La Presse Anarchiste

Repères sur l’évolution de la conception officielle de l’État en URSS

Il est devenu aujour­d’hui un lieu com­mun de rap­pel­er la trahi­son par Lenine dès octo­bre 1917 de ses pro­pres thès­es sur l’É­tat, telles qu’il les avait for­mulées peu avant dans « L’É­tat et la Révo­lu­tion ». N’ou­blions pas non plus qu’elles étaient déjà présentes dans les célèbres « Thès­es d’Avril » 1917, restant en cela fidèle à la théorie marx­i­enne du dépérisse­ment de l’É­tat. Nous ne revien­drons pas ici sur l’idéal­isme de cette con­cep­tion, qui veut que l’on installe d’abord au pou­voir une caste de révo­lu­tion­naires pro­fes­sion­nels exerçant la dic­tature au « prof­it de la classe ouvrière », en espérant que ces con­trôleurs suprêmes voudront bien se démet­tre de leur pou­voir illim­ité dès que leur vertueuse fran­chise et leur amour du pro­lé­tari­at le leur dicteront. Lenine ne croy­ait pas que les ouvri­ers aient là leur mot à dire, il mis­ait sur l’hon­nêteté : « Les chefs du pro­lé­tari­at sont au-dessus de tout soupçon » dis­ait-il dans « Que Faire ? ». Cette con­vic­tion effrayait Rosa Lux­em­bourg, qui con­sid­érait que « Max­im­i­lien Lenine », fort de sa pro­pre ver­tu, voulait se sub­stituer au mou­ve­ment spon­tané de la classe ouvrière et fini­rait par « tranch­er les têtes » comme un jacobin au lieu de les « éclair­er par la con­science de classe»… Rap­pelons que Bak­ou­nine met­tait en garde con­tre le bona­partisme col­lé­gial que serait appelé à devenir tout gou­verne­ment « scientifique ».

La dictature « transitoire »

La con­sti­tu­tion adop­tée par le 3e con­grès pan­russe des sovi­ets en jan­vi­er 1918 énonce en tout une dizaine de fois le mot « État » ou l’ad­jec­tif « éta­tique ». En effet, « tout le pou­voir, cen­tral et local », est cen­sé appartenir aux sovi­ets (art. 1). La per­sis­tance d’un pou­voir exé­cu­tif est expliquée par la néces­sité pas­sagère de « réprimer sans pitié » (art. 3) la minorité d’an­ciens exploiteurs et d’in­stau­r­er le « ser­vice du tra­vail oblig­a­toire » afin « d’ex­ter­min­er les élé­ments par­a­sites de la société » (ibid. alinéa 6). L’im­mi­nence de la sup­pres­sion de l’É­tat est affir­mée dans l’ar­ti­cle 9, le pou­voir n’é­tant remis qu’au « Comité exé­cu­tif cen­tral pan­russe des sovi­ets », lequel est cen­sé recon­naître « aux ouvri­ers et aux paysans de chaque nation le droit de décider libre­ment, dans leur pro­pre con­grès de sovi­ets, s’ils désirent, et sur quelles bases ils désirent, de par­ticiper libre­ment au gou­verne­ment fédéral…» (Art. 8). Il faut rap­pel­er qu’à cette époque ces sovi­ets sont cen­sés être libre­ment élus, et que là où ils le sont, les bolcheviks sont minoritaires.

Le pli autori­tariste est d’abord pris par le biais de l’ar­ti­cle 19 où est déclaré « oblig­a­toire pour tous les citoyens de la République la défense de la patrie social­iste » (sic). Il est intéres­sant de not­er que le mot « État » fait peur et que le min­istère de tutelle de la future tché­ka, qui devait ini­tiale­ment pren­dre le nom de « Com­mis­sari­at du Peu­ple au con­trôle d’É­tat », se voit bap­tis­er « Com­mis­sari­at du Peu­ple à l’in­spec­tion ouvrière et paysanne ». Dans ce texte comme dans tous les doc­u­ments offi­ciels des trois pre­mières années du nou­veau pou­voir, l’ex­is­tence d’une foule de fonc­tion­naires rétribués par l’ad­min­is­tra­tion cen­trale est passée sous silence, alors même que le seul secteur où le con­trôle pop­u­laire ne soit pas invo­qué est celui des finances, l’im­pôt étant tou­jours du seul ressort du min­istère cen­tral. En ce domaine, toute ambiguïté est lev­ée par la sec­onde con­sti­tu­tion, celle de 1924 qui par­le d’un « bud­get d’É­tat unique » et, pour la pre­mière fois, d’un « plan général de toute l’é­conomie pop­u­laire de l’U­nion ». Notons aus­si que par fidél­ité à la Com­mune de Paris, « les électeurs ont le droit de révo­quer à tout moment le député qu’ils ont élu et de procéder à de nou­velles élections ».

