La Presse Anarchiste

Pologne : les mots et les choses

Faisons d’emblée la part des mots et des choses, du dis­cours sur les faits ― qui peut être aus­si celui de cer­tains auteurs de ces faits ― et du dis­cours des faits eux-mêmes ― celui qui s’a­gence sou­vent en dehors et par­fois à l’en­con­tre des considérations/convictions politi­co-idéologiques des obser­va­teurs et des sujets de ces faits. Le décalage entre ces deux niveaux de lecture/interprétation des évène­ments polon­ais et les con­tra­dic­tions qui en résul­tent, ali­mentent bon nom­bre de malen­ten­dus, voire de dis­tor­sions. C’est en invo­quant les mots que la droite jubile, le PC con­damne, les soci­aux-démoc­rates hési­tent et les gauchistes font appel à l’Amérique centrale[[Ce qui peut être crédi­ble sur le plan moral mais pas sur le plan socio-poli­tique ; le mou­ve­ment syn­di­cal polon­ais et Wale­sa ont des simil­i­tudes plutôt avec celui des métal­los brésiliens et Lula qu’avec la gueril­la anti-impéri­al­iste sal­vadori­enne, surtout paysanne.]]. C’est la soudaine irrup­tion des faits polon­ais sur la scène inter­na­tionale qui a déclenché en France, au sein des tra­vailleurs, un mou­ve­ment de sol­i­dar­ité impens­able quelques années aupar­a­vant. Ignorées ou reléguées au sec­ond plan ces con­tra­dic­tions risquent d’af­faib­lir ce mou­ve­ment et d’empêcher une analyse plus enrichissante des con­flits soci­aux à l’Est. 

Exem­ple : alors que tout le monde s’ac­cor­dait sur le bien fondé des grèves polon­ais­es (au nom surtout du droit de grève), alors que cha­cun fai­sait des spécu­la­tions sur leurs con­séquences poli­tiques, on ne s’est jamais vrai­ment penché sur le con­tenu con­cret de ces grèves dont l’en­jeu économique et social me sem­ble fon­da­men­tal dans une per­spec­tive social­iste et lib­er­taire. Dans leur immense majorité, les reven­di­ca­tions économiques por­taient presque exclu­sive­ment sur les bas salaires. Ceci entraî­nait inévitable­ment une sub­stantielle diminu­tion de la hiérar­chie des salaires dans un pays où, a pri­ori, les écarts entre les salaires sont moins impor­tants qu’en Occi­dent (à not­er que, par ailleurs, les ouvri­ers s’at­taquaient sys­té­ma­tique­ment aux priv­ilèges insti­tu­tion­nal­isés et aux abus con­sacrés par l’usage qui con­stituent les prin­ci­pales sources de dif­féren­ci­a­tion sociale dans le sys­tème bureau­cra­tique). Il y a là une nette ten­dance vers l’é­gal­i­tarisme économique, ce qui ne ressort nulle­ment des dis­cours et des pris­es de posi­tion publiques de Sol­i­darnosc, et ce que les mass-média et l’opin­ion inter­na­tionale ont ignoré. En ce qui con­cerne le libéral­isme dont cer­tains sus­pec­taient Sol­i­darnosc, on le retrou­ve surtout dans les mesures économiques offi­cielles et dans la con­cep­tion qui sous-tend leur choix. Je pense aux aug­men­ta­tions bru­tales des prix pris­es au mépris des revenus réels des tra­vailleurs et se récla­mant, juste­ment, de la « vérité » des prix ; la bureau­cratie ne pour­ra d’ailleurs impos­er ces mesures qu’une fois Sol­i­darnosc sus­pendue, après le 13 décembre. 

Un autre exem­ple plus ponctuel mais por­tant exclu­sive­ment sur les mots et les choses polon­ais : le compte ren­du des luttes paysannes pub­lié dans un bul­letin de Sol­i­darnosc de Zielona Gora en espéranto[[Traduit en par­tie dans CNT-Espoir du 9 juin 82, n° 1001]] . Si au début l’au­teur fait l’éloge de la petite pro­priété paysanne, tout au long de l’ar­ti­cle il est ques­tion des mécan­ismes de fonc­tion­nement de trois coopéra­tives volon­taires et autonomes (de prêt, d’échange et laitière) basées sur le principe de l’aide réciproque et non du prof­it. Inqui­et devant le suc­cès de ces coopéra­tives le Parti/État tente de les sabor­der en en créant d’autres, nous dit-on plus loin. Sans doute le dis­cours de ce dernier est plus « clair », mais dans les faits le coopératisme ne le retrou­ve-t-on pas plutôt du côté des ini­tia­tives paysannes ?

