La Presse Anarchiste

Un projet d’utopie

Un essai d’association de production

Jus­qu’à pré­sent les essais de coopé­ra­tives de pro­duc­tion n’ont pas don­né grands résul­tats. Dans la socié­té capi­ta­liste trop de condi­tions s’op­posent a la réus­site de telles entre­prises. Pour­tant, grâce à l’é­vo­lu­tion des men­ta­li­tés, cer­tains essais paraissent en bonne voie. Une enquête du Figa­ro, qui a paru en avril der­nier sous la signa­ture de Michel‑P. Hame­let, en cite quelques exemples

Voi­ci, entre autres, celui-ci (dans le Figa­ro du 26 avril).

L’his­toire com­mence au mois de mai 1941, sur l’i­ni­tia­tive de M. Mar­cel Bar­bu, spé­cia­liste de la fabri­ca­tion des boîtes de montres. Autour de lui, deux, trois, puis dix, puis vingt com­pa­gnons se groupent pour gagner leur vie. Actuel­le­ment, cent cin­quante ouvriers élisent leur chef d’en­tre­prise et décident eux-mêmes de leur propre rémunération.

Hame­let assiste à la réunion de la Com­mu­nau­té de Tra­vail Mar­cel Bar­bu dans la grande salle de la Bourse du Tra­vail de Valence (Drôme):

Je regarde les com­pa­gnons assembles. Ici le com­plexe pro­lé­ta­rien est vain­cu. Les femmes sont bien coif­fées, presque élé­gam­ment vécues ; les hommes, pos­sèdent cette allure stan­dard, évo­luée, qui empêche de recon­naître, le dimanche, sur les routes amé­ri­caines, le patron de ses employés. Je les écoute dis­cu­ter, à leur tour de parole, se repre­nant les uns les autres. Le bilan de l’an­née a été expo­sé. Excel­lente affaire. La pro­duc­tion a tri­plé. La ferme com­mu­nau­taire du Ver­cors, recons­truite et remise en exploi­ta­tion, a besoin de main-d’œuvre : 42 hec­tares labou­rables. Les com­pa­gnons y séjour­ne­ront, par équipes, cha­cune huit jours par tri­mestre. C’est aus­si une détente heu­reuse, un « contre-effort » pres­crit par la règle. Une somme d’un mil­lion quatre cent mille francs est deman­dée par le chef du ser­vice agri­cole, pour être inves­tie dans les tra­vaux d’ins­tal­la­tion de la ferme. Cha­cun fait ses obser­va­tions, puis on vote par groupe. Le groupe est la réunion de familles ou de com­pa­gnons habi­tant le même quar­tier. Le vote inter­vient après chaque dis­cus­sion. Il doit abou­tir à l’u­na­ni­mi­té pour être valable. Et l’u­na­ni­mi­té se fait aisé­ment, après toutes les expli­ca­tions dési­rables. On élit pareille­ment le chef de la Com­mu­nau­té et le Conseil géné­ral qui l’as­siste ; on élit le tri­bu­nal qui appli­que­ra lui aus­si la règle de l’u­na­ni­mi­té à l’oc­ca­sion des litiges qu’il sera appe­lé à juger : aucune sanc­tion ne peut être recon­nue valable si celui contre lequel elle est prise ne la recon­naît point comme telle…

Cette expé­rience n’est pas unique. Une autre com­mu­nau­té dont M. Mar­cel Bar­bu est éga­le­ment le pro­mo­teur et qui fabrique aus­si des boites de montres existe à Besan­çon. La Com­mu­nau­té de Valence va bien­tôt se par­ta­ger et don­ner nais­sance à une nou­velle Com­mu­nau­té valen­ti­noise. Car l’ex­pé­rience prouve que l’en­tre­prise moyenne seule peut per­mettre, pour l’ins­tant, de tels pro­cé­dés. La pro­prié­té col­lec­tive, ici, est encore une pro­prié­té humaine ; dans une grande usine l’ex­pé­rience ris­que­rait de som­brer dans une bureau­cra­tie tyran­nique. Les com­pa­gnons de Valence le savent.


[(À l’é­voque de mon enfance, les per­sonnes qui disaient que l’homme pou­vait voler sur un appa­reil plus lourd que l’air étaient appe­lées utopistes.)]