« L’État socialiste des ouvriers et des paysans »

Avec la con­sti­tu­tion que fait adopter Staline en 1936 il n’est plus ques­tion de dépérisse­ment de l’É­tat ni d’au­todis­so­lu­tion de la couche dirigeante dans la société. Les idéo­logues et les juristes offi­ciels enten­dent réduire l’é­cart entre les lois révo­lu­tion­naires qu’il n’est pas ques­tion de respecter et la jurispru­dence basée sur la pra­tique quo­ti­di­enne de la G.P.U. Ce ser­vice est men­tion­né pour la pre­mière fois dans la con­sti­tu­tion de 1924, ses ter­ri­bles ini­tiales sig­nifi­ant « Direc­tion poli­tique d’É­tat Unifiée ». Pour des besoins de pro­pa­gande à l’é­tranger, les lib­ertés formelles accordées par la Ière con­sti­tu­tion sont main­tenues sur le papi­er. Cepen­dant, le mot « État » est pronon­cé une cinquan­taine de fois et les arti­cles 13 à 29 sont con­sacrés à l’or­gan­i­sa­tion de l’É­tat, les arti­cles 64 à 101 à « l’ad­min­is­tra­tion d’É­tat » et, autre nou­veauté, les arti­cles 102 à 117 sont con­sacrés au sys­tème juridique dont il n’est pas dit qu’il doive pass­er un jour sous le con­trôle direct des soviets…

Avec l’ac­cep­ta­tion offi­cielle du terme « État » dis­paraît la notion de dic­tature exclu­sive du pro­lé­tari­at. En effet, la Bour­geoisie étant cen­sée avoir dis­paru et avec elle l’ex­ploita­tion économique, la classe ouvrière a quit­té sa con­di­tion de pro­lé­tari­at puisqu’elle est cen­sée pos­séder les moyens de pro­duc­tion par l’in­ter­mé­di­aire de l’é­tati­sa­tion de ceux-ci… La rup­ture franche avec ce que le marx­isme con­tient de réelle­ment sub­ver­sif était toute­fois encore dif­fi­cile vu la prox­im­ité de la Révo­lu­tion, le main­tien pro­vi­soire au pou­voir de quelques vieux bolcheviks, l’in­sta­bil­ité poli­tique de l’Eu­rope ren­dant pos­si­ble l’émer­gence d’un social­isme authen­tique. Il fal­lut donc con­tin­uer à affirmer que le développe­ment his­torique con­duirait à la dis­pari­tion de l’É­tat et trou­ver un pré­texte au main­tien de la coerci­tion. On invo­qua l’encer­clement mil­i­taire du pays, la périlleuse attente de la vic­toire mon­di­ale du social­isme et la néces­sité de con­tin­uer à lut­ter con­tre les anci­ennes class­es dirigeantes dont la GPU se chargeait de trou­ver des représen­tants jusqu’au sein du Comité Cen­tral. Ici inter­vient une con­tra­dic­tion idéologique majeure : le dépérisse­ment de l’É­tat est repoussé au moment de l’ap­pari­tion d’un « com­mu­nisme dévelop­pé » en URSS lié à la con­struc­tion du com­mu­nisme sur le reste de la terre. Ce qui implique qu’après l’ex­péri­ence du « social­isme dans un seul pays », l’URSS pour­rait con­stru­ire un « com­mu­nisme ini­tial » encore éta­tique dans un seul pays ! C’est à Khrouchtchev qu’il appar­tien­dra de dévelop­per cette trou­vaille idéologique en par­lant d’ac­ces­sion prochaine à la « phase supérieure de la société social­iste », suiv­ie d’une immi­nente « appli­ca­tion du principe de répar­ti­tion du com­mu­nisme » dès que la base « matérielle et tech­nique » le per­me­t­tra, soit dans les années 80 (!!!). Notons que c’est là l’idée que l’on se fait aujour­d’hui du com­mu­nisme en URSS, il ne saurait être ques­tion que la nou­velle appel­la­tion porte atteinte à la struc­ture sociale exis­tante. Pour illus­tr­er com­bi­en l’idée est pop­u­laire, rap­pelons que c’est cette forme sociale que les per­son­nages de Zinoviev appel­lent com­mu­nisme. Selon le mot du bureau­crate déchu Trot­sky : « Quoi, dis­paraître déjà ? La bureau­cratie com­mence seule­ment à vivre ».

