La Presse Anarchiste

Bilan et avenir de la résistance en Pologne

La procla­ma­tion de l’é­tat de siège, le 13 décem­bre 1981, est un nou­veau tour­nant dans l’his­toire de la République « pop­u­laire » de Pologne, peut-être le plus impor­tant avec 1956 et août 1980. L’é­conomie con­naît une crise sans précé­dent, le Par­ti est con­sid­érable­ment affaib­li et rem­placé par l’ar­mée à la tête de l’É­tat, la société est trau­ma­tisée (dés­espoir, haine…), le mou­ve­ment oppo­si­tion­nel enfin se retrou­ve dans la clan­des­tinité après seize mois de vie ouverte et d’e­spoirs. Toutes ces évo­lu­tions sont impor­tantes et excep­tion­nelles pour l’his­toire des Pays de l’Est, toutes présen­tent un grand intérêt pour le mou­ve­ment lib­er­taire et anar­cho-syn­di­cal­iste en général ; cepen­dant cet arti­cle se con­tentera d’analyser l’évo­lu­tion de la « résis­tance », de ses débats internes en par­ti­c­uli­er, pour deux raisons au moins :
— c’est mal­gré tout sur la résis­tance qu’ar­rive le plus de doc­u­men­ta­tion, c’est sur elle que se fix­ent la plu­part des débats actuels,
— c’est en son sein que se mènent des dis­cus­sions intéres­santes, c’est en son sein égale­ment que pour­rait émerg­er un courant lib­er­taire ou syn­di­cal­iste révolutionnaire.

Treize mois de résistance

Pour mieux com­pren­dre l’évo­lu­tion des struc­tures et des débats de la résis­tance, il est néces­saire d’avoir un aperçu des luttes qui se sont menées depuis le 13 décem­bre en Pologne.

Échec de la grève générale (décem­bre 81-jan­vi­er 82)

Si Sol­i­darność a sen­ti venir le dur­cisse­ment du pou­voir, elle n’a en tout cas pas suff­isam­ment pré­paré la riposte à celui-ci. En quelques jours, l’ar­mée et la mil­ice arrê­tent les prin­ci­paux cadres du mou­ve­ment, déman­tè­lent ses struc­tures, brisent la résis­tance ouvrière : le 28 décem­bre, les derniers grévistes de la mine Piast cessent leur mou­ve­ment, la grève générale de protes­ta­tion a échoué. Il est faux de dire que c’est par manque de com­bat­iv­ité, car elle fut sans doute plus éten­due (80% de la pop­u­la­tion active?) et plus déter­minée que celle d’août 80 ; avant tout le mou­ve­ment a man­qué de struc­tures capa­bles de le men­er à bien, d’une stratégie et d’un pro­gramme élaborés, suite à l’ef­fon­drement du mythe d’une « entente » entre Sol­i­darność et l’É­tat : dès le départ, les prob­lèmes qui vont hand­i­ca­per la résis­tance sont posés.

Recon­struc­tion de Sol­i­darność (jan­vi­er-mai 82)

Fin de la grève générale ne veut pas dire fin de la résis­tance, au con­traire. C’est à par­tir de ce moment-là que se recon­stituent les com­mis­sions d’en­tre­prise et les direc­tions régionales du syn­di­cat, que se mul­ti­plient jour­naux et réseaux clan­des­tins. Par­al­lèle­ment à la (re)-structuration de la résis­tance, se développe la résis­tance pas­sive ou sym­bol­ique : grève larvée, entraide, man­i­fes­ta­tions sym­bol­iques et cour­tes grèves… Dès le 13 jan­vi­er, on com­mé­more le coup d’É­tat à Wro­claw et le 30, la hausse des prix entraîne grèves et affron­te­ments à Gdan­sk et dans tout le pays. Mal­gré la claque de décem­bre, le mou­ve­ment syn­di­cal garde donc une grande par­tie de son poten­tiel, la pop­u­la­tion reste mobilisée.

L’été de Sol­i­darność (mai-sep­tem­bre 82)

C’est sans doute le 1er et le 3 mai que se man­i­feste claire­ment la puis­sance retrou­vée du syn­di­cat indépen­dant, quand dans de nom­breuses villes de Pologne, des dizaines de mil­liers de per­son­nes descen­dent dans la rue et affron­tent la mil­ice. Vic­toire morale du syn­di­cat, cette forte mobil­i­sa­tion qui se per­pétue tout l’été (13 mai, 13 juin, 26 juin, 1er août, 13 et 16 août…) et cul­mine dans les man­i­fes­ta­tions du 31 août fait égale­ment ressor­tir au grand jour le manque de per­spec­tives et de stratégie claires dans la résis­tance. Tirail­lées entre le rêve d’une entente et un rad­i­cal­isme vio­lent, entre l’at­ti­rance pour la grève générale et la peur d’un échec durable, les struc­tures de Sol­i­darność s’avèrent en effet inca­pables d’or­gan­is­er l’ag­i­ta­tion pop­u­laire, ne faisant qu’en­tretenir un sen­ti­ment de force par la mul­ti­pli­ca­tion des actions symboliques.