Ce pro­jet a été écrit à l’oc­ca­sion d’un mani­feste fédé­ra­liste paru clan­des­ti­ne­ment à la fin de 1943. Ce mani­feste reflé­tait des pré­oc­cu­pa­tions de méfiance propres aux socié­tés secrètes qui appa­raissent aux époques de tyran­nie. Mais la pre­mière conquête de libé­ra­tion est la liber­té d’o­pi­nion, et celle-ci une fois admise, la pro­pa­gande ouverte des idées fédé­ra­listes ou, comme dit Wells, la conspi­ra­tion au grand jour, est la meilleure forme de propagande.

Le rôle des institutions dans l’évolution sociale

L’homme est un ani­mal gré­gaire qui ne peut pas vivre iso­lé. Pour avoir sécu­ri­té et bien-être maté­riel, il a besoin de l’en­tr’aide et de la divi­sion du tra­vail dans le domaine de la pro­duc­tion. Le pro­grès tech­nique a abou­ti à l’or­ga­ni­sa­tion d’une pro­duc­tion méca­nique entraî­nant le plus sou­vent le tra­vail collectif.

Mais le bien-être maté­riel dépend aus­si de l’or­ga­ni­sa­tion sociale. Quand il y a domi­na­tion d’une classe sur les autres, cette inéga­li­té se tra­duit par l’ex­ploi­ta­tion du tra­vail ; et c’est alors la misère pour une par­tie de la popu­la­tion, tout au moins une très grande inéga­li­té du pou­voir d’a­chat par­mi les hommes.

Enfin le bien-être moral dépend de. la liber­té dans les rap­ports sociaux — ce qui pour­rait être la défi­ni­tion de la liber­té. Pour conqué­rir cette liber­té, il faut détruire ce qui fait le fon­de­ment de l’i­né­ga­li­té et, à plus forte rai­son, de la ser­vi­tude, Or ceux qui pos­sèdent les richesses sont ceux qui détiennent en même temps le pou­voir, qu’il s’a­gisse d’une socié­té féo­dale ou d’une socié­té capi­ta­liste. Actuel­le­ment l’ap­pro­pria­tion capi­ta­liste des moyens de pro­duc­tion main­tient l’i­né­ga­li­té sociale et per­pé­tue les misères et les injus­tices. La mino­ri­té pri­vi­lé­giée est ser­vie par une bureau­cra­tie d’employés supé­rieurs et par la hié­rar­chie des hauts tech­ni­ciens, elle est entou­rée d’une mul­ti­tude de petits pro­fi­teurs qui dépendent d’elle ou qui trouvent leur inté­rêt dans le main­tien de l’é­tat de choses, elle a une énorme influence sur les poli­ti­ciens, sur les jour­naux, à cause du pro­fit publi­ci­taire, elle a à son ser­vice les forces de l’ordre, jus­te­ment pour faire res­pec­ter l’ordre éta­bli, et sa situa­tion est enfin conso­li­dée par les habi­tudes d’o­béis­sance de la masse humaine.

Il est pos­sible que les pri­vi­lé­giés soient obli­gés d’a­ban­don­ner une par­tie de leurs pri­vi­lèges après la guerre, sous la pres­sion des reven­di­ca­tions popu­laires et par peur d’un mou­ve­ment de fond qui pour­rait les empor­ter. Pro­fi­ter de ces cir­cons­tances pour deman­der à l’É­tat d’o­pé­rer une trans­for­ma­tion sociale et de prendre en mains la pro­prié­té capi­ta­liste serait un leurre. L’é­ta­tisme abou­tit à une orga­ni­sa­tion cen­tra­li­sée et bureau­cra­tique avec éco­no­mie diri­gée : il n y a pas de libé­ra­tion. Au contraire, dans les cas où la struc­ture poli­tique ne s’ap­puie pas sur des fon­de­ments démo­cra­tiques, la ser­vi­tude est plus dure que sous la domi­na­tion capi­ta­liste : dans cet éta­tisme, même paré de l’é­ti­quette socia­liste, comme l’a mon­tré le natio­nal-socia­lisme, l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique et éco­no­mique forme un bloc à l’in­té­rieur duquel l’o­béis­sance est absolue.

