La Presse Anarchiste

Entretien avec un libertaire polonais

[(Les doc­u­ments actuels sur l’in­flu­ence lib­er­taire en Pologne sont suff­isam­ment rares pour que nous n’hé­si­tions pas à vous présen­ter cette inter­view, mal­gré sa date un peu anci­enne. De plus, cette inter­view a été le fruit du hasard. Ce com­pagnon n’ap­parte­nait pas à un groupe lib­er­taire con­nu (notam­ment ceux issus de SIGMA et qui sont les seuls à être rel­a­tive­ment bien con­nus à l’heure actuelle) et il a été ren­con­tré à l’oc­ca­sion… d’une soirée d’an­niver­saire. Cet entre­tien nous a été trans­mis par un com­pagnon de la CNTf.)]

Peux-tu nous expli­quer com­ment tu es arrivé aux idées anarchistes ?

Mon évo­lu­tion poli­tique est assez com­pliquée car je suis par­ti d’un nation­al­isme polon­ais extrême, ce n’est qu’en­suite que je me suis intéressé aux idées du mou­ve­ment social­iste polon­ais. Alors je me suis ren­du compte que ce que je pen­sais n’al­lait pas, je suis passé d’idées de droite à des idées de gauche ; ensuite, j’ai fait la con­nais­sance des idées de Bak­ou­nine et de Kropotkine.

De quelle façon ?

Il n’y a pas en Pologne de livres anar­chistes édités récem­ment même si Bak­ou­nine a été réédité en 1965, mais on peut trou­ver des extraits de textes dans les cri­tiques marx­istes sur ce thème. D’autre part, il reste des livres d’a­vant-guerre dans les bib­lio­thèques, c’est dans l’une d’en­tre elles que j’ai pu lire des livres sur l’anarchisme.

Quelle est ton opin­ion sur Solidarność ?

D’après moi, Sol­i­darność était un mou­ve­ment réformiste et non révo­lu­tion­naire, et c’est ça qui a fait sa faib­lesse. Bien sûr, il faut aus­si tenir compte du fait que Sol­i­darność était isolé, et que dans ce bloc les liens sont trop étroits pour qu’un pays puisse espér­er s’en sor­tir seul. Néan­moins, c’est bien que Sol­i­darność ait existé car il a réveil­lé la con­science des tra­vailleurs, de la population.

Et le pro­jet de Sol­i­darność, l’autogestion…?

Je pense que le pro­jet ébauché par Sol­i­darność pou­vait aider à la for­ma­tion d’une con­cep­tion polon­aise du social­isme, mais dès l’in­stant où j’ai con­nu le con­tenu de ce pro­jet, j’ai pen­sé que sa réal­i­sa­tion était impos­si­ble dans le rap­port de force de l’époque. On pou­vait prévoir d’a­vance que le gou­verne­ment s’y opposerait.

Mais l’op­po­si­tion a‑t-elle plutôt des ori­en­ta­tions de droite ou social­istes d’un type nouveau ?

Je pense que ce mou­ve­ment a dans son ensem­ble des ten­dances plutôt social­istes, mais les idées qui gag­nent du ter­rain actuelle­ment sont les idées démoc­rates-chré­ti­ennes et sociales-démoc­rates. Les Polon­ais ont un a pri­ori péjo­ratif envers le social­isme, car ils l’as­sim­i­lent à ce que représente le gou­verne­ment. Celui-ci a pris comme emblème les dra­peaux polon­ais et rouges, alors qu’il ne représente ni l’un, ni l’autre.

Com­ment vois-tu l’évo­lu­tion actuelle de la résistance ?

L’idée d’au­to-for­ma­tion [[Sol­i­darność encour­age, en l’ab­sence de per­spec­tives à court terme l’or­gan­i­sa­tion de cours, de cer­cles de dis­cus­sion, per­me­t­tant de main­tenir la société en éveil et d’éla­bor­er des pro­jets et des straté­gies d’une façon plus pré­cise.]], un tra­vail à long terme d’éveil des con­sciences et de for­ma­tion dans la pop­u­la­tion est un bon moyen pour l’émer­gence dans l’avenir d’un mou­ve­ment de type Sol­i­darność, mais avec plus de chance de réussite.

Les idées anar­chistes ou anar­cho-syn­di­cal­istes peu­vent-elles représen­ter une alter­na­tive dans la sit­u­a­tion actuelle ?

Oui, mais elles impliquent l’idée d’une société auto­gérée, pour cela il faut d’abord que nous soyons indépendants.

De quelle façon alors un mou­ve­ment de ce type pour­rait se développer ?

Il faut tra­vailler la con­science des gens, de toutes les façons pos­si­bles, et pour cela il faut un groupe qui rassem­ble les ini­tia­tives divers­es. D’autre part, cer­tains aspects comme celui du fédéral­isme entre les pays ont peu de chance de suc­cès, alors que les idées lib­er­taires sur l’ac­tion syn­di­cale ou la lib­erté indi­vidu­elle en ont beau­coup plus. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas lut­ter con­tre les antag­o­nismes nationaux.

Pens­es-tu que le nation­al­isme et la reli­gion soient des obsta­cles aux idées libertaires ?

Je pense qu’il faut lut­ter con­tre le nation­al­isme, par con­tre le chris­tian­isme a cer­tains aspects qui sont proches de l’a­n­ar­chisme, je par­le bien sûr de la reli­gion chré­ti­enne et non de l’Église.

On dit que le meilleur moyen de réduire l’im­por­tance du nation­al­isme, c’est d’obtenir l’indépendance…?