L’oc­ca­sion man­quée (sep­tem­bre-novem­bre 82)

Après les grandes man­i­fes­ta­tions du 31 août, le cli­mat social se refroid­it en Pologne. Les gens se lassent par manque de per­spec­tives ou par fatigue, la stratégie de la TKK (direc­tion clan­des­tine pro­vi­soire), pres­sion sur le pou­voir pour le forcer à l’en­tente, rassem­ble de moins en moins de gens, et pour beau­coup les chances d’un change­ment sont reportées de plusieurs années. C’est alors que le 8 octo­bre la Diète délé­galise Sol­i­darność, jusqu’alors sus­pendu. Cette véri­ta­ble provo­ca­tion relance l’ag­i­ta­tion la région de Gdan­sk est en grève générale, des affron­te­ments écla­tent à Wro­claw et à Nowa Huta, les grèves touche Varso­vie, Szczecin, Poz­nan, les mines de Silésie… Pour la troisième fois (après mai et août), la société paraît prête à ris­quer l’af­fron­te­ment final, en vain ; la direc­tion clan­des­tine ne parvient pas à coor­don­ner le mou­ve­ment et décide mal­adroite­ment une grève de huit heures… pour le 10 novem­bre, un mois après l’évène­ment. Trois semaines à peine après l’échec de la grève générale d’oc­to­bre, dans un cli­mat d’in­cer­ti­tude et de ter­reur, cette grève est le pre­mier échec cuisant pour la clan­des­tinité, et mar­que sans doute la fin des grandes man­i­fes­ta­tions de résis­tance sym­bol­iques (grève ou manifestation).

Le reflux (novem­bre 82-févri­er 83)

Ce n’est pas un hasard si quelques jours après l’échec du 10 novem­bre Lech Wale­sa est libéré, la prochaine lev­ée de l’é­tat de siège annon­cée : l’É­tat tente une nou­velle fois ce qu’il n’a réus­si ni après août 80, ni après décem­bre 81, impos­er SON com­pro­mis, basé sur l’in­té­gra­tion des mod­érés con­tre l’élim­i­na­tion des rad­i­caux (encour­agé en cela par l’Église). La résis­tance, quant à elle, se trou­ve encore plus inca­pable qu’a­vant de déter­min­er une stratégie, face à cette sit­u­a­tion con­fuse (libéra­tion de Wale­sa, incer­ti­tude sur la mobil­i­sa­tion pop­u­laire…) et à des dif­fi­cultés organ­i­sa­tion­nelles (scis­sions, déman­tèle­ment à Wro­claw, Bia­lystok, Poz­nan, Plusk… arresta­tion de Frasyniuk, Bed­narz et Palu­bic­ki de la TKK…). Cette péri­ode mar­que un nou­veau tour­nant dans l’his­toire de l’op­po­si­tion : le pou­voir a réus­si à sta­bilis­er la sit­u­a­tion, mais ne parvient ni à rétablir l’au­torité de l’É­tat, ni à se ral­li­er une frac­tion de la société, cepen­dant que la résis­tance, après l’échec d’un an de com­bat, s’af­faib­lit et se divise sur des pro­grammes et des straté­gies dif­férents. Si ces derniers mois ne mar­quent pas for­cé­ment la mort de la résis­tance, ils son­nent en tout cas le glas de Sol­i­darność comme organ­i­sa­tion sociale unifiée et basée sur la recherche du com­pro­mis avec l’État.

L’évolution des idées

Les idéaux de Solidarność

Même si Sol­i­darność a per­du de sa puis­sance et si ses struc­tures ont subi de grandes muta­tions, elle reste une référence et un point de con­ver­gence pour toute l’op­po­si­tion au régime de Jaruzel­s­ki. Il est sig­ni­fi­catif, à ce titre, que la plu­part des réseaux de résis­tance, quels qu’ils soient, se rat­tachent tou­jours au sigle du syn­di­cat indépen­dant. Dans les pre­miers mois de la « guerre », quand la résis­tance plaçait encore tous ses espoirs sur un nou­veau com­pro­mis style août 80, les grands idéaux défi­nis par Sol­i­darność (auto­ges­tion, réforme économique, élec­tions libres…) ont été passés sous silence au béné­fice de reven­di­ca­tions « élé­men­taires » (amnistie, rétab­lisse­ment du syn­di­cat…); à l’op­posé, si main­tenant encore le débat porte plus sur des ques­tions stratégiques et organ­i­sa­tion­nelles que générales, la fin du mythe de l’en­tente nationale, la néces­sité et la volon­té crois­sante d’un change­ment rad­i­cal ont fait du pro­gramme de Sol­i­darność la base d’un com­pro­mis avec le pou­voir, voire de son ren­verse­ment. Treize mois d’é­tat de siège n’ont que peu mod­i­fié les ten­dances générales du mou­ve­ment oppo­si­tion­nel, même si comme avant décem­bre les inter­pré­ta­tions de ces idées-forces restent nom­breuses et par­fois rad­i­cale­ment opposées.