Que nous, anar­chistes, nous préférons les choses aux mots, la pra­tique à la théorie, cela va de soi. Encore faut-il pré­cis­er ce qui dans les faits polon­ais relève pos­i­tive­ment de notre pro­jet et de notre démarche : nous l’avons vu, l’é­gal­i­tarisme en tant que con­stante du mou­ve­ment ouvri­er polon­ais, le coopératisme réel paysan, nous le ver­rons plus loin, avec l’ac­tion directe la démoc­ra­tie directe et avec cer­tains aspects de l’au­to­ges­tion et de l’op­po­si­tion État/société civile. Encore faut-il égale­ment, et c’est par cela que je com­mencerai, dépis­ter les effets négat­ifs, non seule­ment idéologiques mais aus­si organ­i­sa­tion­nels et pro­gram­ma­tiques, d’un cer­tain dis­cours réac­tion­naire courant en Pologne.

Dans le cas polon­ais l’ab­sence de référence au social­isme fait beau­coup moins prob­lème que la place con­sid­érable du catholicisme/nationalisme au sein de la société polon­aise et de Sol­i­darnosc, ain­si que le poids de l’Église. C’est mon avis du moins.

Lors de mon séjour en Pologne (juil­let 1981) , dans le cadre de nom­breux entre­tiens que j’ai pu avoir, j’ai remar­qué que la reven­di­ca­tion du social­isme (générale­ment « à la polon­aise » ou bien « démoc­ra­tique ») était directe­ment pro­por­tion­nelle à la velléité/volonté légal­iste de mes inter­locu­teurs (notam­ment les intel­lectuels). A quelques excep­tions près ― de droite, mais aus­si de gauche ―, le social­isme occu­pait une place sec­ondaire dans les pro­pos de la plu­part des ouvri­ers et des cadres syn­di­caux ; ceci est his­torique­ment com­préhen­si­ble et ne change rien au con­tenu effec­tive­ment social­iste, à mon avis, du mouvement.

Par con­tre, l’il­lu­sion una­n­imiste ― nour­rie par le nation­al­isme ― a con­duit bon nom­bre d’ou­vri­ers act­ifs et de dirigeants syn­di­caux à sous-estimer la base sociale (si min­ime fut-elle) du régime et la capac­ité de ce dernier d’obtenir un con­sen­sus (si frag­ile et relatif, puisque fondé surtout sur la peur et invo­quant de manière peu crédi­ble l’in­térêt nation­al, fut-il) auprès de la pop­u­la­tion. Même s’il s’ex­plique sur le plan his­torique (partage de la Pologne) et géo-poli­tique (voisi­nage d’une grande puis­sance, même si cette fois-ci il ne s’est pas traduit par des formes d’an­tisémitisme et de chau­vin­isme le nation­al­isme polon­ais doit être cri­tiqué. Mobil­isa­teur à cer­tains niveaux et à cer­tains moments his­toriques, le nation­al­isme peut égale­ment se révéler inef­fi­cace parce que trompeur, mys­ti­fi­ant : la rapid­ité de l’in­stau­ra­tion de l’é­tat de guerre en est la preuve, même si le nation­al­isme favorise la résis­tance actuelle. Je n’as­sim­i­le pas au nation­al­isme la lutte con­tre les menées impéri­al­istes de l’URSS, menées dont la bureau­cratie par­tidaire, mil­i­taire, poli­cière, admin­is­tra­tive, économique, etc., polon­aise est ― tout au moins jusqu’à un cer­tain point ― la prin­ci­pale béné­fi­ci­aire. Rap­pelons enfin que l’ap­pel aux ouvri­ers des pays de l’Est et d’URSS fait à Gdan­sk mal­gré son car­ac­tère pré­cip­ité et l’ab­sence de suite con­crète, fut un acte inter­na­tion­al­iste sans précédant.

L’Église, un appareil d’État « pas comme les autres »

Intime­ment liée sur le plan his­torique, spir­ituel et cul­turel au nation­al­isme, l’Église polon­aise pose des prob­lèmes plus com­plex­es, puisque sou­vent nou­veaux. En tant qu’ap­pareil d’É­tat appar­tenant aus­si à un cir­cuit inter­na­tion­al (le Vat­i­can et ain­si une par­tie du bloc occi­den­tal) dis­tinct et par­fois opposé au cir­cuit auquel se rat­tache l’É­tat polon­ais (le bloc dit social­iste), l’Église peut assur­er et assure un sou­tien logis­tique pré­cieux au mou­ve­ment social. Mais ce sou­tien n’est pas dés­in­téressé : il con­tribue au ren­force­ment du pou­voir de l’Église à l’in­térieur non seule­ment de la société (sans l’ac­cord de laque­lle elle perd toute rai­son d’être) mais aus­si dans le cadre de l’É­tat polon­ais (dont elle con­stitue un appareil aspi­rant naturelle­ment à l’hégémonie).

