Entre autres documents, j’ai sous les yeux la correspondance entretenue avec son frère par un ancien engagé volontaire, alors qu’il était encore sous les drapeaux. Comme tant d’autres, attiré par le faux prestige d’un uniforme multicolore et voyant, fasciné par tout le clinquant carnavalesque des cuivres bien astiqués reluisant au soleil, et que « l’éducation civique » a fait à sa jeune imagination surchauffée, briller comme l’or pur de la vraie gloire, aussitôt l’âge atteint, il s’est enrôlé dans la grande famille, impatient de nobles conquêtes, de hauts faits d’armes, de vie active, aventureuse et intense.
Au lendemain, quelle désillusion : L’oisiveté de la caserne, les brutalités inutiles et continuelles des gradés, ainsi que leur goinfrerie cyniquement manifestée à l’arrivée des « bleus », la mesquinerie déprimante d’une vie d’astiquage, de « paquetage », de grand et de petit « étalage », l’obscénité constante des propos de chambrée, en conformité avec la fréquentation régulière, au dehors, des lupanars de bas étage, la considération unanimement dévolue à quelques « soûlographes » de marque et la niaise et béate admiration que soulèvent leurs répugnantes prouesses, la pose prétentieuse d’officiers pommadins et sottement dédaigneux, l’épaisse balourdise des Ramollots supérieurs, plutôt risibles cependant, ces derniers, que haïssables, oui, tout cela entrevu dès le lendemain. quelle déception.
Après plusieurs mois de cette écœurante existence, il profite d’une occasion pour se faire envoyer aux colonies. Là, au moins, on vivra plus largement, on verra du pays, et, du reste, les récits des anciens sont là, vantant les agréments du service colonial et la liberté relative dont on jouit en ces pays presque de cocagne.
Le voici donc au Sénégal, à 18 kilomètres de Saint-Louis. Pour commander le détachement est envoyé le lieutenant Mauger qui, dès son arrivée, réunit ses hommes et leur adresse un discours où s’épanche la plus grande aménité ; il termine en disant : « On m’a prévenu que le détachement était exclusivement composé d’indisciplinés ; eh bien, je ne vous commanderai plus que le revolver au poing et, à la moindre récrimination de votre part… Rompez ! »
La menace fut tenue. À dater de ce jour, les portions de viande furent pesées et minutieusement rognées au strict réglementaire. Mais comme chaque jour on tuait un bœuf pour les quatre-vingt-dix hommes composant le détachement, l’ordre fut donné de ne pas distribuer le surplus de la viande, mais de le jeter à la mer.
En outre, sous le prédécesseur du lieutenant Mauger, la corvée consistant à charrier du sable dans des civières durait trois heures, avec la faculté de se reposer de temps en temps. Le nouveau commandant. de poste porte la durée de la corvée à six heures par jour, avec interdiction de se délasser un seul instant. « Notre santé, ajoute le ci-devant fanatique du militarisme, ne tarda pas à souffrir de ces exactions ; plusieurs, pour ne pas dire tous, passèrent plusieurs jours en prison où, contrairement au règlement du service intérieur, de nouvelles privations leur furent infligées, suppression de viande, de ragoût, de vin et de café, ces deux choses qui sont le seul soutien de l’Européen dans une colonie ; suppression de la moustiquaire, etc.
Jusqu’à l’arrivée du lieutenant Mauger, il n’y avait jamais eu de médecin au poste : on en adjoignit un qui se fit l’émule de cet intéressant officier. Avec lui, tout homme puni ne pouvait être reconnu malade. C’est ainsi qu’un nommé Decultit se présenta pendant un mois à la visite sans pouvoir se faire exempter de service. « À la fin, sentant venir la mort, il déclara au médecin que, s’il persistait à ne pas vouloir lui donner de soins, il descendrait à Saint-Louis passer la visite à l’hôpital ; le médecin se décida alors à lui donner un billet d’hôpital, où Decultit mourut en arrivant. »
Un autre, le soldat Andréani, ayant les jambes enflées au point de les avoir deux fois plus grosses qu’à l’état normal, se présenta plusieurs fois à la visite où il ne reçut pour tous soins que des injures. Quand il fut dans l’impossibilité absolue de marcher, on se résigna à l’envoyer à l’infirmerie, mais pour un jour seulement. « Si, lui dit Mauger. après avoir consulté le médecin major Montfort, si vous ne demandez pas à sortir de l’infirmerie demain. je vous f… en prison, et pour longtemps. » Le lendemain matin, quand l’infirmier se présenta au lit d’Andréani pour lui demander s’il voulait sortir de l’infirmerie, ce dernier était mort!… Ce n’est pas tout ! Pour que la menace ne fût pas vaine, puisque Andréani, en fait, n’avait pas demandé à sortir de l’infirmerie, son cadavre fut porté à la prison, où il resta tout le jour. Le soir, l’inhumation eut lieu. L’assassin Mauger prononça une allocution d’où il faut retirer cette phrase : « Andréani repose, son regard tourne vers le nord. c’est-à-dire vers la France. sa patrie, POUR LAQUELLE IL EST MORT ! »
Si le dégoût — ce dégoût que seul engendre le spectacle des choses les plus viles et les plus immondes — ne venait tempérer l’indignation qu’éveillent de pareils récits, on s’épandrait volontiers en virulentes objurgations contre l’armée, la discipline, le militarisme, toutes choses dont on tente de nous imposer le respect.