Les rela­tions avec l’Église

Je n’ai jamais con­sid­éré que les rap­ports entre Sol­i­darność et l’Église étaient un élé­ment fon­da­men­tal pour la com­préhen­sion et le juge­ment de ce mou­ve­ment, le fait cepen­dant que de nom­breux lib­er­taires aient con­sid­éré cette ques­tion comme pri­mor­diale me pousse à m’y arrêter. L’Église n’a jamais eu, quoiqu’on en dise, d’in­flu­ence majeure sur Sol­i­darność, ni des liens d’ami­tié inébran­lables : alors que le clergé cherche avant tout à main­tenir l’É­tat polon­ais pour s’y préserv­er un espace de lib­erté, Sol­i­darność remet­tait en cause sa légitim­ité et s’ef­forçait d’é­manciper la société de sa tutelle ; ces deux final­ités, pas tou­jours com­pat­i­bles avant décem­bre, se sont avérées con­tra­dic­toires avec la suite du coup d’É­tat. Appelant à ne pas faire la grève, con­damnant les vio­lences et prêchant pour la paix sociale, Mgr Glemp a obtenu en échange de son aide à la nor­mal­i­sa­tion un ren­force­ment du rôle des catholiques dans la société (clubs catholiques, lib­ertés religieuses, députés à la diète…). De son côté, une frac­tion au moins de la résis­tance a ouverte­ment con­damné l’at­ti­tude de l’Église et sig­nalé que leurs intérêts étaient en con­tra­dic­tion. Cette évo­lu­tion ne peut que nous sat­is­faire, car allant dans le sens d’une laï­ci­sa­tion et d’une rad­i­cal­i­sa­tion de l’op­po­si­tion polonaise.

Quels rap­ports avec le pouvoir ?

Influ­encée par les idées du KOR et de ses experts, Sol­i­darność a basé sa stratégie sur l’e­spérance d’un com­pro­mis avec le pou­voir, d’une entente nationale qui aurait défi­ni les lim­ites à ne pas dépass­er par cha­cun des deux parte­naires. Cette con­cep­tion est à la base de « l’au­to-lim­i­ta­tion » de la révo­lu­tion polon­aise, qui en est sans doute la car­ac­téris­tique la plus orig­i­nale. Le 13 décem­bre le pou­voir a cessé de s’au­to-lim­iter, prou­vant qu’un État ne pou­vait longtemps tolér­er un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire et offen­sif. Cette rup­ture de l’ac­cord tacite entre l’É­tat et Sol­i­darność n’a pas mené immé­di­ate­ment les dirigeants du syn­di­cat à rad­i­calis­er leur posi­tion, bien au con­traire : longtemps, ils appelleront à l’en­tente, n’a­vanceront que des reven­di­ca­tions élé­men­taires et iront, en juil­let, jusqu’à décréter une trêve sociale d’un mois comme preuve de bonne volon­té. Le mur de silence et les provo­ca­tions du pou­voir, liés à la rad­i­cal­i­sa­tion des men­tal­ités ont peu à peu ébran­lé le mythe de l’en­tente, per­me­t­tant au rad­i­cal­isme de la résis­tance de s’ex­primer ouverte­ment. Ce n’est pas un hasard si août 82, juste après l’échec de la trêve sociale, a été le mois le plus chaud de l’an­née dernière. De nou­veau, cer­taines frac­tions de Sol­i­darność ont posé son pro­gramme comme con­di­tion au com­pro­mis, ont repar­lé de « République auto­ges­tion­naire » et con­testé à haute voix la légitim­ité du pou­voir : c’est para­doxale­ment en pleine réac­tion que Sol­i­darność décou­vre sa nature réelle­ment révo­lu­tion­naire. Cela ne veut pas dire que l’en­tente ait été rejetée et que toute la pop­u­la­tion soit prête à ren­vers­er le pou­voir, mais la vision qu’a une grande par­tie de la résis­tance, de l’en­tente est rad­i­cale­ment dif­férente de celle de Sol­i­darność avant décem­bre : désor­mais, on ne voit plus les com­pro­mis comme une ques­tion d’au­to-lim­i­ta­tion et de bonne volon­té, mais comme le fruit d’un rap­port de force, l’en­tente devient alors une tac­tique per­me­t­tant d’éviter la guerre civile et/ou l’in­ter­ven­tion extérieure et non une final­ité dans laque­lle le mou­ve­ment s’in­vestit sans arrières-pen­sées. Cette con­cep­tion, « respectueuse » de la force de l’É­tat mais en niant la légitim­ité, per­met d’e­spér­er l’émer­gence de reven­di­ca­tions et de pro­grammes franche­ment révo­lu­tion­naires et non con­di­tion­nées par la recherche du com­pro­mis. Cette évo­lu­tion est d’ailleurs non seule­ment prob­a­ble, mais aus­si souhaitable, car espér­er encore qu’un com­pro­mis pour­rait résul­ter d’un affron­te­ment total entre les deux antag­o­nistes relève du rêve plutôt que du réalisme !

