réus­site de l’un ne peut nous faire oublier l’im­mense machine admi­nis­tra­tive nazie, ni le résul­tat atroce qu’elle a don­né au monde. Les méthodes qu’on nous pro­pose ne nous laissent pas beau­coup d’es­poir, ou l’aide exté­rieure peut ajou­ter des actes tyran­niques, en orien­tant la poli­tique inté­rieure des pays vers un capi­ta­lisme libé­ral moderne, où nous devrons nous suf­fire à nous-mêmes et faire l’ef­fort qu’on nous impo­se­ra en faveur du capi­ta­lisme d’É­tat créa­teur d’une nou­velle classe sociale de pri­vi­lé­giés, patron ano­nyme et sans pitié, s’ap­puyant sur une masse habi­tuée à mar­cher au pas, à vivre de peu, à glo­ri­fier le Dieu Tra­vail, pour­vu que le pro­phète sache la caté­chi­ser. Les Liber­taires sont-ils sus­cep­tibles de pré­sen­ter une idée, une théo­rie éco­no­mique qui, puisse remettre debout la vie du pays ? Je ne parle pas d’un plan, mais d’un sché­ma évi­tant le main­tien du pro­fit capi­ta­liste, et l’op­pres­sion de l’É­tat ou de la nou­velle classe diri­geante au pouvoir ?

C’est le tra­vail auquel je me livre­rai pour la pro­chaine paru­tion, car j’ai le sen­ti­ment pro­fond qu’entre les deux méthodes il y a place pour quelque chose de solide ; ma confiance pro­vient de ceci. Libé­ral ou éta­tiste, le point de rup­ture est le capi­ta­lisme, je crois que mes cama­rades sont d’ac­cord là-des­sus, mais cette rup­ture de l’é­co­no­mique entraîne la dic­ta­ture si on ne sup­prime pas l’É­tat ou tout ce qui tente d’y res­sem­bler, une dic­ta­ture des Syn­di­cats de Pro­duc­tion, ne ferait encore que du capi­ta­lisme Éta­tique et auto­ri­taire, même si les ouvriers étaient les pro­prié­taires de l’u­sine ou du bureau, car si la classe des pro­duc­teurs réels est impo­sante, n’ou­blions pas que le contre­poids c’est la classe des consom­ma­teurs qui eux sont tous réels et com­prennent des pro­duc­teurs et. des non-pro­duc­teurs. J’a­jou­te­rai qu’une poli­tique éco­no­mique liber­taire ne petit se conce­voir qu’au tra­vers d’un pos­tu­lat irré­duc­tible : La Révo­lu­tion sociale inté­grale, c’est pour­quoi nos pro­grammes ne sont ni des élu­cu­bra­tions, ni des rêvas­se­ries, ni des uto­pies, et nous le prou­ve­rons, ce qui est une uto­pie, c’est la Révo­lu­tion par le réfor­misme ou par la prise du pou­voir, car elle main­tient les inéga­li­tés sociales et édi­fie son éco­no­mie sur une capo­ra­li­sa­tion totale des indi­vi­dus, ou dans un moindre mal fait la part du feu et lais­sant encore au régime capi­ta­liste une marge de redres­se­ment par la col­la­bo­ra­tion des classes, nous étu­die­rons donc du point de vue Liber­taire-Anar­chiste, s’il est pos­sible d’é­ta­blir une éco­no­mie conforme à nos théo­ries, et j’a­joute de per­ma­nence révo­lu­tion­naire, c’est-à-dire évo­luant dans le sens du bien-être des psy­cho­crates du début, au fur et à mesure des pro­grès scien­ti­fiques, tech­niques, intel­lec­tuels et j’a­joute, Moraux. 

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