Tou­te­fois sup­po­sons un État ayant conser­vé les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques et qui fon­de­rait de grandes admi­nis­tra­tions plus ou moins auto­nomes, englo­bant cha­cune les firmes de telle indus­trie don­née. Ces grands orga­nismes, dotés d’une cen­tra­li­sa­tion. hié­rar­chi­sée avec ses défauts, dont les plus néces­saires sont l’ex­cès des règle­ments et la mul­ti­pli­ci­té des contrôles, auraient toute pro­ba­bi­li­té de glis­ser à un régime de plus en plus bureau­cra­tique et de s’as­sou­pir dans la tran­quilli­té d’un mono­pole sans concur­rence, carac­té­ri­sé par la peur du risque, des ini­tia­tives et des res­pon­sa­bi­li­tés et par une pro­duc­tion som­no­lente. Ce régime fon­dé sur la hié­rar­chie et l’i­né­ga­li­té serait, pour les tra­vailleurs, com­pen­sé par la sécu­ri­té dans l’o­béis­sance, une obéis­sance moins dure que dans l’exemple pré­cé­dent, sans doute moins dure aus­si qu’en régime capi­ta­liste, mais avec un enli­se­ment plus profond.

* * *

D’autre part, n’i­ma­gi­nons pas qu’une révo­lu­tion, en sup­pri­mant le pro­fit par un coup de baguette magique, sup­pri­me­rait la rapa­ci­té, ferait épa­nouir la fra­ter­ni­té et le goût du tra­vail, et que tout irait pour le mieux. J’ai connu, il y a une cin­quan­taine d’an­nées, l’é­poque où cette croyance idyl­lique régnait encore et résol­vait tous les problèmes.

Il n’y a qu’une mino­ri­té de per­sonnes idéa­listes. Elles peuvent, il est vrai, entraî­ner la masse. Mais cet élan ne dure guère que quelques mois et la masse retourne peu à peu à ses pré­oc­cu­pa­tions d’in­té­rêt personnel.

Cepen­dant, si la masse a été remuée de fond en comble, si de nou­veaux besoins sont nés, sur­tout des besoins moraux, il est impos­sible de reve­nir au sta­tu quo ante. Les gens ont acquis le goût de cer­taines liber­tés, ils ont per­du l’ha­bi­tude de l’o­béis­sance pas­sive. La Révo­lu­tion fran­çaise a trans­for­mé la men­ta­li­té de la masse popu­laire. Nous ne nous en aper­ce­vons guère en France. mais si nous com­pa­rons les gens d’i­ci à la masse du peuple dans les pays de l’Eu­rope cen­trale, nous voyons une énorme dif­fé­rence dans leur com­por­te­ment moral.

Pour que le mou­ve­ment en avant ait des résul­tats durables, il faut qu’il ait entraî­né la créa­tion de nou­velles ins­ti­tu­tions. Celles qui ont été créées par la Révo­lu­tion fran­çaise ont mar­qué une étape dans les tâton­ne­ments vers le pro­grès. Mais elles n’ont pas réa­li­sé l’é­man­ci­pa­tion de l’homme mal­gré l’es­poir qu’elles avaient fait naître. Des forces de domi­na­tion éco­no­mique ont réus­si à pro­fi­ter de l’i­so­le­ment du tra­vailleur, soi-disant libre, pour le main­te­nir en ser­vi­tude au nom du prin­cipe de la libre concur­rence. Il n’en est pas moins vrai que les nou­velles ins­ti­tu­tions poli­tiques ont assu­ré le peuple d’un régime démo­cra­tique qui garan­tit une liber­té d’o­pi­nion ou d’ac­tion, en tout cas plus grande que sous l’an­cien régime, et qui lui donne l’es­poir de se libé­rer plus faci­le­ment lui-même, au lieu d’at­tendre pas­si­ve­ment son bien-être maté­riel et moral de l’au­to­ri­té d’en haut, comme dans les pays totalitaires. 

La puis­sance capi­ta­liste n’est pas par­ve­nue à sup­pri­mer les liber­tés dans les pays démo­cra­tiques. Certes, au cours d’os­cil­la­tions suc­ces­sives, il arrive que l’au­to­ri­té réus­sisse à rogner sur elles, mais bien­tôt une oscil­la­tion en sens inverse réta­blit un modus viven­di libé­ral. Il faut tou­jours lut­ter pour main­te­nir les droits acquis. Et c’est l’exis­tence dans la masse du peuple d’un esprit de liber­té et d’as­pi­ra­tions à l’é­ga­li­té qui est le prin­ci­pal garant des ins­ti­tu­tions démocratiques.