Pro­grammes et stratégies

L’échec de la grève générale de décem­bre, répéti­tion ratée d’août 80, et les con­di­tions nou­velles créées par l’é­tat de siège ont obligé Sol­i­darność à rechercher de nou­veaux moyens d’ac­tion et de nou­velles straté­gies con­tre le pou­voir. Or si les évo­lu­tions précédem­ment citées sont rel­a­tive­ment unanimes dans la résis­tance, c’est pré­cisé­ment sur ces ques­tions essen­tielles qu’elle se divise en plusieurs courants.

Nous l’avons vu, dans sa grande majorité la résis­tance est tou­jours favor­able à un cer­tain com­pro­mis ; la ques­tion qui se pose en son sein est plus de savoir quelles con­ces­sions peu­vent être faites, sur quelles bases elle peut se réalis­er. Comme nous l’avons vu, le pro­gramme de Sol­i­darność est actuelle­ment la référence générale mais il est cer­tain que si la ques­tion se posait plus con­crète­ment, ce point des con­ces­sions à faire ou à ne pas faire serait la source d’une divi­sion nette et vio­lente entre les divers courants de la résistance. 

Actuelle­ment, c’est sur des ques­tions plus « con­crètes » que les divi­sions voient le jour dans la résis­tance. Mal­gré la mul­ti­tude propo­si­tions et de nuances, mal­gré l’évo­lu­tion rapi­de des posi­tions de cer­tains, on peut dis­tinguer qua­tre courants principaux :

Les par­ti­sans de la « société clan­des­tine »: ne croy­ant pas à la mobil­i­sa­tion et au rad­i­cal­isme de la pop­u­la­tion, ce courant refuse l’af­fron­te­ment ouvert avec le pou­voir et lui préfère l’amé­nage­ment d’un espace de lib­erté par l’in­ter­mé­di­aire de la « société clan­des­tine ». Celle-ci non seule­ment assur­erait à une large échelle le main­tien de l’ac­tiv­ité intel­lectuelle, cul­turelle,… mais aus­si élargi­rait peu à peu les espaces de lib­erté par l’au­to-organ­i­sa­tion de la société (caiss­es d’en­traide, enseigne­ment, coopéra­tives…). On peut rat­tach­er à ce courant Lech Wale­sa et cer­tains anciens dirigeants et experts de Sol­i­darność qui, « con­damnés » à la légal­ité, enten­dent en utilis­er les mai­gres pos­si­bil­ités et les lacunes (code au tra­vail, con­seils d’au­to­ges­tion, voire nou­veaux syndicats).

Les par­ti­sans des struc­tures clan­des­tines : comme les précé­dents, les mem­bres de ce courant ne croient pas en une solu­tion à court terme, mais en tirent des con­clu­sions opposées. Au lieu de prôn­er une résis­tance mas­sive mais peu active, ils encour­a­gent au con­traire la con­sti­tu­tion de struc­tures très clan­des­tines, dont le but serait de for­mer les cadres et l’or­gan­i­sa­tion néces­saires au prochain soulève­ment de masse. Minori­taires et représen­tés seule­ment par divers grou­pus­cules, ils sont très divisés sur le type (par­tis, syn­di­cats, groupes armés…) et les ori­en­ta­tions de l’or­gan­i­sa­tion à construire.

Les par­ti­sans de la « pres­sion con­tin­ue »: si les par­ti­sans de cette stratégie croient que la pop­u­la­tion reste suff­isam­ment mobil­isée, ils ne l’es­ti­ment pas pré­parée à un affron­te­ment défini­tif et poussée au com­pro­mis. La stratégie qui découle de ce bilan est atti­rante mais périlleuse : exercer une pres­sion con­tin­ue et de plus en plus forte sur le pou­voir (boy­cott, man­i­fes­ta­tions, grèves…) pour le forcer au com­pro­mis et, en cas d’échec de cette tac­tique, déclenche­ment de la grève générale comme moyen ultime d’im­pos­er l’en­tente. Out­re les dan­gers d’épuise­ment ou de débor­de­ment qu’elle représente, cette stratégie s’est heurtée à de graves prob­lèmes pra­tiques : quelles formes de pres­sion utilis­er (résis­tance pas­sive, grève, man­i­fes­ta­tion…). com­ment con­cili­er action immé­di­ate et pré­pa­ra­tion de la grève générale, quelle forme doit pren­dre celle-ci (occu­pa­tion ou non, défense active ou non, grève insurrectionnelle…).