En tant que valeur refuge l’Église peut, non pas sus­citer, mais soutenir des formes de résis­tance au sys­tème oppres­sif et exploiteur bureau­cra­tique (con­traire­ment au cap­i­tal­isme tra­di­tion­nel, le cap­i­tal­isme d’É­tat, fort de son Par­ti Com­mu­niste et de son idéolo­gie marx­iste-lénin­iste, n’a pas besoin de l’Église et du chris­tian­isme, pour asseoir sa dom­i­na­tion). Mais en appuyant ces formes de résis­tance sociale, l’Église les prive de leur con­tenu offen­sif, clas­siste, libéra­teur, qui est indis­pens­able à leur aboutisse­ment. Enfin l’Église a su répon­dre, à sa façon, à une ques­tion pri­mor­diale dans toute société organ­isée par la bureau­cratie com­mu­niste, à savoir la ques­tion du dédou­ble­ment (la néces­sité vitale ― au sens pro­pre du terme ― pour cha­cun de dire une chose au niveau officiel/public ― lieu de tra­vail, trans­ports, école, café, etc.― et une autre chose au niveau intime/privé ― avec les ami(e)s, en famille). L’atout majeur de l’Église et de la reli­gion découle du fait que le prob­lème du dédou­ble­ment est vécu à l’Est plutôt en ter­mes exis­ten­tiels éthiques qu’en ter­mes idéologiques/politiques. Ce dernier ter­rain est occupé bru­tale­ment mais en fin de compte effi­cace­ment par le régime.

Il ne faut pas con­fon­dre pour autant « pres­tige » et « pou­voir » de l’Église sur la pop­u­la­tion. Le pre­mier, fondé sur les raisons que nous venons d’évo­quer, est unanime et incon­testable, tan­dis que le sec­ond, fondé aus­si sur l’ig­no­rance, la croy­ance et la soumis­sion aveu­gle, est plus lim­ité. La plu­part de mes inter­locu­teurs esti­mait que l’Église ne doit pas inter­venir dans les affaires poli­tiques et sociales, sinon sur des posi­tions human­i­taires ; enfin, lorsque cer­tains secteurs cléri­caux, sous l’in­flu­ence du Vat­i­can, voulaient intro­duire des mesures réac­tion­naires ― telle l’in­ter­dic­tion de l’a­vorte­ment et de la con­tra­cep­tion ―, l’op­po­si­tion était nette chez bon nom­bre de per­son­nes qui, par ailleurs, fai­saient l’éloge de l’Église.

De l’action à la démocratie directe

En incen­di­ant le siège du PC afin de désign­er et punir les respon­s­ables de leur sort, en arrê­tant un train inter­na­tion­al afin d’in­former le monde entier sur leur grève, et en pil­lant les mag­a­sins d’É­tat afin de pal­li­er la pénurie, les ouvri­ers polon­ais ne pra­ti­quaient pas autre chose que l’ac­tion directe. Toute­fois, une pré­ci­sion s’im­pose à pro­pos du con­tenu de celle-ci lors des évène­ments de 70/71 et 76 : si les ouvri­ers polon­ais ont adop­té l’ac­tion directe, c’est aus­si, en par­tie, parce qu’ils n’avaient aucun choix, même appar­ent. Je ne pense pas aux respon­s­ables syn­di­caux et aux mem­bres du par­ti qui ont « choisi » le rejet des médi­a­tions insti­tu­tion­nelles disponibles, mais à ceux, plus nom­breux, qui ne se fai­saient aucune illu­sion sur le par­ti ou le syn­di­cat et qui ont été con­duits par la sit­u­a­tion insti­tu­tion­nelle blo­quée à recourir à l’ac­tion directe. Inévitable en quelque sorte à l’époque, l’ac­tion directe a con­tribué plus tard à la rad­i­cal­i­sa­tion de ceux qui y avaient pris part : en 80/81, les secteurs les plus dynamiques du pro­lé­tari­at polon­ais seront juste­ment ceux de la Bal­tique et d’Ur­sus. L’ac­tion directe de 70/71 et de 76 a forgé non seule­ment une mémoire his­torique ― cap­i­tale dans le déclenche­ment des évène­ments ultérieurs ― mais aus­si une sagesse pro­lé­tari­enne (qu’ils ne faut pas con­fon­dre avec la pré­ten­due auto-lim­i­ta­tion) dont le rôle a été déter­mi­nant lors des accords de Gdansk.

