La Presse Anarchiste

Trois précisions sur la Pologne

I

Je partage assez la thèse de Nico­las Tri­fon sur le rôle qu’a joué l’idée d’au­to­ges­tion au sein du mou­ve­ment polon­ais, et surtout vers sa fin (page 48). Il faudrait avoir plus d’in­for­ma­tions ― et à cet égard il est dom­mage que l’au­teur n’en dise pas plus sur ce qu’il a pu observ­er lors de la lutte des tra­vailleurs de la com­pag­nie LOT ― avant d’être fixé. Mais il est dès main­tenant per­mis de penser que des secteurs de la direc­tion de Sol­i­darność aient mis en avant les idées d’au­to­ges­tion alors même que, comme le souligne Nico­las Tri­fon, les pra­tiques effec­tive­ment auto­ges­tion­naires venaient d’être battues par cette même direc­tion. Car, et c’est là à mon avis le fon­da­men­tal, com­ment les tra­vailleurs en Pologne (ou ailleurs) pou­vaient-ils pré­ten­dre à un quel­conque con­trôle sur l’or­gan­i­sa­tion des entre­pris­es et encore plus de la société, alors même qu’ils avaient per­du le con­trôle de leur pro­pre lutte et de l’or­gan­i­sa­tion qu’ils avaient créée ? L’au­to­ges­tion des luttes, des actions col­lec­tives, n’est-elle pas la seule auto­ges­tion pos­si­ble tant que les rap­ports de pro­duc­tion restent en place ? C’est sur cette perte de con­trôle de la lutte par les tra­vailleurs que tout s’est joué en Pologne (comme à chaque fois partout ailleurs), et c’est par­al­lèle­ment à l’af­fir­ma­tion et con­sol­i­da­tion pro­gres­sive de la forme syn­di­cale (dans la société et dans les esprits) que le mou­ve­ment s’est engagé sur la pente qui l’a inex­orable­ment mené à la répres­sion, au coup mil­i­taire. Je pré­tendrais même que la vic­toire de Sol­i­darność, son affir­ma­tion sociale, et le coup mil­i­taire sont insé­para­bles ; le dernier n’ayant pu avoir lieu que parce que Sol­i­darność avait momen­tané­ment brisé toute vel­léité ou per­spec­tive de sub­ver­tir l’or­dre social, canal­isant (et donc affaib­lis­sant) les éner­gies vers des objec­tifs de réformes négo­cia­bles. Autrement dit, c’est parce que Sol­i­darnosc, en tant que syn­di­cat, avait réus­si à impos­er ses con­cep­tions d’ac­tion et de pen­sée que la répres­sion d’É­tat est dev­enue envis­age­able. Il suf­fit de revenir sur les cir­con­stances du coup, et de com­par­er les man­i­fes­ta­tions de résis­tance d’alors avec l’ini­tia­tive autonome et spon­tanée des grèves de l’été 80, pour voir com­ment les qual­ités d’ac­tion directe avaient cédé la place à un esprit de type syn­di­cal. Une fois de plus, on a atten­du en vain les con­signes des Chefs ! 

Ceci dit, je ne souscris nulle­ment à des slo­gans pseu­do-rad­i­caux du genre « Sol­i­darność-Jaruzel­s­ki, même com­bat ! », qui traduisent une totale incom­préhen­sion du fonc­tion­nement des sociétés cap­i­tal­istes d’É­tat et empêchent de voir ce qui s’est réelle­ment pro­duit en Pologne. Si la vic­toire de Sol­i­darność por­tait en elle l’in­ter­ven­tion de l’É­tat-Armée-Par­ti, c’est seule­ment parce que dans le cadre de ces sys­tèmes, il n’y a pas de place pour une négo­ci­a­tion, y com­pris et surtout sur le prix de la force de tra­vail. L’af­fron­te­ment était donc inévitable même si les deux forces en présence se plaçaient dans le cadre de l’ex­ploita­tion de la classe ouvrière et de la per­pé­tu­a­tion du salariat.

II

Tou­jours à ce pro­pos, il est évidem­ment indis­pens­able de s’at­tarder sur les divers pro­jets et idées d’au­to­ges­tion qui se sont fait jour ; celui dit du « Réseau », celui de la ten­dance de la « grève active » et aus­si celui qui exis­tait chez des gens proches de l’an­cien KOR (Kuron et Modzelews­ki). Que sig­nifi­ait l’au­to­ges­tion pour tous ces gens, tous ces courants ? Com­ment ces idées étaient perçues par la base ouvrière ? L’analyse reste à faire et c’est là une tâche qui me sem­ble très impor­tante dans la mesure où le mou­ve­ment polon­ais a été, depuis quelques années, le seul à avoir effleuré des prob­lèmes con­cer­nant une réor­gan­i­sa­tion glob­ale de la société. Bien sûr tout cela s’est fait avec le poids du passé et les con­traintes pro­pres à la société polon­aise. Briève­ment on peut essay­er de résumer quelques aspects. 

