La Presse Anarchiste

Biribi et autres lieux

Les révé­la­tions bien pré­cises que nous avons publiées, dans nos deux der­niers numé­ros, sur les ignobles sup­plices infli­gés aux dis­ci­pli­naires en Algé­rie, nous ont valu plu­sieurs lettres signa­lant une foule de faits ana­logues. La place nous manque pour les men­tion­ner tous, nous devrons nous en tenir aux plus mar­quants et aux plus carac­té­ris­tiques de l’es­prit de bru­ta­li­té sys­té­ma­tique et du mépris de la vie humaine for­mant le fond de l’es­prit, militaire. 

Entre autres docu­ments, j’ai sous les yeux la cor­res­pon­dance entre­te­nue avec son frère par un ancien enga­gé volon­taire, alors qu’il était encore sous les dra­peaux. Comme tant d’autres, atti­ré par le faux pres­tige d’un uni­forme mul­ti­co­lore et voyant, fas­ci­né par tout le clin­quant car­na­va­lesque des cuivres bien asti­qués relui­sant au soleil, et que « l’é­du­ca­tion civique » a fait à sa jeune ima­gi­na­tion sur­chauf­fée, briller comme l’or pur de la vraie gloire, aus­si­tôt l’âge atteint, il s’est enrô­lé dans la grande famille, impa­tient de nobles conquêtes, de hauts faits d’armes, de vie active, aven­tu­reuse et intense. 

Au len­de­main, quelle dés­illu­sion : L’oi­si­ve­té de la caserne, les bru­ta­li­tés inutiles et conti­nuelles des gra­dés, ain­si que leur goin­fre­rie cyni­que­ment mani­fes­tée à l’ar­ri­vée des « bleus », la mes­qui­ne­rie dépri­mante d’une vie d’as­ti­quage, de « paque­tage », de grand et de petit « éta­lage », l’obs­cé­ni­té constante des pro­pos de cham­brée, en confor­mi­té avec la fré­quen­ta­tion régu­lière, au dehors, des lupa­nars de bas étage, la consi­dé­ra­tion una­ni­me­ment dévo­lue à quelques « soû­lo­graphes » de marque et la niaise et béate admi­ra­tion que sou­lèvent leurs répu­gnantes prouesses, la pose pré­ten­tieuse d’of­fi­ciers pom­ma­dins et sot­te­ment dédai­gneux, l’é­paisse balour­dise des Ramol­lots supé­rieurs, plu­tôt risibles cepen­dant, ces der­niers, que haïs­sables, oui, tout cela entre­vu dès le len­de­main. quelle déception.

Après plu­sieurs mois de cette écœu­rante exis­tence, il pro­fite d’une occa­sion pour se faire envoyer aux colo­nies. Là, au moins, on vivra plus lar­ge­ment, on ver­ra du pays, et, du reste, les récits des anciens sont là, van­tant les agré­ments du ser­vice colo­nial et la liber­té rela­tive dont on jouit en ces pays presque de cocagne.

Le voi­ci donc au Séné­gal, à 18 kilo­mètres de Saint-Louis. Pour com­man­der le déta­che­ment est envoyé le lieu­te­nant Mau­ger qui, dès son arri­vée, réunit ses hommes et leur adresse un dis­cours où s’é­panche la plus grande amé­ni­té ; il ter­mine en disant : « On m’a pré­ve­nu que le déta­che­ment était exclu­si­ve­ment com­po­sé d’in­dis­ci­pli­nés ; eh bien, je ne vous com­man­de­rai plus que le revol­ver au poing et, à la moindre récri­mi­na­tion de votre part… Rompez ! »

La menace fut tenue. À dater de ce jour, les por­tions de viande furent pesées et minu­tieu­se­ment rognées au strict régle­men­taire. Mais comme chaque jour on tuait un bœuf pour les quatre-vingt-dix hommes com­po­sant le déta­che­ment, l’ordre fut don­né de ne pas dis­tri­buer le sur­plus de la viande, mais de le jeter à la mer. 