En effet, ce qui a per­mis aux tra­vailleurs de con­train­dre les dirigeants du Par­ti-État de négoci­er avec eux et surtout ce qui leur a per­mis de faire aboutir les négo­ci­a­tions, glob­ale­ment, en leur faveur en août 80, c’est autant le car­ac­tère uni­taire et résolu de leur mou­ve­ment que la démoc­ra­tie directe qu’ils ont su impos­er et faire respecter (cf. les hauts par­leurs qui retrans­met­taient les pour­par­lers). La démoc­ra­tie directe n’est pas pour autant une trou­vaille des années 80 puisqu’elle s’é­tait déjà man­i­festée, à l’é­tat embry­on­naire, en 70/71 (cf. le comité de Szczecin). On peut dire que l’ad­hé­sion mas­sive en automne 80 à Sol­i­darnosc était due en grande par­tie au fait que le nou­veau syn­di­cat était perçu/conçu comme le garant et le por­teur de l’ex­er­ci­ce, sur le lieu de tra­vail, d’une véri­ta­ble démoc­ra­tie directe, tout aus­si éloignée en pra­tique de la démoc­ra­tie dite pop­u­laire et de celle d’in­spi­ra­tion par­lemen­tariste. Il suf­fit de par­courir les bul­letins intérieurs des entre­pris­es (très peu con­nus à l’é­tranger) , et les comptes ren­dus des réu­nions syn­di­cales pour com­pren­dre le souci du respect du man­dat et du con­trôle de la délé­ga­tion de pou­voir qui pré­valait en cette péri­ode. À not­er que c’est chez Kuron, dans un texte datant des années 1970 que nous trou­vons un écho théori­co-poli­tique pré­moni­toire de cette aspi­ra­tion vers la démoc­ra­tie directe :

« Je souhaite claire­ment ajouter que, dans un sys­tème par­lemen­taire, j’opterais per­son­nelle­ment pour une démoc­ra­tie directe et prendrais part à tout mou­ve­ment de nature à les pro­duire. Toute­fois, nous devons nous sou­venir que, sans démoc­ra­tie par­lemen­taire, toute ten­ta­tive pour intro­duire des formes de démoc­ra­tie directe est à la mer­ci de l’É­tat. » (J. Kuron, Pour une plate­forme unique de l’Op­pouition, Poli­tique Aujour­d’hui n°3–4, 1977) 

Cette aspi­ra­tion s’est par­tielle­ment réal­isée à l’éch­e­lon de cer­taines entre­pris­es et au niveau local (rap­pelons que le mou­ve­ment social a imposé une véri­ta­ble décen­tral­i­sa­tion qui gênait énor­mé­ment le pou­voir et même cer­tains dirigeants de Sol­i­darnosc) mais pas au sein de la direc­tion nationale syn­di­cale, comme nous le ver­rons plus loin.

Sous le signe de la démoc­ra­tie directe la péri­ode 80/ 81 con­naît aus­si ponctuelle­ment des actions directes. Moins spec­tac­u­laires et moins vio­lentes qu’au­par­a­vant, celles-ci seront plus com­plex­es (cf. les dock­ers refu­sant de charg­er des pommes de terre des­tinées à l’ex­por­ta­tion et rationnées sur le marché nation­al) et plus diver­si­fiées (cf. l’ho­pi­tal de Biel­sko-Biala réservé à la mil­ice détourné par le per­son­nel au prof­it de la pop­u­la­tion). La direc­tion de Sol­i­darnosc sou­tient ce genre d’ac­tion mais ne fait rien pour les généralis­er. Par ailleurs, elle tente de désamorcer les con­flits « durs », et fait appel, lorsqu’elle n’y parvient pas, à des mem­bres du KOR con­nus ― grâce sou­vent à la pro­pa­gande offi­cielle ― comme rad­i­caux. Ces derniers réus­sis­sent par­fois, mais pas tou­jours, à « calmer » les tra­vailleurs en lutte (cf. Kuron à l’im­primerie d’Ol­sz­tyn en grève).