En tout cas, pour arri­ver à l’é­man­ci­pa­tion des hommes, il faut aller plus loin que les liber­tés poli­tiques, car elles sont insuf­fi­santes à assu­rer la liber­té et l’é­ga­li­té des rela­tions humaines dans le domaine des inté­rêts indi­vi­duels ou collectifs.

Jus­qu’à pré­sent la solu­tion était pure­ment indi­vi­duelle. On appre­nait aux enfants que, grâce au tra­vail, à l’hon­nê­te­té et à la bonne conduite (et essen­tiel­le­ment à la chance) cha­cun pou­vait se tirer d’af­faire et accé­der à une meilleure situa­tion. Avec un tel état d’es­prit on peut craindre qu’a­près une révo­lu­tion éco­no­mique et un bel essor idéa­liste, les gens ne pensent qu’à se débrouiller au mieux de leurs inté­rêts égoïstes ou bien recherchent un fonc­tion­na­riat de tout repos.

Déjà les hommes com­mencent à se rendre compte de la valeur du tra­vail, autre­ment dit que les richesses sont créées par le tra­vail. Véri­té évi­dente, mais qui n’ap­pa­rais­sait pas comme telle il y a encore un demi siècle, quand les pauvres gens croyaient que les riches avaient pour fonc­tion de leur per­mettre de vivre soit par la dis­tri­bu­tion des aumônes, soit en leur don­nant du tra­vail. Ain­si les riches étaient les dis­pen­sa­teurs des biens de ce monde (biens natu­rels et biens nés de l’ef­fort humain) avec droit réga­lien sur la distribution.

Aujourd’­hui nous arri­vons à cette idée que chaque tra­vailleur devra être pro­prié­taire indi­vi­duel­le­ment ou col­lec­ti­ve­ment des moyens de pro­duc­tion et, par consé­quent, par­ti­ci­per sur un plan d’é­ga­li­té au béné­fice de la vente des pro­duits ; et que per­sonne ne pour­ra faire tra­vailler autrui à son pro­fit. Cette der­nière pro­po­si­tion ne nie pas la divi­sion du tra­vail, mais elle implique que cette divi­sion du tra­vail ne se fera pas au détri­ment d’une por­tion quel­conque des collaborateurs.

Com­ment réa­li­ser les deux pro­po­si­tions ci-des­sus, ce qui doit entraî­ner la sup­pres­sion de la forme dite capi­ta­liste de la socié­té actuelle ?

La grande industrie

Le pre­mier moyen qui vient à l’es­prit de la plu­part des gens est un moyen auto­ri­taire. Je ne parle pas de la force révo­lu­tion­naire qui se lance à l’as­saut des forces d’op­pres­sion. Mais quand on passe aux plans de construc­tion, on ima­gine trop sou­vent une socié­té, tirée au cor­deau, et on ins­taure une éco­no­mie diri­gée : tout cela marche mer­veilleu­se­ment sur le papier.

Or, dans la réa­li­té, il faut tenir compte de la psy­cho­lo­gie des hommes, de leurs dif­fé­rences et de leurs res­pon­sa­bi­li­tés diverses. Et leurs besoins, leurs goûts, leurs aspi­ra­tions sont trop variés, quel­que­fois même trop diver­gents, pour se plier aux règle­ments d’une uto­pie trop rigide.

Ne pas s’i­ma­gi­ner, comme le fai­saient les révo­lu­tion­naires d’au­tre­fois, qu’une socié­té idéale ral­lie­rait toue les suf­frages et toutes les ardeurs. Et puis, quelle est cette socié­té idéale ? Chaque uto­piste croit que c’est la sienne et ne voit pas les défauts qui l’empêcheraient cer­tai­ne­ment de durer longtemps.