En outre, sous le pré­dé­ces­seur du lieu­te­nant Mau­ger, la cor­vée consis­tant à char­rier du sable dans des civières durait trois heures, avec la facul­té de se repo­ser de temps en temps. Le nou­veau com­man­dant. de poste porte la durée de la cor­vée à six heures par jour, avec inter­dic­tion de se délas­ser un seul ins­tant. « Notre san­té, ajoute le ci-devant fana­tique du mili­ta­risme, ne tar­da pas à souf­frir de ces exac­tions ; plu­sieurs, pour ne pas dire tous, pas­sèrent plu­sieurs jours en pri­son où, contrai­re­ment au règle­ment du ser­vice inté­rieur, de nou­velles pri­va­tions leur furent infli­gées, sup­pres­sion de viande, de ragoût, de vin et de café, ces deux choses qui sont le seul sou­tien de l’Eu­ro­péen dans une colo­nie ; sup­pres­sion de la mous­ti­quaire, etc.

Jus­qu’à l’ar­ri­vée du lieu­te­nant Mau­ger, il n’y avait jamais eu de méde­cin au poste : on en adjoi­gnit un qui se fit l’é­mule de cet inté­res­sant offi­cier. Avec lui, tout homme puni ne pou­vait être recon­nu malade. C’est ain­si qu’un nom­mé Decul­tit se pré­sen­ta pen­dant un mois à la visite sans pou­voir se faire exemp­ter de ser­vice. « À la fin, sen­tant venir la mort, il décla­ra au méde­cin que, s’il per­sis­tait à ne pas vou­loir lui don­ner de soins, il des­cen­drait à Saint-Louis pas­ser la visite à l’hô­pi­tal ; le méde­cin se déci­da alors à lui don­ner un billet d’hô­pi­tal, où Decul­tit mou­rut en arrivant. »

Un autre, le sol­dat Andréa­ni, ayant les jambes enflées au point de les avoir deux fois plus grosses qu’à l’é­tat nor­mal, se pré­sen­ta plu­sieurs fois à la visite où il ne reçut pour tous soins que des injures. Quand il fut dans l’im­pos­si­bi­li­té abso­lue de mar­cher, on se rési­gna à l’en­voyer à l’in­fir­me­rie, mais pour un jour seule­ment. « Si, lui dit Mau­ger. après avoir consul­té le méde­cin major Mont­fort, si vous ne deman­dez pas à sor­tir de l’in­fir­me­rie demain. je vous f… en pri­son, et pour long­temps. » Le len­de­main matin, quand l’in­fir­mier se pré­sen­ta au lit d’An­dréa­ni pour lui deman­der s’il vou­lait sor­tir de l’in­fir­me­rie, ce der­nier était mort!… Ce n’est pas tout ! Pour que la menace ne fût pas vaine, puisque Andréa­ni, en fait, n’a­vait pas deman­dé à sor­tir de l’in­fir­me­rie, son cadavre fut por­té à la pri­son, où il res­ta tout le jour. Le soir, l’in­hu­ma­tion eut lieu. L’as­sas­sin Mau­ger pro­non­ça une allo­cu­tion d’où il faut reti­rer cette phrase : « Andréa­ni repose, son regard tourne vers le nord. c’est-à-dire vers la France. sa patrie, POUR LAQUELLE IL EST MORT ! »

Si le dégoût — ce dégoût que seul engendre le spec­tacle des choses les plus viles et les plus immondes — ne venait tem­pé­rer l’in­di­gna­tion qu’é­veillent de pareils récits, on s’é­pan­drait volon­tiers en viru­lentes objur­ga­tions contre l’ar­mée, la dis­ci­pline, le mili­ta­risme, toutes choses dont on tente de nous impo­ser le respect. 