La question de l’autogestion

Les pres­sions exer­cées par le gou­verne­ment polon­ais, les men­aces proférées par l’URSS, les ten­dances démoc­rates-chré­ti­ennes de Wale­sa et de ses col­lègues, le rôle médiateur/temporisateur de l’Épis­co­pat, le réformisme des « experts » ou encore l’ex­is­tence de cer­tains secteurs du syn­di­cat et de la société polon­aise aspi­rant vers une direc­tion « forte » et poli­tique­ment mod­érée, n’ex­pliquent pas à eux seuls l’évo­lu­tion de la direc­tion nationale de Sol­i­darnosc. Il faut, à mon avis, faire inter­venir le prob­lème, très com­pliqué, des modal­ités de con­ser­va­tion, de général­i­sa­tion et de ren­force­ment des acquis du 31 août 80[[Le car­ac­tère lim­ité (de par la recon­nais­sance, vive­ment con­testée à la base, du rôle dirigeant du PC) et la nature essen­tielle­ment juridique des con­quêtes de Gdan­sk pèseront lourd sur le proces­sus his­torique que nous analysons : le rôle dirigeant du PC se révélera vite incom­pat­i­ble avec la nou­velle sit­u­a­tion (d’où le lax­isme tac­tique du pou­voir et après, le coup d’É­tat mil­i­taire et Sol­i­darnosc aura du mal à appli­quer, même en par­tie les accords de Gdan­sk. Le 13 décem­bre ― qui con­stitue un coup délibéré mais gênant pour la légitim­ité d’un régime « social­iste » et « ouvri­er » puisque l’Ar­mée prend la place du Par­ti, tan­dis que toutes les struc­tures syn­di­cales sont dis­soutes ― a mis bru­tale­ment fin aux seize mois de semi-légal­ité du mou­ve­ment social polon­ais. Le bilan de cette péri­ode ― qui ne peut pas à mon avis et qui en tout cas n’a pas été posée en Pologne en ter­mes de « révo­lu­tion sociale » ― de développe­ment et d’or­gan­i­sa­tion du mou­ve­ment social est négatif seule­ment en par­tie. Sans elle la résis­tance actuelle, sans précé­dent dans l’his­toire des Pays de l’Est, n’au­rait pas été pos­si­ble.]] . Les acquis en ques­tion peu­vent être envis­agés dans deux per­spec­tives dis­tinctes, mais indissociables :

  1. en tant qu’ac­quis du mou­ve­ment ouvri­er pro­pre­ment dit : auto-organ­i­sa­tion, démoc­ra­tie directe, dépasse­ment de la peur, rejet du dédou­ble­ment, con­fi­ance dans ses forces et dans l’im­por­tance de la lutte, sol­i­dar­ité ouvrière, entr’aide…
  2. en tant qu’ac­quis du rap­port de force imposé par le mou­ve­ment ouvri­er au pou­voir cen­tral : main­tien des posi­tions acquis­es, con­quêtes de nou­velles posi­tions pré­pa­ra­tion pour l’af­fron­te­ment avec le pou­voir dans la per­spec­tive de la réal­i­sa­tion des objec­tifs du mouvement…

Le prin­ci­pal cli­vage, entre la frac­tion modérée/défensive et la frac­tion radicale/offensive, qui a tra­ver­sé le noy­au act­if de Sol­i­darnosc, s’est fait surtout en fonc­tion du sec­ond point (rap­port de force). Si la deux­ième frac­tion ne l’a pas emporté sur la pre­mière, si la pre­mière ne s’est main­tenue à la direc­tion nationale que grâce à une faible majorité (cf. les élec­tions lors du con­grès) et si, mal­gré les diver­gences, il n’y a jamais eu rup­ture totale, c’est parce qu’au­cune des deux frac­tions n’a su/pu apporter une réponse crédi­ble et effi­cace sur la ques­tion, cen­trale en dernière instance, des acquis du mou­ve­ment ouvri­er. Je vais essay­er d’il­lus­tr­er briève­ment cette analyse.

D’énormes pro­grès ont été réal­isés sur le plan syn­di­cal dans les mois qui ont suivi les accords de Gdan­sk : les adhérants se comp­taient par mil­lions, le pays entier était ani­mé par une dynamique nou­velle, libéra­trice. Mais si les acquis de Gdan­sk se sont vite répan­dus et ont sus­cité un ent­hou­si­asme réel, il restait beau­coup à faire pour leur appro­fondisse­ment et leur con­sol­i­da­tion. Je pense notam­ment aux régions et aux secteurs qui n’avaient pas con­nu des con­flits spé­ci­fiques ouverts. Oser lut­ter, savoir pren­dre des ini­tia­tives d’en­traide et de sol­i­dar­ité active ou encore dire et assumer publique­ment ce que l’on pense, par­ticiper effi­cace­ment à l’élab­o­ra­tion d’un pro­jet de société con­forme à ses besoins et ses désirs, n’é­taient pas des don­nées évi­dentes pour tous les par­ti­sans de Sol­i­darnosc. Seule­ment l’élar­gisse­ment et la diver­si­fi­ca­tion des luttes sociales auraient pu per­me­t­tre le dépasse­ment des séquelles léguées par 35 années de bar­barie bureau­cra­tique. Or l’ac­cen­tu­a­tion de la crise économique et le lax­isme décon­cer­tant, en fait tac­tique, du pou­voir, rendaient prob­lé­ma­tique à plus d’un titre l’ex­ten­sion des luttes, notam­ment après les actions nationales pour le same­di libre. Mais on ne saurait se con­tenter de ces deux fac­teurs objec­tifs, la crise économique et l’héritage du passé sur le plan des mentalités.