Le poids, tout d’abord, de l’idéolo­gie nation­al­iste, véhiculée par le sys­tème mais surtout par l’Église. Nico­las Tri­fon par­le à juste titre de la fonc­tion de l’Église dans la société, mais me sem­ble sim­pli­fi­er son impor­tance et ses pos­si­bil­ités dans le con­trôle et les manip­u­la­tions de l’ac­tion des tra­vailleurs. Lorsque des mem­bres mil­i­tants de Sol­i­darność refu­saient à l’Église une inter­ven­tion poli­tique, insis­tant sur son car­ac­tère de « valeur refuge » (p. 43), ils voulaient surtout par­ler de poli­tique au sens Organ­i­sa­tion, Par­ti. Or, il arrive juste­ment que l’Église existe en Pologne en tant que Par­ti, au sens his­torique, avec une stratégie à long terme (on le voit main­tenant plus claire­ment lors qu’elle est « débar­rassée » de la con­cur­rence de Sol­i­darność). Anton Cili­ga l’a assez bien mon­tré dans un récent arti­cle, dont quelques extraits ont été pub­liés dans le bul­letin du Comité de Sol­i­dar­ité avec Sol­i­darność (juin 82). Mais l’Église est aus­si une façon de penser, d’a­gir, des valeurs très réelles (soumis­sion, hiérar­chie, respect, autorité, sac­ri­fice, etc.) qu’on a pu sou­vent retrou­ver dans les atti­tudes des tra­vailleurs polon­ais (… et des paysans n’en par­lons pas!). Il y a ensuite le poids du stal­in­isme (ou du marx­isme-lénin­isme comme idéolo­gie d’É­tat) sur toute une généra­tion qui n’a con­nu que ce type de société et qui, même si elle aime se dire en rup­ture avec le sys­tème, reste néan­moins son pro­duit. C’est en par­ti­c­uli­er vrai pour la couche intel­lectuelle dont la pro­duc­tion et l’en­tre­tien par l’É­tat prend une forme très spé­ci­fique dans ces sociétés. Comme le rap­pelle Modzelews­ki dans son inter­view, « les cadres de Sol­i­darność ont été for­més pour la plu­part après la péri­ode 1950–1960 » (p. 11). De par leur posi­tion sociale et leur for­ma­tion, ces milieux restent imbibés des idées sociales-démoc­rates tra­di­tion­nelles, inca­pables d’en­vis­ager un sys­tème, ou un procès de trans­for­ma­tion sociale où les tra­vailleurs aient un rôle autre que celui de force de pres­sion dans la trans­for­ma­tion poli­tique du sys­tème total­i­taire en démoc­ra­tie par­lemen­taire à l’oc­ci­den­tale. Dans ce cadre d’idées, com­ment com­pren­dre l’au­to­ges­tion ? Man­i­feste­ment Modzelews­ki ne perçoit pas les impli­ca­tions de la ques­tion de Nico­las Tri­ton sur le « dan­ger de coges­tion ». Pré­cisé­ment parce que, comme le ferait n’im­porte quel bonze syn­di­cal occi­den­tal, il conçoit l’au­to­ges­tion comme une ges­tion de la pro­duc­tion telle qu’elle existe (p.12), de l’ex­ploita­tion donc, à tel point qu’il trou­ve néces­saire d’y ajouter des syn­di­cats pour garan­tir la défense des ouvri­ers!… Meilleure encore est la for­mule de Kuron ― que Nico­las Tri­fon a l’air d’in­ter­préter dans un sens lib­er­taire (?) ― pour qui la démoc­ra­tie directe n’est pos­si­ble que dans le cadre d’une démoc­ra­tie par­lemen­taire (p.44), alors que les deux formes de représen­ta­tion sont antag­o­niques ! Il n’est donc pas si éton­nant que les tra­vailleurs polon­ais, déjà échauf­fés par l’ex­péri­ence des anciens con­seils ouvri­ers de 1956 trans­for­més par le Par­ti État en con­seils d’au­to­ges­tion, sem­blent être restés plutôt réti­cents à ces idées. C’est du moins ce qui ressort de toutes les infor­ma­tions qu’on a eu jusqu’à présent. 

