[[Nous ne partageons pas la manière de voir de l’auteur sur la propagande des syndicats et des fédérations, mais comme cet article nous donne des détails très intéressants sur la situation du socialisme en France, nous avons cru bon, à titre de document, de l’insérer.]]
C’est qu’en effet il y a une différence plus grande entre les conceptions économiques et politiques de chacun de ses membres qu’entre la politique opportuniste et la politique radicale elles-mêmes. Séparés par des divergences de tactique, opportunistes et radicaux ont du moins une théorie gouvernementale commune. Confiez aux uns ou aux autres le pouvoir, et leurs procédés administratifs décèleront la similitude de leurs opinions. C’est ce qu’ont démontré tour à tour les ministères Ferry, Freycinet, Floquet, Ribot, qu’à la distance où nous en sommes, on distingue malaisément. Il n’en est point de même entre les divers membres du groupe socialiste parlementaire, qui compte presque autant d’opinions que de personnes. Tandis que M. Rouanet, par exemple, est hostile à la suppression de la propriété individuelle et n’accepte du collectivisme que la nationalisation des chemins de fer, des banques et des mines (laissant à l’industrie, à l’agriculture et au commerce leur mode actuel d’exploitation), M. Jaurès paraît incliner au communisme libertaire, restant fidèle au parlementarisme pour cette seule raison que, plus les réformes législatives se révéleront impuissantes à transformer le système social, plus impérieusement il faudra les réclamer, « parce que la déception irritée du peuple obligera la nation à mettre la main sur le capital ». À côté de MM. Rouanet et Jaurès, on aperçoit les ex-boulangistes qui, M. Ernest Roche excepté, ignorent le premier mot des théories socialistes et sont surtout des… antiministériels ; puis M. Baudin, communiste, il est vrai, mais plus encore émeutier et qu’étiole l’atmosphère du Palais-Bourbon, puis encore les Cinq, je veux dire les élus du parti « allemaniste », que leur doctrine : « De chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins » place fort loin des collectivistes et qui, des privilèges du député, prisent uniquement la gratuité de circulation sur les chemins de fer, utile à la propagande ; puis, enfin, les Goblet, les Millerand, les Pelletan, les Viviani, députés mi-chair mi-poisson et, bien que classés, absolument inclassables… Tout cela suffit pour attester que le groupe parlementaire d’extrême gauche n’est nullement la synthèse du socialisme français, à moins qu’on n’appelle socialiste tout homme qui fait opposition au gouvernement, ce qui transformerait à l’occasion M. Rouvier, M. Léon Say, M. d’Hulst et quelques autres en fauteurs d’anarchie. La vérité est que le groupe dont M. Jaurès est le leader a dû son succès d’il y a deux ans à des coalitions, radicales ici, conservatrices là, semblables à celle qui fit élire M. Paul Lafargue à Lille, en 1892, et que les événements peuvent dissoudre comme fut dissoute celle de Lille en 1893.
Pour connaître exactement l’état d’esprit du parti socialiste, il faut donc détourner les yeux du Palais-Bourbon et noter les conséquences produites dans les groupements politiques et corporatifs par les congrès ouvriers des trois dernières années. Ainsi seulement il sera possible de mesurer avec précision la modification profonde qui s’est faite insensiblement dans le mouvement ouvrier et de démontrer combien peu de chose sont ces soi-disant chefs qui s’efforcent tant d’aveugler la classe bourgeoise sur la perte définitive et, heureusement, irrévocable de leur antique suprématie.
En premier lieu, on constate, que les écoles politiques se rapprochent et tendent à confondre leur action respective. Sans doute il y a encore, et il y aura longtemps, des broussistes, des guesdistes et des blanquistes, ayant chacun leur organisation propre, leurs fonctionnaires et leurs pontifes, peut-être même (quoique ce soit moins certain) leurs candidats particuliers. Mais le coudoiement des « chefs » dans les couloirs de la Chambre a déterminé le rapprochement des disciples, des lieutenants, pour mieux dire, et les uns et les autres, menacés dans la situation acquise ou dans celle convoitée, par le retour des travailleurs à la doctrine première de l’Internationale (c’est-à-dire l’adoption à peu près exclusive de la lutte économique), finiront par constituer un groupe unique de combat contre tous ceux qui prêchent la répudiation de la lutte politique parlementaire.