L’ar­gu­ment des radicaux/offensifs était juste : « il faut atta­quer tant que nous sommes mobil­isés, sinon ils nous écraseront », mais peu con­sis­tant. Ils étaient inca­pables de pro­pos­er des mesures crédi­bles sur le plan nation­al qui per­me­t­tent l’ap­pro­fondisse­ment et le ren­force­ment de cette mobil­i­sa­tion. La posi­tion des modérés/défensifs était à pre­mière vue plus cohérente mais liq­ui­da­trice à la longue pour la spé­ci­ficité du mou­ve­ment : « pour con­serv­er et ren­forcer nos acquis, il faut col­la­bor­er de manière respon­s­able avec le gou­verne­ment, en faisant à notre tour des con­ces­sions, en lim­i­tant les con­flits et les actions qui pour­raient le gên­er ». Cette lim­i­ta­tion, bête­ment bap­tisée auto-lim­i­ta­tion, non seule­ment ne pou­vait per­me­t­tre une con­sol­i­da­tion durable des con­quêtes de Gdan­sk (puisqu’elle agran­dis­sait, en réal­ité, la marge de manoeu­vre et de pres­sion du pou­voir) mais con­dui­sait à la modification/liquidation des acquis de la classe ouvrière polon­aise de ces dernières années. Le ren­dez-vous man­qué de la démoc­ra­tie et de l’ac­tion directe à Byd­goszcz en 1981 fut le pre­mier sig­nal d’alarme.

Face à la provo­ca­tion poli­cière, au lieu de faire appel à la réponse directe mas­sive qui s’im­po­sait, Wale­sa adopte, de manière anti­dé­moc­ra­tique, une solu­tion de com­pro­mis. Lorsque je l’ai inter­rogé à ce sujet qu’il n’aimait pas beau­coup abor­der, Modzelews­ki, porte-parole de Sol­i­darnosc en cette péri­ode, a été formel : « Pen­dant la réu­nion déci­sive, Wale­sa a imposé sa posi­tion con­tre l’avis de la plu­part des délégués ouvri­ers présents ; ces derniers étaient sur des posi­tions net­te­ment plus rad­i­cales que les miennes, cepen­dant je n’ai pas hésité à don­ner ma démission ».

C’est après cet épisode ― qui con­stitue la plus grave défec­tion organ­i­sa­tion­nelle du syn­di­cat ― que l’on com­mence à débat­tre sur le plan nation­al de l’au­to­ges­tion. Ce débat con­naî­tra ponctuelle­ment des développe­ments intéres­sants, mais sera, en règle générale, con­fus (la référence, sans con­nais­sance de cause, à la Yougoslavie y con­tribuera beau­coup) et surtout pris­on­nier d’une con­jonc­ture his­torique défa­vor­able. Tel qu’il résul­tait de ce débat, le pro­jet auto­ges­tion­naire ― qui n’a jamais été claire­ment défi­ni et for­mulé, mais pas au Con­grès, ce qui est haute­ment sig­ni­fi­catif ― était cen­sé sup­pléer à la diminu­tion sen­si­ble des con­flits soci­aux, escamot­er les diver­gences tac­tiques évo­quées plus haut et apporter des solu­tions a la crise économique du sys­tème, crise dont les tra­vailleurs et Sol­i­darnosc n ‘étaient pas respon­s­ables. Sans jamais débouch­er sur la coges­tion, ce débat et ce pro­jet étaient loin de l’au­to­ges­tion telle qu’on peut la con­cevoir à par­tir des pra­tiques ouvrières antérieures. L’échec du seul con­flit impor­tant qui a mar­qué l’été 81, celui de la com­pag­nie aéri­enne LOT me sem­ble révéla­teur en ce sens.