Les par­ti­sans de la grève générale : ce courant rel­a­tive­ment proche du précé­dent, en dif­fère cepen­dant dans la mesure où il rejette la tac­tique de la pres­sion con­tin­ue pour deux raisons : d’une part, estime-t-il, la pop­u­la­tion est à bout et plutôt que des actions lim­itées et peu effi­caces elle préfère se ris­quer à l’af­fron­te­ment final, d’autre part les actions ponctuelles empêchent une pré­pa­ra­tion réelle de la grève générale (licen­ciements, déman­tèle­ment des struc­tures…), seul moyen d’ar­riv­er à l’en­tente. Dif­fi­cile à cern­er car lié au courant précé­dent, il se heurte au même genre de prob­lèmes pra­tiques (quelle grève générale?).

L’in­flu­ence de ces courants est iné­gale : alors que le sec­ond reste ultra minori­taire quoique prof­i­tant du récent éclate­ment de la résis­tance, le pre­mier recou­vre à peu près toute l’op­po­si­tion. Une grande par­tie d’en­tre elle ne con­sid­ère cepen­dant la société clan­des­tine que comme une action défen­sive et com­pen­satoire, par­al­lèle à la résis­tance active. Quant aux autres courants, « offen­sifs », il sem­ble que le pre­mier ― jusqu’alors large­ment majori­taire ― ait per­du beau­coup d’in­flu­ence à la suite du 10 novem­bre au prof­it du sec­ond puisque même la TKK sem­ble désor­mais s’y rallier. 

Sig­nalons enfin deux évo­lu­tions tac­tiques qui ne peu­vent que nous sat­is­faire : la résis­tance sem­ble enfin con­sid­ér­er comme impor­tants d’une part le tra­vail de sape à l’in­térieur des forces de l’or­dre, d’autre part la col­lab­o­ra­tion avec les dis­si­dences et les embryons de syn­di­cat libre des autres pays social­istes. Pour ce qui est du débat stratégique, il est dif­fi­cile et périlleux pour nous de pren­dre posi­tion, car la spé­ci­ficité et la com­plex­ité de la sit­u­a­tion nous empêche de dire qui a tort, qui a rai­son en dehors de nos sché­mas et de nos sympathies.

L’évolution des structures

Cen­tral­i­sa­tion ou décentralisation ?

Dès le début, un autre débat s’est engagé sur le type de struc­tures à adopter ; les courants apparus autour de celui-ci ne cor­re­spon­dent qu’en par­tie à ceux issus du débat sur les ques­tions stratégiques : les par­ti­sans de struc­tures sou­ples et décen­tral­isées les con­sid­èrent comme la garantie de l’u­nité et de la pop­u­lar­ité du mou­ve­ment, ain­si que de sa per­pétuelle recon­sti­tu­tion face à la répression.

Dans la pra­tique, tous les courants de la résis­tance se sont attachés à respecter les règles démoc­ra­tiques (per­son­nes élues avant décem­bre aux postes de respon­s­abil­ité, autonomie des struc­tures inférieures vis-à-vis du som­met…) et ont main­tenu, ce qui est rare pour un mou­ve­ment clan­des­tin, une dis­cus­sion très ouverte en son sein. Cepen­dant, alors que les courants de résis­tance « de base » (cor­re­spon­dant à la société clan­des­tine) ont gardé des struc­tures très larges, les struc­tures de lutte active ont peu à peu recher­ché plus de cohé­sion et d’ef­fi­cac­ité. La TKK en par­ti­c­uli­er, qui se voulait orig­inelle­ment une sim­ple coor­di­na­tion avec un rôle d’ori­en­ta­tions générales et fac­ul­ta­tives, cherche à pré­cis­er son pro­gramme, sa stratégie et impose désor­mais des oblig­a­tions aux struc­tures inférieures de Sol­i­darność (boy­cott, pré­pa­ra­tion de la grève…). C’est à la fois con­tre le manque d’ini­tia­tive et d’ef­fi­cac­ité de la TKK (jugée trop sou­ple), mais aus­si sur des diver­gences stratégiques, que sont apparues ces derniers mois des struc­tures con­cur­rentes : la 2ème TKK créée en juil­let qui reste très minori­taire (env­i­ron 50 entre­pris­es représen­tées), le réseau Sol­i­dar­ité Com­bat­tante qui n’ex­iste en fait que dans la région de Wro­claw, le Comité de Défense Inter-région­al ― MKO ― qui regroupe depuis sep­tem­bre 14 coor­di­na­tions régionales inter-entre­pris­es. Pour ce qui est de la TKK, elle reste la plus écoutée mal­gré l’échec du 10 novem­bre et regroupe les qua­tre grandes régions de Sol­i­darność (Varso­vie, Gdan­sk, Cra­covie, Wro­claw) représen­tant des mil­liers de com­mis­sions d’en­tre­prise ; la méfi­ance et les cri­tiques à son égard ont cepen­dant fait que de nom­breuses struc­tures d’en­tre­prise ou même régionales (Lublin, Torun,…) hési­tent à s’y intégrer.