Il y a enfin le poids de l’idéolo­gie de la pro­priété privée, des valeurs indi­vidu­elles, qui appa­raît dans ces pays comme une « solu­tion » face â l’in­ef­fi­cac­ité du cap­i­tal­isme d’É­tat et au total­i­tarisme poli­tique. L’idée fausse et grotesque que se fait le dis­si­dent sovié­tique Borissov des pos­si­bil­ités de l’ar­ti­sanat comme moyen de résis­tance au sys­tème d’ex­ploita­tion (p. 29) est, à cet égard, assez sig­ni­fica­tive ! C’est pourquoi je crois que Nico­las Tri­fon va trop vite lorsqu’il min­imise la portée de ces idées « libérales » (p.41) au sein du mou­ve­ment polon­ais. Il ne faut tout de même pas oubli­er que la Pologne est une société encore pro­fondé­ment mar­quée par les valeurs et struc­tures paysannes où règ­nent les principes de la pro­priété privée. L’ex­em­ple don­né par Nico­las Tri­fon de l’ex­is­tence de courants coopérat­ifs au sein de la paysan­ner­ie n’est nulle­ment con­tra­dic­toire avec la per­ma­nence d’un cap­i­tal­isme privé et de ses valeurs sociales. Il y avait en Sol­i­darność la présence très affir­mée de con­cep­tions fondées sur les bien­faits de la pro­priété privée et surtout des mécan­ismes de marché, comme régu­la­teurs de l’é­conomie. On voit tout de suite com­ment de telles con­cep­tions sont opposées à l’idée de ges­tion de la pro­duc­tion par les tra­vailleurs eux-mêmes. Eh bien, il se trou­ve que le pro­jet économique du « Réseau » réus­si à com­bin­er con­seils ouvri­ers, auto­ges­tion et régu­la­tion par le marché ! Certes, tout cela est des mots, aux­quels Nico­las Tri­fon affirme préfér­er les choses, la pra­tique. D’ac­cord, mais les gens agis­sent avec des idées en tête et les mots et les pen­sées com­man­dent sou­vent les actes, il faut du moins l’e­spér­er… Il y a cepen­dant dans ce con­fu­sion­nisme et cet amal­game quelque chose qui me sem­ble être le signe d’une époque, le fruit de con­di­tions his­toriques par­ti­c­ulières, en quelque sorte un élé­ment posi­tif. Il s’ag­it du fait que les tra­vailleurs ne sont plus dupes de l’échec social et économique des deux branch­es, occi­den­tale et ori­en­tale, du cap­i­tal­isme ; on se méfie aus­si bien d’un mod­èle que de l’autre. C’est là que l’im­passe du mou­ve­ment polon­ais traduit l’im­passe du mou­ve­ment ouvri­er à l’échelle mon­di­ale qui reste man­i­feste­ment inca­pable de met­tre en avant une voie nouvelle.

III

Nico­las Tri­fon revient lui-même sur l’im­por­tance de la « théorie » lorsque à la fin de son texte, il s’in­ter­roge sur l’in­ca­pac­ité du mou­ve­ment ouvri­er à « éla­bor­er de manière autonome » un pro­jet glob­al de société. Lais­sons de côté le fait ― néan­moins déter­mi­nant ― de l’isole­ment nation­al des luttes polon­ais­es et bor­no­ns-nous à dis­cuter ce prob­lème en par­tant sim­ple­ment de sa dynamique interne. Je crois qu’on touche ain­si ce qui me sem­ble être le plus cri­ti­quable dans l’analyse de Nico­las Tri­fon, à savoir le prob­lème de l’or­gan­i­sa­tion de type syndical. 

Dès le départ, Nico­las Tri­fon a ten­dance à expli­quer l’évo­lu­tion de la direc­tion de Sol­i­darność et du mou­ve­ment en se référant surtout à la lutte entre deux frac­tions du « noy­au act­if » : mod­érée et rad­i­cale (p. 45). Tout cela me sem­ble trop poli­tique et laisse de côté l’essen­tiel : le type d’ac­tion et d’or­gan­i­sa­tion qui était en jeu dans le mou­ve­ment réel. Le cli­vage n’a pas été selon moi tant entre rad­i­caux et mod­érés ― les deux courants restant pour l’essen­tiel dans le cadre syn­di­cal ― mais entre mou­ve­ment autonome et activ­ité syn­di­cale. L’af­fron­te­ment a été entre deux principes poli­tiques tout à fait opposés ; le pre­mier qui s’est matéri­al­isé plus claire­ment au début de la lutte dans les MKS et qui a per­mis l’ex­pres­sion des con­tenus égal­i­taires (très juste­ment mis en valeur par Nico­las Tri­fon p. 40), posant la ques­tion de l’af­fron­te­ment avec le Par­ti-État ; le deux­ième qui a, peu à peu, gag­né sur ces objec­tifs et façons d’a­gir et qui se traduit dans la struc­tura­tion pro­gres­sive d’un appareil syn­di­cal, soudé par les idées de col­lab­o­ra­tion et de négo­ci­a­tion avec le Pouvoir. 