Ne construi­sons pas par en haut. La pre­mière chose à assu­rer, c’est la conti­nua­tion de la pro­duc­tion, car l’hu­ma­ni­té doit vivre. Il n’y aurait aucun arrêt dans l’ac­ti­vi­té des usines, si l’ad­mi­nis­tra­tion des entre­prises de grande indus­trie pas­sait entre les mains des syn­di­cats ouvriers asso­ciés aux tech­ni­ciens. À Condi­tion, tou­te­fois, que cette asso­cia­tion arri­vât en même temps à résoudre la ques­tion com­mer­ciale et celle du cré­dit (ce que nous ver­rons plus loin).

Sous ces réserves, on voit qu’un tel chan­ge­ment est pos­sible dans les firmes où non seule­ment le tra­vail est col­lec­tif, mais où la pro­prié­té est col­lec­tive, elle aus­si, appar­te­nant plus ou moins fic­ti­ve­ment à des action­naires repré­sen­tés par un tout-puis­sant conseil d’administration.

Il est réa­li­sable aus­si dans les firmes où le patron a trou­vé expé­dient de mettre son affaire en actions, conser­vant soit lui seul, soit avec l’ap­pui de ses amis, la majo­ri­té des parts.

La libé­ra­tion peut se faire, dans tous ces cas, assez faci­le­ment. Les action­naires deviennent sim­ple­ment des obli­ga­taires et un inté­rêt leur serait ser­vi comme rente via­gère ou bien s’é­tein­drait au bout de vingt ans, sans que les por­teurs de titres conser­vassent quelque pou­voir sur la marche et la ges­tion de l’en­tre­prise. Mais il est bien enten­du que cet inté­rêt ne serait ser­vi que pour les entre­prises en état de pro­duire et non pour celles que leur mau­vais éta­blis­se­ment obli­ge­rait d’a­ban­don­ner ou de trans­for­mer à grands frais. Enfin l’en­semble des inté­rêts ser­vis, y com­pris ceux venant d’autres entre­prises dont cer­tains action­naires seraient éga­le­ment béné­fi­ciaires, cet ensemble ne pour­rait pas dépas­ser la somme néces­saire à l’en­tre­tien nor­mal d’une famille. Ain­si les grosses for­tunes seraient d’emblée éliminées.

Il en serait de même pour les pro­prié­taires d’im­meubles de rap­port et pour les pro­prié­taires fon­ciers ne culti­vant pas eux-mêmes leur terre.

Qu’on fasse bien atten­tion que ce pro­gramme est tout à fait ima­gi­na­tif. Il semble cepen­dant que la pro­pa­gande soit déjà assez avan­cée pour qu’il puisse être ten­té. Il est même pos­sible que les gou­ver­ne­ments qui régissent les pays d’Eu­rope après la guerre s’empressent de don­ner au peuple quelques réformes éco­no­miques afin d’as­su­rer la paix sociale. Ils pro­po­se­ront la socia­li­sa­tion ou plu­tôt la natio­na­li­sa­tion de quelques grandes indus­tries, dites indus­tries-clés, deve­nues ser­vices publics, à l’ins­tar des che­mins de fer. Rien ne sera chan­gé à la struc­ture sociale qui, aujourd’­hui, repose sur l’i­né­ga­li­té des classes. Recon­nais­sons cepen­dant que la natio­na­li­sa­tion nous débar­ras­se­rait de la domi­na­tion exer­cée par les chefs des trusts sur la démo­cra­tie. Il serait, en tout cas, néces­saire que des Comi­tés de ges­tion puissent limi­ter l’om­ni­po­tence des hauts fonctionnaires.

Mais si nous vou­lons réa­li­ser notre pro­gramme, c’est-à-dire la dépos­ses­sion des pro­prié­taires d’im­meubles ou de biens fon­ciers et l’é­li­mi­na­tion des action­naires, même par le moyen des rentes via­gères, nous nous heur­te­rons à une vive résis­tance. L’es­prit de pro­prié­té est un esprit impé­ria­liste. À la rigueur les déten­teurs des titres indus­triels, par exemple, accep­te­ront la natio­na­li­sa­tion, mais avec recon­nais­sance de la valeur de leurs actions et de leurs obli­ga­tions, et conti­nua­tion indé­fi­nie du ser­vice de l’in­té­rêt. Ce qui revient à dire qu’il ne sera jamais tenu compte du rem­bour­se­ment effec­tif de la dette, ni même de plu­sieurs rem­bour­se­ments suc­ces­sifs dus à la pro­lon­ga­tion des ver­se­ments. C’est ain­si, dans un autre domaine, que la dette immense de l’É­tat doit durer jus­qu’à la consom­ma­tion des siècles, écra­sant les contri­buables d’im­pôts des­ti­nés à payer les ren­tiers. Le rem­bour­se­ment en rentes via­gères libé­re­rait les entre­prises et du ser­vice de l’in­té­rêt et du pré­lè­ve­ment opé­ré par les capi­ta­listes sur les amé­lio­ra­tions. de la pro­duc­tion dues au tra­vail et aux efforts des ouvriers et des techniciens.