Ce con­flit, que j’ai pu suiv­re de près ― y com­pris en assis­tant à cer­taines assem­blées ―, por­tait juste­ment sur la nom­i­na­tion par l’É­tat du directeur de la LOT, nom­i­na­tion que le per­son­nel, mas­sive­ment affil­ié à Sol­i­darnosc, refu­sait. Il s’in­scrivait donc dans cette nou­velle ori­en­ta­tion, très floue, auto­ges­tion­naire, du syndicat[[L’argument de Modzelews­ki (voir plus haut) est séduisant, mais peu con­sis­tant à mon avis. La classe bureau­cra­tique est aus­si, mais pas seule­ment, une nomen­klatu­ra ; la façon dont elle a gag­né ce con­flit démon­tre juste­ment que son pou­voir est net­te­ment plus éten­du et plus com­plexe que celui de nom­mer à tel ou tel poste ses mem­bres. À not­er que les pro­pos de Modzelews­ki ont été recueil­li quelques jours après la fin de ce con­flit.]]. Lors de la reprise du tra­vail ― votée un dimanche grâce aux manœu­vres de la direc­tion et du gou­verne­ment ― le per­son­nel du sol, par­ti­c­ulière­ment affec­té par la défaite, s’ex­cla­mait : « pourquoi n’a-t-on pas util­isé comme à Gdan­sk des hauts par­leurs pour con­trôler les négociations ? »

En effet der­rière le bavardage auto­ges­tion­naire et les mesures impro­visées d’ inspi­ra­tion « auto­ges­tion­naire » se cache l’é­vac­u­a­tion pro­gres­sive des méth­odes ouvrières qui avaient fait leur preuve aupar­a­vant. Nous sommes loin de l’au­to­ges­tion en tant qu’au­to-organ­i­sa­tion des luttes (si effi­cace sur le plan con­tes­tataire et reven­di­catif ― qu’il s’agisse de l’ac­tion ou de la démoc­ra­tie directe) ain­si que de l’au­to­ges­tion en tant que con­struc­tion con­crète d’une alter­na­tive sociale dans le cadre d’une dynamique de rup­ture avec le sys­tème (cf. l’or­gan­i­sa­tion de la vie ― appro­vi­sion­nement, dis­tri­b­u­tion, trans­ports, soins, infor­ma­tion ― pen­dant les grèves de 70/71 et 80). C’est pourquoi je for­mulerai la thèse suiv­ante, fondée en quelque sorte sur le décalage entre les mots et les choses dont il était ques­tion au début de l’ar­ti­cle : on com­mence à par­ler d’au­to­ges­tion au sein de/à pro­pos de Sol­i­darnosc lorsque juste­ment les pra­tiques sociales et les luttes effec­tive­ment auto­ges­tion­naires (même si elles ne se désig­naient pas ain­si) sont en perte de vitesse, s’ef­filochent, per­dent leur car­ac­tère cen­tral. Le pro­jet auto­ges­tion­naire qui sera con­sacré par le con­grès de Gdan­sk non seule­ment ne con­stitue pas l’é­ma­na­tion directe et l’am­pli­fi­ca­tion de ces pra­tiques mais con­tribue à leur mar­gin­al­i­sa­tion. Enfin, l’ap­pli­ca­tion con­crète de cette ori­en­ta­tion auto­ges­tion­naire s’est révélée inef­fi­cace en rai­son de son car­ac­tère flou et impro­visé ain­si qu’à cause du fait qu’elle ne s’ap­puyait pas sur l’au­to­ges­tion des luttes.

Qui plus est ce débat sur l’au­to­ges­tion s’est sub­sti­tué à celui pri­mor­dial sur l’af­fron­te­ment avec l’É­tat. La propo­si­tion de Kowalews­ki con­cer­nant la grève générale active, très per­ti­nente sur ce plan mal­gré ses lim­ites, a été trop tar­dive pour ren­vers­er la ten­dance dom­i­nante du proces­sus polon­ais, tel que je l’ai envis­agé. Elle con­firme la com­plex­ité de ce proces­sus, non linéaire et sou­vent imprévisible.

Cette thèse, por­tant spé­ci­fique­ment sur le proces­sus his­torique polon­ais, est com­plé­men­taire avec celle, plus générale, qui oppose l’au­to­ges­tion à l’É­tat et qui per­met à Wiebier­al­s­ki d’ex­pli­quer l’im­passe auto­ges­tion­naire en Pologne tout en en dégageant les aspects posi­tifs ; je pré­cis­erai que ces derniers, pour être bien réels, ne sont pas for­cé­ment dom­i­nants au sein du proces­sus polonais[[Voir Iztok N°5, mars 1982]].