Mais à quoi bon ? Que servent les attaques, quelques véhé­mentes soient-elles, contre un effet, lorsque la cause n’est pas visée ? Ces faits nous révoltent ? Mais, dans un corps social dont la loi orga­nique est l’o­béis­sance pas­sive, c’est-à-dire l’a­néan­tis­se­ment du moins gra­dé en face du plus galon­né, d’où résulte, en retour, le droit de vie et de mort du supé­rieur sur l’in­fé­rieur, com­ment peuvent-ils ne pas se pro­duire ? L’au­to­ri­té, qui par elle-même est un mal, puisque tout homme qui en est inves­ti est por­té à en abu­ser, devient une véri­table cala­mi­té quand elle est sans limite. Or, le gra­dé ne se trompe jamais. Ain­si le veut la hié­rar­chie, puisque l’in­fé­rieur doit tou­jours obéir. Quoi d’é­ton­nant à ce que, non pas seule­ment la brute, mais même l’homme médiocre, ne soir pas gri­sé de son pou­voir et inci­té à en més­user ? Et quel dan­ger per­ma­nent pour la vie même de ses subor­don­nés, à la mer­ci de ses moindres lubies ! Récla­mer ? Mais ne sait-on pas que le sol­dat puni n’a le droit de récla­mer qu’au­tant que sa puni­tion est accom­plie ? La belle avance, alors, si les condi­tions qui l’ont accom­pa­gnée ont occa­sion­né la mort ! Je n’exa­gère rien. Moi-même, il me sou­vient d’a­voir fri­sé jadis le conseil de guerre pour avoir refu­sé, contre l’in­jonc­tion d’un petit cre­vé d’aide major, de me plon­ger dans un bain d’eau froide une heure après le repas. Une puni­tion me fut infli­gée avec le motif. L’af­faire heu­reu­se­ment s’ar­ran­gea, grâce à un brave homme de com­man­dant, assu­ré­ment dépla­cé dans ce milieu de tor­tion­naires ; mais la puni­tion fût main­te­nue, le motif seul fût modi­fié. S’il m’eût fal­lu récla­mer une fois noyé, il eût été un peu tard. 

Et puis, la récla­ma­tion fut-elle écou­tée, et y fut-il fait droit, ne sait-on pas quelle serait la vie ulté­rieure du récla­mant ? Le supé­rieur, dont le tort aurait été une fois par hasard recon­nu, le lui ferait certes payer cher. Aus­si aime-t-on mieux s’in­cli­ner et se sou­mettre à l’injustice.
Mais depuis que, dans un but patrio­tique, la bour­geoi­sie a com­mis l’im­pru­dence d’or­don­ner que tout le monde pas­se­rait par la caserne, des esprits clair­voyants ou indé­pen­dants ont pu étu­dier en détail ce « noble métier des armes » et consta­ter ce que vaut l’aune de la « gran­deur mili­taire ». Une fois sor­tis, ils ont, dans livres, pous­sé leur cri de haine ou de revanche, auquel ont répon­du d’autres voix jus­qu’a­lors silen­cieuses ; et, peu à peu, la lumière se fait sur l’ab­jec­tion de cette vie de sou­mis­sion ou d’exac­tion. Ce n’est pas un mal que tous les Fran­çais aient connu la caserne, car, lorsque quelque poli­ti­cien opti­miste ou quelque chau­vin, fils de veuve, s’é­pand en trans­ports lau­da­tifs sur cette brillante armée, paran­gon de toutes les ver­tus, de dis­crets sou­rires courent dans l’as­sis­tance, qui sait à quoi s’en tenir pour y être allée, et qu’on ne trompe plus. 

Donc, si l’au­to­ri­té est mau­vaise, l’au­to­ri­té mili­taire est pire. En révé­lant les faits men­tion­nés, notre but est non pas de les faire ces­ser, — nous n’y pour­rions pré­tendre — mais de mon­trer qu’ils ne sont que la consé­quence logique du pou­voir illi­mi­té accor­dé à tout gra­dé sur son infé­rieur, pou­voir qui n’est lui-même qu’une exten­sion du prin­cipe fon­da­men­tal de notre socié­té actuelle, du prin­cipe d’autorité. 

Notre but est d’é­tayer sur des argu­ments sans réplique notre conclu­sion si sou­vent déduite : que l’au­to­ri­té est mau­vaise en soi et qu’elle doit être détruite !

André Girard (Max Bühr) 

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