Mais que se pas­se­rait-il dans la socié­té future ? Là aus­si l’a­vance de capi­taux sera sou­vent néces­saire pour de nou­velles créa­tions, par exemple pour ache­ter les machines des­ti­nées à creu­ser un canal, à éta­blir un che­min de fer, à mettre sur pied une nou­velle entre­prise indus­trielle, etc…, et pour payer les ouvriers et tech­ni­ciens employés à ces tra­vaux, impro­duc­tifs sur le moment. Le capi­tal, c’est-à-dire l’a­vance de l’argent néces­saire à ces dépenses, les asso­cia­tions ou fédé­ra­tions inté­res­sées le trou­ve­raient sans doute, dans les réserves de coopé­ra­tive de pro­duc­tion ou de consom­ma­tion, dans celles aus­si des com­munes. Il pour­rait rece­voir une rému­né­ra­tion, indis­pen­sable d’ailleurs pour cou­vrir les frais de comp­ta­bi­li­té et d’ad­mi­nis­tra­tion et pour consti­tuer un fonds de garan­tie. Cette rému­né­ra­tion serait fixée offi­ciel­le­ment par l’ac­cord des fédé­ra­tions de pro­duc­tion, de consom­ma­tion ou des com­munes, au même. taux pour tous les emprunts et au plus bas pos­sible, sans qu’elle puisse com­por­ter de par­ti­ci­pa­tion aux béné­fices. Les emprunts seraient tou­jours à temps limité.

Dans la socié­té capi­ta­liste on objec­te­rait qu’il faut cou­vrir le risque ; or ce risque dépend sur­tout de la spé­cu­la­tion. Dans la socié­té future, il n’y aurait plus de spé­cu­la­tion, et le risque éven­tuel serait envi­sa­gé comme une condi­tion du pro­grès. Dans chaque usine, il y aurait un poste de bud­get réser­vé aux recherches et aux inven­tions, et par­tout les tech­ni­ciens ins­tal­le­ront un labo­ra­toire réser­vé à ces tra­vaux. La mise en train d’une nou­velle inven­tion pour­ra être étu­diée, et ses dépenses sup­pu­tées au point de vue éco­no­mique et admi­nis­tra­tif sans risques catas­tro­phiques. Toute nou­velle entre­prise aura pour but le pro­fit du bien-être humain soit au point de vue de la pro­duc­tion en quan­ti­té ou en qua­li­té, soit au point de vue de la faci­li­té du tra­vail, et non le gain financier.

* * *

Les asso­cia­tions (ou coopé­ra­tives) de pro­duc­tion, débar­ras­sées de l’ad­mi­nis­tra­tion et du para­si­tisme des finan­ciers, déchar­gées peu à peu du tri­but ver­sé aux action­naires, ne pour­raient cepen­dant conti­nuer à pro­duire que si elles avaient à leur dis­po­si­tion les fonds de rou­le­ment et de réserve des entre­prises capi­ta­listes aux­quelles elles se sub­sti­tuent. Lorsque les ouvriers ita­liens s’emparèrent, en 1920, des usines de Milan et de Turin, ils ne purent tenir bien long­temps, faute d’a­voir à leur dis­po­si­tion les fonds néces­saires pour le paie­ment régu­lier des salaires et pour l’a­chat des matières pre­mières. Ils ne purent tou­cher aux réserves capi­ta­listes, confiés aux ban­quiers et qui s’y trou­vèrent blo­quées. Donc, en même temps que la prise des usines, devrait se faire la prise de pos­ses­sion des banques avec inven­taire et prise en charge par la Fédé­ra­tion régio­nale des Asso­cia­tions de production.