Répar­ti­tion des tâches ?

De même que les divi­sions stratégiques, la sépa­ra­tion des dif­férents types d’ac­tion clan­des­tine ont scindé la résis­tance en plusieurs courants organisés : 

La résis­tance de base : elle regroupe surtout les struc­tures d’en­traide (empris­on­nés, chômeurs…) et celles ani­mant la vie intel­lectuelle et cul­turelle souter­raine, bases de la future « société clan­des­tine ». Prin­ci­pale­ment représen­tée par les KOS (Comités de Résis­tance Sociale), la résis­tance de base est la plus éten­due, mais aus­si la moins poli­tisée et la moins offensive.

La résis­tance syn­di­cale : plus préoc­cupées d’un rétab­lisse­ment des lib­ertés que de ques­tions pure­ment syn­di­cales, les struc­tures régionales et nationales de Sol­i­darność ont per­du beau­coup de leur car­ac­tère syn­di­cal. Au niveau des com­mis­sions d’en­tre­prise par con­tre, la défense des intérêts ouvri­ers reste une préoc­cu­pa­tion con­stante des mil­i­tants clan­des­tins, car con­di­tion du main­tien de la mobil­i­sa­tion ouvrière. Les déc­la­ra­tions récentes de la TKK appelant entre autres à un ren­force­ment de la lutte pure­ment syn­di­cale prou­ve que les niveaux supérieurs de la résis­tance en sont égale­ment conscients. 

La résis­tance active : détachées de leur rôle syn­di­cal, les struc­tures régionales et nationales de Sol­i­darność sont dev­enues les ani­ma­tri­ces de la résis­tance en général : plus que de véri­ta­bles organ­i­sa­tions cepen­dant, la TEK (et les struc­tures con­cur­rentes) a joué jusqu’à présent un rôle d’au­torité morale et de coor­di­na­tion entre une mul­ti­tude de groupes et de struc­tures hétéro­clites. Mal­gré cela, elles restent les plus influ­entes et représen­tent, mal­gré leurs divi­sions, le plus grand dan­ger pour le pouvoir.

À côté de ces « résis­tances » organ­isées et touchant toute la société, appa­rais­sent des organ­i­sa­tions au domaine lim­ité (artiste, mili­ciens, paysans…) et de mul­ti­ples groupes clan­des­tins sans influ­ence réelle.

La fin de Solidarność ?

Sol­i­darność est apparue alors que le pou­voir refu­sait l’af­fron­te­ment ouvert et lui préférait un partage des sphères d’in­flu­ence entre le Par­ti et le syn­di­cat indépen­dant. C’est sur ces bases que Sol­i­darność s’est dévelop­pé et a élaboré son pro­gramme et sa stratégie. Or le 13 décem­bre, en remet­tant en ques­tion cette stratégie, a ébran­lé l’u­nité d’un mou­ve­ment déjà men­acée par les con­di­tions de la clan­des­tinité. De même, alors que Sol­i­darność regroupait en son sein des mil­i­tants et des struc­tures syn­di­cales, mais aus­si par la force des choses tous les courants de l’op­po­si­tion (poli­tiques…), la divi­sion « poli­tique » en divers courants et la sépa­ra­tion des divers types d’ac­tion suite à la clan­des­tinité ont pro­fondé­ment altéré ce car­ac­tère de « mou­ve­ment social » regroupant la société tout entière.