« L’État du peuple tout entier »

« L’une des con­séquences du tri­om­phe total des rap­ports soci­aux social­istes est le pas­sage gradu­el de l’É­tat de dic­tature du pro­lé­tari­at à l’É­tat du peu­ple tout entier » (Bre­jnev, le 04/10/1977). Dans la con­sti­tu­tion adop­tée en 1977, l’É­tat appa­raît plus de 150 fois et en aucun cas on éprou­ve le besoin de jus­ti­fi­er sa per­ma­nence. Alors que Khrouchtchev promet­tait encore le pas­sage gradu­el de cer­taines fonc­tions de l’É­tat aux syn­di­cats, Bre­jnev insiste sur la néces­sité de per­fec­tion­ner l’É­tat en vue du pas­sage au com­mu­nisme. Ici, le réa­juste­ment de l’idéolo­gie à la pra­tique répres­sive se fait un peu plus ouverte­ment ; sans égard pour la cri­tique marx­i­enne du droit, le lég­is­la­teur con­sacre 17 arti­cles à la jus­ti­fi­ca­tion juridique du fait que la société sovié­tique ait besoin de délin­quants pour en faire une armée d’esclaves néces­saires à son essor économique. 18 arti­cles sont con­sacrés à la struc­ture éta­tique du pays, et pour la pre­mière fois est insti­tuée défini­tive­ment la dom­i­na­tion du par­ti com­mu­niste (art. 99 : « Le droit de présen­ter des can­di­dats à la dépu­ta­tion est réservé au Parti »).

La con­cep­tion bre­jnevi­enne de l’É­tat est celle du total­i­tarisme sans fard, c’est l’É­tat béné­fique et human­i­taire que Mus­soli­ni voulait instau­r­er. Les juristes sovié­tiques d’au­jour­d’hui insis­tent sur les rap­ports du citoyen vis-à-vis de cet État per­son­nal­isé et envis­agé comme la per­son­ne morale de la nation, ain­si que le définis­sait Napoléon Ier. Reprenons la con­sti­tu­tion : art. 13, «… l’É­tat exerce le con­trôle de la mesure de con­som­ma­tion et du tra­vail» ; art. 39, « L’ex­er­ci­ce par les citoyens des droits et des lib­ertés ne doit pas porter atteinte aux intérêts de la société et de l’É­tat» ; art. 62, « Le citoyen de l’URSS est tenu de sauve­g­arder les intérêts de l’É­tat sovié­tique, de con­tribuer au ren­force­ment de sa puis­sance et de non-pres­tige ». Enfin, les deux meilleurs pour la bonne bouche : art. 31, « La défense de la patrie social­iste est la fonc­tion la plus impor­tante de l’É­tat» ; art. 13 alinéa 2, « L’É­tat en alliant les stim­u­lants matériels et moraux con­tribue à faire du tra­vail le pre­mier besoin vital de chaque Sovié­tique » (souligné par nous). L’an­tag­o­nisme entre le pro­lé­tari­at et l’É­tat sovié­tique est défini­tive­ment insurmontable !

Andrei Diez­ki


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