Il est pos­sible qu’une telle trans­for­ma­tion ne puisse se faire com­plè­te­ment telle qu’elle a été faite en Rus­sie. Il fau­drait tout au moins que les fonds appar­te­nant aux entre­prises de pro­duc­tion fussent reti­rés des banques actuelles et confiés à un éta­blis­se­ment spé­cial, sous le contrôle exclu­sif des entre­prises, en atten­dant la consti­tu­tion des banques régio­nales réser­vées à l’industrie.

Nous ver­rons plus loin l’or­ga­ni­sa­tion du fédé­ra­lisme. Disons tout de suite que la Fédé­ra­tion régio­nale des coopé­ra­tives de consom­ma­tion aurait aus­si sa banque et des suc­cur­sales. Les arti­sans et les détaillants, les par­ti­cu­liers pour­raient s’a­dres­ser à l’un ou à l’autre des éta­blis­se­ments ban­caires, plus pro­ba­ble­ment à ceux du ser­vice de consom­ma­tion, pour leurs dépôts, leurs recou­vre­ments, leurs envois de fonds. En atten­dant, ils conti­nue­raient à agir selon leurs habi­tudes, en s’a­dres­sant aux banques pri­vées, dont l’ac­ti­vi­té ne tar­de­rait. guère à cesser.

Les nou­velles banques, dis­tinctes les unes des autres sui­vant leur ori­gine, auraient une admi­nis­tra­tion auto­nome, tout en étant sous la dépen­dance consti­tu­tion­nelle et sous la sur­veillance des fédé­ra­tions aux­quelles elles appartiendraient.

Les banques seraient essen­tiel­le­ment des réserves de capi­tal, consti­tuées par les ver­se­ments des entre­prises adhé­rentes dési­reuses d’a­voir des fonds à leur dis­po­si­tion en cas de besoin, et par les ver­se­ments sta­tu­taires de ces mêmes entre­prises pour le fonds de réserve de la Fédé­ra­tion régio­nale. Elles auraient donc à faire le recou­vre­ment de ces coti­sa­tions. Elles rece­vraient de chaque entre­prise les fonds néces­saires à payer les rentes via­gères aux anciens actionnaires.

Au lieu d’être comme aujourd’­hui, soit direc­te­ment, soit par l’en­tre­mise des admi­nis­tra­teurs, les maî­tresses de la pro­duc­tion, elles ne seraient plus qu’un ser­vice des fédé­ra­tions indus­trielles. Elles ne pour­raient avoir aucune ini­tia­tive. Elles ne pour­raient pas spé­cu­ler sur les actions, ni sur le change, puis­qu’il n’y aurait plus d’ac­tions et que la mon­naie sera deve­nue tôt ou tard un éta­lon inter­na­tio­nal. En dehors du fonds de rou­le­ment néces­saire à la vie de chaque entre­prise, elles auraient en dépôt les réserves néces­saires aux achats et celles des­ti­nées à cou­vrir les défi­cits pério­diques comme les défi­cits impré­vus et acci­den­tels. En cas d’une demande de cré­dit par l’un des éta­blis­se­ments affi­liés, soit pour parer à un besoin urgent, soit pour cou­vrir des frais d’a­gran­dis­se­ment ou de trans­for­ma­tion, elles seraient obli­gées, après garan­tie de deux autres entre­prises, d’ob­te­nir l’au­to­ri­sa­tion de la Fédé­ra­tion régio­nale. N’ayant plus aucune puis­sance, elles pour­raient, concur­rem­ment avec les bureaux de sta­tis­tique et les labo­ra­toires de la Fédé­ra­tion, ser­vir d’or­ganes de ren­sei­gne­ments, par exemple pour la com­pa­rai­son des bilans entre les entre­prises. L’é­co­no­mie future, si elle ne doit à aucun moment être une éco­no­mie diri­gée, devrait être une éco­no­mie ren­sei­gnée, et tout devrait s’y faire à ciel ouvert. Cela s’en­tend pour la petite et la moyenne indus­trie aus­si bien que pour la grande.