Les causes de ce rapprochement, déjà très. accentué, sont de trois sortes : tout d’abord, la parité d’opinions des guesdistes, des intransigeants, des blanquistes et des broussistes quant au système collectiviste. En désaccord sur ce point (comme sur bien d’autres, d’ailleurs) avec Karl Marx et Engels, de qui cependant ils se réclament tous, ils pensent que la révolution se fera dans le sens d’un accroissement des fonctions de l’État, accroissement poussé jusqu’à l’absorption complète des forces individuelles. Ils ne voient point que ce qu’ils appellent la collectivité n’étant qu’un agglomérat d’individus, il serait infiniment plus logique de dire et de vouloir que le développement du tout social soit en proportion de la somme de liberté et, d’activité laissée aux parties, de telle sorte que, plus l’individu serait libre, plus considérable serait son effort vers le bien et, partant, plus parfaite serait la condition de la collectivité… En second lieu, la même parité d’opinion quant à la nécessité d’user du suffrage universel, la conquête du pouvoir politique devant, à leur sens, précéder toute tentative d’émancipation économique… Enfin, l’adoption par les Congrès ouvriers de la grève générale. L’organisation de cette grève (et par organisation nous entendons exclusivement l’encadrement des travailleurs dans les syndicats) impliquant l’abandon du parlementarisme, il était évident que les collectivistes s’empresseraient de rompre avec ceux qui prétendaient « follement » transporter la lutte sociale du terrain politique sur le terrain corporatif et économique.
Cette rupture, ce furent les amis de M. Guesde qui en donnèrent le signal, en quittant sous un futile prétexte (une profession de foi communiste faite par un délégué et que le Congrès, la prenant à son compte, ne voulut point désavouer) ce Congrès de Nantes (septembre 1894) qui, malgré leur opposition désespérée, venait de se prononcer au scrutin public pour la grève générale. Quant aux amis de M. Brousse, ils firent mieux. Eux qui les premiers acceptèrent la grève générale par l’organe du Congrès tenu sous leurs auspices à Tours en 1892, ils se reprirent peu à peu, s’efforcèrent de briser l’arme qu’ils avaient mise dans la circulation, et finalement refusèrent d’adhérer à la Commission d’organisation du 1er mai 1895 parce qu’elle avait fait de la propagande en faveur de la grève générale, l’article fondamental de son programme.
En regard de ces quatre écoles (étiquetées aujourd’hui parti parlementaire), que trouvons-nous ? D’abord les amis de M. Allemane. Si l’on peut trouver extraordinaire l’évolution de MM. Guesde et Brousse, par exemple, qui tous deux furent d’enragés « bakouninistes » (M. Guesde ne fut-il pas un des fondateurs de cette Fédération jurassienne qui eut pour ennemis mortels Karl Marx, Engels, et M. Paul Lafargue?), on ne trouvera pas moins remarquable l’évolution du parti allemaniste, venu de la théorie possibiliste au communisme révolutionnaire, et qui, après en avoir tant fourni aux anarchistes, renferme encore tant d’esprits dégagés de toute opinion gouvernementale. Ce groupement, après s’être convaincu de l’inefficacité des réformes législatives, commença par mettre en pratique ce conseil de l’Internationale : que le suffrage universel, étant illusoire comme moyen d’émancipation, ne soit considéré et utilisé que comme moyen d’agitation ; puis, songeant qu’au cas même où le parti socialiste parviendrait à obtenir la majorité au Parlement, le pouvoir ne lui écherrait pas aussi facilement que le prétend M. Guesde, il rechercha un moyen d’appuyer l’occupation socialiste du gouvernement, dès qu’elle se produirait, et, trouvant la grève générale, l’accepta d’enthousiasme ; enfin, désabusé. sur les résultats mêmes des agitations électorales (plus propres à éteindre qu’à attiser l’ardeur révolutionnaire), écœuré surtout des compromissions politiques accomplies par les autres écoles socialistes à propos de l’Alliance russe, de certains votes où le souci de la réélection avait plus de part que le respect des principes, et, tout récemment, de la trahison dont furent victimes les employés grévistes de la Compagnie des Omnibus, il s’est séparé des parlementaires et se trouve aujourd’hui plus loin d’eux que des libertaires. Ainsi l’attestent le journal publié sous ses auspices le 1er mai dernier, les appels à la révolte sous toutes formes, adressés par quelques-uns de ses membres dans cette réunion du faubourg du Temple (6 avril) que la police s’empressa de dissoudre, les déclarations faites à son treizième Congrès régional par les « communistes du treizième arrondissement » qui, sur la question de la législation directe par le peuple, répondirent : « La société future devant être l’association libre des individus libres, il n’y a pas lieu d’élaborer un système de législation» ; les brochures, enfin, publiées par les étudiants révolutionnaires internationalistes. Sans-doute, le gros du parti est encore loin de la lumière, mais cette lumière ne le blesse plus, et c’est l’essentiel.