Société civile, prolétariat, État

Prin­ci­pale source de ten­sion cri­tique dans le sys­tème bureau­cra­tique, la dichotomie société/État acquiert en Pologne le statut de con­flit cen­tral ouverte­ment poli­tique. L’É­tat proclamé social­iste par les bureau­craties com­mu­nistes qui le diri­gent et en struc­turent les appareils se car­ac­térise non seule­ment par l’é­ten­due, sans précé­dent, de son champ d’ac­tion et par le con­tenu ― à la fois plus vio­lent et plus sophis­tiqué ― de ses moyens de con­trôle, mais aus­si par l’ex­trême autonomi­sa­tion à laque­lle il con­duit, de fait, la société civile. Plus les dis­posi­tifs éta­tiques ten­tent de saisir la société, plus celle-ci se révèle insai­siss­able. Ce phénomène dés­espère les bureau­crates mais favorise, en dernière instance, leur pou­voir puisque pour être insai­siss­able, la société ― qu’il faut envis­ager aus­si en tant que pro­duit d’un cer­tain sys­tème de dom­i­na­tion éta­tique ―, n’est pas moins impuis­sante. Le boule­verse­ment provo­qué par le pro­lé­tari­at indus­triel polon­ais vaut moins à mon avis par le vide poli­tique qui s’en est suivi ― et qu’il aurait pu, mais il ne l’a pas voulu, inve­stir ― que par la poussée socié­taire qu’il a per­mis. La tac­tique adop­tée par la direc­tion actuelle de Sol­i­darnosc (cf. l’ap­pel, en août 1982, à la pop­u­la­tion de s’or­gan­is­er en « société clan­des­tine ») démon­tre les rap­ports priv­ilégiés que le mou­ve­ment ouvri­er entend entretenir avec une dynamique socié­taire qui se révèle, mal­gré le coup d’É­tat, irréversible.

Néan­moins, la classe ouvrière n’a pas su s’im­pos­er comme force motrice et de propo­si­tion à l’in­térieur de cette dynamique socié­taire qu’elle avait déclenché et qu’elle entrete­nait. Or il ne faut pas oubli­er les lim­ités de la société polon­aise découlant notam­ment de sa sous-cul­ture poli­tique : elle est dépoli­tisée ― à cause juste­ment de la sur poli­ti­sa­tion offi­cielle ― et isolée depuis la guerre par rap­port aux cir­cuits d’idées et de pro­jets soci­aux, cul­turels, poli­tiques, idéologiques et inter­na­tionaux. Le mou­ve­ment ouvri­er polon­ais était suff­isam­ment con­scient de ses acquis et de sa force pour empêch­er la récupéra­tion offi­cielle et pour éviter qu’il soit dépos­sédé de son pou­voir par des médi­a­tions par­tidaires (les par­tis poli­tiques qui étaient en train de sur­gir en cette péri­ode ont eu un impact très lim­ité à l’in­térieur de Sol­i­darnosc) mais il n’é­tait pas assez con­fi­ant en lui-même et pas assez pré­paré pour éla­bor­er, de manière autonome, un pro­jet de société. Les réac­tions sou­vent bru­tales mais aus­si impuis­santes con­tre le rôle modérateur/médiateur des « experts » démon­tre que les ouvri­ers vivaient très mal cette sit­u­a­tion. Sur ce point la ten­sion était man­i­feste : d’une part les experts (dont la plu­part étaient des anciens écon­o­mistes ou soci­o­logues de l’É­tat) analy­saient la sit­u­a­tion et pro­po­saient des solu­tions dans la per­spec­tive de réformes effi­caces et équita­bles et d’autre part les ouvri­ers s’ap­puyant sur leur expéri­ence de lutte et d’or­gan­i­sa­tion ressen­taient la néces­sité d’un change­ment rad­i­cal (et reje­taient comme illu­soires les réformes) mais n’ar­rivait pas à le for­muler claire­ment et à l’im­pos­er. Ce manque de con­fi­ance des tra­vailleurs est dû avant tout à la nature de la dom­i­na­tion qu’ils avaient subi pen­dant 35 ans : c’est au nom de la classe ouvrière que l’on ter­ror­i­sait la société, que l’on oppri­mait et que l’on exploitait les tra­vailleurs eux-mêmes. L’ab­sence de courants d’idées et de forces mil­i­tantes prô­nant la capac­ité des tra­vailleurs non seule­ment à s’au­to-organ­is­er , mais aus­si de pro­pos­er et de met­tre en œuvre un pro­jet de société autonome par rap­port à l’É­tat et aux médi­a­tions société en dehors et, s’il le faut, à l’en­con­tre de la médi­a­tion des tech­nocrates, des politi­ciens et des curés, a dû jouer aus­si un rôle non nég­lige­able. C’est pourquoi, en tant que lib­er­taires, il nous reste beau­coup à faire à l’Est, comme à l’Ouest d’ailleurs.

L’his­toire n’est pas à un para­doxe près. Ain­si, pour­rait-on remar­quer, en guise de con­clu­sion pro­vi­soire, que l’on a jamais été aus­si proche (con­flit société/État) et, en même temps, aus­si loin (poids de l’Église) de l’a­n­ar­chie, qu’en Pologne pen­dant les années 80/81.

Nico­las Trifon 


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