En réal­ité, après un an de résis­tance, Sol­i­darność reste le point de ren­con­tre de la résis­tance et est loin d’avoir per­du sa pop­u­lar­ité et sa base ouvrière. Cepen­dant, les évo­lu­tions déjà décrites liées à l’élim­i­na­tion de nom­breux cadres et des struc­tures légales du syn­di­cat ont mod­i­fié la nature de l’or­gan­i­sa­tion elle-même : plus qu’une véri­ta­ble organ­i­sa­tion, les struc­tures de Sol­i­darność ont joué le rôle d’une coor­di­na­tion d’une mul­ti­tude de groupes et de réseaux indépen­dants, et si elles cherchent à retrou­ver leur cohé­sion et leur autorité, ce sera sans doute sur une frac­tion de la société, et non sur sa total­ité. Sol­i­darność, mou­ve­ment social unifié et basé sur la recherche de l’en­tente, laisse la place à une oppo­si­tion aux formes et aux ori­en­ta­tions mul­ti­ples, dans laque­lle les struc­tures clan­des­tines du syn­di­cat n’ont pas encore claire­ment défi­ni leur posi­tion (coor­di­na­tion générale ou courant organ­isé). La dis­pari­tion de Sol­i­darność, si elle devient effec­tive, sera alors le résul­tat non pas de son écrase­ment mais de son éclate­ment ou, pour par­ler en ter­mes opti­mistes, de sa maturation.

Les libertaires et la Pologne

Treize mois d’é­tat de siège n’ont certes pas réus­si à nor­malis­er la société polon­aise, ni à écras­er la clan­des­tinité qui compte encore des dizaines de mil­liers de mil­i­tants et un grand sou­tien pop­u­laire. Si elles la paral­y­sent momen­tané­ment, sa réflex­ion et sa restruc­tura­tion actuelles sont peut-être les con­di­tions d’un futur regain de con­tes­ta­tion. Les dernières déc­la­ra­tions de la TKK, beau­coup plus claires que les précé­dentes et appelant avant tout à pré­par­er la grève générale, prou­ve que l’évo­lu­tion de la résis­tance n’est pas mau­vaise. Il reste à savoir si, au moment où la résis­tance pour­ra enfin lui pro­pos­er une alter­na­tive, la pop­u­la­tion polon­aise ne sera pas large­ment démo­bil­isée. Il ne restera plus alors qu’à repren­dre un tra­vail de four­mi, comme après 70 ou 76, dans l’at­tente d’une gaffe du pou­voir ou d’une subite mon­tée de colère.

Quoi qu’il en soit, la société polon­aise ne cessera pas de lut­ter et de chercher les voies de son éman­ci­pa­tion, ce qui per­met de croire que nous, lib­er­taires, pou­vons encore don­ner à nos idées la place qui leur revient dans la lutte con­tre le cap­i­tal­isme d’É­tat en Pologne.

Y a‑t-il un mou­ve­ment lib­er­taire en Pologne ?

Il y a deux façons d’es­say­er de voir si un mou­ve­ment lib­er­taire existe en Pologne, d’une part chercher quels indi­vidus, quels groupes s’en revendiquent ouverte­ment, d’autre part essay­er de trou­ver dans le mou­ve­ment oppo­si­tion­nel en général des ten­dances sinon adhérentes, du moins très proches de nos idées.

On a par­lé de groupes lib­er­taires à Varso­vie, Wro­claw, Cra­covie, Lublin, Szczecin… et plus pré­cisé­ment la presse lib­er­taire a cité le groupe SIGMA, pré­ten­du­ment passé à la clan­des­tinité après décem­bre. Pour ce dernier, plusieurs infor­ma­tions mon­tr­eraient que ce groupe est plutôt marx­iste révo­lu­tion­naire, et que de plus il serait devenu une mar­i­on­nette du Par­ti à l’U­ni­ver­sité de Varso­vie. Quant aux autres groupes, même pour celui qui édite actuelle­ment « Przelom » à Varso­vie, rien de con­cret n’a pu per­me­t­tre de con­stater leur exis­tence réelle.

Au sein de Sol­i­darność égale­ment, il est impos­si­ble de trou­ver une frac­tion lib­er­taire ou anar­cho-syn­di­cal­iste, même si l’on sait que Sol­i­darność Rurale s’in­téres­sait aux col­lec­tivi­sa­tions de la CNT en 1936 et que dans cer­tains jour­naux proches du syn­di­cat, on a par­lé de l’a­n­ar­cho-syn­di­cal­isme. Pour­tant, les pra­tiques de Sol­i­darność, ou de cer­taines frac­tions rad­i­cales du moins, se rap­prochent de celles du syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire : démoc­ra­tie syn­di­cale, cer­taines con­cep­tions de l’au­to­ges­tion, grève active. Pop­u­laires et très mil­i­tantes, ces frac­tions représen­taient sans doute un ter­rain très favor­able aux idées du syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire par exemple.