Ce n’est pas si sûr. Entre les deux guer­res, la Pologne était indépen­dante, mais les antag­o­nismes nationaux ont per­sisté ; ils étaient l’ex­pres­sion de la lutte des class­es, mais il faut espér­er qu’ils dis­paraîtront. À cette époque Pil­sud­s­ki [[Le maréchal Pil­sud­s­ki est le héros de l’indépen­dance de la Pologne de 1918. Né en 1867, il fonde en 1892 le Par­ti Social­iste Polon­ais, mod­éré et nation­al­iste, qui s’op­posera avant la pre­mière guerre mon­di­ale à la SDKP iL de Rosa Lux­em­burg. Au pou­voir de 1918 à 1922, Pil­sud­s­ki y revient à la faveur d’un putsch, de mai 1926 à sa mort en 1935.]] avait un pro­jet d’une fédéra­tion entre la Pologne, l’Ukraine et les pays baltes. Or ce fut le nation­al­isme polon­ais qui en a empêché la réalisation.

Que sais-tu du mou­ve­ment lib­er­taire en Pologne ?

Il n’y a pas de groupes for­més. Pour le passé, il n’y a jamais eu une tra­di­tion anar­chiste forte en Pologne car l’oc­cu­pa­tion étrangère a polar­isé les éner­gies sur la lutte patri­o­tique. Cela n’empêche qu’un anar­chiste comme Abramows­ki [[Edward Abramows­ki est sans doute la prin­ci­pale fig­ure du mou­ve­ment anar­chiste polon­ais. Social­iste à ses débuts, il devient anar­chiste et pub­lie en 1899 un livre « Prob­lèmes du Social­isme », puis en 1904 « Le Social­isme et l’É­tat ». Ini­ti­a­teur de la soci­olo­gie en Pologne, il est égale­ment à l’ini­tia­tive du mou­ve­ment coopéra­tiviste qui sera longtemps influ­encé par les lib­er­taires. Mort en 1917, il reste encore con­nu et cer­taines fig­ures de l’op­po­si­tion, comme Adam Mich­nik, s’en revendiquent : « le sys­tème de valeur dont je suis le plus proche est celui qui est inscrit dans la tra­di­tion du Par­ti Social­iste Polon­ais, dans les textes d’Abramows­ki, de Prochnik et d’Os­sows­ki. » (A. Mich­nik, novem­bre 1980).]] soit rel­a­tive­ment con­nu ; je sais égale­ment que durant la sec­onde guerre mon­di­ale, il y avait une organ­i­sa­tion clan­des­tine anar­cho-syn­di­cal­iste qui pos­sé­dait même ses struc­tures armées, elle s’ap­pelait l’«Union Polon­aise des Syn­di­cal­istes » (« Pol­s­ki Zwiazek Syn­dikalistów ») ou quelque chose dans ce genre. Pour l’après-guerre, je ne sais pas ce qui s’est passé. Pen­dant la péri­ode de Sol­i­darność, il y avait des gens qui voulaient trans­former Sol­i­darność en un mou­ve­ment anar­cho-syn­di­cal­iste et qui mil­i­taient dans ses struc­tures, mais ils n’é­taient pas organisés.

Actuelle­ment, quels types d’ac­tiv­ités mènent ces gens ?

Toute leur activ­ité se déroule à l’in­térieur des struc­tures générales de la résis­tance, ils cherchent à s’ex­primer dans Sol­i­darność en par­tic­i­pant à la presse, aux cer­cles d’au­to-édu­ca­tion… C’est dif­fi­cile de dire où exacte­ment, car il y a eu de nom­breux arti­cles sur l’a­n­ar­chisme dans la presse de Sol­i­darność qui reste un mou­ve­ment plu­ral­iste. On y ren­con­tre une mul­ti­tude de courants, dont les lib­er­taires, qui sont surtout act­ifs dans les cer­cles d’auto-éducation.

As-tu enten­du par­ler d’ac­tiv­ités anar­chistes en dehors de la Pologne ?

J’ai enten­du par­ler de mou­ve­ments anar­chistes, par exem­ple en Tché­coslo­vaquie, en Hon­grie où en 1956 les anar­chistes appa­rais­saient au grand jour. Je con­nais per­son­nelle­ment des jeunes anar­chistes en Bul­gar­ie. Cepen­dant, ceux-ci voient plus l’a­n­ar­chisme comme un com­porte­ment que comme un mouvement.

Tu es d’o­rig­ine ukraini­enne, l’idée de la Makhnovtchi­na s’est-elle main­tenue jusqu’à présent ?

En Ukraine, on repar­le de plus en plus de la Makhnovtchi­na, surtout dans les milieux étu­di­ants ou intel­lectuels, mais on la voit plus comme un mou­ve­ment nation­al­iste que comme un mou­ve­ment anar­chiste. Moi-même, j’en ai pris con­nais­sance à tra­vers des livres, et égale­ment dans des films russ­es où on la présente d’une façon très péjorative.

Que pour­rait faire le mou­ve­ment lib­er­taire occi­den­tal pour vous aider ?

Je pense que le plus impor­tant serait d’en­tretenir des con­tacts, de trans­met­tre des textes, des infor­ma­tions. Le pro­jet anar­chiste tel qu’il est défi­ni par Bak­ou­nine ou Kropotkine est d’autre part un peu vieil­li, par exem­ple face à l’Église, car son rôle a changé. Il faut s’en rappeler…

(27 jan­vi­er 1984) 


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