Autrement dit ― et on rejoint ici un débat qui sem­ble vieux mais qui est tou­jours actuel ―, je ne crois pas qu’on puisse faire du syn­di­cal­isme dif­férent (en Pologne comme en France), qu’on puisse se don­ner (ou se servir de) la forme de type syn­di­cal pour faire autre chose que du syn­di­cal­isme… Et que, pour repren­dre l’ex­em­ple polon­ais, du moment qu’on s’en­gage dans la voie négo­ci­atrice entre les class­es, entre exploités et exploiteurs, dans la con­struc­tion d’une organ­i­sa­tion de type syn­di­cal, cela implique néces­saire­ment et par déf­i­ni­tion même, l’an­ni­hi­la­tion des capac­ités autonomes des tra­vailleurs, de leurs moyens de maîtrise sur les luttes. C’est pourquoi je ne pense pas qu’on puisse dire, à pro­pos de « l’af­faire » de Byd­goszcz, qu’on ait assisté à une « défec­tion organ­i­sa­tion­nelle du syn­di­cat » (p.47). L’at­ti­tude de la direc­tion de Sol­i­darność et des experts qui l’en­touraient n’a été à ce moment ― comme d’ailleurs pen­dant toute la péri­ode qui va des accords de Gdan­sk au coup mil­i­taire ― que logique et cohérente avec le besoin d’im­pos­er à la base les principes mêmes qui guident toute action syn­di­cale, à savoir le sens des « respon­s­abil­ités » et du « raisonnable », du « pos­si­ble », en un mot, tout le con­traire du développe­ment de l’ini­tia­tive des mass­es. Dans ce sens, il est clair que l’is­sue de l’af­faire de Byd­goszcz a sig­nifié pour les tra­vailleurs rad­i­caux la défaite qui annonçait l’in­ter­ven­tion mil­i­taire alors que l’ap­pareil syn­di­cal et tout le nuage de politi­ciens qui l’en­touraient y a vu au con­traire une vic­toire. Ceci dans la mesure où, pour utilis­er leurs pro­pres mots, « la voix de la rai­son » l’a emporté, sem­ble ain­si éloign­er le spec­tre du coup mil­i­taire. L’his­toire a tranché et il est aujour­d’hui clair de quel côté était l’ir­réal­isme ! Ceci étant, l’op­po­si­tion entre les deux formes d’or­gan­i­sa­tion et d’ac­tion (syn­di­cat et comité de lutte) est restée sous-jacente au mou­ve­ment polon­ais jusqu’à sa fin et n’a jamais per­mis au syn­di­cat de fonc­tion­ner réellement. 

Le débat sur le pourquoi de l’ab­sence de pro­jet de société nou­velle gagne, à par­tir de là, une nou­velle dimen­sion. Ce n’est pas comme le laisse enten­dre Nico­las Tri­fon l’ab­sence de courants poli­tiques qui « prô­nent des pro­jets » qui peut combler l’in­ca­pac­ité du mou­ve­ment des tra­vailleurs. Fussent ces pro­jets le fruit de courants lib­er­taires que cela ne chang­erait rien au prob­lème ! Tout se passe finale­ment comme si l’on cri­tique le con­tenu des propo­si­tions des « experts » alors que c’est de leur fonc­tion dont il s’ag­it. Il faut croire, tout au con­traire, que buts et moyens sont intime­ment liés dans la lutte des tra­vailleurs et que tant qu’on opte (ou qu’on se soumet, ce qui revient au même) pour des formes et principes d’or­gan­i­sa­tion du passé (par­tis et syn­di­cats) on est con­damné à la stéril­ité pour ce qui est de pro­jets de société nou­velle. Avec de tels moyens, il est impos­si­ble d’imag­in­er de nou­veaux buts, de met­tre en pra­tique des jalons pour une société nou­velle, de pro­duc­teurs libres et égaux, pour repren­dre une expres­sion qui garde aujour­d’hui tout son con­tenu subversif.

Charles Reeve, Paris, 4 décem­bre 1982

Charle Reeve est l’au­teur de Sol­i­dar­ité enchaînée, pour une inter­pré­ta­tion des luttes en Pologne 1980–81, Spartacus 


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