Les chances d’un mou­ve­ment lib­er­taire en Pologne

Même si les idéaux de Sol­i­darność ne sont pas lib­er­taires, on ne peut nier que cer­tains courants du syn­di­cat avaient sur la démoc­ra­tie syn­di­cale, l’au­to­ges­tion ou la grève des con­cep­tions lib­er­taires et très proches du syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire, que le développe­ment de la sit­u­a­tion avant décem­bre avait d’ailleurs ren­du de plus en plus pop­u­laires. La Pologne, pays où la société est tra­di­tion­nelle­ment com­bat­ive et hos­tile à l’É­tat, est donc main­tenant un ter­rain favor­able au développe­ment d’un courant lib­er­taire ou syn­di­cal­iste révo­lu­tion­naire, et plus encore depuis le 13 décem­bre : le prin­ci­pal obsta­cle au développe­ment d’un syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire, l’au­tolim­i­ta­tion de Sol­i­darność, est en train de dis­paraître. Les con­cep­tions les plus intéres­santes du syn­di­cat (social­i­sa­tion, auto­ges­tion…) jusqu’alors défor­mées par cette auto-lim­i­ta­tion et la recon­nais­sance de l’É­tat, peu­vent alors pren­dre un aspect franche­ment révo­lu­tion­naire, et rejoin­dre les thès­es anar­cho-syn­di­cal­istes, par exem­ple. L’é­clate­ment du mou­ve­ment peut à moyen terme per­me­t­tre l’émer­gence d’un mou­ve­ment lib­er­taire ou syn­di­cal­iste révo­lu­tion­naire organ­isé, alors que jusqu’à présent les mil­i­tants qui s’en récla­maient étaient pour la plu­part noyés dans la masse de Sol­i­darność ou du NZS (syn­di­cat étudiant).

Con­di­tions du développe­ment d’un mou­ve­ment libertaire

Si la société polon­aise est un « ter­rain » a pri­ori favor­able aux idées lib­er­taires, il reste que la reli­gion, l’habi­tude de l’au­tori­tarisme et la méfi­ance à l’é­gard des idéolo­gies sont autant d’ob­sta­cles à leur implan­ta­tion. Il me sem­ble que dans ces con­di­tions, deux courants lib­er­taires par­ti­c­uliers ont plus de chance de développe­ment que les autres : 

D’une part, le « social­isme lib­er­taire » comme alter­na­tive évi­dente au social­isme autori­taire et défi­ni essen­tielle­ment par rap­port à ce dernier ; il pour­rait attir­er toute la frange de l’op­po­si­tion qui reste attachée au social­isme dans son principe général. 

D’autre part, le syn­di­cal­isme révo­lu­tion­naire qui par ses propo­si­tions d’ac­tion (action directe, grève générale, syn­di­cal­i­sa­tion…) en révélant la nature révo­lu­tion­naire du syn­di­cal­isme pour­rait intéress­er une large frac­tion de la classe ouvrière qui, fidèle aux idéaux de Sol­i­darność, cherche cepen­dant à les inscrire dans une per­spec­tive révo­lu­tion­naire, tout en refu­sant la divi­sion entre divers par­tis politiques. 

Sur un plan plus pra­tique, il me sem­ble que de toute façon nous devons chercher à com­pren­dre la spé­ci­ficité de la sit­u­a­tion polon­aise et non pas y appli­quer nos sché­mas, ceci afin de mieux la com­pren­dre, de pou­voir en fournir une analyse cor­recte. À mon sens, de bonnes expli­ca­tions sur nos principes généraux, notre analyse des sociétés social­istes et nos moyens d’ac­tion valent cent fois mieux que n’im­porte quelle vieil­lerie bak­ounini­enne. Dans un même ordre d’idée, il me sem­ble que notre tra­vail devrait moins se porter sur des grou­pus­cules vul­nérables et isolés (voire mal vus) dans la pop­u­la­tion que sur une classe ouvrière et des organ­i­sa­tions non spé­ci­fiques qui se cherchent encore, car à mon avis l’ef­fort, à long terme, apporterait beau­coup plus de résul­tats concrets.

Pour finir, je voudrais regret­ter un fait qui a, je crois, beau­coup nui au mou­ve­ment lib­er­taire en Pologne.Je veux par­ler de l’af­faire Roger Noel. Je ne veux pas savoir si Babar a été impru­dent ou s’il a don­né tous ceux qu’il con­nais­sait comme l’insin­ue le bul­letin de Sol­i­dar­ité (nº53). Je regrette par con­tre l’at­ti­tude des organ­i­sa­tions lib­er­taires qui, dans leur sou­tien pub­lic à Roger Noel (affich­es, com­mu­niqués…) ont tou­jours omis d’ap­porter leur sou­tien à ceux qui ont été arrêtés avec lui et qui eux sont tou­jours der­rière les bar­reaux en atten­dant leur juge­ment. Cette atti­tude mal­adroite et indé­cente n’est pas faite pour nous attir­er des sym­pa­thies dans le mou­ve­ment oppo­si­tion­nel polonais.

Avril