Mais à quoi bon ? Que servent les attaques, quelques véhémentes soient-elles, contre un effet, lorsque la cause n’est pas visée ? Ces faits nous révoltent ? Mais, dans un corps social dont la loi organique est l’obéissance passive, c’est-à-dire l’anéantissement du moins gradé en face du plus galonné, d’où résulte, en retour, le droit de vie et de mort du supérieur sur l’inférieur, comment peuvent-ils ne pas se produire ? L’autorité, qui par elle-même est un mal, puisque tout homme qui en est investi est porté à en abuser, devient une véritable calamité quand elle est sans limite. Or, le gradé ne se trompe jamais. Ainsi le veut la hiérarchie, puisque l’inférieur doit toujours obéir. Quoi d’étonnant à ce que, non pas seulement la brute, mais même l’homme médiocre, ne soir pas grisé de son pouvoir et incité à en mésuser ? Et quel danger permanent pour la vie même de ses subordonnés, à la merci de ses moindres lubies ! Réclamer ? Mais ne sait-on pas que le soldat puni n’a le droit de réclamer qu’autant que sa punition est accomplie ? La belle avance, alors, si les conditions qui l’ont accompagnée ont occasionné la mort ! Je n’exagère rien. Moi-même, il me souvient d’avoir frisé jadis le conseil de guerre pour avoir refusé, contre l’injonction d’un petit crevé d’aide major, de me plonger dans un bain d’eau froide une heure après le repas. Une punition me fut infligée avec le motif. L’affaire heureusement s’arrangea, grâce à un brave homme de commandant, assurément déplacé dans ce milieu de tortionnaires ; mais la punition fût maintenue, le motif seul fût modifié. S’il m’eût fallu réclamer une fois noyé, il eût été un peu tard.
Et puis, la réclamation fut-elle écoutée, et y fut-il fait droit, ne sait-on pas quelle serait la vie ultérieure du réclamant ? Le supérieur, dont le tort aurait été une fois par hasard reconnu, le lui ferait certes payer cher. Aussi aime-t-on mieux s’incliner et se soumettre à l’injustice.
Mais depuis que, dans un but patriotique, la bourgeoisie a commis l’imprudence d’ordonner que tout le monde passerait par la caserne, des esprits clairvoyants ou indépendants ont pu étudier en détail ce « noble métier des armes » et constater ce que vaut l’aune de la « grandeur militaire ». Une fois sortis, ils ont, dans livres, poussé leur cri de haine ou de revanche, auquel ont répondu d’autres voix jusqu’alors silencieuses ; et, peu à peu, la lumière se fait sur l’abjection de cette vie de soumission ou d’exaction. Ce n’est pas un mal que tous les Français aient connu la caserne, car, lorsque quelque politicien optimiste ou quelque chauvin, fils de veuve, s’épand en transports laudatifs sur cette brillante armée, parangon de toutes les vertus, de discrets sourires courent dans l’assistance, qui sait à quoi s’en tenir pour y être allée, et qu’on ne trompe plus.
Donc, si l’autorité est mauvaise, l’autorité militaire est pire. En révélant les faits mentionnés, notre but est non pas de les faire cesser, — nous n’y pourrions prétendre — mais de montrer qu’ils ne sont que la conséquence logique du pouvoir illimité accordé à tout gradé sur son inférieur, pouvoir qui n’est lui-même qu’une extension du principe fondamental de notre société actuelle, du principe d’autorité.
Notre but est d’étayer sur des arguments sans réplique notre conclusion si souvent déduite : que l’autorité est mauvaise en soi et qu’elle doit être détruite !
André Girard (Max Bühr)