À côté du parti allemaniste, il y a la majeure partie des organisations ouvrières, un millier environ de syndicats, presque toutes les Bourses du travail, sauf une dizaine, et la plupart des fédérations nationales de métiers, celles des chemins de fer, du bâtiment, de la métallurgie, des verriers, etc. La scission, inverse de celle opérée au Congrès de Zurich (1893), qui se produisit l’année dernière au Congrès de Nantes, ne fut point, comme toutes celles qui se sont produites depuis une quinzaine d’années dans le parti socialiste, une simple scission d’écoles ; elle fut surtout une scission de doctrines, la minorité s’inféodant plus résolument que jamais au parlementarisme et à l’État caporal, tandis que la majorité se déclarait sceptique à l’endroit des réformes législatives, de la conquête des pouvoirs publics et du système collectiviste et s’affirmait par actes, sinon par paroles, communiste et révolutionnaire.
Eh bien ! cette scission, le quatrième Congrès des Bourses du Travail, qui vient de se tenir à Nîmes, en a donné un témoignage plus convaincant encore. À son ordre du jour figuraient, d’une part, l’organisation des travailleurs en un groupement unique destiné à une fin révolutionnaire, d’autre part, la confirmation des vœux émis par les congrès antérieurs sur la question des huit heures et autres plaisanteries du même genre. Or, sur un total de huit séances, le Congrès en consacra sept de six heures chacune à la première partie de son ordre du jour, et une seulement, réduite à quatre heures, à la seconde. Encore entendit-on la Bourse de Montpellier demander la radiation pure et simple du débat sur les huit heures, celle de Paris dire, aux applaudissements unanimes des délégués : « Bah ! votons-la toujours, cela ne fera ni chaud ni froid », et celle de Boulogne-sur-Seine conclure : « Nous savons bien tous que les questions dont la solution dépend actuellement des pouvoirs publics ne seront résolues que le jour où il n’y aura plus de pouvoirs publics. »
Enfin, à côté du parti allemaniste et des organisations, syndicales, affranchis désormais du joug marxiste, voici l’élément communiste libertaire, dont l’ambition est aujourd’hui (et, soit dit en passant, aurait dû toujours être) de poursuivre l’œuvre de Bakounine et de se consacrer à l’éducation des syndicats.
« La Révolution, écrivait déjà Merlino il y a deux ans, demande le concours de toute la masse ouvrière… Que les masses s’organisent promptement, et que les différents groupements se mettent de suite à la besogne. » Cette année, l’idée exprimée par Merlino a pris forme. Malatesta ne vient-il pas de publier dans Solidarity, de New York, un projet de fédération internationale des révolutionnaires, ayant pour but : «… d’encourager le mouvement ouvrier et de pousser les travailleurs à se grouper pour conquérir le gain le plus élevé et la plus grande liberté possible ; … participer à une grève générale…»
Ce n’est encore qu’un projet, sans doute, mais la réalisation en est proche, et ce seront les marxistes eux-mêmes qui la hâteront, parce que, en Allemagne et en Hollande comme en France, leurs actes ne cessent de démentir la sollicitude qu’ils affectent pour la garde des doctrines de l’Internationale, et qu’ils se sont aliéné les travailleurs en oubliant de créer dans les villes dont ils sont maîtres les Bourses du Travail qu’ils réclamaient si bruyamment ailleurs.
Il n’y a donc plus aujourd’hui que deux partis très distincts : le parti parlementaire, plus gros de chefs que de soldats et dont le rétablissement du scrutin de liste serait la mort sans phrases ; le parti révolutionnaire, convaincu que la question sociale étant tout économique, l’affranchissement viendra par la résistance à l’oppression économique, sous la forme d’une grève gigantesque nécessairement violente. Il ne nous reste plus qu’à souhaiter rapide l’engagement final.
Fernand Pelloutier (26 juin 1895)