L’é­ta­blis­se­ment d’un bilan est néces­saire à chaque entre­prise pour savoir où elle va, pour connaître les dépenses des divers postes, les frais de force motrice, ceux du machi­nisme et de son entre­tien, le mon­tant des salaires, les frais d’ad­mi­nis­tra­tion, etc., de façon à éta­blir un prix de vente. Par com­pa­rai­son avec le bilan des mai­sons simi­laires, on peut s’a­per­ce­voir si le ren­de­ment est nor­mal, si l’en­tre­prise est bien admi­nis­trée et s il n’y a pas de frais para­sites. Le bilan devrait être éta­bli non pas tant en vue des béné­fices à réa­li­ser que pour connaître exac­te­ment le prix de revient de chaque uni­té pro­duite à la sor­tie de l’u­sine ou de la fabrique, sans que les frais com­mer­ciaux s’y soient encore ajoutés.

Il ne faut pas confondre ce bilan éta­bli ouver­te­ment sur les chiffres don­nés par les dif­fé­rents ser­vices et connus et contrô­lés par tous, avec les bilans finan­ciers actuels qui sont assez sou­vent des bilans tru­qués, et des­ti­nés à duper les action­naires ou le public et même à trom­per le Fisc. Le bilan d’une usine serait le résu­mé d’une comp­ta­bi­li­té très simple, où les dif­fé­rents postes seraient affi­chés semaine par semaine, ou mois par mois, pour être connus de tous et revus par les com­mis­sions nom­mées par les tra­vailleurs de l’usine.

Peut-être le plus grand pro­grès de la mora­li­té éco­no­mique future seras-il que le prix de revient des mar­chan­dises soit connu de tous, aus­si bien de ceux qui par­ti­cipent à la pro­duc­tion que des ache­teurs, c’est-à-dire des consom­ma­teurs. On connaî­trait, par suite, le mon­tant des frais com­mer­ciaux (trans­port, manu­ten­tion, béné­fice des inter­mé­diaires) qui vient s’a­jou­ter au prix brut.

La mesure qui sert à éta­blir un bilan et. en géné­ral, à fixer la valeur des choses est l’argent, c’est-à-dire la mon­naie, qui, comme toute mesure véri­table, ne peut être qu’une mesure inter­na­tio­nale à éta­lon fixe et en quan­ti­té variable, sans qu’au­cun gou­ver­ne­ment puisse en fabri­quer à son profit.

On a beau­coup médit de l’argent qui, dans la lit­té­ra­ture révo­lu­tion­naire, est deve­nu le sym­bole de la mal­fai­sance. Or, il est, en réa­li­té, un moyen de liber­té. Grâce à lui, je puis échan­ger en connais­sance. de cause, je puis ache­ter les objets de consom­ma­tion dont j’ai besoin et, à mon choix, je puis assis­ter à telle pièce de théâtre qui me plaît et au jour qui me plai­ra, au lieu d’a­voir, comme dans cer­tains sys­tèmes uto­piques, une carte d’a­li­men­ta­tion ou de rece­voir un billet gra­tuit pour aller à un spec­tacle qui ne me convient pas ou tel jour où je ne suis pas en train. Cha­cun pour­rait dans mon uto­pie employer le sur­plus de ce qu’il regarde indis­pen­sable à son entre­tien, soit à sa biblio­thèque, soit à des voyages, soit à des fes­tins, soit à tout autre plai­sir, super­flu pour les autres, mais néces­saire à celui qui en a le goût et le désir.

En quoi l’argent est-il dan­ge­reux ? Pour­quoi en ferait-on l’ac­ca­pa­re­ment, puis­qu’il ne pour­ra ser­vir qu’à ache­ter des objets de consom­ma­tion et non pas à ache­ter des immeubles de rap­port, des biens fon­ciers ou des moyens de pro­duc­tion (machines, bâti­ments d’u­sine, chutes d’eau. Etc.), pas plus qu’au­jourd’­hui un par­ti­cu­lier ne peut ache­ter la Tour Eif­fel ou l’Arc de Triomphe ? Il pour­rait tout au plus ser­vir à ache­ter une petite mai­son à la cam­pagne ou un appar­te­ment dans un immeuble de ville. Or, ce qui fait la puis­sance d’un capi­ta­liste, c’est la pos­ses­sion des moyens de pro­duc­tion, soit comme pro­prié­taire inté­gral, soit le plus sou­vent comme action­naire ; mais il n’y aura plus d’ac­tions à acheter.

M.P.

N.D.L.R. — Nous publie­rons la suite de cette étude dans notre pro­chain numéro.

La Presse Anarchiste